La POLITIQUE ETRANGERE: Approches disciplinaires
Par Christian Lequesne et Hugo Meijer
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À propos de ce livre électronique
Christian Lequesne est professeur de science politique à Sciences Po (CERI) et rédacteur en chef d’European Review of International Studies (ERIS). Connu pour ses travaux sur l’Union européenne, il consacre aussi ses recherches aux pratiques de la diplomatie contemporaine.
Hugo Meijer est Marie Skłodowska-Curie Research Fellow au Robert Schuman Centre for Advanced Studies de l’Institut universitaire européen (IUE). Ses recherches se concentrent sur l'analyse de la politique étrangère et de défense aux États-Unis et en Europe.
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Aperçu du livre
La POLITIQUE ETRANGERE - Christian Lequesne
Sous la direction de
Christian Lequesne et Hugo Meijer
La politique étrangère
Approches disciplinaires
Les Presses de l’Université de Montréal
Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada
La politique étrangère: approches disciplinaires / sous la direction de Christian Lequesne et Hugo Meijer.
(Politique mondiale)
Comprend des références bibliographiques.
Publié en formats imprimé(s) et électronique(s).
ISBN 978-2-7606-3893-8
ISBN 978-2-7606-3894-5 (PDF)
ISBN 978-2-7606-3895-2 (EPUB)
1. Relations internationales. I. Lequesne, Christian, éditeur intellectuel. II. Meijer, Hugo, éditeur intellectuel. III. Collection: Politique mondiale (Presses de l’Université de Montréal).
JZ1242.P64 2018 327 C2018-940275-X
C2018-940276-8
Mise en pages: Folio infographie
Dépôt légal: 2e trimestre 2018
Bibliothèque et Archives nationales du Québec
© Les Presses de l’Université de Montréal, 2018
www.pum.umontreal.ca
Les Presses de l’Université de Montréal remercient de leur soutien financier le Conseil des arts du Canada et la Société de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC).
Table des matières
Remerciements
Introduction
Première partie
La science politique et la sociologie politique
Chapitre 1
L’analyse de la politique étrangère et les théories des relations internationales
La scission en deux champs d’étude distincts
Le tournant scientifique de la politique étrangère
Le tournant structuraliste des relations internationales
Le débat agent-structure
L’APE et la critique du néoréalisme
Quelques efforts de rapprochement
Une confusion annoncée
Vers un plus grand éclectisme théorique
L’agent et les structures matérielles
L’agent et les structures idéelles
Le constructivisme et la politique étrangère
Chapitre 2
La sociologie de l’action publique et la politique étrangère
La dichotomie classique politique intérieure/ politique étrangère
Entre high politics et politique publique hors normes
Vers une érosion de la dichotomie entre politique étrangère et politiques publiques internes?
Le cloisonnement entre l’étude de la politique étrangère et l’analyse des politiques publiques
Par-delà Graham Allison: une référence omniprésente à la politique bureaucratique
Les lacunes de l’analyse: acteurs, processus décisionnels et empirie
Les apports de la sociologie de l’action publique à l’étude de la politique étrangère
L’analyse contextualisée des interactions entre des acteurs multiples
L’analyse empirique minutieuse
L’identification du changement en politique étrangère
Le dépassement de la dichotomie «déterminants internes/ déterminants externes» et l’articulation des différents niveaux d’analyse
Pour une recherche combinant la sociologie de l’action publique et de la politique étrangère
Le néo-institutionnalismes et la politique étrangère
Les approches cognitives dans l’analyse de la politique étrangère
Les réseaux de la politique étrangère
Les élites de la politique étrangère
Chapitre 3
Les études décisionnelles de la politique étrangère
Le processus décisionnel dans l’analyse de la politique étrangère: «Fad, Fantasy, or Field151?»
L’héritage de l’analyse de la politique étrangère
Étudier des structures nationales de politique étrangère ou des études de cas?
La politique étrangère, une politique publique pas comme les autres?
Les défis dans l’analyse décisionnelle de politique étrangère
L’acteur à l’épreuve du système
Les différents types de décision
Les limites du postulat de la rationalité de la décision
De la formulation de la décision à sa mise en œuvre
Les «décideurs»: échelles et perspectives
L’individu décideur et ses prédispositions, arbitre de la politique étrangère
L’entourage administratif, théâtre d’influences sur la politique étrangère
L’environnement sociétal et ses pressions
Chapitre 4
Pour une sociologie des acteurs étatiques de la politique étrangère
Le recrutement, la carrière et l’influence des acteurs étatiques
Le recrutement élitaire des acteurs de la politique étrangère
L’intérêt de suivre les carrières des acteurs étatiques
Les acteurs étatiques autres que les diplomates
La sociologie des pratiques diplomatiques
Chapitre 5
La sociologie critique et l’étude de la politique étrangère
Aux fondements des approches critiques
L’approche critique stricto sensu
L’approche poststructuraliste
Les approches pragmatiques
La construction du contexte international
La lutte des classes à l’échelle internationale
La production et la diffusion transnationales des représentations sociales
Des constructions discursives qui conditionnent l’action politique
Le maintien d’un ordre international inégalitaire
Les discours nationaux et leurs rouages
Les conceptions politiques conservatrices et leurs effets
L’influence des discours sur la fixation des identités
Le rôle des lobbies
Les experts et leurs discours techniques
Des négociations sociales au sein de coalitions d’acteurs hétéroclites
L’influence des moyens sur les fins
La logistique des affects
Le soutien explicite à une politique étrangère
L’effacement de l’Autre
L’esthétisation de l’action politique
Les «petites mains» et les effets sur le terrain
L’anthropologie des acteurs de la politique étrangère
Les approches féministes critiques et le contrôle du corps des femmes dans la politique étrangère
Les effets secondaires de la politique étrangère
Chapitre 6
L’analyse de discours dans les études de politique étrangère
Qu’est-ce que l’analyse de discours? Et qu’est-ce que le discours?
Le positivisme pour cible polémique
L’analyse de discours au sein de la discipline et en interdisciplinaire
Les méthodes et les techniques d’analyse
La relation entre textes et contexte
L’analyse du rôle performatif des discours
Chapitre 7
La politique étrangère, les études stratégiques et la guerre
La place de la guerre dans la politique étrangère
L’obsolescence des guerres interétatiques?
Des «nouvelles guerres»?
La place de la politique étrangère dans la conduite de la guerre
Le rôle des acteurs politiques
Le changement stratégique
Deuxième partie
Les autres sciences sociales
Chapitre 8
L’histoire et l’analyse de la politique étrangère
Structure/agents: la structure du système international de la guerre froide
L’influence de la structure sur les agents en politique étrangère
International et national
La politique étrangère dans une structure moins «territorialisée»
Les sources et les approches
Chapitre 9
La géopolitique et la politique étrangère
La géopolitique, un discours au service de la politique étrangère
L’école matérialiste: innovation mais failles épistémologiques majeures
Un outil au service de la fabrication de la politique étrangère
Le concept clé de géostratégie
La géopolitique comme outil d’analyse de la politique étrangère
Les objets d’étude de l’école géographique
Une analyse de la formulation et du déploiement de la politique étrangère
Les répercussions de la politique étrangère
Chapitre 10
La philosophie politique et la politique étrangère
Les pensées préphilosophiques et la quête de l’unité du monde par l’empire
Les sagesses égyptienne et mésopotamienne et la conception impérialiste de la politique étrangère
L’Arthaśāstra: doctrine brahmanique réaliste d’une politique extérieure de puissance
Les sources philosophiques de l’unification impériale chinoise
Du repli autarcique de la cité grecque à l’universalisme chrétien
Platon et l’«isolationnisme473» de la callipolis
Aristote et la prudence dans la politique étrangère
Le stoïcisme et l’unité du genre humain
Saint Augustin et l’ambition d’un empire chrétien
Saint Thomas d’Aquin et la doctrine de la guerre juste
L’école de Salamanque et la naissance du droit international
La politique étrangère des États modernes entre pluralisme et universalisme
Le pluralisme des intérêts égoïstes et divergents des États
Le pluralisme de la résistance à la mondialisation
L’universalisme libéral et le problème philosophique de la paix perpétuelle
L’universalisme des philosophies de l’histoire et l’idée de l’avènement d’une société civile mondiale
Dépasser la tension entre l’un et le multiple en politique étrangère
Chapitre 11
Les théories de l’économie politique internationale et l’analyse de la politique étrangère
La première image: l’individu
Les intérêts
Les idées
La deuxième image: l’État
La troisième image: le système international
La stabilité hégémonique et la coopération internationale
La relation État-marché et la politique étrangère
Chapitre 12
Le droit comme cadre, contrainte et vecteur de la politique étrangère
Le rôle du droit international dans l’analyse de la politique étrangère
Les arguments réalistes sur la non-pertinence du droit international
Le rôle croissant du droit international
Le développement du droit international comme objectif de politique étrangère
Le régime juridique international, contrainte ou vecteur de la politique étrangère nationale
Le droit national et l’analyse de la politique étrangère
Le droit national comme facteur explicatif de la politique étrangère des États
Le droit national comme variable de la politique étrangère de l’État
Chapitre 13
Les approches psychologiques de la politique étrangère
La psychologie et les questions internationales: une affinité ancienne
Les perceptions
La personnalité des décideurs
Les dynamiques de groupe
Les émotions
Les potentiels et les limites de l’approche psychologique de la politique étrangère
Bibliographie pour aller plus loin
1. Théories des relations internationales et politique étrangère
2. Sociologie de l’action publique et politique étrangère
3. Études décisionnelles de politique étrangère
4. Sociologie des acteurs étatiques de politique étrangère
5. Sociologie critique et politique étrangère
6. Analyse du discours et politique étrangère
7. Politique étrangère, études stratégiques et guerre
8. Histoire et analyse de la politique étrangère
9. Géopolitique et analyse de la politique étrangère
10. Philosophie politique et politique étrangère
11. Théories d’économie politique internationale et politique étrangère
12. Droit et politique étrangère
13. Psychologie et politique étrangère
Les auteurs
Remerciements
Ce livre est l’un des fruits du programme transversal «Sociologie de la politique étrangère et des pratiques diplomatiques» que nous animons au sein du Centre de recherches internationales (CERI) de Sciences Po Paris. Nos remerciements s’adressent à la direction du CERI, en particulier à Alain Dieckhoff, son directeur, et à Ewa Kulesza, sa directrice exécutive, pour leur confiance et leur aide.
Nous remercions tous les collègues qui ont contribué à cet ouvrage, ainsi que les chercheurs et les doctorants qui ont participé aux séminaires organisés au CERI et à l’atelier du Congrès de l’Association française de science politique à Montpellier, en juillet 2017.
Notre gratitude s’adresse également à Stéphane Paquin et à Stéphane Roussel, professeurs à l’École nationale d’administration publique de Montréal, ainsi qu’à Nadine Tremblay, directrice de l’édition des Presses de l’Université de Montréal, pour leur soutien et leurs conseils éditoriaux. Enfin, nous remercions vivement Laura Meijer d’avoir bien voulu mener une lecture attentive du manuscrit.
Ce livre est prioritairement destiné aux étudiants et aux chercheurs francophones. Nous espérons qu’il leur permettra de mieux découvrir la politique étrangère conçue comme un objet des sciences sociales.
Christian Lequesne et Hugo Meijer
Introduction
Christian Lequesne et Hugo Meijer
Selon Jean-Frédéric Morin, la politique étrangère fait référence aux «actions ou règles gouvernant les actions d’une autorité politique indépendante déployée dans l’environnement international1». De la politique étrangère, il faut en effet avoir une définition large et multisectorielle. Ce domaine comprend aussi bien la négociation diplomatique, les politiques de défense et de sécurité et la diplomatie économique et culturelle que les interactions entre action extérieure et aide au développement. À cet égard, la diplomatie constitue un processus à l’intérieur du champ de la politique étrangère, qui repose sur des pratiques précises – représentation, communication, négociation – exercées par des hommes ou des femmes politiques et des experts accrédités que l’on appelle le plus souvent des diplomates2.
L’analyse de la politique étrangère (APE; en anglais, foreign policy analysis, ou FPA) et l’étude de la diplomatie (diplomatic studies) sont des champs d’étude qui inspirent les travaux de nombreux chercheurs, doctorants et étudiants, tout en disposant d’un ancrage modeste dans le champ francophone de la recherche et de l’enseignement. En effet, exception faite des historiens de la politique étrangère – dont les travaux touchent à un large éventail de thématiques et d’aires géographiques3 –, cet objet demeure peu étudié par d’autres approches disciplinaires en sciences humaines et sociales, et en tout cas beaucoup moins que dans le champ des études anglophones.
En science politique, par exemple, dans le sillage des travaux fondateurs de Raymond Aron, de Stanley Hoffmann, de Marcel Merle et de Jacques Vernant, la littérature francophone a produit, dans les dernières années, un nombre restreint de travaux portant spécifiquement sur la formulation et la conduite de la politique étrangère4. Alors que, dans la littérature de science politique et de sociologie, les travaux anglophones sur la politique étrangère foisonnent et s’imposent comme des références (y compris, bien sûr, pour les lecteurs francophones), «le contraste est saisissant entre le petit nombre d’ouvrages publiés sur ce thème en France et l’ampleur de la littérature [anglophone5]». La Revue française de science politique (RFSP) montre, par exemple, peu d’intérêt pour les travaux sur la politique étrangère. Entre 2005 et 2015, elle a consacré 2% de ses articles à l’étude de la politique étrangère contre 14% à la sociologie des votes, 13% à l’étude du militantisme et des mouvements sociaux et 12% à l’étude des politiques publiques françaises6. La situation est différente au Canada francophone, où des revues comme Études internationales ou le Canadian Foreign Policy Journal (bilingue) accueillent davantage de travaux en langue française sur la politique étrangère et la diplomatie.
Cette modestie de la littérature francophone se retrouve également dans d’autres disciplines faisant partie des sciences humaines et sociales: très peu de travaux, en France, ont exploré les croisements entre la philosophie politique, l’économie politique, la géographie ou le droit d’une part, et la politique étrangère d’autre part7. Là encore, la situation semble meilleure au Québec et en Belgique qu’en France8.
En publiant cet ouvrage, nous poursuivons l’objectif d’offrir aux étudiants et aux chercheurs un outil de référence en langue française sur l’analyse de la politique étrangère. Non seulement il existe peu de manuels généralistes en français9, mais, dans la littérature tant francophone qu’anglophone, les manuels découpent la politique étrangère d’une manière soit thématique10, soit géographique11, soit théorique – théories de l’analyse de la politique étrangère et des relations internationales12. Ce livre se démarque clairement de ces travaux. Il s’agit de réaliser un tour d’horizon des grands questionnements, des théories, des concepts et des méthodes qui traversent les différentes disciplines de sciences humaines et sociales, et qui peuvent enrichir et affiner l’étude de la politique étrangère. Alors que les ouvrages «classiques» n’exposent souvent que les principales théories de l’APE (bureaucratiques, décision groupale, etc.), celui-ci présente un éventail plus large d’outils analytiques et de perspectives disciplinaires. Il montre tout d’abord la multiplicité des approches qui ont émergé au sein de la science politique et de la sociologie dans l’analyse de cet objet. Celles-ci incluent l’articulation entre les théories des relations internationales et de l’APE ainsi que les apports des études stratégiques, des approches décisionnelles, de différentes traditions sociologiques (sociologie critique, de l’action publique, des acteurs et des pratiques, etc.) ou de l’analyse des discours. Après avoir exploré la contribution de la science politique et de la sociologie politique, l’ouvrage se focalise sur les autres disciplines de sciences humaines et sociales, notamment l’histoire, la géographie, la philosophie politique, le droit et la psychologie. Les différentes contributions visent à mettre en lumière la complémentarité des approches et des questionnements qui traversent les sciences humaines et sociales dans l’étude de la politique étrangère et de la diplomatie. Il invite le chercheur et l’étudiant à une fertilisation des différentes sciences humaines et sociales en lui offrant un outil en langue française.
La première partie de l’ouvrage met donc en évidence l’éventail très riche d’approches théoriques et méthodologiques en science politique et en sociologie politique qui permet d’appréhender la formulation et la conduite de la politique étrangère. Jonathan Paquin et Jean-Frédéric Morin abordent la politique étrangère à la lumière des théories de l’APE et de celles des relations internationales, en examinant leurs interactions. Ces deux champs d’étude ont été scindés lors de la révolution «béhavioraliste», au nom de la spécialisation et sous le prétexte qu’ils mobilisent deux échelles d’analyse différentes, les premières se penchant sur les dynamiques internes à l’État et les secondes, sur les dynamiques qui lui sont externes. Elles ont ainsi évolué en vase clos pendant quelques décennies, ponctuées par quelques rappels (Robert Putnam, Peter Gourevitch, Andrew Moravcsik), du fait qu’il s’agit en réalité de vases communicants. Mais, à l’heure où la frontière entre l’interne et l’externe n’a plus beaucoup de pertinence, celle qui sépare l’APE de la théorie des relations internationales vole enfin en éclats. Les échanges entre les deux champs d’étude sont plus fructueux que jamais: le réalisme néoclassique et les études béhavioristes se rejoignent; le constructivisme découvre dans la théorie des rôles un précurseur avant-gardiste, et l’analyse de l’administration se transporte vers les organisations internationales. Combiner les théories de la politique étrangère et celles des relations internationales permet d’aborder de manière fructueuse les questions contemporaines, comme l’émergence de nouvelles puissances et la diffusion des réseaux transnationaux.
Le chapitre de William Genieys et de Hugo Meijer s’intéresse à la contribution de la sociologie de l’action publique à l’analyse de la politique étrangère. D’une part, assez peu de travaux en relations internationales ont mobilisé les outils analytiques développés par l’analyse des politiques publiques. D’autre part, la politique étrangère est longtemps restée un objet à la lisière de l’analyse des politiques publiques qu’elle a négligée. Ce chapitre vise au décloisonnement de ces champs d’étude, et au croisement entre les deux, en montrant comment les outils et les méthodes de la sociologie de l’action publique peuvent contribuer à enrichir l’analyse de la politique étrangère. Il recense quatre dimensions où la sociologie de l’action publique peut affiner l’analyse de la politique étrangère – à savoir l’analyse des acteurs, une empirie minutieuse, l’étude du changement de politique et l’articulation de différents niveaux d’analyse – et expose ensuite différentes pistes de recherche qui émergent du décloisonnement de ces deux champs d’étude.
Frédéric Charillon montre l’apport de l’étude de la décision en science politique pour analyser la politique étrangère. L’approche décisionnelle implique un parti pris: celui de penser que la politique étrangère peut s’expliquer par des actions – intentionnelles ou non intentionnelles – des acteurs chargés de sa mise en œuvre, et non par la seule structure du système international. Ce chapitre développe trois séries de questions soulevées par l’approche décisionnelle. Doit-on, pour comprendre les mécanismes décisionnels d’une politique étrangère, expliquer des décisions ponctuelles, conçues comme des études de cas, avec leurs constantes et leurs ruptures? Quelle unité d’analyse est pertinente pour ce faire? Est-ce celle du leader, y compris dans ses dimensions psychocognitives, celle du groupe, y compris dans ses dysfonctionnements bureaucratiques, ou alors celle du contexte social, y compris dans ses normes, idéologies et effets non souhaités? Enfin, quelles sont les limites théoriques et méthodologiques liées à l’approche par la décision?
Christian Lequesne et Gilles Riaux examinent l’apport de la sociologie des acteurs étatiques à l’analyse de la politique étrangère. Pour comprendre la politique étrangère d’un État, il est indispensable d’étudier les modalités de carrière des acteurs étatiques qui la «fabriquent» (diplomates, responsables politiques, parlementaires nationaux). Ce chapitre montre comment la sociologie des acteurs étatiques débouche assez vite sur une sociologie des pratiques reposant non seulement sur des ressources matérielles, mais aussi sur des représentations et des croyances. Analyser ces déterminants oblige le chercheur à recourir à des méthodes d’analyse ethnographique fondées sur une analyse empirique fine. Le chapitre met en évidence le renouveau, depuis quelques années, de la sociologie des pratiques diplomatiques, qui conçoit la diplomatie non plus comme une simple donnée de la politique étrangère des États (comme cela est trop souvent le cas dans les théories des relations internationales), mais comme une activité sociale régie par un ensemble de savoir-faire et de codes originaux.
Samuel Longuet et Christophe Wasinski montrent l’apport de la sociologie critique à l’étude de la politique étrangère à partir d’une présentation thématique. Comme ils le soulignent, les théories critiques «visent à comprendre comment se crée, se maintient, se consolide et se reproduit l’ordre social». Afin d’appréhender la contribution des approches critiques, ils pointent d’abord la diversité des écoles qui coexistent au sein de la pensée critique (néomarxisme, poststructuralisme et sociologie pragmatique). Ils montrent ensuite la contribution de ces approches à plusieurs dimensions centrales de l’analyse de la politique étrangère: l’environnement matériel, discursif et idéologique, transnational et international; les rouages internes des processus d’élaboration; le rôle et l’influence des médias et de la culture populaire; les conséquences locales de l’action extérieure des États.
Le chapitre de Caterina Carta est consacré aux théories et aux méthodologies d’analyse du discours qu’offre la science politique pour analyser la politique étrangère. Il passe en revue les différentes manières dont l’analyse du discours a été conceptualisée et appliquée à l’analyse des événements et des décisions de politique étrangère. En partant des points de vue poststructuralistes, constructivistes, néogramsciens et critiques, ce chapitre montre que les approches discursives posent comme hypothèse que le discours exerce des fonctions performatives, d’encadrement et de coordination. Premièrement, le discours encadre et structure ce qui est conçu et communiqué. Deuxièmement, il génère et construit le sens de ce qui existe de telle manière que rien n’existe sans être transposé dans le langage. Troisièmement, il a un pouvoir performatif. Les stratégies rhétoriques du discours contribuent à la façon dont les faits sociaux sont perçus, en établissant des connexions sémantiques entre les phénomènes. Enfin, le processus de création de discours est intrinsèquement interactif et intersubjectif.
Jean Joana et Hugo Meijer mettent en évidence l’éventail de pistes de recherche qu’offrent les études stratégiques (strategic studies) et les études sur la guerre (war studies) pour comprendre la politique étrangère. À la lumière d’un état de l’art sur les travaux de référence, ils montrent que la contribution des études sur la stratégie et la guerre à l’analyse de la politique étrangère se résume à deux types de questionnement. Le premier porte sur la place de la guerre dans la politique étrangère, c’est-à-dire la manière dont les facteurs sociaux, politiques, économiques, culturels et technologiques, qui participent de la transformation du phénomène guerrier, agissent sur le recours à la force armée comme instrument de la politique étrangère. Le second porte sur la place de la politique étrangère dans la conduite de la guerre et, en particulier, sur la manière dont elle influe sur celle-ci. Ce chapitre cherche ainsi à déterminer et à explorer les pistes de recherche qui émergent du croisement entre l’étude de la guerre et celle de la politique étrangère.
Après avoir montré l’intérêt et la richesse des perspectives d’analyse en science politique et en sociologie politique, nous nous concentrons, dans la deuxième partie de l’ouvrage, sur la contribution des autres sciences humaines et sociales à l’analyse de la politique étrangère.
Mario Del Pero montre comment les historiens abordent l’étude de la politique étrangère d’un État. Pour étudier la politique étrangère des grandes puissances des XXe et XXIe siècles, l’historien des relations internationales doit examiner trois questions fondamentales. La première est la tension dialectique entre la structure et les agents, c’est-à-dire l’influence mutuelle entre le système international et ses fréquentes transformations d’une part, et les décisions individuelles des acteurs d’autre part. La deuxième question concerne l’interaction entre les dimensions interne et internationale de l’action étatique. Des préoccupations de politique internes, parfois très nationales, influent invariablement sur les processus décisionnels en politique étrangère. La troisième question que doivent aborder les historiens – et qui est un facteur clé dans la plupart des périodisations de l’histoire des relations internationales contemporaines – est l’érosion progressive d’un modèle stato-centré, territorialisé, et l’émergence de nouveaux acteurs et de dynamiques transnationales.
Frédéric Lasserre analyse les apports de la géographie politique et de la géopolitique à l’analyse de la politique étrangère. Certains auteurs, notamment de l’école matérialiste en géopolitique, dans la première moitié du XXe siècle, ont eu tendance à poser l’équivalence de la géopolitique et de l’élaboration des politiques de puissance des États. Pourtant, si la géopolitique ne se réduit pas à un outil au service du prince, politique étrangère et géopolitique ne se superposent pas systématiquement: la géopolitique ne se centre pas sur l’étude des États; elle n’étudie pas que des phénomènes se situant à l’échelle internationale ou relevant de la diplomatie. Cependant, elle propose une grille d’analyse qui permet de mieux comprendre l’ancrage et le déploiement spatial de la politique étrangère des États, ainsi que les enjeux territorialisés qui sont l’objet des politiques étrangères: sécurité de l’accès aux marchés et aux ressources; contrôle des mouvements et des flux migratoires (légaux ou illégaux); gestion des frontières et d’éventuels contentieux territoriaux; stratégies de sécurité. Ce chapitre vise ainsi à montrer que la géopolitique est une approche pertinente, parmi d’autres, pour analyser la définition et le déploiement de la politique étrangère des États.
Dans le chapitre suivant, Thomas Meszaros montre l’intérêt souvent indirect que la philosophie politique porte à l’étude de la politique étrangère. Il cherche à comprendre comment la philosophie politique a abordé et aborde toujours la question de la politique étrangère. Il s’intéresse tout d’abord à la prise en compte par les philosophes de la question de la politique étrangère dans des contextes historiques et politiques différents, en se focalisant sur la séparation entre l’ordre politique interne et l’ordre externe. Il montre ainsi que toute politique étrangère doit nécessairement se fonder sur une philosophie, c’est à dire un ensemble de principes normatifs qui sous-tendent une conception de la vie et du monde. Il s’interroge ensuite sur les concepts philosophiques clés – tels que l’état de nature, l’intérêt, la puissance, la raison et les passions, la souveraineté – qui sont souvent mobilisés pour étudier la politique étrangère. Enfin, il propose, sur la base des transformations contemporaines du système international, une réflexion philosophique critique sur la conception de la politique étrangère.
L’apport de l’économie politique, qui inclut l’économie politique internationale (EPI), à l’étude de la politique étrangère est mis en évidence dans le chapitre de Stéphane Paquin. Dans les travaux portant sur l’analyse de la politique étrangère et de la diplomatie, les questions économiques, commerciales et financières sont souvent laissées de côté. Ce chapitre a un double objectif. Premièrement, il montre le poids croissant des questions économiques et commerciales dans la formulation et la conduite de la politique étrangère, ce qui ouvre la voie à un croisement analytique fertile entre l’analyse de la politique étrangère et l’EPI. Deuxièmement, il présente l’éventail de théories de l’EPI qui peuvent affiner la compréhension des transformations de la conduite de la politique étrangère et de la pratique diplomatique. Par souci de clarté analytique, le chapitre reprend les trois images de Kenneth Waltz en s’intéressant à la contribution de l’EPI à l’analyse des individus (et de leurs intérêts et idées), au rôle des structures internes de l’État et à la structure du système économique international.
Nicolas Levrat souligne l’apport des droits constitutionnel et international publics à l’étude de la politique étrangère. Pendant longtemps, le paramètre juridique est resté le monopole des spécialistes de droit international dans l’étude des relations internationales. La publication, en 2000, d’un numéro spécial de la revue International Organization, consacré à la juridicisation des relations internationales, a conféré une place propre à la dimension juridique dans l’analyse des relations internationales. Ce chapitre montre la contribution du droit à l’analyse de la politique étrangère en se focalisant sur trois dimensions. Premièrement, les contraintes et les opportunités inhérentes au droit national (cadre institutionnel, compétences respectives de l’exécutif et du législatif, incorporation du droit international dans l’ordre juridique interne, règles matérielles). Deuxièmement, il examine les cadres institutionnels internationaux (organisations internationales, traités multilatéraux) qui contraignent ou orientent les choix de politique étrangère des États. Troisièmement, il souligne que chaque État a intérêt à développer le contenu et à soutenir le respect du droit international comme cadre de ses relations avec des acteurs extérieurs (États, organisations internationales (OI), entreprises étrangères, migrants, etc.).
Enfin, Charles Sitzenstuhl s’intéresse à la contribution de la psychologie à l’étude de la politique étrangère, jusqu’ici négligée dans la littérature francophone. Il retrace d’abord l’historique de la montée en puissance des approches psychologiques dans l’analyse de la politique étrangère, en passant en revue les références centrales et les principaux auteurs. Il présente ensuite les concepts et les outils théoriques que l’on peut utiliser dans le cadre d’une approche psychologique de la politique étrangère. Enfin, il sensibilise le lecteur aux enjeux épistémologiques et méthodologiques que posent les approches psychologiques. Ce chapitre montre la pertinence de la psychologie pour l’analyse de la politique étrangère dans une approche disciplinaire qui fait dialoguer science politique, sociologie et psychologie, à propos de débats comme la rationalité, ou l’apport des neurosciences.
Le tableau est donc varié. Il faut espérer que non seulement cet ouvrage servira à la connaissance des étudiants et des chercheurs, mais aussi que ces différents points de vue disciplinaires génèreront des fertilisations interdisciplinaires. S’il est important d’étudier la politique étrangère en faisant le choix épistémologique et méthodologique d’une discipline, il est fécond pour sa propre approche de se demander comment les autres disciplines interrogent le même objet. C’est le pari de ce livre.
1. Jean-Frédéric Morin, La politique étrangère: théories, méthodes et références, Paris, Armand Colin, 2013, p. 12-13.
2. Cette définition reprend partiellement Hugo Meijer, «La politique étrangère», dans Christophe Roux et Éric Savarese (dir.), Science politique, Bruxelles, Larcier, 2017, p. 269-284.
3. Voir par exemple Frédéric Bozo, Pierre Mélandri et Maurice Vaïsse (dir.), La France et l’OTAN, 1949-1996, Bruxelles, Complexe, 1996; Maurice Vaïsse et Pierre Mélandri, La puissance ou l’influence: la France dans le monde depuis 1958, Paris, Fayard, 2009; Pierre Mélandri, La politique extérieure des États-Unis de 1945 à nos jours, Paris, Presses universitaires de France, 2016; Robert Frank (dir.), Pour l’histoire des relations internationales, Paris, Fayard, 2015.
4. David Ambrosetti, Normes et rivalités diplomatiques à l’ONU: le Conseil de sécurité en audience, Bruxelles, Peter Lang, 2009; Yves Buchet de Neuilly, L’Europe de la politique étrangère, Paris, Economica, 2005; Frédéric Charillon, La politique étrangère de la France: de la fin de la guerre froide au printemps arabe, Paris, La Documentation française, 2011; Samy Cohen, La monarchie nucléaire: les coulisses de la politique étrangère sous la Cinquième République, Paris, Hachette, 1986; Marie-Christine Kessler, La politique étrangère de la France: acteurs et processus, Paris, Presses de Sciences Po, 1999; Christian Lequesne, Ethnographie du Quai d’Orsay: les pratiques des diplomates français, Paris, CNRS Éditions, 2017; Florent Pouponneau, La politique française de non-prolifération nucléaire: de la division diplomatique, Bruxelles, Peter Lang, 2015.
5. Marie-Claude Smouts, «Que reste-t-il de la politique étrangère?», Pouvoirs, vol. 88, janvier 1999, p. 5, n. 1.
6. Merci à Étienne Behar, stagiaire au CERI, d’avoir effectué les calculs à partir des sommaires de la RFSP.
7. Pierre Hassner, La revanche des passions: métamorphose de la violence et crises du politique, Paris, Fayard, 2015; Gérard Kébabdjian, Les théories de l’économie politique internationale, Paris, Seuil, 1999; Michel Foucher (dir.), Fragments d’Europe, Paris, Fayard, 1998.
8. Voir, par exemple, Charles-Philippe David, Théories de la politique étrangère: acteurs, concepts et approches, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2018; Morin, op. cit., 2013.
9. Ibid.; Frédéric Charillon, Politique étrangère: nouveaux regards, Paris, Presses de Sciences Po, 2002.
10. Chris Adler et Amnon Aran, Foreign Policy Analysis: New Approaches, New York, Routledge, 2012; Christopher Hill, Foreign Policy in the Twenty-First Century, New York, Palgrave Macmillan, 2016.
11. Ryan Beasley, Juliet Kaarbo, Jeffrey S. Lantis et Michael Starr (dir.), Foreign Policy in Comparative Perspective: Domestic and International Influences on State Behavior, Washington, Congressional Quarterly, 2001.
12. Walter Carlsnaes et Stefano Guzzini, Foreign Policy Analysis, Los Angeles, SAGE Library of International Relations, 2011.
Première partie
La science politique
et la sociologie politique
Chapitre 1
L’analyse de la politique étrangère
et les théories des relations internationales
Jonathan Paquin et Jean-Frédéric Morin
Dans une synthèse historique des moments forts qui ont animé ces champs d’étude, ce chapitre montre que si l’analyse de la politique étrangère (APE) et les théories des relations internationales (RI) ont évolué en vase clos pendant quelques décennies, elles se sont considérablement rapprochées au cours des dernières années pour devenir des vases communicants13. Alors que la frontière entre ce qui est interne et ce qui est externe à l’État est remise en question, il en va de même pour celle qui sépare l’APE et les théories des RI. Même si ces champs d’étude ont longtemps entretenu une relation complexe en raison de l’absence de consensus sur leur démarcation, les échanges entre eux sont maintenant monnaie courante. C’est en combinant les théories de l’APE et celles des RI dans un bricolage théorique que les chercheurs contemporains peuvent aborder de la façon la plus fructueuse possible les questions de politique étrangère qui marquent notre temps.
La scission en deux champs d’étude distincts
L’étude de la politique étrangère et celle des relations internationales ont des racines communes. L’approche du choix rationnel classique, par exemple, est longtemps demeurée le principal paradigme les animant, et la «révolution béhavioriste», qui a marqué la discipline de la science politique aux États-Unis dans les années 1950 et 1960, les a durablement inscrites dans une approche positiviste.
C’est à la suite de cette révolution béhavioriste que s’est opérée une scission entre l’APE et les théories des RI. Au nom de la spécialisation scientifique, certains analystes ont adopté un point de vue résolument «microscopique» pour étudier les facteurs infranationaux, comme la personnalité des chefs de gouvernement ou les structures de l’État, alors que d’autres se sont concentrés sur une échelle plus «macroscopique» pour expliquer les phénomènes interétatiques. C’est sous le prétexte que les théories des relations internationales et l’analyse de la politique étrangère mobilisent des échelles d’analyse différentes qu’elles ont été distinguées14.
Le tournant scientifique de la politique étrangère
L’appel qu’a lancé James Rosenau pour une analyse plus scientifique de la politique étrangère a marqué le tournant béhavioriste de ce champ d’étude15. Pour Rosenau, l’APE devait aller au-delà des simples études de cas, au-delà des approches descriptives et des approches interprétatives traditionnellement privilégiées par l’histoire diplomatique, pour atteindre des niveaux supérieurs de généralisation.
Répondant à cet appel, de nombreux experts ont produit une littérature foisonnante qui a défini le champ de l’APE. Certains ont focalisé leur attention sur le processus organisationnel et la bureaucratie16; d’autres, sur les dynamiques groupales17, ou encore sur les caractéristiques psychologiques des décideurs18. C’est également à cette époque que l’analyse de la politique étrangère comparée a pris son envol. De vastes bases de données telles que la World Event Interaction Survey ou encore la Conflict and Peace Data Bank ont été constituées pour observer de manière systématique le comportement des États à l’égard des événements internationaux. Le principal objectif de ces entreprises était de découvrir des récurrences empiriques à partir desquelles il serait possible d’isoler des variables indépendantes et de bâtir des modèles théoriques suffisamment généralisables pour expliquer le comportement des États sur la