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Multiculturalisme, impérialisme et culture: Repenser les enjeux culturels canadiens à l’aune de l’histoire impériale
Multiculturalisme, impérialisme et culture: Repenser les enjeux culturels canadiens à l’aune de l’histoire impériale
Multiculturalisme, impérialisme et culture: Repenser les enjeux culturels canadiens à l’aune de l’histoire impériale
Livre électronique513 pages6 heures

Multiculturalisme, impérialisme et culture: Repenser les enjeux culturels canadiens à l’aune de l’histoire impériale

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À propos de ce livre électronique

Le multiculturalisme est-il véritablement émancipateur, ou n'est-il qu'un miroir des rapports de pouvoir qu’il prétend dépasser?

À l’heure où les sociétés plurinationales cherchent à concilier diversité culturelle et justice politique, cet ouvrage remet en question les fondements mêmes du multiculturalisme libéral. S’appuyant sur des penseurs comme Will Kymlicka, Iris Marion Young ou encore Michel Seymour, l’auteur démonte les évidences et questionne : qui détient le pouvoir de décider dans un État multiculturel ? Les droits culturels suffisent-ils quand les relations de pouvoir restent inégales?

Ce livre propose une lecture critique et innovante du multiculturalisme, en remettant au centre de la discussion les notions de légitimité politique, d’autonomie relationnelle et de non-domination. Il s’agit d’un appel à repenser nos modèles politiques pour que la diversité ne soit pas seulement tolérée, mais réellement émancipatrice.

Destiné à la fois aux universitaires, aux étudiants et étudiantes et au monde de la recherche, il offre une perspective critique sur les débats constitutifs de la philosophie politique, tout en abordant les enjeux clés des minorités nationales et des peuples autochtones. Une réflexion audacieuse et nécessaire sur les limites cachées d’un idéal souvent perçu comme acquis.
LangueFrançais
ÉditeurPresses de l'Université du Québec
Date de sortie24 sept. 2025
ISBN9782760562585
Multiculturalisme, impérialisme et culture: Repenser les enjeux culturels canadiens à l’aune de l’histoire impériale
Auteur

Xavier Boileau

Xavier Boileau est docteur en philosophie politique. Ses travaux postdoctoraux réalisés pour le  Research Group on Constitutional Studies (RGCS) au Département de sciences politiques de l’Université McGill portent sur l’autorité et la cohabitation entre les peuples dans les espaces multinationaux. Auparavant, il a réalisé un doctorat au Département de philosophie à l’Université de Montréal sous la direction de Marc-Antoine Dilhac.

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    Aperçu du livre

    Multiculturalisme, impérialisme et culture - Xavier Boileau

    Introduction

    1.Le multiculturalisme… encore ?

    La question de la diversité culturelle occupe une place centrale du débat politique depuis au moins les années 1960. Avec l’émergence des mouvements nationalistes au sein d’États établis, la redynamisation des mouvements autochtones et l’importance grandissante de l’immigration postcoloniale, la philosophie politique se trouve soudainement confrontée à un ensemble d’enjeux que ne parviennent plus à saisir les théories de la distribution classique, telle que celle de John Rawls (2009). Pour répondre à ces enjeux, différentes tentatives apparaissent en vue de rendre compte des demandes de ces groupes et d’y réfléchir à l’aune d’autres critères que ceux de la redistribution. L’une de ces tentatives introduit l’idée qu’il existe quelque chose comme des injustices et des droits culturels. Les individus appartiennent tous à des cultures différentes et, en fonction du contexte, cette appartenance peut être la source d’inégalités entre les membres d’une même société politique. De telles inégalités peuvent ensuite être corrigées par l’attribution de droits culturels. C’est la naissance d’un nouveau mouvement théorique : le multiculturalisme. Ce dernier connaîtra ses heures de gloire au tournant des XXe et XXIe siècles avant de perdre en prestige à partir des années 2010, plusieurs commentateurs et politiciens, notamment en Europe, allant même jusqu’à annoncer sa mort. Ce constat est cependant un peu prématuré (Banting et Kymlicka 2013 ; Modood 2013) ; le Canada, par exemple, continue de souscrire à la rhétorique multiculturelle, comme le souligne le message du premier ministre Justin Trudeau pour les 50 ans de la politique multiculturelle canadienne¹.

    En 2015, le même premier ministre Justin Trudeau déclare fièrement que le Canada est devenu le premier pays postnational. L’engagement du pays à soutenir et à respecter sa diversité culturelle aurait permis de mettre en place un espace politique reposant sur des principes civiques universels détachés de toutes références à une nation. Au-delà de savoir si le constat de M. Trudeau est juste (et il semble y avoir des raisons de penser que ce n’est pas le cas), l’intérêt de cette déclaration péremptoire est plutôt dans l’horizon futur qu’elle convoque. Cette déclaration laisse ainsi sous-entendre que l’avenir canadien est à trouver dans l’établissement d’un État capable d’harmoniser les rapports entre les différentes cultures qui s’y trouvent. Cette vision repose sur l’idée d’une séparation nette entre culture et politique. Dans cette perspective, la culture relèverait d’une vie associative et communautaire, alors que la politique relèverait de la communauté globale où des individus culturellement marqués s’uniraient en vue de la réalisation de mêmes objectifs civiques. En ce sens, le problème à régler est pensé comme un conflit entre des cultures distinctes devant être réconciliées au sein d’un plus large ensemble politique.

    Cet idéal postnational est bien entendu opposé à celle de la logique nationale qui veut faire coïncider les frontières étatiques avec celle de la nation. En diversifiant le corps politique, il serait possible de rompre définitivement avec les dérives homogénéisantes de l’État-nation. Cela semble par exemple être la vision future dessinée par Hugh Donald Forbes dans sa lecture des exigences d’une politique multiculturelle pleinement réalisée (Forbes 2019, 199-219). Pourtant, rien n’est moins sûr. Si la diversification du corps politique est bien évidemment une avancée à saluer, nous amène-t-elle nécessairement vers un nouvel horizon politique ? Après tout, une forme d’organisation politique où la diversité était reconnue sans pour autant conduire à plus de justice a déjà existé : l’espace impérial. Ce rappel est d’autant plus important pour une ancienne colonie impériale comme le Canada.

    Un certain nombre de chercheurs ont ainsi déjà souligné que la mise en place des politiques multiculturelles dans un pays comme le Canada a davantage permis de renforcer d’anciennes hiérarchies ou le pouvoir étatique que de répondre aux injustices. Pour ces auteurs, les politiques multiculturelles renforçaient, plutôt que de déconstruire, les hiérarchies culturelles et raciales des États existants (Day 2000 ; Abu-Laban et Gabriel 2002 ; Povinelli 2002 ; Gunew 2004 ; Haque 2012 ; Coulthard 2018). Dans l’espace universitaire, les théories du multiculturalisme auraient permis de justifier des rapports de force déjà présents. Compris ainsi, loin de nous faire atterrir dans un monde postnational, le multiculturalisme ne serait qu’un nouveau nationalisme qui s’ignore.

    Cela dit, un doute persiste sur ce qui est mis en cause par ces critiques. Le problème se situe-t-il uniquement sur le plan des politiques de l’État canadien, ou la théorie multiculturelle est-elle aussi mise en cause ? L’angle mort multiculturel dénoncé par ces critiques se trouve-t-il dans les théories multiculturelles et non pas seulement dans les politiques de l’État canadien ? La question mérite d’autant plus d’être posée que la famille théorique du multiculturalisme constitue un vaste champ d’études.

    Les théories du multiculturalisme réfèrent à une famille de théories politiques qui accorde une importance théorique et politique aux identités culturelles des individus ou des groupes dans le cadre des théories de la justice. En ce sens, le multiculturalisme renvoie à la défense d’un ensemble de positions politiques et philosophiques sur les normes qui devraient régir les rapports entre les différentes communautés culturelles au sein d’un même espace politique. Malgré l’existence de divergences entre les auteurs sur la nature et les caractéristiques exactes de ce qu’ils nomment groupes culturels, ils s’entendent généralement sur le type de diversité qui concerne spécifiquement le multiculturalisme. Ils parlent de diversité communale (pour reprendre le terme de Bhikhu Parekh), qui renvoie principalement aux groupes issus de l’immigration, aux minorités nationales et aux peuples autochtones qui se distinguent de la société englobante. Sont ainsi généralement exclus les groupes renvoyant au pluralisme politique (féminisme, environnementaliste, religieux², etc.) ou à des sous-cultures (punk, bourgeoise, etc.) (Parekh 2000, 3-4 ; Kymlicka 2001a, 34-35).

    Outre le fait qu’elles s’intéressent à un certain type de diversité culturelle, les théories du multiculturalisme ont aussi en commun de rejeter toutes approches qui demanderaient aux minorités de s’assimiler à la majorité (Kymlicka 2007, 61 ; Seymour 2008, 105-110 ; Sosoe 2002, 25-27). Plus spécifiquement, elles ont tendance à défendre la thèse que le traitement égal de tous les citoyens ne passe pas uniquement par l’accès aux mêmes droits, mais repose aussi sur l’attribution de droits différenciés aux membres de certaines communautés culturelles de la société³. Cela dit, au-delà de ces quelques caractéristiques de base, plusieurs formes de multiculturalisme ont été proposées au cours des dernières années. Chacune ayant ses propres limitations et recommandations.

    On peut tout d’abord penser aux différentes variantes libérales du multiculturalisme. Qu’il soit question des travaux pionniers de Will Kymlicka (1989 ; 2001a)⁴ et de Charles Taylor (1992) qui ont voulu répondre à la critique communautarienne du libéralisme ou de la théorie d’Alan Patten (2014), ces penseurs ont montré comment le libéralisme pouvait prendre en compte les demandes des groupes culturels. Ce sont ensuite développées un ensemble de variantes non libérales du multiculturalisme. On pense notamment aux travaux de l’école de Bristol, dont les deux pôles fondateurs sont les travaux du sociologique Tariq Modood (2013) et du philosophe Bhikhu Parekh (2000 ; 2019). Ceux-ci ont tous deux cherché à reformuler les arguments en faveur du multiculturalisme afin de les dégager de leur cadrage libéral initial, l’objectif étant de rendre ces théories plus accueillantes aux demandes d’une population postcoloniale n’utilisant pas le langage du libéralisme (Levey 2018). Partant d’un même esprit critique, d’autres théoriciens ont voulu se distancer des ambiguïtés et des dangers du langage de la culture tout en prenant en compte les demandes formulées par les minorités culturelles. On peut ici penser au travail d’Anne Phillips (2007), mais aussi aux travaux d’Iris Marion Young (1990 ; 2000a).

    Ont aussi émergé des variantes locales des théories du multiculturalisme. Nous pensons notamment au développement de l’interculturalisme québécois, qui aurait comme particularité d’accorder davantage d’importance à l’existence d’une culture commune (Seymour 2008 ; Bouchard 2012 ; Gosselin-Tapp 2023). Cependant, pour toutes les différences qui existent entre ces variantes, nous rejoignons le constat fait par Kymlicka dans le cadre de sa critique de l’école de Bristol. Bien souvent, celles-ci se distinguent davantage par les cas concrets qui intéressent chacune de ces variantes que par des engagements normatifs foncièrement distincts. Par exemple, la différence entre l’école de Bristol et la théorie de Kymlicka tiendrait davantage à la différence entre le contexte britannique et le contexte canadien à partir duquel ceux-ci réfléchissent respectivement qu’à des désaccords théoriques majeurs. L’école de Bristol ne prend ainsi pas en compte la question des minorités nationales (Kymlicka 2019). Bien entendu, cette grande famille théorique a fait face à un ensemble de critiques depuis sa genèse.

    Une première série de critiques est provenue du courant libéral lui-même et notamment par l’entremise de l’ouvrage du philosophe Brian Barry, Culture and equality (2001). Pour l’essentiel, celui-ci reproche aux théories du multiculturalisme de rompre avec l’idéal d’égalité de traitement du libéralisme en introduisant l’idée de droits différenciés. Autrement dit, ces théories rompraient avec les idéaux universalistes du libéralisme. Dans une perspective similaire, d’autres ont reproché au multiculturalisme de défendre une conception fragmentée de la société qui a conduit à l’affaiblissement de la culture majoritaire (Orgad 2015). Ce faisant, ces théories empêcheraient la formation d’une identité commune à tous les membres de la société. En quelque sorte, ces deux critiques considèrent que les visées du projet multiculturel sont problématiques.

    À cette première salve de critiques, on peut ajouter un ensemble de théoriciens qui, tout en étant sympathiques avec les visées générales du multiculturalisme, n’en identifient pas moins un certain nombre d’angles morts. Une première de ces critiques fut mise de l’avant par le courant féministe, pour ensuite être plus largement reprise. Il s’agit de ce qu’on a appelé le problème des minorités internes. Pour l’essentiel, on reproche aux théories du multiculturalisme de ne pas avoir suffisamment pris en compte le danger que la reconnaissance de droits culturels se fasse au détriment des droits d’autres minorités vulnérables à l’intérieur du groupe culturel, notamment les femmes ou les minorités sexuelles (Eisenberg et Spinner-Halev 2005 ; Okin 1998). Tout en reconnaissant l’importance d’une culture pour ses membres, cette critique rappelle que le coût de cette préservation culturelle et les effets sur leurs droits ne sont pas les mêmes pour tous les membres du groupe.

    D’autres auteurs ont reproché aux théoriciens du multiculturalisme d’essentialiser les différences culturelles entre les groupes. James Tully, notamment, a critiqué leur tendance à penser les cultures comme des boules de billard, soit des entités fermées qu’on peut facilement distinguer et séparer les unes des autres (Tully 1995). Les théoriciens du multiculturalisme tendent à simplifier et homogénéiser les groupes culturels en les réduisant à quelques caractéristiques immuables. Cette simplification conduit à invisibiliser les tensions entre les membres de ces groupes et les conceptions conflictuelles que ceux-ci ont de leur identité culturelle. Ces théories seraient incapables de rendre compte de la fluidité réelle des cultures (Benhabib 2002 ; Young 2007). Finalement, on pourrait ici ajouter les penseurs adoptant une perspective postcoloniale (Day 2000, Haque 2012, etc.) dont nous avons présenté la position plus tôt et qui reprochent plus précisément au multiculturalisme libéral de reconduire des catégorisations culturelles problématiques.

    Ce survol n’épuise bien entendu pas l’ensemble des critiques et des contributions qui ont été faites au sujet du multiculturalisme au cours des 30 dernières années. Il permet cependant de soulever la nécessité de se pencher à nouveau sur ces débats. Pourquoi vouloir réfléchir sur ce corpus philosophique qui sent déjà un peu la poussière pour le penseur contemporain ?

    Une première raison réside dans une insatisfaction que nous avions tant par rapport aux théories du multiculturalisme libéral que par rapport aux critiques postcoloniales qui sont faites à son endroit. Si les premiers donnaient l’impression de justifier les rapports de force d’un ordre existant, la critique des seconds rend insaisissable des dynamiques mettant en jeu différentes collectivités et non uniquement des individus porteurs d’identités. Pour le dire autrement, là où les critiques ont souvent placé leur analyse sur le plan des rapports entre les individus et les institutions, il nous semblait que le multiculturalisme laissait aussi trop rapidement de côté les tensions s’exprimant dans des conflits entre des institutions collectives. Par exemple, ce qui nous semble problématique dans la vision postnationale formulée par Trudeau n’est pas uniquement la réitération d’une hiérarchisation culturelle antérieure, mais aussi la relégation de la culture à une sphère non politique. Cette relégation suppose ainsi qu’une unité politique existe, ou à tout le moins devrait exister. Mais ce point d’arrivée est-il si évident ? On pourrait plutôt penser que la prise en compte de la diversité culturelle devrait nous conduire à des horizons plus radicaux qu’un État postnational conservant l’ensemble de ces anciennes institutions. Pourtant, comme le relève Will Kymlicka dans un chapitre rétrospectif, si la littérature critique a bien relevé certaines limites du multiculturalisme libéral, elle est restée ambiguë par rapport aux solutions de rechange possibles à ce projet (Kymlicka 2024, 282-284). C’est la recherche d’un tel équilibre entre critique et solution de rechange qui a motivé en premier lieu ce retour aux théories du multiculturalisme.

    Cette raison n’est cependant pas la seule qui nous incite à explorer à nouveau ce champ de la littérature. Malgré toutes les critiques, les bases théoriques du multiculturalisme sont encore largement utilisées dans la littérature. Qu’il soit question de la distinction entre minorités nationales et communautés immigrantes, l’introduction de la notion de groupe culturel, l’existence ou non de droits collectifs, les rapports entre culture et libéralisme ou l’idée de droits culturels différenciés, tous ces termes structurent encore la base de nos réflexions sur la question de la diversité culturelle et influent sur notre façon de comprendre ces enjeux politiques. C’est ce rôle fondateur des théories du multiculturalisme qui nous oblige à revenir à elles pour mieux saisir les débats qui persistent à ce jour.

    Outre ce rôle de précurseur, l’intérêt des théories du multiculturalisme est paradoxalement le fait qu’elles sont particulièrement imbriquées à l’histoire des sociétés qui ont vu naître ces théories. Bien que le terme multiculturalisme n’apparaisse pas avant la seconde moitié du XXe siècle (Chin 2017, 8-9), les questions culturelles intéressaient déjà bon nombre de penseurs, au moins depuis le XIXe siècle. On peut notamment penser à des théoriciens tels que John Stuart Mill, Lord Acton, Wilhelm Von Humboldt ou Johann Herder, qui se sont tous penchés sur l’importance et le rôle de la culture dans le cadre des enjeux politiques. Plus près de nous, la situation canadienne a fait en sorte que la question culturelle a rapidement occupé une place dans les débats politiques et la réflexion des penseurs du XIXe siècle. Par exemple, est publié en 1809 un petit pamphlet écrit par Denis-Benjamin Viger offrant un argument instrumental et libéral en faveur de la défense du français au Bas-Canada :

    Je suis toujours surpris de voir revenir sur les rangs ces déclamations de collège sur la langue et les mœurs d’un peuple comme on change ses habits et ses modes. Si l’on vouloit anéantir, pour les Canadiens, tous les moyens d’acquérir des talents et les connoissances utiles que procurent l’éducation parmi eux, on ne pourroit prendre un moyen plus sur et plus efficace que d’abolir l’usage de la langue Françoise dans nos collèges et ailleurs [sic] (Viger 1809, 11).

    Déjà, on considère qu’il existe un lien entre la culture d’un individu et ses capacités de réalisation de soi. Au-delà de cet argument instrumental, Viger aborde de façon plus générale dans son pamphlet la question du lien entre la loyauté des citoyens et le fait que ceux-ci ne partagent pas la même culture que celle de leur autorité politique ou du groupe dominant. Loin d’être incompatible, Viger veut montrer que même des communautés ayant des mœurs distinctes peuvent être loyales à l’autorité impériale (Viger 1809). Sans vouloir faire de Viger un proto multiculturaliste avant son temps, son propos rappelle que la question de la diversité culturelle a une plus longue histoire philosophique que ne le laissent parfois entendre les penseurs contemporains. Ainsi, dès le XIXe siècle, un politicien d’une obscure colonie d’Amérique pouvait puiser dans le langage de la culture pour défendre sa position face à ses adversaires. Comme le remarque lui-même le théoricien du multiculturalisme libéral Will Kymlicka dans ses écrits, la question de la culture fut longtemps un élément central des théories du libéralisme (Kymlicka 2001a, 77-112). Ainsi, loin d’être une stricte nouveauté du XXe siècle, il y a bien une profondeur historique à la question du droit des minorités culturelles et des enjeux qui entourent de tels droits.

    Plus précisément, et comme nous le rappelle le pamphlet de Viger, l’espace social et politique du XIXe siècle est profondément marqué par l’existence d’espaces où plusieurs cultures se rencontrent : les empires plurinationaux. On peut bien sûr penser à l’Empire britannique, mais il ne faudrait pas non plus oublier l’Empire des Habsbourg ou l’Empire ottoman, les restes du Saint-Empire germanique qui vont se repenser à la suite des conquêtes napoléoniennes ou les multiples possessions des Tsars pour ne nommer que les plus connus. Même un pays comme la France, souvent présenté comme l’idéal type de l’État-nation, doit affronter des questions de diversité interne avec la question des patois et de ses régionalismes (Thiesse 1997). La question de la diversité est une partie intégrante de la vie politique de l’époque, et l’émergence du romantisme allemand et du nationalisme au même moment ne vont que renforcer l’actualité de ces enjeux tout au long du XIXe siècle.

    Ce passé rappelé, il est raisonnable de se demander quel héritage ces réflexions sur la diversité ont laissé aux théories philosophiques contemporaines. Plus précisément, dans la mesure où les empires constituaient les principaux espaces plurinationaux au XIXe siècle et qu’un État comme le Canada en est l’héritier direct, on est en droit de se demander quelle forme a pris cet héritage. N’est-il pas raisonnable de supposer que les théories de la diversité culturelle comme le multiculturalisme aient pu reconduire certains éléments théoriques des premières théories libérales de la diversité ? Et, si oui, quel impact cet héritage impérial a-t-il eu sur les solutions envisagées et sur la façon dont le problème de la diversité a été posé ? Dans la mesure où les espaces impériaux furent parmi les premiers ensemble à devoir gérer la diversité culturelle, dans quelle mesure les théories de la gestion culturelle actuelles rompent-elles avec les théories impériales de la gestion de la diversité culturelle ?

    En partant de ces questions, nous avons voulu montrer que l’utilisation du concept de culture pour comprendre les demandes formulées par certaines collectivités, précisément les nations minoritaires et les peuples autochtones, limite notre capacité à donner la pleine mesure à leurs revendications. Plus précisément, l’utilisation du vocable culture crée une dynamique où est reproduite une conception impériale des rapports entre les peuples. Dans le cadre de cet ouvrage, nous argumenterons que, si la reconnaissance des injustices culturelles marque un pas en avant dans notre compréhension du social, elle risque aussi de nous ramener à un mode impérial de gestion de la diversité. Pour le dire autrement, critiquer uniquement l’homogénéité culturelle d’un État laisse de côté la question plus difficile de penser sa pluralité politique, c’est-à-dire des différentes légitimités politiques qu’on y trouve. L’intuition qui guide notre réflexion est que les théoriciens du multiculturalisme n’ont pas suffisamment pris au sérieux l’effet dépolitisant que le langage de la culture peut avoir sur les demandes des nations minoritaires et des peuples autochtones.

    2.Le vocabulaire impérial… et ses risques

    Aborder les questions culturelles et les théories du multiculturalisme libéral depuis la perspective impériale ne revient pas à s’aventurer seul en terrain inconnu. Au cours des dernières années, d’autres penseurs et théoriciens ont réalisé des travaux sur cette question. Au Canada, mais pas uniquement, est apparu un corpus théorique qui perçoit dans l’État canadien et dans ses politiques multiculturalistes la continuité de l’impérialisme et du colonialisme occidental en Amérique. Outre les théories déjà mentionnées, des théoriciens issus des peuples autochtones, comme Audra Simpson, Taiaiake Alfred, Glen S. Coulthard, Yann Allard-Tremblay, ont aussi critiqué les politiques de la reconnaissance telles que les politiques multiculturalistes sur la base du fait que certains de leurs aspects reconduisaient les anciennes relations de pouvoir et de domination impériale entre les peuples autochtones et l’État canadien. Loin d’aider à l’émancipation des peuples, de telles politiques ont plutôt pour effet de renforcer la domination de l’État canadien sur ceux-ci (Simpson 2014 ; Coulthard 2018 ; Tully 1995 ; Alfred 2005 ; Day 2000 ; Allard-Tremblay 2018b ; 2022).

    La chose impériale est aussi réapparue plus récemment dans la réflexion politique au Québec. Dès les années 1960, certains penseurs québécois ont puisé dans les travaux d’Albert Memmi et de Frantz Fanon pour analyser la situation québécoise (Roy 1993, 109 ; Bouchard 2001, 163 ; Austin 2015, 81-105 ; S. Mills 2011, 13-28). En s’appuyant sur ces travaux, des penseurs comme André d’Allemagne ou Pierre Vallière voulaient souligner la situation coloniale du Québec et la lier aux autres luttes pour la décolonisation de l’époque (D’Allemagne 2009 ; Vallière 1994). Si cette thèse n’a plus guère de succès aujourd’hui, il n’en reste pas moins que les conséquences du passé impérial québécois continuent de faire réfléchir. Récemment, des essais politiques ont repris une partie des intuitions initiales de ces penseurs du colonialisme au Québec, tout en prenant soin de se distancer de la thèse d’un Québécois colonisé. Plutôt que de vouloir catégoriser le peuple québécois, leur objectif fut d’utiliser le langage de l’impérialisme et de la colonisation pour penser les structures politiques au sein desquelles le Québec se trouve. Des auteurs aussi différents qu’Alain Deneault, Dalie Giroux, Éric Martin ou Marc Chevrier ont ainsi tous réintroduit l’empire et la colonisation dans leur analyse de la situation canadienne et québécoise afin de mieux comprendre le contexte particulier du Québec (Giroux 2020 ; Deneault 2020 ; Chevrier 2019 ; Martin 2017). La question de l’empire n’appartient donc pas uniquement au passé, et son ombre se fait encore sentir aujourd’hui.

    De notre côté, le recours à ce vocabulaire n’avait pas pour but de produire des effets rhétoriques particuliers ou d’affilier notre projet à un courant politique particulier. Nous considérions plutôt que la notion d’impérialisme ouvrait la porte à un univers conceptuel distinct et nous offrait des outils théoriques pertinents pour mieux appréhender certains angles des théories du multiculturalisme. Plus particulièrement, le vocabulaire de l’impérialisme nous éloignait d’emblée d’une lecture libérale de la société, où ce sont les rapports entre les individus qui priment, au profit d’un langage qui pensait plutôt des rapports entre des collectivités, la notion d’empire faisant nécessairement appel à l’idée d’une pluralité de collectivités soumises à une même autorité. En ce sens, le vocabulaire impérial nous fournissait un cadrage qui nous permettrait d’identifier des angles morts du multiculturalisme libéral. C’est sur ce second point que la notion d’empire nous semblait importante pour notre propos. Comme le souligne Margaret Moore (2016), Léa Ypi (2013) et Anna Stilz (2015), l’injustice derrière l’impérialisme est qu’elle introduit des relations injustes entre des collectivités. Elle nie à des groupes le pouvoir de définir eux-mêmes les normes de leur espace institutionnel. Le vocabulaire de l’impérialisme recentre immédiatement la problématique autour de l’enjeu de l’autorité légitime. Tout aussi important, il rappelle que cette injustice ne peut pas être réduite aux torts individuels qui sont faits aux agents. La particularité de l’impérialisme est qu’il met en jeu des relations entre des agents collectifs, et non uniquement des agents individuels. L’injustice derrière l’impérialisme est qu’une collectivité n’est pas libre de prendre les décisions qu’elle désire pour s’adapter aux changements qui l’affectent. C’est à tout le moins cette intuition méthodologique qui a guidé notre utilisation de ce concept.

    Si la chose impériale préoccupe les théoriciens, tous ne comprennent pas nécessairement le concept de la même façon. Le sens accordé aux concepts d’impérialisme, de colonisation et d’empire change en effet selon la tradition à laquelle appartient le théoricien et ne renvoie donc pas toujours aux mêmes réalités (Pélopidas 2011). Sans entrer d’emblée dans les nuances théoriques, il est pertinent de préciser immédiatement la façon dont nous comprendrons ces concepts au fil de notre réflexion. De façon purement descriptive, nous utiliserons le terme empire pour faire référence à une large entité politique, généralement expansionniste, dont la souveraineté s’étend sur une diversité de peuples et de cultures. Loin d’être homogène, cet espace politique entretient les différences entre les groupes et utilise celles-ci pour hiérarchiser l’espace social afin de renforcer son autorité (Burbank et Cooper 2010, 8). L’intérêt de cette définition est de mettre en lumière l’existence d’entités politiques où la diversité était la norme et ne devait pas nécessairement être dépassée. Bien plus que dans les États-nations, la question de la gestion de la diversité occupait une place importante dans le quotidien de ces empires. Par exemple, on trouve des propositions pour gérer la diversité au sein de l’Empire austro-hongrois au début du XXe siècle, comme celles des Autrichiens Otto Bauer et Karl Reiner, qui sont encore discutées aujourd’hui, notamment par des théoriciens du multiculturalisme (Nimni 2005). Il est donc intéressant de contraster la façon dont cette diversité impériale était comprise et réfléchie par rapport à nos sociétés multiculturelles contemporaines. Tout en partant de cette définition large, nous apporterons les précisions nécessaires lorsqu’il sera question de forme impériale particulière, telle que le colonialisme d’établissement en Amérique.

    3.Thèse et arguments généraux

    C’est à l’aune de ce corpus critique que nous avons voulu réfléchir aux liens entre les théories du multiculturalisme et l’héritage impérial et colonial des sociétés dans lesquelles ces théories ont vu le jour. Au-delà des politiques de l’État canadien lui-même, nous avons voulu nous pencher sur les liens théoriques entre les théoriciens impériaux du XIXe siècle et les théoriciens du multiculturalisme libéral. Les théories du multiculturalisme libéral n’auraient-elles pas reconduit certains biais impérialistes ou coloniaux dans leurs travaux ? Ou, à l’inverse, de telles critiques ne manquent-elles pas leur cible en formulant ces reproches aux théories du multiculturalisme libéral ? Dans le cadre de cet ouvrage, nous chercherons à répondre à ces interrogations à partir de deux questions : 1) existe-t-il un biais impérial dans les théories du multiculturalisme et, si oui ; 2) comment peut-on le corriger ? Ce sont ces deux questions que nous avons placées au cœur de notre démarche. Notre objectif est de comprendre dans quelle mesure il est juste ou possible de caractériser les théories du multiculturalisme d’impériales ou de coloniales.

    Pour ce faire, nous avons construit notre argument en deux temps. Tout d’abord, nous soutenons que les théoriciens du multiculturalisme libéral reconduisent un biais impérial en tenant la légitimité de l’État canadien pour acquise. Il laisse donc de côté la question : qui possède le pouvoir sur qui ? Qui décide ? Autrement dit, la question de l’imperium, au sens classique du terme (Pélopidas 2011, 118), est reléguée au second plan au profit de la question culturelle. Ce point établi, nous argumentons ensuite que les théories du multiculturalisme libéral peuvent mieux réaliser leur idéal d’autonomie des groupes culturels en utilisant une conception de l’autonomie fondée sur le concept de non-domination. En utilisant les travaux d’Iris Marion Young (2006 ; 2000b), nous défendons que les concepts d’autonomie relationnelle et d’autodétermination comme non-domination permettent de mieux réaliser le principe d’égalité entre les peuples que ne le font les conceptions classiques de l’autodétermination interne. Si les propositions théoriques de Young nous permettent d’accroître le potentiel critique des théories du multiculturalisme, nous montrerons qu’elles doivent néanmoins intégrer les leçons tirées de la première partie de notre analyse. Sans cela, elles risquent, elles aussi, de reconduire les problèmes que nous aurons identifiés.

    3.1.Deux grands axes d’argumentation

    On peut découper celui-ci en deux axes principaux à partir desquels nous tenterons de répondre aux deux volets de notre thèse. Le premier axe de notre argumentation consistera à soutenir que les théories du multiculturalisme libéral, et plus particulièrement la théorie de Will Kymlicka, conduisent à défendre une distribution des droits et des pouvoirs hérités du passé impérial canadien en laissant de côté la question de la légitimité politique. En prenant comme point de départ l’idée que les institutions actuelles sont légitimes, une théorique du multiculturalisme comme celle de Kymlicka ne parvient pas à rendre compte d’une dimension importante des demandes des minorités nationales et des peuples autochtones : la remise en question du rôle d’arbitre que s’attribuent les institutions des peuples majoritaires. En portant une attention particulière au principe de légitimité et à la présence d’une téléologie libérale, il deviendra possible de rendre plus évidentes les lacunes des solutions proposées par les auteurs du multiculturalisme libéral. Notamment, la présence de cette téléologie rend plus nébuleuse les notions d’autonomie collective et d’autodétermination interne qui sont défendues par ces auteurs. Par conséquent, c’est à l’analyse du concept d’autonomie collective que sera consacré le second axe argumentatif de notre réflexion. Nous argumenterons que la façon dont les théoriciens du multiculturalisme libéral conçoivent le concept d’autodétermination interne ne permet pas de réaliser le principe d’égalité entre les groupes qu’ils défendent. Pour réaliser une telle égalité entre les groupes dans un espace plurinational, il faudrait adopter une conception plus large de la notion d’autonomie culturelle que ce qu’ils proposent.

    C’est par l’entremise de ces deux axes argumentatifs que nous comptons soutenir les deux volets de notre thèse. Nous pouvons reformuler sous la forme d’une intuition la stratégie argumentative que nous allons suivre. D’une certaine façon, si les théoriciens du multiculturalisme libéral sont parvenus à dépasser le modèle homogène de l’État-nation en introduisant l’idée de justice culturelle, ils ne sont cependant pas parvenus à dépasser le modèle de l’État impérial, qui combine la diversité culturelle et une autorité politique unique. En ce sens, on peut dire que le modèle du fédéralisme plurinational reconduit certains des travers politiques des anciens espaces impériaux. Au-delà de cette thèse générale, trois arguments seront centraux pour le fil de notre argumentation : la question de la légitimité, notre compréhension de la structure de culture et l’introduction du concept de non-domination.

    3.2.Le problème de la légitimité

    En partant de la question de la légitimité, notre intention était de se dégager d’une conception des débats culturels qui opposent des communautés de valeurs déjà formées. On peut par exemple penser à des cas classiques comme celui concernant les communautés amish discutés par Galzer, Gutmann ou Barry. De notre côté, il nous semblait que l’introduction du concept de légitimité politique permettait de jeter un nouvel éclairage aux tensions entre certains groupes culturels, notamment les peuples autochtones et les minorités nationales. On entend par légitimité la capacité de justifier l’attribution d’un pouvoir de contraintes à une autorité particulière. Une autorité est légitime si on peut expliciter les raisons que nous avons de lui obéir.

    En recentrant les questions culturelles autour de la question de la légitimité politique, nous avons voulu montrer que c’est bien plus la désignation de l’autorité politique plutôt que le partage de normes particulières qui posait problème. En effet, lorsque l’on examine les différents peuples, et sans vouloir diminuer les différences bien réelles existant entre les cultures, il existe néanmoins une certaine convergence entre des communautés cohabitant l’une avec l’autre sur plusieurs valeurs et droits de la personne de base : liberté d’expression, égalité des sexes, liberté religieuse, individualisme, etc. Cependant, malgré cette convergence, les conflits entre ces communautés persistent (Norman 1995).

    Si

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