Une ETHNOGRAPHIE DU PLURALISME DES VALEURS AUX URGENCES
Par Bertrand Lavoie
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À propos de ce livre électronique
Cet ouvrage relate l’enquête ethnographique inédite qu’a menée l’auteur sur la vie quotidienne aux urgences. Il rend compte de quelle manière, dans cet environnement pluraliste, les professionnels de la santé trouvent des solutions et s’adaptent aux particularités des patients pour leur garantir des soins optimaux.
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Aperçu du livre
Une ETHNOGRAPHIE DU PLURALISME DES VALEURS AUX URGENCES - Bertrand Lavoie
Bertrand Lavoie
LE DROIT ET LA RELIGION À L’HÔPITAL
Une ethnographie du pluralisme des valeurs aux urgences
Les Presses de l’Université de Montréal
Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada
Titre: Le droit et la religion à l’hôpital: une ethnographie du pluralisme des valeurs aux urgences / Bertrand Lavoie.
Nom: Lavoie, Bertrand, 1983- auteur.
Collections: PUM.
Description: Mention de collection: PUM | Comprend des références bibliographiques.
Identifiants: Canadiana (livre imprimé) 20240001877 | Canadiana (livre numérique) 20240001885 | ISBN 9782760650565 | ISBN 9782760650572 (PDF) | ISBN 9782760650589 (EPUB)
Vedettes-matière: RVM: Relations personnel médical d’urgence-patient. | RVM: Communication en médecine d’urgence. | RVM: Accommodement raisonnable. | RVM: Patients—Droits. | RVM: Religion et droit. | RVM: Pluralisme religieux. | RVM: Communication interculturelle.
Classification: LCC RC86.3.L38 2024 | CDD 362.18088/2—dc23
Dépôt légal: 1er trimestre 2024
Bibliothèque et Archives nationales du Québec
© Les Presses de l’Université de Montréal, 2024
www.pum.umontreal.ca
Les Presses de l’Université de Montréal remercient de leur soutien financier le Fonds du livre du Canada, le Conseil des arts du Canada et la Société de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC).
À Alexa et à Héloïse.
Préface
Les urgences fascinent l’imaginaire: on le voit par les multiples œuvres de fiction qui peignent le portrait d’un monde chaotique mais organisé, marqué par des scènes de vies sauvées ou de moments difficiles. Elles s’inscrivent aussi dans la réalité québécoise par leurs premières places aux manchettes des médias, décriées en tant que lieux achalandés, caractérisées par des délais de séjour trop longs et présentées comme une médecine de corridor, un univers à éviter à tout prix, si possible. Enfin, au cours des dernières années, les urgences sont devenues la porte d’entrée hospitalière dans la réponse à la crise sanitaire de la pandémie de COVID-19. Toutefois, au-delà de leurs représentations caricaturales, mettant en avant les questions bouleversantes de vie ou de mort, de don d’organes, de triage ou de confidentialité en contexte de surcapacité, elles passionnent peu la recherche. C’est ainsi que les écrits sur les enjeux éthiques quotidiens rencontrés par les gens qui y travaillent au Québec et, surtout, sur la façon dont on aborde ces enjeux sont très rares.
Le monde de la médecine d’urgence est hermétique, isolé du reste de l’hôpital par un fonctionnement particulier. Au Québec, mais aussi dans le monde, peu de chercheurs des sciences sociales ont réussi à y porter un regard créatif et différent pour en tirer des enseignements originaux, et pourtant les urgences sont le reflet de notre société. En même temps, elles sont entièrement ouvertes sur leurs communautés, elles desservent les plus vulnérables ou ceux qui ont un accès restreint au système de santé et sont les premières à être mobilisées en cas d’urgences sanitaires ou environnementales. S’y côtoient des individus d’origines ethniques, sociales, économiques, culturelles, linguistiques ou religieuses très variées ainsi que des personnes aux valeurs et expériences de vie, de santé ou de maladie différentes et singulières.
Je suis urgentiste-pédiatre au CHU Sainte-Justine à Montréal, au Québec, depuis plus de dix ans. J’ai l’honneur de rencontrer, d’écouter et d’accompagner de nombreuses familles et leurs enfants, d’améliorer leur situation de santé, de les soulager et de les rassurer. J’ai le plaisir de travailler au sein d’une équipe de professionnels dont la solidarité est une marque bien connue en médecine d’urgence. Je suis aussi clinicienne-chercheuse et professeure en éthique clinique au Bureau de l’éthique clinique de la Faculté de médecine de l’Université de Montréal. Je m’intéresse aux enjeux quotidiens de la pratique de la médecine contemporaine et à la manière de l’enseigner à nos futurs médecins. Dans le contexte de la mondialisation, le pluralisme moral a émergé comme une priorité à enseigner à nos étudiants et à explorer sur le terrain pour répondre aux enjeux éthiques rencontrés. Au-delà de la reconnaissance des valeurs distinctes des personnes concernées dans des situations de soins complexes, réfléchir sur le pluralisme des principes permet surtout de discerner les conceptions partagées et sur lesquelles on peut être en accord pour avancer en cas d’impasse.
C’est donc avec un immense intérêt et un grand plaisir que j’ai lu l’œuvre importante de Bertrand Lavoie, professeur à la Faculté de droit de l’Université de Sherbrooke. Chercheur interdisciplinaire, il puise dans ses riches expertises pour explorer un problème qui m’est proche et familier, avec un regard critique et rigoureux. Dans Le droit et la religion à l’hôpital, le professeur Lavoie nous présente les résultats de son ethnographie au sein de quatre services des urgences du Québec, de 2018 à 2020, menée juste avant que l’Organisation mondiale de la Santé déclare l’état de pandémie mondiale en lien avec la COVID-19.
Au cours de la collecte de données, le cadre théorique retenu par le professeur Lavoie évolue. Celui-ci part d’abord de la notion juridique d’accommodement, qui aurait été appropriée pour réfléchir sur la diversité au sein d’un groupe ou d’un débat public, pour subséquemment articuler son analyse autour des concepts de pluralisme des valeurs et du raisonnable dans le quotidien des urgences, reflet du caractère ancré et empirique de la recherche. Dans cette œuvre, le professeur Lavoie présente l’égalité comme naissant d’une rencontre humaine empreinte de respect et d’empathie, par l’engagement des professionnels des salles des urgences dans une démarche visant le bien des patients. Il souligne les nœuds et les solutions créatives mobilisées pour surmonter les tensions ainsi que les limites normatives qui guident la pratique.
Cette recherche est d’une importance singulière, car le professeur Lavoie a su s’immiscer sur le terrain d’un monde réservé, gagnant la confiance des professionnels qu’il a rencontrés et qui lui ont fait part d’expériences profondément humaines, imprégnées d’émotion. La richesse de ses données est évidente par le détail qu’il partage dans ses extraits d’observations ethnographiques et d’entrevues. Les travailleurs des urgences du Québec sauront s’y reconnaître. Les professionnels, les professeurs, les chercheurs et les éthiciens y puiseront des solutions pratiques pour aborder le pluralisme des valeurs dans le paysage québécois en évolution.
Nathalie Gaucher, M.D., Ph. D., FRCPC
Remerciements
Je tiens tout d’abord à remercier les personnes qui se sont prêtées à mon enquête, ces soignants qui ont consenti si gentiment à y participer. Je suis particulièrement reconnaissant du temps qu’ils m’ont accordé en acceptant que je les suive au chevet des patients dans le quotidien turbulent des urgences.
Cet ouvrage est issu d’une recherche postdoctorale menée conjointement à l’Université de Sherbrooke et à l’Université d’Ottawa. Je remercie chaleureusement mes deux superviseurs, David Koussens et Lori Beaman, de même que mes collègues et amis avec qui j’ai eu la chance de discuter des enjeux abordés: Georges Azzari, Amélie Barras, Marie-Ève Bouthillier, Guy Bucumi, Marie-Ève Carignan, Véronique Castonguay, Julie Cousineau, Dia Dabby, Xavier Delgrange, Claude Gélinas, Maryse Lagacé, Jean-François Laniel, Sébastien Lebel-Grenier, Raphaël-Mathieu Legault-Laberge, Marie-Claude Levasseur, Jean-Frédéric Ménard, Géraldine Mossière, Antoine Payot, Alexandra Popovici, Philippe Portier, Sara Teinturier, Joël Thiessen, Vanessa Turyatunga, Louis Vaillancourt et Michèle Vatz-Laaroussi. Un merci tout spécial à Gaétane Allaire, Lori Beaman, France Désilets, Nathalie Gaucher et David Koussens pour leurs relectures et leurs précieux commentaires.
Je suis reconnaissant de l’aide financière reçue du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada par l’entremise du programme de bourses postdoctorales de même que du Centre de recherche Société, Droit et Religions de l’Université de Sherbrooke et de l’Université de Sherbrooke par le programme de financement des activités de création et d’édition savante.
Je remercie toute l’équipe des Presses de l’Université de Montréal pour son aide et son soutien professionnel, en particulier Nadine Tremblay. Je tiens également à remercier les personnes qui ont évalué et révisé cet ouvrage pour leurs inestimables conseils et suggestions.
Je tiens enfin à saluer mes parents et mon frère, avec qui j’éprouve toujours du plaisir à discuter et à échanger avec intérêt et ouverture. J’ai enfin une tendre pensée pour mon épouse, Alexa, et notre fille, Héloïse, qui embellissent mon quotidien par l’amour qu’elles me donnent.
Note
Les extraits provenant des entretiens et des observations ont fait l’objet d’une révision linguistique de la part des Presses de l’Université de Montréal, lesquelles se sont assurées de conserver le sens initialement donné par les participants à la présente enquête.
Introduction
L’urgence est la rencontre entre des mondes extrêmes qui constituent une clientèle ordinaire.
Jean Peneff
Les enjeux de droit et de religion font l’objet de débats et dissensus persistants depuis plusieurs années au Québec et suscitent d’importantes réflexions concernant les conditions à réunir en cas de pratiques religieuses dans les établissements publics. Au sein des urgences d’un hôpital, particulièrement, les défis prennent une tout autre dimension et le personnel doit prendre des mesures rapides et efficaces pour résoudre les possibles embûches en lien avec les convictions religieuses. Le plus souvent, ce sont des microévénements qui déclenchent le débat. Sorties de leur contexte initial, ces situations font parfois l’objet de ce que Boltanski et Thévenot (1991) appellent une «montée en généralité», soit un passage du cas particulier à une généralité.
En mars 2006, ces discussions se sont amplifiées à la suite d’un différend qui a mené à une prise de décision importante de la part de la Cour suprême du Canada au sujet du port du kirpan dans une école publique québécoise1. Quelques années plus tôt, en novembre 2001, un élève de 12 ans, Gurbaj Singh Multani, de confession sikhe2, laisse tomber accidentellement son kirpan3 dans la cour de l’école publique francophone Sainte-Catherine-Labouré, dans l’arrondissement LaSalle à l’ouest de l’île de Montréal. Un parent d’élève qui assiste à la scène en informe aussitôt la direction de l’école, qui prévient à son tour les parents de Gurbaj qu’il ne pourra plus se présenter sur les lieux à moins de consentir à retirer son symbole religieux. Le 21 novembre 2001, une rencontre se tient entre les parents de l’élève, la direction de l’école et la commission scolaire, en présence de l’avocat de la famille. On en vient à un accord: Gurbaj pourra garder son kirpan, mais devra le conserver à l’intérieur de ses vêtements, maintenu dans une couture solide. Les autorités devront pouvoir vérifier en tout temps le respect de ces conditions. Alors que les parents de l’élève concerné par cette mesure acceptent, le conseil d’établissement, une instance composée de représentants de parents et du personnel de l’école, refuse d’entériner l’accord conclu en invoquant un article du code de vie de l’école, qui prohibe le port d’armes et d’objets dangereux. Après de longues procédures judiciaires, la Cour suprême du Canada rend finalement sa décision le 2 mars 2006 et ordonne la mise en application de l’accord initial. Le jeune élève a le droit de porter son kirpan suivant les conditions limitatives convenues au départ et validées par le tribunal de première instance.
À la suite de cette décision, que la population québécoise accepte mal, s’installe une dynamique restrictive en matière de droit et de religion4. En 2007-2008, le Québec est le théâtre de ce qu’il a été convenu d’appeler une crise des accommodements raisonnables, forçant le gouvernement à créer une commission de consultation. Le rapport issu de cette commission, déposé en 2008, contient plusieurs recommandations en matière de politiques publiques, de programme d’intégration, de formation des employés publics et de clarification de la portée et des limites des accommodements raisonnables. En réponse à ce rapport, le gouvernement du Québec dépose trois ans plus tard le projet de loi no 94, qui prévoit l’obligation de fournir et de recevoir des services à visage découvert, qui vise notamment la pratique religieuse de certaines femmes musulmanes5. À la suite des élections de septembre 2012, le nouveau gouvernement minoritaire du Parti québécois abandonne le projet de loi no 94 et dépose à son tour, en novembre 2013, le projet de loi no 60, qui reprend l’obligation de prestation et de réception des services publics à visage découvert. C’est néanmoins l’interdiction de porter un signe religieux pour l’ensemble des employés de l’État qui suscite un débat intense et polarisant dans la société québécoise, divisée entre deux positions antagonistes: pour ou contre le projet de loi6. Celui-ci est toutefois délaissé à la suite de la défaite du Parti québécois aux élections d’avril 2014, en faveur du nouveau gouvernement minoritaire du Parti libéral. Ce dernier dépose un autre projet de loi, devenu le 18 octobre 2017 la Loi favorisant le respect de la neutralité religieuse de l’État et visant notamment à encadrer les demandes d’accommodements pour un motif religieux dans certains organismes, qui prévoit de nouveau l’obligation de se découvrir le visage lors de la prestation et de la réception de services publics. La Cour supérieure suspend toutefois cette obligation le 1er décembre 20177. Cependant, suivant les élections générales du 1er octobre 2018, le nouveau gouvernement majoritaire dirigé par la Coalition avenir Québec fait adopter le 16 juin 2019 la Loi sur la laïcité de l’État, qui inclut l’interdiction de porter des signes religieux pour plusieurs catégories de fonctionnaires8.
Ces multiples revirements en matière de droit et de religion depuis les vingt dernières années tendent à confirmer, d’après certains, la présence d’une dynamique moins favorable à un plein exercice du droit à la liberté de religion au sein des établissements publics (Eid, 2016; Lampron, 2020b). Les rectifications favorisent, selon Helly (2015), la normalisation de représentations sociales cherchant à imposer une image négative des minorités religieuses au Québec, où plusieurs ont observé une montée de l’islamophobie (Benhadjoudja, 2014; Leroux, 2013; Milot, 2014). Pour sa part, Barras (2021) et Lampron (2021) ont signalé les répercussions juridiques de cette nouvelle dynamique plus restrictive, soulevant le fait qu’un accueil permissif des pratiques religieuses semble désormais moins bien accepté dans les établissements publics québécois. De leur côté, Dalpé et Koussens (2016) ont mentionné la présence d’une transformation progressive du paysage juridique et politique québécois en la matière, soulignant la consécration d’une laïcité juridique plus intransigeante, influencée par une dimension narrative qui se veut critique vis-à-vis du pluralisme religieux.
Les enjeux de droit et de religion
Qu’en est-il de ces enjeux de droit et de religion à l’hôpital? Si ces diverses volte-face sur le plan législatif peuvent donner l’impression que le milieu de la santé a moins souvent été l’objet de débats publics, bien avant la décision de 2006 de la Cour suprême du Canada sur le kirpan, le plus haut tribunal du pays s’était pourtant penché sur un sujet maintenant répandu, à savoir le refus de transfusion sanguine chez les personnes témoins de Jéhovah9.
C’est en 1995, dans un service de néonatologie, qu’un important différend a mis en