Découvrez des millions d'e-books, de livres audio et bien plus encore avec un essai gratuit

Seulement $11.99/mois après la période d'essai. Annulez à tout moment.

Le corbeau muselé
Le corbeau muselé
Le corbeau muselé
Livre électronique398 pages4 heures

Le corbeau muselé

Évaluation : 0 sur 5 étoiles

()

Lire l'aperçu

À propos de ce livre électronique

À contrecœur, Aliénor accepte d’organiser un séminaire universitaire à Rennes-le-Château pour rendre service à une « vieille » amie. Cependant, lorsque son collègue excentrique est retrouvé mort dans des circonstances obscures, les soupçons se portent sur elle. Alors que les théories fantasques de la victime émergent, Aliénor se trouve plongée au cœur de mystères ésotériques et d’énigmes historiques. Parviendra-t-elle à démêler le vrai du faux et à éviter de se brûler les ailes dans cette intrigue ?


À PROPOS DE L'AUTRICE


Fascinée par l’histoire et les vestiges du passé, passionnée par les récits d’énigmes depuis son adolescence, Louise Lerouge a opté pour l’Aude et ses secrets comme toile de fond pour "Le corbeau muselé", son premier roman.
LangueFrançais
Date de sortie17 avr. 2024
ISBN9791042216627
Le corbeau muselé

Auteurs associés

Lié à Le corbeau muselé

Livres électroniques liés

Mystère historique pour vous

Voir plus

Articles associés

Catégories liées

Avis sur Le corbeau muselé

Évaluation : 0 sur 5 étoiles
0 évaluation

0 notation0 avis

Qu'avez-vous pensé ?

Appuyer pour évaluer

L'avis doit comporter au moins 10 mots

    Aperçu du livre

    Le corbeau muselé - Louise Lerouge

    Chapitre un

    Carcassonne

    Le clocher de la basilique Saint-Nazaire-et-Saint-Celse sonne 17 h. Aliénor soupire, admirative du joyau d’architecture médiévale offert à sa contemplation, depuis la fenêtre de son bureau. On pourrait craindre que cette construction hétéroclite, romane à l’est et gothique à l’ouest, heurte l’œil du puriste. Elle propose, au contraire, une harmonie touchante, tout aussi inspirante que la vie de ses deux saints, Nazaire et Celse. Issus de familles notables, ils ont tout abandonné pour partager le message de la foi chrétienne, sans jamais le renier malgré l’adversité de Rome, jusqu’à leur persécution sous Néron en 64. Une force intérieure qui a profondément touché Aliénor. Ses deux premières semaines dans l’Aude lui auront permis de prendre ses marques et d’organiser ses mois à venir. Fraîchement débarquée d’Abidjan, elle assure à Alet-les-Bains une mission temporaire de house keeping, dans une bastide désertée par sa propriétaire américaine. Elle a rapidement été happée par son amie d’université, Daliane, en charge de l’administration du château comtal et des remparts de la cité médiévale de Carcassonne. À grand renfort de souvenirs de leurs années en histoire de l’art puis en muséologie, son amie a fini par la persuader de revenir à ses premières compétences. Et d’assurer pour elle une vacation de guide-conférencière et d’assistante. « Tu étais la meilleure de la promo ! ». Tel a été l’argument imparable pour la convaincre de travailler pour elle. Il est vrai que sa charge au domaine de l’Éraude ne consiste qu’à garder la maison et à nettoyer ses espaces de vie en échange d’y vivre gratuitement jusqu’à fin décembre. Aliénor disposait donc du temps libre nécessaire pour consacrer une dizaine d’heures par semaine à cette mission culturelle. À juste titre, Daliane craignait que le caractère dynamique de son amie ne souffre d’une vie trop oisive. Redécouvrir l’histoire de Carcassonne et sa région s’est révélé passionnant et elle a renoué aisément avec son ancienne vocation, abandonnée depuis plusieurs années. Et son intégrité intellectuelle la force à admettre que son précédent métier d’enseignante lui manque moins qu’elle ne l’avait imaginé.

    Il lui avait fallu s’adapter au rythme étonnant de cette ville, coupée entre le quartier de la Bastide Saint-Louis et la cité médiévale. Cette dernière, désertée par les habitants, est entièrement dévolue aux visiteurs de passage. Les ruelles étroites y sont jonchées de magasins de souvenirs, de boutiques de reproductions médiévales en tous genres et d’échoppes de confiseries. Ainsi, le week-end, les jeunes visiteurs arpentent les remparts parés d’une panoplie historique pour le moins fantaisiste. Gaufre au sucre en main, ils supplient leurs parents de les laisser crapahuter librement sur le chemin de ronde. En cette saison basse, nombre de restaurants et tavernes ont fermé leur enseigne pour l’hiver. Seuls les établissements les plus implantés proposent encore leurs services, arborant fièrement leurs citations dans les guides touristiques et gastronomiques, tels d’anciens combattants leurs médailles militaires chèrement acquises. Ainsi, la place Marcou reste toujours envahie en fin de semaine.

    Les habitants ont, de leur côté, préféré se retrancher dans la Bastide Saint-Louis, deuxième cité médiévale de Carcassonne, dite « ville basse », construite à partir de 1247 sur les bords de l’Aude. La préférence d’Aliénor penche pour ce quartier, joyeux et fringant, au patrimoine remarquable. Moins éblouissant que la ville de Florence, bien sûr. Une ville fantastique dans laquelle elle a vécu trois années merveilleuses avant de la quitter, amère, après une rupture amoureuse brutale. À l’issue d’un séjour d’une année en Afrique, elle a finalement atterri ici pour quelques mois. Elle pousse un nouveau soupir, acerbe celui-ci, censé chasser ce passé douloureux de son esprit.

    Tout irait pour le mieux si sa « pote de fac » n’accordait pas autant de soin à trouver n’importe quel prétexte pour l’entourer d’hommes séduisants et libres, considérant que son célibat avait assez duré. De préférence les amis de son conjoint, prof d’université. Léandre est un homme charmant avec lequel Aliénor a tout de suite sympathisé. Ce vendredi après-midi touche donc à sa fin. Assise à son bureau, la jeune femme redoute l’annonce imminente d’une énième soirée « entre amis » durant laquelle Daliane la poussera dans les bras de tous les célibataires environnants. Et refusera d’entendre que son amie préfère pour le moment s’épargner le risque d’une nouvelle peine de cœur qui ne s’éteindrait qu’au prix de longues nuits de larmes et de désolation. Certains seront très charmants, comme toujours. Mais même si la solitude lui pèse, tout autant que son lit invariablement vide, Aliénor n’a pas l’intention de mettre le Léandre adoré dans l’embarras en faisant de ses collègues des amants sans lendemain.

    Ces pensées frivoles la rendent inattentive aux coups discrets frappés à sa porte. Daliane s’aventure dans le bureau, vêtue comme toujours avec un raffinement accordé à sa délicieuse silhouette de sylphide. Pourtant, son habituelle jovialité a cédé à une expression soucieuse, qui ne présage certainement pas une soirée de débauche.

    — Aliénor, je sais que ce n’est pas prévu dans tes missions, mais je souhaiterais que tu coordonnes avec moi l’organisation d’une formation. Une sorte de séminaire pour des guides-conférenciers ainsi que des étudiants en dernière année. Il s’agit d’exposés, échanges et débats sur l’histoire du territoire, agrémentés de visites de sites. Sur trois jours. Qu’en penses-tu ?

    Cet événement seul ne saurait infliger à Daliane une telle crispation. Son poste d’administratrice lui impose la gestion de dossiers beaucoup plus épineux. Quand Aliénor s’enquiert de ses difficultés, son air préoccupé se double d’une moue franchement renfrognée.

    — Le projet en lui-même ne pose pas de problème. C’est juste qu’on l’organise à Rennes-le-Château…

    Rennes-le-Château ? Bien sûr. Étudiantes, elles ont allègrement arpenté les routes à la découverte des richesses patrimoniales européennes. Elles avaient alors des tempéraments opposés. Aliénor aimait se laisser séduire par des approches historiques singulières, qu’en bonne repentie, elle qualifie volontiers aujourd’hui de fumeuses. Daliane, quant à elle, était déjà résolument cartésienne, réfractaire aux théories spéculatives et encore plus aux soi-disant mystères. Ce qui est toujours le cas. Rennes-le-Château, commune d’à peine soixante-dix administrés, située à une demi-heure au sud de Carcassonne, affublée par certains du titre de « capitale secrète de l’histoire de France », a la réputation d’un village aux multiples secrets. Trésor caché de l’Abbé Saunière, constructions et ouvrages ésotériques à n’en plus finir, tombeau de Marie-Madelaine, voire de Jésus, trésors des Wisigoths, des Templiers et des Cathares, tous les fantasmes dont la région regorge y sont concentrés. Et ont inspiré de nombreux ouvrages plus ou moins fantaisistes. On devine l’enthousiasme de Daliane à organiser un séminaire universitaire dans un lieu aussi sulfureux. Le sourcil interrogateur d’Aliénor lui arrache d’ailleurs un soupir irrité.

    — Oui, je sais ce que tu penses. Mais le Centre des Monuments Nationaux a aussi pour mission de construire des liens territoriaux forts et Rennes-le-Château est l’un des plus jolis villages du département. De toute façon, la décision est déjà prise depuis plusieurs mois. J’organisais cet événement avec l’animatrice du centre d’interprétation de l’architecture et du patrimoine de Narbonne. Mais la pauvre, sa grossesse se complique et elle vient d’être mise en arrêt pour plusieurs semaines. L’organisation est bien avancée. Le séminaire a lieu dans un peu plus de trois semaines, à la mi-novembre.

    Même si ces derniers mois, Aliénor a protégé sa nature généreuse, meurtrie par le chagrin, derrière une retenue prudente, il n’est pas toujours dans son tempérament de tourner le dos à une âme dans le besoin.

    — Ne t’inquiète pas. Je ne vais pas t’abandonner dans un repaire d’illuminés !

    Et comme par miracle, un sourire rassurant rend à son amie son enthousiasme naturel.

    — Merci, Didouce, tu me sauves !

    Un surnom ridicule et tenace qu’elles portent toutes les deux, conséquence fâcheuse d’une nuit d’ivrognerie universitaire. Soulagée, Daliane emporte Aliénor dans un tourbillon d’affection pour lui annoncer, enfin, la fameuse soirée « entre amis », car même Rennes-le-Château ne saurait freiner ses élans d’entremetteuse…

    Chapitre deux

    La femme de Ballak

    — Professeur Blanchard, un immense merci pour ces précisions. Vous interviendrez donc avec vos deux doctorants, Naël Adnan et Nicolas Moustiers. Au programme : la croisade contre les albigeois, les commanderies templières en Aude et l’Inquisition. Parfait, merci encore.

    Amid Blanchard, professeur des universités à Lyon 2 et médiéviste de renom, légèrement pontifiant, mais malgré cela fort sympathique, est l’invité d’honneur du séminaire. Son intervention sera l’occasion de démonter des préjugés tenaces sur l’histoire des hérésies du sud de la France, à commencer par l’usage impropre du terme « cathare ». Son champ d’études est assez large et bien qu’il travaille à Lyon, il séjourne souvent dans la région. Le 15 mars, il a d’ailleurs tenu une conférence à Montpellier sur le procès des Templiers, comme il vient de l’expliquer longuement avant d’apporter quelques détails sur l’intervention de Nicolas Moustiers, son thésard, qui ruinera lui aussi nombre d’idées reçues sur les procédures inquisitoriales.

    Une vibration de smartphone alerte Aliénor sur l’imminence de son déjeuner avec Daliane, laquelle risquant de tomber d’inanition au restaurant si elle doit l’attendre plus de cinq minutes. Le comble pour une personne incapable elle-même de ponctualité. En gare de Carcassonne, le jour de son arrivée, elle l’a fait poireauter près d’une demi-heure. Puis elle a finalement déboulé au volant de sa minuscule cabriolet, arguant du nouveau complot fomenté par les astres pour anéantir ses vains efforts pour honorer l’horaire de leur rendez-vous. Aliénor n’a évidemment pas écouté, protégeant ainsi ses précieux neurones de trentenaire d’une logorrhée interminable…

    Balayant ces considérations peu constructives et consciente que l’Univers stoppera son expansion le jour où Daliane deviendra ponctuelle, elle file parcourir en vitesse les cent mètres qui lui permettront de la rejoindre, à l’auberge de Dame Carcas.

    Aliénor pousse la porte du restaurant et parcourt la salle des yeux. Mais déjà, ses narines sont saisies par des effluves de viandes et d’épices, grillées au beurre dans une symphonie joyeuse de casseroles en cuivre, si caractéristique d’une cuisine du terroir généreuse. Daliane, déjà installée sur un confortable fauteuil de cuir cramoisi, étudie avec une concentration manifeste la carte des menus. Visiblement affamée, elle ne porte aucune attention au charme des voûtes en pierres de taille, aux poutres apparentes et à l’éclairage tamisé qui offrent aux usagers de cette vénérable bâtisse une ambiance de vieille auberge, chaleureuse et familiale. Tout ça pour porter au final leur choix, comme d’habitude, sur un magret de canard au miel. Un premier coup de fourchette salvateur leur permet d’aborder enfin sereinement leur déjeuner. Car, au-delà du plaisir d’un moment partagé, il doit leur permettre de finaliser l’organisation du séminaire.

    — Préparer cet événement aura été beaucoup plus plaisant que je ne l’imaginais, sûrement grâce à la qualité du programme.

    — Je suis d’accord, Aliénor. Les interventions font largement la part entre réalité historique et fantasme collectif.

    Ses notes étalées près de son assiette, Aliénor présente méthodiquement, entre deux bouchées, l’avancement de son travail, relatant, pour conclure, son entretien avec Amid Blanchard et indiquant que son après-midi sera consacrée à des échanges finaux avec deux autres chercheurs, Shabnab Dali et Paulin Vidal. Daliane réagit avec enthousiasme à l’évocation de ce dernier.

    — Paulin Vidal a une approche un peu austère, mais son intervention sur le patrimoine gallo-romain de la Narbonnaise va être palpitante. Tous les chercheurs de l’Université d’Aix-Marseille sont loin d’être aussi captivants. Il anime de nombreuses conférences dans tout le bassin méditerranéen. C’est un spécialiste du 1er siècle, mais il abordera normalement en fin de conférence la christianisation du sud de la France.

    En effet, Aliénor l’a lu dans l’historique des courriels échangés avec l’organisatrice précédente. Il s’agit de faire, là aussi, la part entre l’idée répandue de la venue de Marie-Madeleine à Marseille avant de finir sa vie à la Sainte-Baume, et la réalité archéologique qui, elle, ne parvient pas à l’établir.

    — Daliane, je poursuis. Shabnab Dali m’a envoyé un message. Elle nous confirme son thème d’intervention sur le contexte de la séparation de l’Église et de l’État. J’ai parcouru sa biographie : maîtresse de conférences à l’Université Paul Valéry à Montpellier, elle a réalisé une recherche sur l’activisme des cercles catholiques ouvriers, à la fin du 19e siècle, dont celui de Narbonne. Elle en parlera bien sûr.

    Quant à l’animation des tables rondes, l’organisation fonctionne comme prévu. Christine Maillard, directrice de la licence professionnelle de guide-conférencier.e de l’Université de Perpignan, animera un atelier sur des questions de médiation culturelle. Le Président de l’association des guides-conférenciers d’Occitanie (AGCO), Paul Morin, ainsi que le conseiller DRAC pour la valorisation du patrimoine, Jérôme Diche, interviendront également. Un riche programme donc et des échanges passionnants en perspective.

    Alors qu’elles passent brièvement en revue la liste de la cinquantaine de participants, Daliane tombe dans un mutisme inattendu. Qui dure. Aliénor observe son amie. C’est le genre de silence qui annonce le petit grain de sable qui va perturber un rouage bien huilé, malgré la satisfaction que devraient normalement leur apporter la perspective d’un événement bien organisé ainsi que la savoureuse tarte tatin qui vient de leur être servie.

    — Que se passe-t-il, Didouce ? Tout semble s’annoncer sous les meilleurs augures, non ?

    — Paul Morin nous demande une petite faveur.

    Une « petite faveur » ne saurait justifier une mine si déconfite. Aliénor patiente, sans un mot. Une attitude qui finit par être récompensée.

    — Il nous demande d’intégrer le secrétaire adjoint de l’AGCO à notre liste d’invités, bien qu’il ne soit pas intervenant.

    Cet homme est un guide-conférencier reconnu pour la qualité exceptionnelle de ses visites. Fort apprécié de ses collègues. Elle-même, Daliane, l’aime beaucoup. Il se révèle malheureusement adepte des théories fantasques sur Rennes-le-Château et ses environs, qu’il partage de manière théâtrale à quiconque croise son chemin. On imagine bien l’ambiance que la présence d’un tempérament difficile à canaliser peut entraîner. Elle finit par avouer, honteuse, avoir d’ores et déjà accordé cette faveur. Une confession qu’Aliénor gratifie d’un sourire bienveillant.

    — Daliane, je te donne l’absolution en échange d’un samedi soir sans entremise. Allez, dis-m’en plus sur cet aimable personnage.

    Gontran Goulard, c’est son nom, est un jeune homme d’à peine trente ans, très compétent, issu d’une formation universitaire en sciences humaines solide, maîtrisant les arcanes de la recherche archivistique. Un modèle à ce titre pour ses collègues. Il assure en free-lance des vacations dans plusieurs monuments et sites de la région. Il loge à l’année à l’Auberge de Pins, à Rennes-le-Château. Là où seront logés les intervenants du séminaire.

    — Il a une autre face, plus extravagante. Il est très attiré par des théories farfelues sur l’histoire de la région, mariant avec une facilité déconcertante contenus scientifiques historiques et évocations ésotériques ou occultes. Il y a quelques années, je suis sûre qu’il t’aurait beaucoup plu.

    Aliénor offre à cette remarque une moue réprobatrice. Il y a quelques années, peut-être. Mais une fois que l’on comprend que les théories alternatives rencontrent les plus grandes difficultés à appuyer leurs propos sur des faits concrets et des textes crédibles, il paraît difficile d’y accorder du crédit. Imaginer une source biblique comme unique trace de la réalité d’une origine extra-terrestre de l’humanité lui semble aujourd’hui manquer de la rationalité la plus élémentaire. Même si son tempérament romanesque rêve toujours de LA découverte incontestable qui remettra en cause le savoir établi. Bref, une fois l’écran de fumée dissipé, elle a préféré revenir à une approche moins séduisante, mais plus conforme à une rigueur scientifique qui ne l’avait, au fond, jamais vraiment quittée. Comme le disent beaucoup de chercheurs, la science n’apporte que des savoirs qu’on n’a pas encore pu remettre en cause. Pour autant, cette remise en cause doit reposer sur des fondements éprouvés suivant une méthodologie rigoureuse, et non se baser sur des intuitions qu’on estimerait de même valeur. Sans source, pas de vérité acquise, et on ne peut pas s’appuyer sur des données bancales. Différence entre croyance et science.

    Daliane rompt cette petite conférence intérieure et conclut sa présentation du personnage :

    — Il a créé une société pseudo-secrète Les chevaliers de Magdala dont je doute qu’il y ait beaucoup de membres. Toujours est-il qu’il sera dans notre sillage pendant tout le séminaire, ce qui t’obligera à une vigilance implacable.

    De retour à son ordinateur, Aliénor échange comme prévu quelques courriels avec Paulin Vidal et Shabnab Dali pour finaliser, sans grande difficulté, leurs interventions. Elle vérifie enfin une dernière fois sa liste de tâches. L’aménagement du domaine de l’Abbé Saunière et la transformation de la salle des fêtes en espace de séminaire ont été mis au point au terme de plusieurs échanges téléphoniques fastidieux avec Maurice Fourié, le chef du service technique de la mairie. La jeune femme a bravé avec courage un accent méridional, dont les « R » enroulés à l’excès le rendent à peine compréhensible pour une oreille non exercée. Suivant la pratique de Noël Corbu, ancien propriétaire du domaine Saunière qu’il avait converti en hôtel-restaurant dans les années cinquante, les salles en sous-sol de l’esplanade qui relient la tour Magdala à l’Orangeraie seront utilisées pour les pauses déjeuner. La gérante du restaurant Les jardins de Marie a trouvé la patience de valider et confirmer les innombrables détails inutiles, mais auxquels Aliénor semblait tenir pour l’organisation des repas et du dîner de clôture. Tout comme Géraldine Crival, propriétaire de l’hôtel dans lequel logeront les intervenants, l’Auberge de Pins, du nom d’une vieille famille aristocratique du Languedoc liée par mariage avec les seigneurs de Rennes-le-Château. Les déplacements du jour de leur arrivée jusqu’à leur départ ont été minutieusement vérifiés, voire minutés.

    Reste la présence de la presse. La chargée de communication du château de Carcassonne s’est montrée d’une efficacité redoutable. Outre les médias locaux et régionaux, plusieurs influenceurs couvriront l’événement. Elle a par ailleurs organisé la présence d’une radio spécialisée, la webradio Ondes Médiévales, qui réalisera une couverture et une diffusion audio grâce à la présence de son journaliste phare, Julien Crétois. Enfin, un dispositif technique a été prévu pour assurer l’enregistrement des interventions pour une diffusion en direct sur la chaîne YouTube du château de Carcassonne. Bien. Tout à l’air en ordre. Après avoir confirmé la bonne gestion de l’événement auprès des institutions devant en être informées – pompiers, gendarmerie, préfecture –, ne reste à Aliénor qu’à rédiger un courriel récapitulatif à Daliane. Laquelle sera parfois absente pour répondre à d’autres obligations de sa fonction. Le séminaire a lieu la semaine prochaine et les quelques bricoles à fignoler, tels les badges des intervenants et participants, l’impression des programmes et le discours d’ouverture seront bouclés en un clin d’œil.

    — Annette, je ne te remercierai jamais assez !

    Sous le soleil d’automne, Aliénor sirote un café en compagnie de sa boulangère préférée, à vrai dire, l’unique du village d’Alet-les-Bains. Au fil des semaines, et d’une consommation indécente de pain bio aux noix, les deux trentenaires ont noué des liens de sympathie, renforcés par la gourmandise et le besoin de motivation pour s’astreindre à deux séances de footing hebdomadaires. Pas un marathon, bien sûr ! Juste quelques kilomètres à trottiner dans les vignes.

    Le séminaire requiert la présence permanente d’Aliénor à Rennes-le-Château. Ce n’est qu’à 12 km de l’Éraude, mais son arrangement stipule qu’elle ne doit pas s’absenter la nuit. Madame Goldsmith, la propriétaire, présentement dans sa résidence new-yorkaise jusqu’à Noël, a été très compréhensive et conciliante, acceptant qu’Annette passe tous les jours jeter un œil en son absence. L’Américaine est certainement, elle aussi, sous le charme de la pétulante boulangère… On est lundi, Aliénor sera à Rennes-le-Château dès le lendemain après-midi pour accueillir les intervenants et procéder aux ultimes préparatifs. Et elle ne rentrera que samedi matin après le départ de tout le monde. Elle profite donc de cette journée au soleil, sur la terrasse de la bastide.

    C’est le grand jour. L’activation de l’alarme de la maison contrôlée trois fois, l’application du télésurveilleur installée sur son smartphone et Annette assommée d’instructions jusqu’à saturation, Aliénor roule enfin, dans la voiture de madame Goldsmith mise à sa disposition avec la maison, sur la D118 qui la mène à Rennes-le-Château. Suivant les directives de la haute saison durant laquelle le village est interdit à la circulation, bien qu’en hiver cette prescription soit levée, elle se gare sur le parking en contrebas. Les services municipaux ont en effet jugé plus pertinent d’éviter un flux de véhicules en maintenant la circulation piétonnière exclusive. Elle s’engage donc à pied dans la Grand-Rue, artère principale qui irrigue la bourgade. Son itinéraire passe par la salle des fêtes, puis par le domaine de l’Abbé Saunière pour un énième rendez-vous inutile avec les techniciens de la mairie, car tout est prêt, bien sûr. Mais il aura été l’occasion de rencontrer le fameux Maurice dont la stature de colosse, relevée par une moustache conquérante s’accorde à merveille avec son accent occitan. Puis elle envoie un dernier message, inutile, lui aussi, au traiteur. Tout est prêt, doublement, triplement prêt. Devenue au fil des semaines la bête noire de tous ses partenaires et prestataires, Aliénor a imposé à tous et sans relâche le principe « ceinture et bretelles ». Elle se dirige, enfin, bagages en mains, vers l’Auberge de Pins. Cette bâtisse massive, dont les premières pierres datent probablement du 13e siècle, est posée dans un écrin verdoyant bordé au nord par un minuscule ruisseau qui plonge quasiment dans la falaise et magnifié par les premières couleurs d’automne. La gérante de l’établissement, Géraldine Crival, une quinquagénaire flamboyante, l’attend sur le perron. Aliénor lui tend une boîte de chocolats en signe d’armistice. Ce geste peu commun est très apprécié. Après une ultime vérification de l’organisation de cette première soirée, la gérante la conduit dans sa chambre, au premier étage, une pièce de beau volume à l’harmonieuse décoration dans les tons pourpres et Naples : un grand lit, confortable, surmonté de rideaux et un élégant mobilier en bois, dont une méridienne en velours écru. Les murs en pierres, les poutres apparentes ainsi que la mise en valeur de l’imposante cheminée offrent une ambiance néo-médiévale. Bien que le goût d’Aliénor penche pour les intérieurs contemporains dépouillés, il faut admettre que le rendu est coquet et soigné.

    Affalée sans la moindre retenue sur son lit moelleux, elle survole ses notes. Il est 15 h 30. Le premier intervenant, Amid Blanchard, arrive avec ses deux doctorants à 17 h. Cela lui laisse largement le temps de s’installer, de prendre une douche et de se préparer. Elle a opté pour une tenue sobre, dont elle a réussi à se convaincre qu’elle mettait en valeur les formes généreuses de sa silhouette plantureuse.

    À 16 h 45, elle descend donc l’élégant escalier qui mène dans le hall d’accueil, son badge d’organisatrice accroché sur sa poitrine. Elle répète mentalement les phrases de bienvenue choisies pour accueillir chaque invité de manière personnalisée quand elle est interpellée par une voix d’homme déclamant dans son dos.

    — Gente dame, vous devez être la belle Aliénor ! Bienvenue dans l’antre du mystère !

    Pas besoin de connaître l’homme pour deviner son identité. Se retournant, elle se trouve face à Gontran Goulard.

    Elle le dévisage, non sans surprise.

    Chapitre trois

    Soirée à pins

    L’ambiance est médiévale dans la salle à manger de l’Auberge de Pins. Un feu crépite dans l’imposante cheminée de pierres. Depuis l’âtre, la danse des flammes projette une lumière douce sur les meubles de bois massif et les tentures murales. L’atmosphère chaleureuse qui s’en dégage se marie à merveille avec le climat humide et frais d’automne. Daliane, en parfaite organisatrice, officie avec grâce. Le plan de table, favorable à Aliénor, lui rend le dîner d’autant plus agréable. Shabnab Dali, belle femme d’une jeune quarantaine d’années dont l’ondoyante chevelure brune sublime la finesse de son visage, est assise à sa gauche. En historienne passionnée, elle ne résiste pas à l’envie d’aborder ses recherches relatives au contexte politique de la séparation de l’Église et de l’État en France. Aliénor l’écoute, fascinée tout autant par l’intelligence de ses propos que par le charme magnétique qui se dégage de son regard. Naël Adnan, qui lui fait face, est tout aussi intéressant. Il s’exprime avec un délicieux accent oriental, même si son attitude stricte et sérieuse laisse entrevoir un tempérament forgé au gré d’épreuves d’une dureté incontestable. D’origine syrienne, il a fui au Liban pour poursuivre ses études à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth. Son sujet de master portait sur le Krak des chevaliers, situé à 50 km à l’ouest de Homs, site qui a fasciné en 1909 le célèbre Lawrence d’Arabie. Il a rencontré le professeur Blanchard, lors d’un colloque à l’Université de Tripoli. Ce dernier lui a alors offert l’opportunité de rejoindre son équipe pour mener, sous sa direction, une thèse de doctorat sur les sites templiers orientaux.

    — Ne sont-ils pas captivants ?

    Cette question, Julien Crétois la souffle à l’oreille d’Aliénor au moment où le café leur est servi. Si bien sûr, ils le sont. Ce journaliste d’une trentaine d’années, jovial, à l’allure d’un Robin des Bois de cinéma, en moins séduisant qu’Errol Flynn, porte fièrement les attributs archétypaux du Moyen-Âge anglais : petite moustache fine et bouc en pointe. Spécialiste de la

    Vous aimez cet aperçu ?
    Page 1 sur 1