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Déité-tao-abellio: L’homme intérieur face à l’indéterminé
Déité-tao-abellio: L’homme intérieur face à l’indéterminé
Déité-tao-abellio: L’homme intérieur face à l’indéterminé
Livre électronique1 011 pages7 heures

Déité-tao-abellio: L’homme intérieur face à l’indéterminé

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À propos de ce livre électronique

"Déité-Tao-Abellio" montre et démontre qu’une proximité philosophique et spirituelle existe entre ces trois courants : la Déité de Maître Eckhart – 1260-1328 –, le Tao de la pensée chinoise – 500 ans avant notre ère, notamment le taoïsme philosophique – et la pensée de Raymond Abellio – 1907-1986 –. Alors que ces trois mouvements paraissent très éloignés, aussi bien dans le temps que dans l’espace, ils reposent, tous les trois, sur l’idée que nous nommons l’Indéterminé. Comment ces trois pensées séparées par trois millénaires, trois pays et deux continents peuvent-elles se rejoindre ? Quelles informations fournissent-elles sur notre passé, sur notre « devenir », sur notre insularité, sur notre interdépendance mais surtout sur notre vie, sur notre mort, sur l’après-vie et sur l’après-mort ?



À PROPOS DE L'AUTEUR




André G. Crabbe s’est toujours intéressé à l’histoire, la philosophie et aux religions. Lors de ses nombreux voyages en Asie, il s’est passionné pour les traditions de sagesse telles que le bouddhisme, le taoïsme et l’hindouisme. Sa rencontre avec l’œuvre de Raymond Abellio l’a incité à approfondir cette connexion entre l’homme intérieur et l’Indéterminé  - Déité, Tao - qui représente l’objet essentiel du présent ouvrage.
LangueFrançais
Date de sortie1 mars 2024
ISBN9791037799579
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    Aperçu du livre

    Déité-tao-abellio - André G. Crabbe

    Avant-propos

    Il est certain qu’il y a dans la théologie de Maître Eckhart et d’autres mystiques de l’Occident ainsi que dans les traditions philosophiques de l’Hindouisme, du Bouddhisme et du Taoïsme, un désir profond, non pas de l’union avec un Dieu en tant qu’être d’intelligence suprême et de compassion, mais unité avec, et même absorption dans, l’Infini en tant que principe impersonnel de transformation¹.

    Joseph A. Bracken, S. J.

    Ce livre tente de comparer, de faire rencontrer, voire de provoquer une réelle interaction entre ces trois courants de pensée philosophico-spirituels : la Déité² de Maître Eckhart, le Tao de la pensée chinoise et la pensée de Raymond Abellio, notamment, pour ce dernier, l’ensemble de ses travaux autour de ce qu’il appela sa Structure Absolue.

    Cet essai se donne comme objectif principal la suppression des certitudes, des croyances figées, au sein de la seule philosophie unique – la sienne – et le rejet systématique de tout autre courant. Il s’agira donc de rapprocher, de réconcilier, de rencontrer plutôt que de diviser, à tout prix, jusqu’à l’obtention d’une seule solution « pure et dure ». Le présent ouvrage essaiera de faire rencontrer, effectivement, ces trois courants d’idées en ne se bloquant pas sur des différences et contradictions dites insolubles, aussi bien en termes nationaux, géographiques, civilisationnels, que philosophiques, spirituels, scientifiques et, surtout, temporels. Quelques exemples fréquents de sujets considérés comme absolument contradictoires :

    Nous verrons que nos trois courants de pensée ont beaucoup plus de points communs que de différences irréconciliables. Un premier exemple important de cette communauté spirituelle nous est donné par le titre de ce livre : L’homme intérieur face à l’Indéterminé aussi bien dans la Déité de Maître Eckhart, le Tao de la pensée chinoise et la structure absolue de Raymond Abellio. Il ne s’agit pas, de toute manière, de fusionner ces courants, mais de leur procurer la possibilité de se rencontrer et d’observer en quoi une telle relation ne pourrait pas mener à des développements et des rapprochements intéressants, non seulement pour eux-mêmes, mais aussi bien, dans le futur, pour d’autres apports philosophiques, spirituels et culturels à tout autre courant de pensée. C’est ce que nous disait Werner Heisenberg au siècle dernier :

    Il est probablement vrai qu’en général, dans l’histoire de la pensée humaine, les développements les plus féconds naissent à l’intersection de deux courants d’idées. Les courants peuvent avoir leur origine dans des domaines totalement différents de la culture, à des époques et en des lieux culturels divers. Dès lors qu’ils se rencontrent effectivement et entretiennent une relation suffisante pour qu’une réelle interaction puisse s’exercer, on peut espérer des développements nouveaux et intéressants³.

    *

    L’objectif du présent essai est d’appeler à dépasser ces différents points de vue, ces attitudes souvent bloquantes et, a contrario, de montrer, voire de démontrer, que ces trois courants de pensée peuvent, non seulement, être intéressants pour eux-mêmes mais, par extension – dans la mesure où ils proviennent de pays différents, de langues différentes, de civilisations et d’époques différentes – rapprocher culturellement l’ordre du monde présent et être refondateur envers le futur, voire devenir un antidote au « choc » des civilisations. La culture, l’art, la philosophie, la spiritualité peuvent abolir les partis pris, de toutes sortes, qui fleurissent un peu partout dans le monde.

    Dans la mesure où nous avions abordé dans notre ouvrage précédent, à la fois la pensée de Maître Eckhart et celle de Raymond Abellio, nous insisterons davantage sur le taoïsme et, plus généralement, la pensée chinoise. Cela explique les deux parties dédiées à cet Extrême-Orient Chinois.

    Ce livre sera donc divisé en cinq parties, les quatre premières décriront nos trois courants de pensée :

    *

    La partie suivante montrera en quoi les distinctions entre ces différents courants se réduisent depuis la fin du XXe siècle. D’ailleurs, il s’agissait plus de différences entre nations, voire entre civilisations, qu’entre les philosophies et les spiritualités de ces courants de pensée. Le brassage, la mondialisation et le rapprochement des cultures commencent à réduire ces différences – même si les dernières années 2020-2022 font plutôt marche arrière avec la pandémie du Covid, les crises économiques, l’entrée en guerre de la Russie contre l’Ukraine mais, également, la division du monde entre pro et anti-« Occident », alors que, il est vrai, la civilisation occidentale connaît un déclin patent. Ce brassage ne représente pas qu’un nivellement par le bas, puisqu’il a entraîné et entraînera encore, certes involontairement, une mondialisation culturelle, spirituelle et même philosophique. C’est ce que nous dit le livre récent de Claude Meyer dont le titre est significatif : Le renouveau éclatant du spirituel en Chine⁴, même si son sous-titre ajoute un bémol en nous faisant remarquer que la Renaissance des religions doit faire face à la Répression du Parti. Cette renaissance potentielle provient, en grande partie, d’une certaine mondialisation provoquant à la fois des échanges économiques, culturels et humains. Qu’on le veuille ou non, l’Occident s’est intéressé à l’Extrême-Orient, alors que ce dernier en a fait tout autant vis-à-vis du premier. Il y eut, simultanément, un voile posé sur les traditions extrême-orientales aussi bien au Japon pour le bouddhisme Zen, qu’en Chine pour le taoïsme Tao chia, et, par ailleurs, une prise de connaissance assez importante de ces traditions par la civilisation occidentale. L’Occident est presque devenu, certes plus sur la forme que sur le fond, davantage bouddhiste et taoïste que l’Orient, tout au moins que la Chine « officielle » ! Même si ce transfert n’exclut pas les distorsions, ni ne touche l’ensemble des populations de l’un comme de l’autre, toujours est-il que, des rapprochements culturels et philosophiques ont déjà eu lieu, tel l’exemple japonais de « l’École de Kyoto », entre philosophes bouddhistes japonais et certains philosophes européens du XXe siècle (Heidegger, Nishida Kitarõ, Nishitani Keiji). Cela se poursuivra, se multipliera lors des rencontres culturelles et philosophiques du futur. La dernière partie montrera que nos trois courants de pensée ont de nombreux points communs même si, à ce jour, certains d’entre eux les méconnaissent voire les sous-estiment. Citons, au sein de leur approche commune potentielle, certains sujets tels que l’Indéterminé, l’interdépendance universelle, la spiritualisation du monde, « l’enstase⁵ » vs l’extase, l’union féconde de l’Être et du Devenir et, pourquoi pas, la mise en commun d’une lecture philosophique ainsi que l’utilisation d’un ouvrage tout aussi vieux que les débuts de l’Ancien Testament : le Yi Jing ! Tous ces projets de réflexion commune, voire de rapprochement, seront approfondis dans la dernière partie : Rencontre Déité, Tao, Abellio, mais également dans notre conclusion.

    Ce livre contient de nombreuses citations, pour la raison très simple que je n’ai jamais eu la prétention, seul dans mon coin, de connaître et faire connaître trois millénaires de taoïsme et autres pensées chinoises. Il m’a semblé normal d’intégrer à mon ouvrage les passages qui m’ont le plus aidé dans l’écriture de cet essai, mais, également, d’en faire parler leurs auteurs aussi bien ceux qui nous ont quittés – corporellement parlant – que nos contemporains. Je les en remercie tous.

    I

    La Déité de Maître Eckhart

    Lorsque j’étais dans ma cause première [dans mon être incréé], je n’avais pas de Dieu et j’étais cause de moi-même ; alors je ne voulais rien, je ne désirais rien, car j’étais un être libre, je me connaissais moi-même, jouissant de la vérité. Je me voulais moi-même et ne voulais rien d’autre, ce que je voulais je l’étais et ce que j’étais je le voulais et là j’étais dépris de Dieu et de toutes choses, mais lorsque, par ma libre volonté, je sortis et reçus mon être créé, j’eus un Dieu, car avant que fussent les créatures, Dieu n’était pas « Dieu », mais il était ce qu’il était. Mais lorsque furent les créatures et qu’elles reçurent leur être créé, Dieu n’était pas Dieu en lui-même, il était Dieu dans les créatures⁶.

    Maître Eckhart

    Nous avons traité de la Déité dans l’essai : Connaissance de la Déité – De Maître Eckhart à Raymond Abellio⁷. Nous en reprenons à la fois les thèmes essentiels ainsi que ses conclusions les plus pertinentes tout en les orientant, et en les positionnant, dans le contexte fédérateur du présent essai.

    La vie de Maître Eckhart peut être représentée en quatre grandes étapes :

    Qui était Maître Eckhart ?

    Ces quatre grandes périodes de la vie de Johannes Eckhart pourraient être ramenées à ce que l’on peut appeler les deux faces du célèbre Thuringien : le Maître de lecture ou Lesemeister (théologien exégète de métier) et le Maître de vie ou le Lebemeister. Bien sûr, le Thuringien a eu une période universitaire, puis une vie de prêcheur comme tous les dominicains. Il semble pourtant qu’Eckhart, dès la fin du XIIIe siècle, avait déjà en tête l’essentiel de ce que deviendrait son œuvre et sa pensée théologique et philosophique. La preuve en est fournie par ses deux premiers ouvrages : les entretiens spirituels⁹ et son Commentaire de la genèse où tout est déjà dit. Il n’aurait pas été nommé prieur d’Erfurt en 1294, s’il n’avait été qu’un intellectuel « mystique ». Eckhart a toujours été passionné par son activité de prêcheur et d’enseignant aussi bien vis-à-vis des novices (Erfurt, Strasbourg, Cologne) que lors de sa formation des dominicains étrangers à Paris. Il semble que l’on ait trop divisé les activités du Maître. Il a toujours entrelacé, étroitement, ses fonctions de Lesemeister et de Lebemeister. De plus, il n’a, jamais rechigné, en tant qu’homme pragmatique et concret, aux tâches administratives entraînées par ses tâches de prieur, de provincial et d’enseignant.

    C’est toujours ce besoin de le répertorier, en tant que « mystique », qui a provoqué et exacerbé cette division entre une première phase très intellectuelle et une seconde où il aurait été essentiellement prêcheur chez les béguines. Il faut dire qu’il s’est toujours bien gardé de parler de lui. Le moins que l’on puisse dire c’est qu’il était peu disert sur lui-même. Ses frères dominicains n’ont pas davantage communiqué sur leur Maître. Il était tellement détaché que nous ne le connaissons que par ses écrits et ses sermons, du moins ceux que l’on a retrouvés et identifiés à ce jour. Quant à son entourage et ses successeurs, nous avons vu plus haut que la « chape de plomb » avait éteint toute velléité de mentionner quoi que ce soit de lui ou même de son œuvre. C’est donc uniquement sur ses textes qu’il faut se référer, c’est d’ailleurs ce que font ses lecteurs qui, pour la plupart, sont tellement touchés par cette pensée qu’ils ne peuvent plus s’en passer.

    Alors il est vrai, et ceci lui a été fortement reproché, que le Maître est passé du latin à l’allemand, pour ne point s’adresser qu’aux intellectuels, mais communiquer également avec le peuple.

    Eckhart en tant que penseur concret et non dogmatique

    Eckhart connaît les hommes dans leurs métiers quotidiens. Si le travail du potier lui est inspiré par Jérémie et saint Paul, il sait aussi que l’imagier met dans son œuvre tout l’amour que renferme son cœur. Il a regardé le charpentier bâtissant la maison et la hache dont il se sert, l’homme au coin de son feu, dans l’étable ou travaillant sa vigne, le médecin devant le malade qu’il veut guérir et ce malade lui-même dont la langue empâtée donne de l’amertume aux aliments : tel le chrétien englué dans les choses d’ici-bas qui ne peut goûter les biens d’en haut¹⁰.

    Jeanne Ancelet-Hustache

    Celui qui devint Maître Eckhart savait, voyait, dès ses débuts parisiens, où il voulait en venir, mais il avait besoin de le démontrer. Cette volonté marque toute son œuvre : démontrer, par la philosophie, la justesse de sa foi, donc marier foi et raison.

    Nombreux sont ceux qui ne veulent voir en Eckhart qu’un mystique et uniquement qu’un mystique, c’est d’ailleurs ce qualitatif qui lui fut le plus souvent affublé. D’autres moins nombreux, mais plus incisifs, ne voudraient voir en lui qu’un philosophe, du moins un philosophe du christianisme¹¹. Enfin, il arrive qu’on lui colle la double étiquette de scolastique et de spéculateur.

    Tous ont, en partie, raison, sauf que le Thuringien cumule l’ensemble de ces appellations. Il est en effet philosophe, intellectuel de renommée internationale, théologien, adepte de la logique d’Aristote, mystique, scolastique et expert en spéculation philosophico-théologique. Il est même philologue et poète, nous le constaterons aussi bien dans ses sermons que dans son poème : le Grain de Sénevé¹². Pour ce qui est du mysticisme, il n’y a que sa considération de l’inutilité de tout intermédiaire entre l’homme et la Déité qui peut, à la rigueur, nous incliner à penser que Maître Eckhart est un mystique. Pour le reste, le Maître ne cesse de proclamer qu’il faut faire un usage de la raison en toute chose.

    Eckhart n’est jamais dogmatique ni partisan d’une seule école. Il s’inspire aussi bien :

    Lors de sa période de Maître de Lecture, il a su prendre, au sein de chacune de ces différentes écoles, ce qui enrichissait sa vision. Il a su tirer profit de ses disputes scolastiques parisiennes pour approfondir ce qui ne lui semblait pas encore acquis. Il a beaucoup médité les œuvres de ses trois prédécesseurs dominicains qui ont fréquenté les mêmes écoles de pensée de Paris, d’Erfurt, de Cologne et de Strasbourg. Nous voulons dire, bien sûr, Albert le Grand, Thomas d’Aquin et Dietrich de Freiberg.

    Il semble aussi qu’un évènement parisien – auquel il ne participa pas directement, mais dont il entendit beaucoup parler à Paris, par le grand inquisiteur : Guillaume de Paris ¹³ – eut, sur Eckhart, une influence déterminante quant à ses relations futures avec les béguines. C’est le bûcher sur lequel Marguerite Porete, tenant, dans ses bras, son Miroir des âmes simples et anéanties, périra par les flammes de l’Inquisition. Tout ceci se passant à la même époque, lors de laquelle, le Concile de Vienne condamna les huit erreurs des bégards et des béguines sur l’état de perfection. On ne sait pas exactement ce qu’Eckhart en a retenu, mais on ne peut pas manquer de se demander si ces condamnations marquèrent le Thuringien qui eut l’occasion, à Strasbourg, pendant une dizaine d’années, de rencontrer ces mêmes béguines, même s’il n’en était pas directement chargé. Pourtant, nous sommes devant un questionnement face aux comparaisons entre le détachement prôné par Eckhart, ses sermons strasbourgeois et l’âme vide, vacante, libre de Marguerite Porete, ainsi que les écrits et poèmes d’une Hadewijch d’Anvers ou de Mechtilde de Magdebourg, lesquels sont, également, très proches de ceux du Thuringien et, en cela, plus qu’étonnants, et pourtant, aucune de ces célèbres béguines n’a jamais rencontré le Thuringien. Elles sont d’ailleurs toutes trois plus âgées que lui.

    À ces différentes parties de la vie d’Eckhart s’ajoute un dernier épisode celui de la fin, assez mystérieuse, de son passage terrestre.

    Les deux procès et la fin à Avignon

    La condamnation ne s’appliquait pas à Eckhart personnellement – on disait qu’il avait déploré et révoqué ses erreurs – mais seulement aux affirmations énumérées et aux livres qui les contenaient. Eckhart avait toujours montré une entière obéissance et loyauté envers le pape, et c’est peut-être en reconnaissance de cela que le pape avait attendu sa mort pour prononcer cette condamnation. L’ironie du destin veut que plus tard Jean XXII ait lui-même était condamné par son successeur, Jacques Fournier, pour une hérésie concernant la vision béatifique et le jugement dernier.

    Tout cela a été résumé en ces termes, de façon fort pertinente, par Peter Hebblethwaite : « Nous avons donc un pape hérétique qui déclare Eckhart hérétique sans en avoir lu l’œuvre ni écouté la défense. »

    Cyprian Smith, bénédictin anglais¹⁴

    Alors que toute sa vie, un grand prêcheur fut toujours acclamé, c’est trois ans avant son décès, à l’âge de soixante-cinq ans, que se déclenchent les attaques virulentes contre sa personne. Devant la violence de ces dénonciations, on est en droit de se demander quelles en sont les sources ? Commençons par les premières attaques et le procès de Cologne, plus que suspect, intenté contre le plus brillant dominicain de l’époque. Pourquoi un tel acharnement contre lui ? Jeanne Ancelet-Hustache tente, comme nous, de comprendre cette cabale :

    Voilà un religieux dont tous, même ses pires ennemis, reconnaissent la vie irréprochable. Il a par deux fois occupé une chaire à l’Université de Paris, privilège extrêmement rare. Il a été honoré par la confiance de ses frères qui l’ont revêtu des plus hautes charges. Depuis quarante ans, il enseigne la même doctrine, et c’est alors seulement qu’on l’attaque. […] En 1325, le chapitre général de Venise signale que la parole de certains frères d’Allemagne risque d’égarer les fidèles. Il semble impossible que Maître Eckhart soit ici visé. Il est une des lumières de l’Ordre, même les frères de langues romanes connaissent au moins ses œuvres latines, ses frères d’Allemagne ont eu l’occasion de l’entendre enseigner ou prêcher. Ses disciples le vénèrent. […] Nicolas de Strasbourg doit sévir [dominicain devenu visiteur de la Teutonie] contre deux frères de Cologne, Guillaume de Nidecken, rebelle, et Hermann de Summo, suspect par ses mœurs, qui répand des pamphlets calomnieux et nous aurons la preuve qu’il s’en prend tout spécialement à Maître Eckhart. Les agissements de ces deux inquiétants personnages excèdent les habitants de la ville. Il faut qu’ils soient l’un et l’autre soutenus par quelque puissante autorité puisque ni leur supérieur ni l’envoyé du pape ne parviennent à les faire exclure de l’Ordre. Il semble bien, et la suite des évènements confirmera cette hypothèse que ce protecteur occulte fût l’archevêque lui-même¹⁵.

    L’archevêque en question est Henri II de Virnebourg. Ce dernier a des problèmes financiers qu’il combine avec une haine farouche contre les dominicains. Ceux-ci ont un prestige certain dans la ville de Cologne, surtout dû, d’ailleurs, aux prêches du Thuringien. Ils récoltent de nombreuses aumônes, qui ne vont pas dans les corbeilles de l’archevêque. Virnebourg ne supporte pas que Nicolas de Strasbourg n’attaque pas Eckhart, il crée donc une commission chargée de préparer le procès en inquisition par l’intermédiaire de l’Inquisiteur, Maître Reinher Friso, docteur en théologie, et le franciscain Pierre de Estate. Le fait de mettre un franciscain, dans cette commission, jouait encore plus en défaveur du dominicain, lorsqu’on sait que les deux ordres mendiants étaient souvent en opposition doctrinale et politique. Un autre aspect, plus général, est intervenu dans l’ouverture de ce procès, c’est le conflit entre le second pape d’Avignon, Jean XXII et Louis de Bavière. Les dominicains étaient fidèles au pape, alors que l’archevêque de Cologne était un important personnage d’Empire. En matière de lutte contre les pseudo-hérétiques, ce même Virnebourg n’en était pas à son coup d’essai, il avait déjà brûlé, ou noyé dans le Rhin, un grand nombre de bégards et de béguines. En 1326, cette commission établit une première liste de quarante-neuf propositions suspectes d’hérésie et jugées condamnables. Le 13 septembre, Eckhart y répond, en faisant remarquer qu’en vertu du privilège d’exemption de l’Ordre dominicain, il n’est pas tenu de comparaître devant ce tribunal. Il n’est responsable que devant le pape et l’Université de Paris. Mais il se soumet et défend chacun de ces quarante-neuf articles incriminés. C’est lors de ce premier procès qu’il déclare :

    Je puis me tromper, je ne puis pas être hérétique, car l’erreur est affaire d’intelligence, l’hérésie dépend de la volonté¹⁶.

    Peu de temps après, est établie une deuxième liste de cinquante-neuf propositions, toutes extraites des sermons allemands, dont beaucoup figuraient déjà dans la première liste. Une troisième liste, aujourd’hui perdue, avait été préparée. Le 24 janvier, Eckhart est interrogé devant le chapitre de la cathédrale de Cologne. Nicolas de Strasbourg est accusé d’entraver le travail de l’Inquisition, il en appelle au pape. Maître Eckhart en fait de même, en demandant à comparaître devant la curie d’Avignon. Le Thuringien fait, en chaire de la cathédrale, la déclaration d’orthodoxie suivante :

    Moi, Maître Eckhart, docteur en sacrée théologie, proteste avant toute chose, prenant Dieu à témoin que j’ai toujours réprouvé toute erreur sur la foi et toute corruption des mœurs autant que je l’ai pu, ces erreurs étant contraires à ma condition de maître et à mon ordre. Si donc on trouvait quelque proposition erronée concernant ce que je viens de dire, que je l’ai écrite, dite ou prêchée, en privé ou en public, en quelque lieu ou quelque temps que ce soit, directement ou indirectement, selon une doctrine suspecte ou fausse, je la révoque ici expressément et publiquement devant tous et chacun de ceux qui sont ici présents¹⁷…

    Le 22 février, il apprend que sa demande de comparaître devant le Saint-Siège est rejetée. Gérard de Podahns, vice-procureur général des dominicains, dénonce encore les agissements de Summo et Nidecken. Le dominicain Hermann de Summo, pour échapper aux sanctions de Nicolas de Strasbourg, quitte son couvent et part pour Avignon combattre les hérésies d’Eckhart. Il emporte avec lui l’ensemble du dossier de l’Archevêque ! Gérard de Podahns demande au pape de l’arrêter ainsi que l’autre dominicain, Guillaume de Nidecken. Hermann de Summo est arrêté lors de son arrivée à Avignon. Quant à Nidecken, il est également arrêté alors qu’il partait, lui aussi, pour la curie avignonnaise. Mais ces deux arrestations n’empêchent pas le procès de se dérouler.

    Eckhart passe outre au rejet de sa demande et part pour Avignon :

    Le provincial de Teutonie et trois « lecteurs » [c’est-à-dire professeurs] l’accompagnent : on constate à quel point les dominicains sont sensibles à ce qui touche leur illustre confrère. Il est probable qu’il réside au couvent dominicain d’Avignon¹⁸.

    La commission pontificale avignonnaise, en charge du recours, se limite à l’examen des articles transmis par Cologne, en dehors de leur contexte, puisqu’ils ne lisent rien, de tout ou partie, de l’œuvre du Thuringien. À ce sujet, Monseigneur Josef Koch déclara :

    Dans l’histoire des condamnations de propositions théoriques erronées, c’est sans doute la seule fois qu’un jugement de l’autorité suprême s’appuie sur un fondement aussi fragile¹⁹.

    Le Thuringien, dans sa comparution, se défend très mal devant les propositions qu’on lui présente, dans la mesure où il ne les a jamais enseignées en tant que telles. Pour finir, cette commission ne retient que vingt-huit des propositions de Cologne. Eckhart n’est plus poursuivi pour hérésie, il n’y a plus que l’étude critique de ces vingt-huit articles, en dehors du cadre des œuvres dont ils étaient extraits. La bulle de condamnation In agro dominico ne retient que les quinze premiers et les deux derniers comme hérétiques sur la centaine transmise à la curie. Elle ne sera publiée, qu’après le décès de Maître Eckhart, le 27 mars 1329, et seulement dans le diocèse d’Henri II de Virnebourg : Cologne²⁰ ! La haine de cet archevêque pour Eckhart est confirmée par un courrier de ce dernier au pape Jean XXII dans laquelle il s’inquiète que la mort du Maître dominicain n’arrête l’action entreprise !

    On peut résumer tout ce que la hiérarchie ecclésiale reprochait à Eckhart, qui prête à sourire et à considérer que ce procès conjuguait à la fois un simulacre de procès et une haute considération du Maître dominicain, par une courte phrase de la bulle In agro dominico du 27 mars 1329 :

    Il [Eckhart] a voulu en savoir plus qu’il ne convenait ²¹!

    La mort d’Eckhart est restée plus que mystérieuse, puisque personne ne connaît ni le lieu, ni la date, ni les conditions de son décès, si ce n’est que ce dernier survint, lorsque celui-ci était encore censé être à Avignon, avant la fin du procès qui lui était intenté. Curieusement, il n’y eut jamais d’enquête sur la mort de ce célèbre dominicain, qui était pourtant accompagné de quatre de ses disciples : le provincial de Teutonie : Henri de Cigno et trois confrères : Nicolas de Strasbourg, Conrad d’Halberstadt et Otto de Schauenbourg. Tout ce que l’on put dire à l’époque, et encore maintenant, c’est que le Maître avait été épuisé par le voyage, ainsi que par les difficiles épreuves morales des différents jugements de Cologne et d’Avignon.

    Ce que nous n’avons jamais bien compris c’est qu’avant de se rendre à Avignon, les quatre dominicains sont allés à Perpignan assister à un chapitre général tenu dans cette cité catalane. On ne connaît pas grand-chose de cette participation des Colonais à ce chapitre, mais il faut croire qu’ils représentaient leur province de Teutonie. Alors qu’un procès plus qu’important se prépare, pour les cinq dominicains rhénans, ceux-ci décidèrent d’aller faire une balade en terres catalanes, qui n’est quand même pas, à l’époque, la porte à côté, et de plus, avec un homme de soixante-sept ans, mort de fatigue !? Sa présence y est attestée par le Maître général des Franciscains, Michel de Césène ²², dans son Appelatio Major. Il fut, lui aussi, plus qu’étonné de la présence de Maître Eckhart et de Nicolas de Strasbourg à cette réunion du 31 mai 1327 !?

    Ce dont on est presque certain, et encore, c’est que le Maître décéda avant le 30 avril 1328, date à laquelle Jean XXII répondit à Virnebourg, pour le rassurer sur la poursuite de l’action entreprise contre Eckhart. Ce qui fut dit, ou plutôt écrit, fut fait, puisque la bulle est datée du 27 mars 1329.

    Alors il semble naturel de se demander : comment se peut-il que personne ne se soit penché sur cette mort subite, pendant les presque sept siècles qui se sont écoulés depuis cet évènement peu ordinaire ? On peut également s’interroger sur ce que sont devenus les deux dominicains calomniateurs au service d’Henri II de Virnebourg, mais également sur les quatre dominicains accompagnateurs d’Eckhart ?

    La papauté, dans son ensemble, ne s’est jamais prononcée sur la mort de Maître Eckhart ; si ce n’est pour se rallier à l’explication très générale de la fatigue, de la contrariété et de la mort du Thuringien. Les archives publiques du Vatican ont été consultées, mais sans apporter quoi que ce soit à propos de ce décès. Quant aux archives secrètes, elles restent secrètes ou n’existent pas, de plus à Avignon ! Avec les six papes français qui ont succédé à Jean XXII, puis les trois/quatre papes simultanés, vous pensez bien que les archives ! Cela étant, les archives du procès sont, elles, bien conservées ! Alors ?

    De nombreuses hypothèses ou affirmations racontent n’importe quoi sur le décès d’Eckhart au couvent des dominicains y compris que ce couvent aurait été immergé par les eaux du Rhône ! Lorsqu’on ne parvient pas à identifier les conditions du décès du Thuringien on finit toujours par prétendre qu’il décéda dans ce couvent dont on a perdu la trace !

    Il suffit de consulter les archives de la ville d’Avignon pour savoir que le Couvent des Dominicains fut construit en 1220/1230, au bord du Rhône²³. Le terrain était, alors, séparé du centre d’Avignon par un bras du Rhône, puis intégré à la ville d’Avignon. Le couvent restera donc au même endroit jusqu’en 1841 où il fut remplacé par une fonderie :

    Les dominicains arrivèrent à Avignon en 1224, et achetèrent deux ans plus tard un terrain en bord du Rhône pour y établir leur maison, qui est la première fondation en Provence. Le séjour des papes à Avignon donna lieu à d’importants travaux de reconstruction au XIVe siècle : le cardinal dominicain Guillaume Peyre de Godin par ses largesses, permit l’achèvement de l’église dans les années 1312-1336 […] Le couvent et l’église des dominicains d’Avignon, la plus vaste de la ville avec ses trois nefs, accueillirent les cérémonies de la canonisation de saint Thomas d’Aquin, le couronnement des papes Benoît XII et Clément VI, plusieurs chapitres provinciaux et généraux. […] À l’époque moderne, le couvent des Dominicains abrita l’Inquisition que la papauté établit à Avignon au milieu du XVIe siècle, et qui, confiée à un membre de l’Ordre, exerça ses missions jusqu’à la Révolution ; dans l’enclos se trouvaient le collège Notre-Dame de Pitié, réservé aux étudiants dominicains, et la chapelle de la confrérie des pénitents blancs. La révolution supprima en 1791 la communauté réduite alors à quelques effectifs. Le couvent et l’église devinrent une fonderie lors de la révolution de 1840. Elle tomba sous les marteaux des démolisseurs au cours des années 1840/1841²⁴.

    Il semble que, si le lieu d’inhumation avait été situé dans ce couvent d’Avignon, il eut été facile de s’y rendre et de le constater de visu entre 1327 et1840. D’autant plus que la dernière partie intacte de ce couvent était le cimetière dans lequel il n’y avait pas la moindre trace de tombe dédiée à Maître Eckhart.

    Une citation prise dans l’Encyclopédie des mystiques rhénans, au sous-chapitre « Procès de Maître Eckhart » rédigé par Jean Devriendt éveille notre perplexité. Cette réflexion montre que nous ne sommes pas les seuls à nous interroger sur cette fin de vie plus qu’étonnante :

    Eckhart est donc décédé. On ne connaît ni le lieu, ni la date exacte, ni la cause de ce décès. Il est très délicat de faire parler le silence. […] Puisque Maître Eckhart est décédé avant que sa mémoire ne soit flétrie, pourquoi ne reste-t-il aucune trace de ses derniers jours ni du lieu de son inhumation ? Cette énigme reste entière, mais la question de la disparition de Maître Eckhart sur le chemin du retour vers Cologne poserait un nouveau problème : pourquoi, avant la fin de son procès, aurait-il quitté le lieu des audiences et de sa défense ? Le silence de la Province de Teutonie qui l’a soutenu jusqu’au bout est inexplicable actuellement si Eckhart est décédé et enterré en région rhénane où, comme Loris Sturlese le soutient, un réseau « d’eckhartiens de Cologne » maintient vivante la pensée du Maître défunt. […] Une étude beaucoup plus poussée de l’activité de l’école théologique à Avignon, sous la direction des Prêcheurs et dans leurs murs, est désormais nécessaire pour juger de la présence durant ce procès dans ce couvent (celui d’Avignon) à la fois du Maître thuringien et de tout ou partie de ses écrits²⁵.

    Nous ne sommes certains de rien, seuls deux points paraissent clairement établis. C’est, d’une part, que Maître Eckhart quitta Cologne pour Avignon, le 22 février 1327, accompagné, comme on l’a vu, par quatre autres dominicains ; d’autre part, qu’Eckhart ne soit pas revenu à Cologne. Quant à ses quatre frères de l’ordre des prêcheurs, on ne sait rien ; sont-ils revenus, on ne sait rien ; que sont-ils devenus, on ne sait rien. Ils n’étaient pourtant pas, eux aussi, morts de fatigue !

    Alors que peut-on dire de plus ? Trois hypothèses sur cette disparition peuvent être émises et un constat de carence totale de la part de la curie avignonnaise et de l’ordre dominicain à Avignon doit être établi. Tout d’abord les trois hypothèses :

    Le constat de carence accuse, pour les trois hypothèses, les deux autorités avignonnaises de n’avoir rien dit de ce qui s’était passé, pendant, après ou à l’issue du procès et, même devant l’embarras de la situation causée par la troisième hypothèse, d’avoir enterré, en cachette, de manière odieusement anonyme, l’un des plus célèbres de ses membres.

    Ceci ne peut s’expliquer, pour l’ordre dominicain, que par une tension interne à l’ordre des Prêcheurs. On pourrait penser que la responsabilité papale est plus importante que celle de l’ordre dominicain, sauf que, le procès a toutes les chances de s’être déroulé au sein du couvent dominicain, où se sont déroulées toutes les auditions des procès en inquisition sous le pontificat de Jean XXII et que, les théologiens consultés aussi bien dans la préparation du procès, que lors du procès lui-même, sont tous dominicains²⁶. Dans sa bulle In agro dominico, Jean XXII évoque de nombreux docteurs en sainte théologie. Ces docteurs proviennent tous de l’École théologique d’Avignon intégrée à l’Ordre dominicain. Trois d’entre eux sont fréquemment cités comme étant ces docteurs ès théologie : Guillaume Peyre de Godin, cardinal dominicain très proche de Jean XXII, Armand de Belvézer, Maître du Palais, dominicain à la tête de l’École théologique (Studium !) ayant toute la confiance de Jean XXII et Dominique Grima, maître dominicain, inquisiteur, l’un des personnages les plus importants de l’Inquisition auprès de la Curie²⁷. Il est clair que ces dominicains, théologiens et inquisiteurs patentés, n’ont rien à voir avec les eckhartiens de Cologne, comme les appelle Loris Sturlese ²⁸. Tout ceci pour dire que la chape de plomb masquant le décès, l’inhumation et le silence exigé sur tout ce qui touche au Maître rhénan ont été menés de front par Jean XXII et les dominicains d’Avignon, autrement dit la haute hiérarchie de l’ordre dominicain contre les dominicains eckhartiens de la province de Teutonie, et vraisemblablement de toute la Germanie. Pour étayer ces soupçons, il faut savoir qu’une forte répression a été menée contre ces eckhartiens, juste après le procès. Winfried Trusen a montré que l’ordre dominicain, avec l’accord de son Maître Général de l’époque (1324-1332), Barnabé de Verceil, a entrepris, à la suite de la bulle une « action d’assainissement » qui révoqua l’ensemble des responsables dominicains de la province dite eckhartienne et entama l’action disciplinaire à l’égard d’Henri Suso. Ces actions disciplinaires relativement brutales, notamment de la part du vicaire général, Bernard Carrerie, durèrent jusqu’à l’élection du Maître Général suivant : Hugo de Vaucemain qui révoqua Carrerie, suite aux très nombreuses réactions de cette province dominicaine.

    Il faut également rappeler ce qui a été dit plus

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