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Éloge des Esprits Libres: De Lao-Tseu à Nietzsche
Éloge des Esprits Libres: De Lao-Tseu à Nietzsche
Éloge des Esprits Libres: De Lao-Tseu à Nietzsche
Livre électronique247 pages9 heures

Éloge des Esprits Libres: De Lao-Tseu à Nietzsche

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À propos de ce livre électronique

La philosophie n’est pas une matière abstraite et rébarbative !

C’est un art de penser au service d’un art de vivre. Conçu par un esprit libre, qui pense librement. Au delà du conditionnement du passé et de l’ADN idéologique. Penser librement, c’est le cas de ces deux philosophes, Lao-Tseu et Nietzsche. Pour Lao-Tseu, il s’agit d’assumer la loi du Tao : construire sa propre vie, en harmonie avec la grande vie du Cosmos. Pour Nietzsche, le but ultime est d’accepter son propre destin. Afin d’accomplir librement tous les possibles qu’il recèle. Unis au-delà des siècles par la même volonté de substituer à la possession des choses la richesse de l’être et l’espérance de devenir, peut-être, des « flèches vers le surhumain », ces deux esprits libres déchirent le décor du banal quotidien et nous ouvrent la voie.

Un ouvrage de référence sur deux des plus grands philosophes .

EXTRAIT

Qu’est-ce qu’un « esprit libre » ?

Tous les philosophes, sans doute, diront qu’ils incarnent, chacun à sa manière, une forme de liberté de pensée. Et, à quelques exceptions près, ils auront probablement raison. Mais faut-il confondre liberté de pensée et esprit libre ? Penser librement et être un esprit libre sont deux choses bien différentes. On pense librement lorsque l’on ne pense pas sous la contrainte, semble-t-il. Mais cela est toujours le cas : même en prison, l’acte de pensée, parce qu’intérieur, est toujours libre. C’est la parole qui ne l’est pas toujours.

À PROPOS DE L’AUTEUR

Né à Bruxelles en 1953, Marc Halévy, physicien et philosophe français, a travaillé durant deux décennies dans l’équipe du Prix Nobel llya Prigogine. L’ouvrage de ce passionné de philosophie et d’histoire des religions réussit une éblouissante synthèse de cette double formation.
LangueFrançais
ÉditeurSaint-Simon
Date de sortie3 déc. 2014
ISBN9782915134810
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    Aperçu du livre

    Éloge des Esprits Libres - Marc Halévy

    Nietzsche

    Prologue

    Qu’est-ce qu’un « esprit libre » ?

    Tous les philosophes, sans doute, diront qu’ils incarnent, chacun à sa manière, une forme de liberté de pensée. Et, à quelques exceptions près, ils auront probablement raison.

    Mais faut-il confondre liberté de pensée et esprit libre ? Penser librement et être un esprit libre sont deux choses bien différentes. On pense librement lorsque l’on ne pense pas sous la contrainte, semble-t-il. Mais cela est toujours le cas : même en prison, l’acte de pensée, parce qu’intérieur, est toujours libre. C’est la parole qui ne l’est pas toujours.

    Mais la pensée libre est une chose, un esprit libre en est une autre. Toute la nuance se joue sur les déterminations de la pensée. Comment pense-t-on ? Bien évidemment, selon une langue, selon une éducation, selon des savoirs accumulés, selon un lieu et une époque, selon un milieu, selon un tissu de relations intellectuelles ou relationnelles qui relie notre pensée à celles de beaucoup d’autres. Nous pensons tous librement, mais nous pensons rarement de façon originale. Oh, je ne parle pas de cette originalité philosophique qui relève d’une acrobatie de foire ou du syndrome de l’art pour l’art (je pense à un Lacan) : ce type de pensée absconse, abstruse, artificielle, vide mais brillante, qui étonne et étourdit ou éblouit sans enseigner, sans nourrir, sans s’offrir, n’a aucun intérêt, hors des salons parisiens. Les poubelles de l’histoire de la philosophie en sont pleines.

    Non, l’originalité de pensée dont je veux parler relève de l’ascèse la plus extrême, d’un acte lent, progressif, difficile, de libération de soi hors des déterminations qui téléguident toute pensée imprudemment docile. Il s’agit d’extraire l’esprit et la pensée qu’il secrète du paradigme qui en est le terreau. L’affaire est plus aisée à écrire qu’à réaliser !

    Car, nous voici arrivé à l’essentiel : un esprit libre est un esprit qui s’est libéré de ses conditionnements. Un esprit qui pense aussi librement que l’Esprit absolu dont tous les conditionnements sont issus sans qu’ils aient la moindre prise sur lui. Un esprit libre est un esprit libéré.

    Libérer son esprit. Libérer l’Esprit en soi. Savoir que ce que nous croyons penser est, en fait, pensé à travers nous. René Descartes affirma jadis : Cogito ergo sum, « Je pense donc je suis ». Non, mon bon René, la vérité est ailleurs, la vérité est ceci : Cogitandum ergo exsistandum, « Il y a du pensant donc il y a du surgissant », ou encore, comme « il y a pensée », donc « il y a ».

    Ce n’est donc pas notre pensée qu’il faut libérer de ses conditionnements et déterminations, mais c’est l’Esprit qu’il faut libérer en nous !

    Et l’Esprit dont je parle n’est pas le Dieu personnel des théologies théistes. Il est immanent. Il est la source ultime et profonde de tout ce qui existe. Il n’est pas un produit de la Matière comme le voudraient les matérialismes démocritéens ou scientistes. Il n’est pas le Dieu extérieur et parfait, créateur et maître du monde, comme le voudraient les idéalismes platoniciens ou chrétiens. Il est tout ce qui est, et tout ce qui est émane de lui : matière, espace, temps, lois de la physique. Il est la source unique de tout. Il fonde un spiritualisme radical aussi étranger aux matérialismes hasardistes qu’aux idéalismes théistes.

    Il est la Volonté de Puissance nietzschéenne.

    Il est le Tao de Lao-Tseu.

    Lao-Tseu. Nietzsche.

    L’Univers éternellement naissant, le Dieu éternellement naissant, l’Homme éternellement naissant.

    La Connaissance, la Joie, le Surhumain.

    Trois fois la Liberté. Celle de la pensée. Celle de l’esprit. Celle de l’âme.

    Trois oppositions radicales et irréductibles à tous les théismes. Le Divin ? Oui ! Évidemment. Mais le Dieu personnel ? Non ! Définitivement non.

    Tout ce qui existe est Un, radicalement et indissociablement Un. Monisme donc. Contre tous les dualismes idéalistes. Contre Platon. Contre tous les rabbinismes (mais avec la Kabbale), contre les christianismes (mais avec Maître Eckhart et Pierre Teilhard de Chardin) et contre les islamismes (mais avec les Soufis). Contre Confucius, aussi.

    Que dit maître Lao ? Que la vie est impermanence (Héraclite d’Éphèse le dira aussi, à la même époque). Que tout se transforme perpétuellement. Que l’Être n’est pas et que seul le Devenir advient.

    Que dit Friedrich Nietzsche ? Que l’homme est un pont tendu, au-dessus de l’abîme, entre animal et surhumain. Que l’homme n’est pas la fin de l’homme (antihumanisme, donc). Que chaque homme a pour destin (Amor fati) de se dépasser et de tendre vers ce qui le dépasse, vers ce qui est au-delà de l’homme, par-delà le bien et le mal.

    Lao-Tseu : la Liberté de l’Eau qui coule.

    Nietzsche : la Liberté de l’Esprit qui pense.

    Ces deux immenses philosophes ont en effet des traits communs majeurs et, surtout, entrent en profonde résonance avec les ruptures et mutations de notre époque.

    L’époque qui est la nôtre signe la fin de la Modernité dont le cycle passa, successivement, par l’Humanisme du XVIe siècle (Montaigne, La Boétie), le Rationalisme du XVIIe siècle (Descartes, Leibniz), le Criticisme du XVIIIe siècle (Kant, les « Lumières »), le Positivisme du XIXe siècle (Comte, Marx) et le Nihilisme du XXe siècle (Heidegger, Sartre).

    Cette Modernité qui se construisit contre la Féodalité à la Renaissance est aujourd’hui arrivée au bout de sa logique : ses modèles économiques (capitalisme, socialisme), politiques (démocratie, égalitarisme) et noétiques (mécanicisme, réductionnisme) sont à bout de souffle.

    Nous vivons une grande bifurcation, nous remodelons tous nos référentiels, toutes nos valeurs, toute notre Weltanschauung, notre vision du monde. Nietzsche l’avait parfaitement prédit, il y a plus d’un siècle ; il avait pressenti cette fin de la Modernité et la montée, subséquente, d’un nihilisme banalisé, généralisé, celui qui a mené à Auschwitz, au Goulag, à Hiroshima, à Guantanamo et en tant d’autres lieux d’infamie…

    Nous sommes, de fait, nous les hommes et femmes libres qui pensons notre vie et qui vivons notre pensée, dans la même situation que Lao-Tseu, que Nietzsche qui, leur vie durant, furent en butte au système ambiant.

    Nous-mêmes, nous ne survivrons (au sens physique comme psychique) que contre ce grand cadavre pourrissant qu’est devenue la Modernité finissante.

    Lao-Tseu eut affaire à une bureaucratie écrasante, imbécile, rigide ; il finit par quitter la cour où il était haut fonctionnaire et résolut de quitter ce monde-là pour se retirer dans les montagnes, y méditer et y mourir en paix, en pleine sérénité.

    Nietzsche eut affaire au système académique prussien, mais surtout, à la maladie : nausées, céphalées, troubles oculaires et auditifs, troubles digestifs sans fin (les suites, dit-on, d’une syphilis contractée dans un bordel allemand, lorsqu’il était étudiant).

    Comme notre avenir et notre monde doivent se construire, aujourd’hui, contre la Modernité, Lao-Tseu et Nietzsche ont construit leur philosophie contre l’État, la Religion, la Folie.

    Car c’est éclairant : notre monde d’aujourd’hui est bien étatique, religieux (les fanatismes laïques, athées, islamistes, intégristes, idéologiques) et fou (au nom de la richesse, nous appauvrissons tout !).

    Au fond, ce qui lie les philosophes auxquels ce livre rend hommage, c’est un immense plaidoyer pour changer d’étalon de richesse.

    À notre richesse matérielle, enfermée dans l’Avoir et le Paraître, prisonnière de la possession des choses et des êtres, empêtrée et enlisée dans le modèle du bourgeois moderne, il est impérieux de substituer une « autre » richesse, une richesse qui permette, nourrisse et renforce l’émergence d’une philosophie de l’Être et, surtout, du Devenir, ce processus en Devenir que Lao-Tseu appelle le Tao et que Nietzsche appelle le Surhumain.

    La liberté avec Lao-Tseu

    Il y avait quelque chose d’indéterminé

    avant la naissance de l’univers.

    Ce quelque chose est muet et vide.

    Il est indépendant et inaltérable.

    Il circule partout sans se lasser jamais.

    Il doit être la Mère de l’univers. […]

    Ne connaissant pas son nom,

    je le dénomme Tao.

    LAO-TSEU, Tao-tö-king

    UN, IMPERMANENCE, LOGOS

    L’Humanité est une espèce animale sans beaucoup d’intérêt particulier d’un point de vue zoologique ou biologique. Un animal peureux et faible, mal adapté à la Nature sauvage, sans carapace ni fourrure, sans griffes ni crocs, malhabile à la course et à l’escalade, incapable de vol ou d’apnée. Bref : un raté de l’évolution, voire ! Ce ratage zoologique allait ouvrir le chemin vers une nouvelle aventure de la Vie : un saut vers l’inconnu !

    Pour pallier ses déficiences corporelles et tenter, malgré tout, de survivre, l’humain comprit que son seul atout était sa pensée, sa capacité à comprendre le monde, sa capacité à anticiper les catastrophes ou les dangers, sa capacité à ruser en jouant des manies, des faiblesses ou des aveuglements de ses prédateurs, sa capacité à structurer ses expériences.

    La Culture était née face aux défis de la Nature.

    À ses origines, la Culture des hommes prit assez vite des allures abstraites, voire religieuses : il fallut inventer des concepts concis, compacts, drus, pratiques, partageables et échangeables pour parler de l’essentiel : la vie et la mort, l’amour et la haine, de désir et la terreur, l’espoir et le désespoir.

    Du marais animiste et chamanique des débuts devaient émerger et germer trois arborescences culturelles très différentes, entées sur des terreaux bien distincts : le long des vastes rives du Yangzi Jiang en Chine, autour du Gange en Inde et sur les bords de notre Méditerranée, où fleurent le romarin et le thym, la sarriette et la farigoule, où s’osent, effrontément, l’olivier et la vigne.

    Trois concepts fondateurs sont nés là. Tous à la même époque : celle du VIe siècle avant notre ère.

    Ces trois concepts ont fondé trois aires de civilisation qui, de là, ont essaimé jusqu’aux confins de leurs bassins naturels.

    L’Inde forgea le concept de l’Un.

    Tout ce qui existe est Un. La multiplicité des êtres et des choses, des événements et des phénomènes ne doit leurrer personne car tous, ils reflètent et manifestent une Unité essentielle qui est l’océan du Réel dont ils ne sont que les vagues de surface. L’Un, en tant que concept central de la pensée et de la spiritualité indiennes, appelle l’unification, le dépassement de toutes les dualités dont celle, immense, qui scinde l’existence entre ces deux illusions que sont le moi et le non-moi. Toutes les écoles indiennes de pensée et de pratique visent ce même but unique : unifier ce qui semble multiple et retrouver l’Un pur pour s’y fondre. Tout le védantisme, tous les yoguismes, tout le shivaïsme, tous les bhaktismes, toutes les facettes (si nombreuses) de ce que l’Occident nomma l’hindouisme, ainsi que ses surgeons bouddhistes et jaïnistes, procèdent de cette seule et unique racine : la recherche de l’Un.

    La Chine forgea un autre concept clé : l’Impermanence.

    Tout est mouvement, transformation, changement, mutation et transmutation. Tout naît, grandit, mûrit, décline et meurt : les cinq phases de toute existence, les cinq « éléments » qui s’engendrent et se détruisent mutuellement dans l’immense cycle du Ciel et de la Terre, du yin et du yang. Tout est Devenir. Rien n’est permanent. Tout est énergie fluide et volatile, subtile et fluente. Tout est flux et reflux.

    Vivre, c’est respirer : succession d’inspirs et d’expirs. Tout est respiration. Tout est harmonie, aussi. Car l’impermanence n’exclut nullement la complémentarité, la résonance, la complicité, la reliance. Ce qui se meut ne se meut jamais seul : tout mouvement subit et induit d’autres mouvements dans le jeu infini des résistances et des connivences. Faciliter l’écoulement des énergies, agir sans agir, couler avec ce qui coule comme la goutte d’eau au sein du torrent. L’eau coule et va de l’avant sans se préoccuper du caillou qui lui résiste et qu’elle use, inexorablement, au passage.

    La Méditerranée engendra le troisième concept clé : le Logos.

    Le monde tel qu’il existe, malgré ses aspects erratiques et aléatoires, n’est pas le fruit du pur hasard : il y existe un ordre, une loi, une cohérence. Le grec ancien appela cette raison commune, cette loi générale, le Logos qui est à la fois la Loi qui ordonne (qui met de l’ordre) et la Parole qui ordonne (qui donne un ordre).

    Le Logos méditerranéen s’identifie pleinement à ce principe de consistance de l’univers qui, entre tout ce que celui-ci contient, assure la cohésion dans l’espace et la cohérence dans le temps. Cette découverte fondamentale du VIe siècle avant l’ère vulgaire (et sous ses deux formes, physique ionienne – les lois du cosmos – et prophétique hébraïque – les lois de Dieu) a ouvert, d’un même coup, toutes les voies du sens et des sciences qui, chacune de son côté, cherchent à percer le mystère (les modalités, les raisons et les règles) de ce principe de consistance universel.

    Un. Impermanence. Logos.

    Ces trois concepts sont complémentaires et se renvoient, sans cesse, l’un à l’autre.

    Le Cosmos est Unité, Devenir, Cohérence. Sans Unité, point de Cohérence mais au mieux quelques hasards ou fortuités. Sans Cohérence, point de Devenir mais au mieux quelques aventures ou caprices. Sans Devenir, point d’Unité mais au mieux quelques impasses ou inerties.

    Pour que l’univers soit – puisse être – un Cosmos au sens grec ancien d’Ordre, il doit impérativement pouvoir s’appuyer sur ce ternaire essentiel.

    Ternaire, triangle, Force, Beauté, Sagesse. La Force de l’Unité, la Beauté de la Cohérence et la Sagesse du Devenir.

    Que serait Israël sans ses trois patriarches : Abraham le fidèle de la foi, Isaac le mystique de la gnose et Jacob le religieux de la loi ?

    Que serait l’héritage du tranquille Noé, à quoi auraient servi l’Arche et l’Alliance, sans ses trois fils : Sem, Cham et Japhet, sans le Nom (Chem) qui nomme et désigne par le Logos de la Parole, sans l’Énergie-chaleur (Ham) qui anime et nourrit le Devenir, et sans l’Ouverture (Yèphèt) qui sort l’Un du néant et le déploie en myriades d’êtres ?

    Ce Logos, à la fois hébreu et grec, est fondateur de l’identité méditerranéenne qui, par l’empire romain, devint européenne.

    Face au Logos méditerranéen, l’Inde inventa le concept de l’Un dans la non-dualité et la Chine, celui du Devenir dans l’impermanence.

    Notre époque verra-t-elle l’émergence de la synthèse des trois : l’Un, le Devenir et le Logos, c’est-à-dire l’unité, l’évolutivité et la cohérence du Tout ?

    Le Logos méditerranéen (dans ses deux versions ionienne physique et hébraïque prophétique) le Tao chinois et le Brahman indien sont liés. Mais ces trois branches de l’arbre n’ont pas donné les mêmes fruits : là-bas l’essence de son impermanence et l’essence de son unité, ici, l’essence de sa consistance.

    L’Humanité, donc, doit à la Chine ancienne d’avoir dégagé ce concept immense de l’Impermanence et du Devenir.

    Tout le Tao et tout le taoïsme philosophique qui le cherche naissent au cœur de ce concept qui fonde toute la culture et toute la civilisation chinoise et toutes les cultures du vaste bassin sapientiel où les catégories chinoises se sont implantées jusqu’à forger, au plus profond, l’âme des peuples de tout le Sud-Est asiatique depuis le sud du Vietnam jusqu’au nord du Japon.

    Le Tao, c’est cela : cette Impermanence universelle, de Devenir permanent.

    La sagesse méditerranéenne a été subjuguée par l’Ordre miraculeux et harmonieux qui règne dans le Cosmos et par les Lois (physiques ou éthiques) qui en découlent.

    La mystique indienne, elle, a été fascinée par l’Unité absolue, radicale, compacte du Tout, et par l’interdépendance foncière de tout avec tout au sein de cette unité.

    La pratique chinoise a regardé le monde réel, sans illusion ni idéal, lucidement ; elle n’a pas recherché le fixe derrière le fluent ; elle a pris ce fluent tel quel et a œuvré à l’assumer pleinement.

    Le Réel, objet final de toute la tension intellectuelle et spirituelle des hommes, a donc été visité selon ses trois axes : son territoire, qui fonde le « Tout est Un » de l’Inde, ses structures, qui fondent le « Tout est Loi » de la Méditerranée, et son activité, qui fonde le « Tout est Mutation » de la Chine.

    Contrairement à la pensée européenne, obsédée d’espace, de conquêtes, de dominances, et à la pensée indienne, acharnée de libération, de désillusionnements, de désincar-nations, la pensée chinoise est fondée sur le temps !

    Le temps.

    Le peuple chinois est casanier. Il n’a jamais rêvé de conquêtes guerrières. Il ne connaît pas la notion d’impérialisme même s’il fut – et est encore, d’une certaine manière – un immense empire : celui du Milieu. Le symbole du peu d’intérêt chinois pour l’espace se cache dans la grande muraille : 6 700 kilomètres d’ouvrages d’art qui en font la plus importante structure architecturale jamais construite par l’homme tant en longueur, qu’en surface et en masse.

    L’espace est clos et se clôt.

    Le temps, lui, s’ouvre, interminablement. Plus qu’un territoire, la Chine est une tradition. Elle est la tradition de la tradition. Elle cultive les généalogies et le culte des ancêtres, les linéaments phylétiques et les idiosyncrasies.

    En Chine, l’individu ne compte pas et l’individualisme est la pire des grossièretés. Chacun n’est que le maillon d’une longue chaîne de transmission des patrimoines de la famille : patrimoines matériels et de commerce autant que patrimoines immatériels et de renommée. Perdre la face, c’est ternir mille générations. La mission de chaque homme est de transmettre, vers la génération suivante, les patrimoines reçus de la génération précédente. Ils doivent être transmis au moins intacts et, si possible, enrichis, ennoblis, enluminés.

    Cette inscription dans le temps est, bien sûr, le pendant de cet ancrage dans les principes mêmes de l’impermanence et du Devenir, dans ce regard sur l’écoulement des êtres et des choses, des saisons et des existences, sur ce flux universel qui se nomme Tao.

    Au fond, le taoïsme philosophique n’est qu’une longue et fertile méditation sur le temps qui passe. Mais une méditation sans nostalgie ni désespoir, sans fatalisme ni finalisme.

    Le temps n’est que le lieu de la création continue, du projet éternel, de l’éternellement inaccompli qui s’accomplit. Et voilà bien l’essence même du Tao d’être cet « éternellement inaccompli qui s’accomplit ».

    L’esprit chinois est pragmatique. Toute philosophie y est bien plus une praxéologie (du grec praxis : « action », et logos, « discours » : « règles d’action ») qu’une métaphysique.

    Les Chinois ont tout inventé, disaient leurs découvreurs européens de la Renaissance et d’après, mais ils n’en ont tiré aucune science. Et cela est curieusement vrai : le papier, la soie, l’encre, la poudre à canon, la boussole, l’étambot, les pâtes alimentaires, les machines à calculer, les thés verts ou fermentés ou fumés, sans parler du canard laqué et des raviolis à la vapeur, sont autant d’inventions chinoises comme l’acuponcture et les arts martiaux. Et pourtant, de tout cela, l’esprit

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