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La Véritable force de la nature
La Véritable force de la nature
La Véritable force de la nature
Livre électronique309 pages4 heures

La Véritable force de la nature

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À propos de ce livre électronique

Un roman troublant, parfois violent, d’une actualité poignante.

Quelqu’un ouvre le feu sur sept élèves dans une école secondaire. Qu’est-ce qui peut bien pousser un être humain à commettre un tel geste ?

Retour vers le passé de Rachel et Rose, autrefois voisines dans un bled paumé. Dès l’adolescence, l’une emprunte une route cahoteuse, l’autre la voie de la raison. Rachel ne mâche pas ses mots et provoque le jugement. Rose parle tout bas et correspond à ce que la société exige d’une femme.

Elles surmonteront de nombreux obstacles, dont certains entraîneront de graves séquelles, jusqu’à ce drame sordide qui changera leur existence à jamais.

La véritable force de la nature, c’est le retour de Maude Michaud qui, avec son immense talent, met en scène des événements qui font penser à un monde que nous connaissons – manifestations de sexisme ordinaire, humiliations, petites violences du quotidien, paroles qui laissent des traces, gestes qui dépassent l’entendement – dans un nouveau texte puissant dont personne ne sortira indemne.
LangueFrançais
Date de sortie20 mars 2024
ISBN9782898275890
La Véritable force de la nature
Auteur

Maude Michaud

Maude Michaud est autrice, créatrice de contenu et blogueuse engagée aux commandes de La Parfaite Maman Cinglante, une plateforme qui vise à déculpabiliser les mères devant les émotions négatives générées par la maternité (475 000 abonnées). Depuis 2018, elle a publié un guide pratique, trois romans, un album jeunesse et un livre de cuisine.

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    Aperçu du livre

    La Véritable force de la nature - Maude Michaud

    Prologue

    Dans le corridor entre le local de maths pis celui de français, il y avait trois gars de quinze ans, morts, couchés par terre dans une flaque de sang. À l’agora, juste à côté de la radio étudiante, il y en avait quatre autres.

    Ça courait partout dans la poly. Tout le monde essayait de se sauver ou de se cacher derrière des tables de la café, comme si ça pouvait les sauver. À chaque coup de feu, quelqu’un quelque part criait comme un malade, mais personne ne savait si c’était parce qu’il avait la chienne ou parce qu’il venait de se faire tirer dessus.

    Au bulletin de nouvelles, on n’a pas donné beaucoup de détails, mais trois semaines après la tuerie, un des policiers qui était à la polyvalente ce jour-là a dit à une fille à l’épicerie que c’était un vrai carnage. Le genre d’affaire qui te marque pour la vie pis qui te réveille la nuit pour le restant de tes jours.

    Le village au grand complet était sous le choc. Des gens qui meurent, c’est toujours tough, mais des jeunes tués par balle, ça fesse sur un moyen temps.

    Tout le monde disait qu’ils étaient ben surpris pis qu’ils n’avaient rien vu venir.

    Moi, je les trouvais un peu caves parce qu’il suffisait d’avoir les yeux en face des trous pour savoir que ça allait finir par arriver.

    Introduction

    J’aimerais ne pas avoir besoin de raconter cette histoire-là. Je voudrais que ça ne soit jamais arrivé. Que ceux qui sont morts soient toujours vivants pis que ceux qui souffrent aient moins mal, même si certains le méritent vraiment.

    Je voudrais que ce que je m’apprête à raconter soit juste une fiction. Une tragédie inventée de A à Z pour donner la chienne et empêcher les gens de poser les milliers de petits gestes niaiseux qu’ils posent chaque jour, mais qui créent un bordel tellement grand que ça tue du monde.

    Pourtant, c’est arrivé et on ne peut plus y échapper maintenant.

    Ni eux. Ni moi. Ni personne.

    1

    J’ai toujours vécu dans un trou perdu au milieu de nulle part, juste assez loin de partout. Un petit village dans lequel pratiquement tout le monde vit dans sa bulle, où le temps qu’il faut pour corder douze cordes de bois est beaucoup plus important que la guerre l’autre bord de l’Atlantique et la famine en Afrique. Une place où le bon vieux câble vient de débarquer et où le gros « M » de McDonald’s ne se pointera jamais. Un endroit peuplé de gens trop souvent habillés en chemise à carreaux qui « vont en ville » une fois par mois pour acheter des vêtements qui ne viennent pas des trois seules boutiques à cent kilomètres à la ronde, et pour faire le plein de provisions plus exotiques que ce que proposent les cinq allées de l’épicerie Richelieu, où le prix des oranges donne envie de décoller pour la Floride et de s’ouvrir une orangeraie. Une agglomération de petites gens qui se disent remplis de bonnes intentions et qui le sont véritablement quand ils ne déblatèrent pas dans le dos de la voisine de gauche qui lève un peu trop le coude depuis que son mari a perdu sa job, ou sur le voisin de droite qui laisse son chien se promener en liberté jusqu’à ce que quelqu’un tire dessus sous prétexte qu’ « il l’avait déjà averti deux fois ».

    Qu’on se comprenne bien, ceux qui vivent à la campagne ne sont pas tous de parfaits imbéciles à ski-doo qui jugent tout le monde en tirant sur des canettes avec leur fusil de chasse. Mais il faudrait être sourd et aveugle pour ne pas constater que d’où je viens, il y a autant d’habitants que de modèles de poêles à bois, mais une seule et unique façon de bien faire et de bien penser. Un micro-univers où on passe la plupart de ses temps libres à faire du quatre-roues, et où le voisinage, replié sur sa petite vie sous les épinettes, pense qu’il vaut mieux continuer de voter pour le Parti québécois aux élections puisqu’on est assez wise pour être un pays.

    Certains pourraient se demander pourquoi je suis volontairement restée dans un bled que je jugeais moi-même aussi pourri le jour où j’ai atteint l’âge sacré de l’indépendance et de l’autonomie, mais la réponse est aussi simple que scientifique : dès ma naissance, je me suis trouvée dans ce trou tellement profond que je n’en ai jamais vu la sortie, et l’idée ne m’a jamais traversé l’esprit de l’évacuer. Oui, l’évacuer. Comme quand on sort en panique d’une maison en feu. C’est ce que j’aurais dû faire, et je me demande souvent si le pire aurait pu être évité si j’avais levé les feutres. Une partie de moi pense très fort que oui, mais l’autre en doute sérieusement parce que beaucoup trop d’affaires sont pareilles partout.

    À ma défense, je n’ai pas passé ma vie les deux doigts dans le nez et je n’habite plus dans la maison familiale depuis longtemps. Ça peut sembler normal de partir et de voler de ses propres ailes, mais ici, les chalets transformés en habitations quatre saisons que les gens occupent se transmettent de génération en génération parce qu’il n’y a rien de tel que d’être condamné à écouter la télévision dans le même salon toute sa vie en gossant avec les oreilles de lapin d’une antenne cheap achetée chez RadioShack en 1988. Oui, oui, le câble is in the hood, mais la plupart du monde ne juge pas nécessaire de l’avoir et je ne saurais pas dire si c’est une bonne ou une mauvaise chose compte tenu de toutes les conneries que l’on voit à la télévision chaque jour.

    À défaut d’avoir quitté le village, je suis donc partie de chez nous dès que j’ai pu parce que je n’ai jamais rien fait comme tout le monde. Pour être tout à fait franche, ma mère m’a sacrée dehors avec un sac-poubelle contenant l’ensemble de mon maigre avoir à dix-huit ans, mais j’avais déjà l’intention de partir parce qu’elle m’emmerdait au plus haut point. Heureusement ou malheureusement pour moi, elle m’a devancée parce que je lui tapais encore plus sur les nerfs. Je tiens à préciser que même si la maternité n’ était pas sa tasse de thé, je n’ai jamais manqué d’amour ; c’est moi qui manquais dangereusement de jugement. En d’autres mots, j’étais une adolescente vraiment chiante. J’ai mis des années à le reconnaître, et comme la plupart des enfants chiants, je l’ai réalisé seulement après avoir moi-même accouché.

    *

    Pour le meilleur et pour le pire, ma mère et ma grand-mère sont en grande partie responsables de celle que je suis devenue : une femme emmerdante qui dit ce qu’elle pense et qui ne ferme jamais sa grande gueule pour faire plaisir. Le contraire de ce que les bonshommes au village attendent de leur bonne femme, à part quand ils ronflent comme des tracteurs durant la nuit et qu’elles se permettent un coup de coude dans lequel résident tous les sacres et les frustrations accumulés au fil des repas préparés et des planchers balayés sans la moindre reconnaissance.

    Quand elle m’a mise au monde, ma mère avait à peine vingt-deux ans. Elle n’était pas mariée et n’avait pas de chum, ce qui était tout à fait outrageux dans ma campagne moyenâgeuse au début des années 1980.

    Nous n’étions plus dans les années 1940 depuis longtemps, mais il faudrait vraiment être naïf pour penser que ce genre de connerie n’existe plus. Think again. On ne déconstruit pas des milliers d’années de patriarcat en moins de quatre-vingts ans. Des femmes qui torchent leur maison et leurs enfants sans que leur chum lève le petit doigt, il en existe encore un méchant paquet de nos jours. Mais bon, les affaires de bonne femme, tout le monde s’en fout, hein ?

    2

    Ma grand-mère s’appelait Angéline. C’était une femme bien. Je dirais même meilleure que ma mère, mais ce n’est pas un concours. Élevée elle aussi dans ce trou perdu duquel aucune d’entre nous n’est jamais sortie, elle a fait ce que toutes les femmes faisaient dans les années 1950. Après avoir étudié quelques années pour rien pantoute, elle a tout abandonné pour se marier avec mon grand-père, Gérard Parent, prête à sacrifier le reste de ses jours à piler des patates, à laver du linge sale et à mettre des bébés au monde. Malheureusement, deux problèmes majeurs ont fait capoter ses plans : elle a multiplié les fausses couches pendant des années avant de mettre ma mère au monde, faisant d’elle son unique enfant, et mon grand-père qui avait un gros crush sur le lard salé est mort d’une crise cardiaque à trente-cinq ans dans le champ qu’il labourait, mais qui ne lui appartenait pas, abandonnant Angéline et sa fille à leur sort avec une pelletée de comptes à payer.

    Pendant les dix années de leur mariage, mon tout-puissant grand-père s’occupait de leurs finances, comme c’était le cas dans ces années-là. À son décès, en 1962, comme la plupart des femmes de son époque, Angéline s’est vite retrouvée sur la paille : pu de mari, pu de money. Elle en a donc forcément bavé un coup, mais elle s’est vite rendu compte que celle qu’elle avait mise sur pause pour jouer les épouses parfaites et protéger l’ego de son feu mari s’avérait être une vraie guerrière des affaires, pas mal plus brillante que la majorité des cabochons du village qui se croyaient dotés d’une intelligence supérieure.

    Comme la ville la plus proche se trouvait à une bonne heure et demie de route, la majorité des habitants du village y allaient rarement. Cela étant, les ressources dont ils disposaient étaient non seulement limitées, mais particulièrement propices à la dépression sévère.

    À la boulangerie du coin, tout ce qu’il était possible d’acheter était une miche sèche dont la quantité de sel variait tellement d’une fournée à l’autre qu’il valait toujours mieux prévoir deux litres d’eau pour accompagner le souper, juste au cas. L’épicerie, elle, proposait des pommes, des bananes et des oranges trop mûres, une coupe de bœuf, une autre de poulet et une seule et unique marque de vin cheap qui goûtait le pipi de chat macéré au soleil. Et quand venait le temps de renouveler sa garde-robe, aucune des très beiges et très célèbres chaînes de magasins de jeans n’avait encore vu le jour, du moins pas dans notre coin perdu ; les options se limitaient donc aux chandails tricotés par le Cercle des fermières et aux vieilles guenilles usagées du bazar au sous-sol de l’église.

    Consciente de cette absence quasi totale de produits en tous genres, Angéline a donc rassemblé la maigre fortune que lui avait laissée son mari, s’est rendue en ville pour acheter toutes les choses qui lui manquaient chaque jour de sa vie et a lancé un petit commerce dans son salon. Avec une marge de profit nette de 35 %, elle a vite connu un succès aussi retentissant que Jeff Bezos – ou presque – en vendant du vin qui goûtait vraiment les raisins (un grand progrès), des clémentines pas trop sèches et des vêtements sans carreaux.

    Après quelques mois d’activité, son commerce était rentable. De pauvre veuve éplorée jadis mariée à un nobody, elle est devenue une vedette au village. Partout, on la surnommait « la contrebandière » parce qu’elle vendait de l’alcool sans permis, mais aussi parce que tout le monde s’entendait pour dire que c’était une femme d’affaires redoutable. On ne négociait pas avec elle ; on achetait à plein prix ou on sacrait son camp.

    Évidemment, sa carrière suscitait autant d’admiration que d’envie, particulièrement auprès des femmes qui passaient leurs grandes journées à laver le plancher et les bobettes sales de leur mari dans un simulacre de laveuse, rêvant parfois d’être aplaties par le tordeur juste pour pouvoir prendre un break de ménage, de couches à changer et de repas à préparer.

    Jalouses à souhait, ces madames-là colportaient constamment des rumeurs sur Angéline. Tantôt ma grand-mère avait couché avec le voisin dont la femme était morte en accouchant. Tantôt elle utilisait ses profits pour acheter de la drogue. Au début, inquiète de sa réputation, Angéline a eu du mal à gérer tous ces ragots. Mais peu à peu, elle a compris que peu importe qui l’on est et la façon dont on gagne sa vie, il y aura toujours quelqu’un quelque part pour juger, critiquer et inventer un paquet de menteries, surtout quand ce quelqu’un quelque part est une femme en crisse traitée comme une servante par son mari et par une société qui n’a rien à faire de ses sentiments.

    C’est donc au cœur de ce commerce florissant que ma mère, Lise, a grandi en faisant l’objet de la même admiration et des mêmes bitcheries dont ma grand-mère était victime. À l’école, les gars et les filles qui n’avaient pas reçu le mémo concernant la mort du mari d’Angéline disaient que ma mère était une bâtarde née d’une mère qui se prostituait pour survivre. Au cours de ses premières années à l’école primaire, comme elle ne savait pas ce que voulaient dire les mots « bâtarde » et « prostitution », Lise n’en avait pas fait de cas. Mais quand Angéline lui avait finalement donné leur définition, ma mère avait senti monter en elle une colère qui ne se tairait plus jamais. Ma grand-mère lui avait dit de se calmer, que ça ne valait pas la peine de s’énerver avec ça, que ces enfants étaient idiots, mais sa fille ne voyait aucun intérêt à contenir la rage qui la dévorait déjà ; selon elle, il n’y avait aucune bonne raison d’accepter d’être insultée.

    Au fil des années, sa fureur lui a valu beaucoup d’avertissements et de retenues, jusqu’à ce que le directeur de son école secondaire, un petit homme chauve à lunettes dépourvu de toute forme d’empathie, décide de l’expulser sous prétexte que la colère, lorsqu’elle sortait de la bouche d’une adolescente, n’était pas convenable, même quand l’adolescente en question était constamment traitée de guidoune par ses pairs.

    Angéline l’aurait étranglé. Le directeur, pas sa fille. Ma grand-mère savait que certains combats ne valaient pas la peine d’être menés et avait appris depuis longtemps à investir son énergie à la bonne place. Comme elle croyait dur comme fer que l’éducation était la clé qui épargnerait à sa fille une vie de brassées de foncé, elle l’a expédiée chez une grand-tante en ville pour que Lise puisse poursuivre ses études.

    L’adolescente a vite réalisé que la ville avait cet avantage sur la campagne : être composée d’une multitude de gens qui se sacraient bien les uns des autres. Pas personne pour lui casser du sucre sur le dos, pas de commérages. En tout cas, beaucoup moins que d’où elle venait. Pour ma mère, ce n’était rien de moins qu’un monde parallèle dans lequel on lui fichait enfin la paix après plus de dix ans à se faire rentrer dedans pour la simple et unique raison que sa mère était une femme autonome et indépendante qui non seulement n’avait pas besoin d’un mari, mais qui vivait aussi beaucoup plus richement depuis qu’il avait rendu l’âme.

    Il serait peut-être juste d’affirmer que l’appel du trou est indissociable du squelette des gens qui l’habitent, car après avoir terminé sa formation d’hygiéniste dentaire, Lise est rentrée à la maison.

    3

    La maison dans laquelle j’ai passé mon enfance et mon adolescence jusqu’à ce que ma mère me sacre dehors se trouvait au pied de la côte à Pelletier. Contrairement aux autoroutes pis aux boulevards qui portent le nom de grands hommes disparus, la côte à Pelletier fait référence à un gars pas mal moins classy qui s’appelait Yvon Pelletier et qui restait au pied de la côte avec sa femme Suzanne et sa fille Rose.

    Ils habitaient tous les trois dans une cabane déglinguée, mais c’est surtout le frigidaire et la laveuse rouillés qui agonisaient sur leur perron à côté d’un vieux fauteuil défoncé dans lequel Yvon buvait sa bière chaque soir qui lui donnaient un air de taudis au beau milieu d’une cour à scrap. Taudis, qui, comme celui de ma famille, se transmettait de génération en génération telle une chlamydia jamais traitée.

    Si leur présence n’avait pas été essentielle, les Pelletier auraient sûrement reçu leur lot d’insultes et de menaces au fil des années, compte tenu de la nuisance visuelle évidente qu’ils imposaient à tous ceux qui passaient devant chez eux chaque jour. Malheureusement, Yvon Pelletier était responsable du déneigement de tout le village, et parce que tout bon village dans un pays nordique est enseveli et paralysé sous un char de marde blanche de novembre à avril, les habitants n’avaient pas d’autre choix que de « respecter » Yvon, le Saint-Sauveur qui leur permettait de sortir de la maison pour gagner leur vie jusqu’à ce que le printemps débarque.

    Historiquement, il n’y a que quatre personnes qui ont déjà osé envoyer promener Yvon. Leurs insultes leur ont valu des heures de pelletage, de sacres et de salaire perdu quand il ne s’est pas présenté avec sa déneigeuse le lendemain des plus grosses tempêtes. C’était sa façon à lui de faire un finger aux gens qui l’emmerdaient, et il y prenait un plaisir particulièrement malsain qu’il n’essayait même pas de cacher, allant parfois même jusqu’à stationner sa déneigeuse devant l’entrée des coupables pour les regarder se débattre avec leur banc de neige.

    Yvon était un gros con, tout comme son père, Roger, l’avait été avant lui. La seule personne qui dosait un tant soit peu le paternel d’Yvon était Lorraine, sa femme, qui est malheureusement morte en donnant naissance à son nouveau-né, l’abandonnant aux mains d’un homme aussi insensible que vulgaire qui lui a transmis toute son imbécillité avant de mourir à son tour prématurément d’une crise cardiaque en lui cédant sa déneigeuse et tout le pouvoir qui venait avec.

    Peu de temps après la mort de son père, Yvon a proposé à sa blonde du moment, Suzanne, d’emménager avec lui. En 1977, ils se sont mariés pour le pire, mais pas pour le meilleur, parce que les seuls moments heureux qu’une femme comme Suzanne pouvait vivre avec un gars comme Yvon étaient le jour de leur divorce ou celui de l’enterrement de son époux.

    Dès que Suzanne s’est installée chez lui, Yvon a tout de suite fait tout ce qui était en son pouvoir pour devenir le roi de la cabane. Il a d’abord convaincu Suzanne d’abandonner ses études en lui répétant qu’elle n’était pas assez bonne pour décrocher un diplôme et qu’elle serait ben plus heureuse derrière la caisse du marché Richelieu du village. Il l’a ensuite éloignée de ses chums de fille en inventant des mensonges à leur sujet jusqu’à ce qu’elle ne reçoive plus de leurs nouvelles. Et, pour finir, il a porté le coup fatal en lui rentrant dans la tête qu’elle ferait mieux de couper les ponts avec ses parents parce qu’ils la considéraient comme une ratée depuis qu’elle avait abandonné l’école.

    Au bout de quelques mois, Suzanne s’est retrouvée complètement coupée du monde, à l’exception de la dizaine d’heures qu’elle passait à l’épicerie à scanner des boîtes de conserve et à retenir le code des fruits pis des légumes. 4011 pour les bananes. 4033 pour les citrons. Une vie de bonheur à quatre chiffres avec un salaire tellement maigre qu’elle n’arrivait même pas à contribuer aux dépenses de la maison, ce qu’Yvon ne manquait pas de lui rappeler aussi souvent que possible même s’il était responsable de la situation.

    La plupart des gens qui connaissaient Suzanne pensaient qu’elle devrait mettre ses culottes, lâcher Yvon et refaire sa vie avec quelqu’un de mieux. Plusieurs allaient même jusqu’à dire qu’elle était juste une pauvre fille influençable et qu’au bout du compte, c’était sa faute si elle était malheureuse. C’est justement à cause de ce genre de réflexions ben plate qu’elle est restée. En jugeant qu’elle était la seule coupable et responsable de son malheur, personne n’a pensé à lui tendre la main. La majorité des gens au village diront que ça ne l’a pas tuée, et c’est vrai. Mais bien des années plus tard, neuf personnes sont mortes parce qu’elle est restée. Et ça, c’est la faute de tout le monde.

    À la défense de tous ceux qui ne sont pas intervenus auprès de Suzanne, il faut avouer qu’Yvon cachait bien son jeu. Les gens du village ont mis beaucoup de temps à comprendre que c’était un homme qui, rabaissé toute sa jeunesse par son père, avait décidé de se venger sur sa conjointe en l’insultant de toutes les façons possibles, dans l’espoir de retrouver ne serait-ce qu’une miette de son estime perdue.

    Chaque attaque et chaque critique lui donnaient la fausse impression d’être plus fort. Il détruisait Suzanne une parole à la fois, à petits coups de sacres, de « T’es donc ben laitte à matin » et de « Qu’est-ce que tu fais là, ma câlisse ? », et il la regardait s’éteindre en jubilant. Il avait longtemps cru qu’il ne valait pas grand-chose ; mais depuis qu’il avait une petite femme et qu’elle était persuadée qu’elle n’était rien sans lui, le vent avait changé de bord. Yvon était plus fort. Yvon était important. Yvon était essentiel. Du moins, c’est ce qu’il pensait et il avait bien l’intention de s’accrocher à Suzanne pour ne plus jamais redevenir le minable qu’il était encore. Pour lui, Suzanne était la clé de son bonheur et s’il ne voulait pas la perdre, il devait travailler fort pour qu’elle reste faible parce qu’un animal blessé, ça ne va nulle part.

    Pour cette même raison, il ne voulait rien savoir d’avoir des enfants. Avec un bébé, Suzanne aurait de quoi s’occuper, arrêter de s’apitoyer sur son sort et retrouver un semblant d’importance qui pourrait lui faire réaliser qu’elle valait mieux que ce qu’Yvon voulait qu’elle croie.

    C’est pour cette raison que, chaque matin, il lui faisait prendre sa pilule contraceptive sans la lâcher des yeux, comme si elle était une enfant de trois ans qui risquait de s’enfuir à tout moment pour ne pas prendre le sirop aux bananes qu’on lui avait prescrit pour soigner son otite.

    Mais ça, c’était avant la tempête de 1981 qui l’a occupé pendant quatorze heures d’affilée. C’était avant qu’elle tombe enceinte. C’était avant l’arrivée de Rose, ma voisine.

    4

    Ma mère est revenue dans notre bled pourri après ses études pour différentes mauvaises raisons. Officiellement, c’est parce qu’elle s’est fait offrir un poste d’hygiéniste dans le cabinet du dentiste du village où elle a fait son stage. Officieusement, c’est parce que l’appel du trou était trop fort. Celui dans lequel nous vivions, mais aussi le sien qui plaisait particulièrement au dentiste avec qui elle travaillait souvent tard le soir sans patient ni vêtement.

    Au village, tout le monde aimait Jacques Dubé. C’était, il faut bien lui donner ce qui lui revient, un dentiste comme on n’en voit plus aujourd’hui. Le genre de spécialiste de la santé buccale qui ne te dit pas que tu as besoin d’appareil orthodontique à moins que tu n’aies un problème majeur et qui ne te propose pas de traitements de canal à tour de bras parce qu’il sait que ça dure cinq minutes et quart et que ça coûte la totale. En prime, il avait du charisme à revendre, de l’argent plein les poches, une femme à tomber tellement elle était belle, en plus d’être le dévoué père de quatre enfants de moins de huit ans.

    Sur papier, il était ni plus ni moins l’homme parfait. La réalité, c’est qu’il était assez loin du compte et qu’il sautait pratiquement toutes les femmes qui croisaient son chemin. À proprement parler,

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