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Déjouer l'oubli
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Livre électronique240 pages3 heures

Déjouer l'oubli

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À propos de ce livre électronique

Chantal, prof de maths retraitée et désœuvrée, est en perte de repères dans son bungalow.

Nicole, sa voisine et meilleure amie, voit sa mémoire défaillir depuis la mort de son mari.

Entre elles, un lien unique. Du genre qui vous mène à fuir en douce vos vies en déroute pour mordre l’asphalte en direction de la Gaspésie.

Deux femmes, une seule urgence de vivre.

S’évader pour mieux se souvenir. Tout faire pour déjouer l’oubli.

Un roman où s’entremêlent aventures et bribes du passé, où jaillit le rire malgré la tragédie.
LangueFrançais
Date de sortie6 mars 2024
ISBN9782897925888
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    Aperçu du livre

    Déjouer l'oubli - Martin Dubé

    1

    Les bouchées du potluck, les cartes-cadeaux SAQ, les bons d’échange contre des massages, les éclats de rire forcés… Les efforts sont visibles. J’ai pris le temps de remercier tout le monde, mais je sais bien que c’est Line, notre secrétaire dévouée, nouvellement célibataire et à la recherche de défis pouvant enfouir son mal de vivre, qui s’est chargée d’organiser la fête pour souligner mon départ à la retraite. « Fête » est un grand mot. Pas que je m’attendais à des cracheurs de feu ou à de la cocaïne en mode bar ouvert, mais il manque un petit quelque chose.

    Cette chose communément appelée « plaisir ».

    Pour être honnête, personne n’a le goût d’être ici, un vendredi après-midi caniculaire, en pleine journée pédagogique, à téter son jus de fruits Oasis.

    Line a pensé à tout sauf à l’alcool, imaginant que tout le monde en apporterait. Niet. Pas le moindre mousseux. Et aucun collègue alcoolique n’a fait surgir une flasque jusque-là cachée dans son tiroir.

    C’est le festival du silence. Les regards sont fixés sur l’horloge accrochée au mur de la salle à dîner.

    Une guillotine qu’ils rêvent de voir tomber.

    — Hum… Bon, ben, je me lance ! Je porte un toast à Évelyne qui…

    — Chantal, que je l’interromps.

    — Hein ? Quoi ?

    — Mon nom. Chantal.

    — Maudit stress aussi ! S’cuse, Chantal ! Tout ça pour te souhaiter, au nom de tous tes collègues, une belle retraite bien méritée !

    Magnanime, je lève ma boîte de jus en direction de Julie. Une nouvelle enseignante en univers social, archéologue de formation. Toujours utile vu l’âge vénérable de certains collègues. Julie, c’est une bonne personne. Je le pense. Je pense aussi que je ne m’ennuierai pas de ces longs dîners à l’entendre nous raconter comment elle tente par tous les moyens de trouver le sommeil durant ses nuits d’insomnie. Je vais toujours me souvenir avec bonheur de la fois où elle a déposé sous son oreiller sa collection de vibrateurs en marche.

    Un son qui l’apaise, nous a-t-elle dit.

    Robert Lepage, pas le génie théâtral, l’autre, le directeur de mon école, homme de peu de mots et d’idées, s’avance d’un pas pressé, comme si son café matinal faisait enfin son effet. Il place sa main moite et molle sur mon avant-bras.

    Je déteste qu’on me touche, qu’on entre dans ma bulle. Tout le monde le sait. On dirait bien qu’il n’a pas reçu le mémo.

    — Ma belle Chantal…

    Eh, boboy ! Hâte à la suite.

    — Tes heures, tu les comptais jamais… même si t’es une prof de maths !

    Robert éclate de rire, style porcin. Personne ne l’imite. Ses spasmes se prolongent, et il s’étouffe en s’essuyant les yeux. Lentement, il revient parmi nous et poursuit son hommage :

    — Trêve de plaisanterie, je n’ai rien préparé. Je voulais garder ça plus naturel, plus improvisé.

    Je hoche la tête pour l’épauler dans sa démarche de vérité. Sa main suinte beaucoup. Je l’enlève avec bienveillance et dépose ma boîte de jus vide sur mon bureau, qui l’est tout autant. Je prends une bonne respiration, comme celle qu’on prend quand on souhaite faire passer un hoquet. Ou mourir asphyxié avant un discours sans âme.

    — Je serai bref, poursuit Robert.

    Alléluia.

    — Chantal, tu vas nous manquer. Vraiment. Tu n’étais pas la plus joviale, mais ton côté robotique apportait un vent de sérieux dans l’équipe. Tu connaissais le fonctionnement du photocopieur sur le bout des doigts, et ton agrafeuse a sauvé bien des collègues, enfin, c’est ce que m’ont rapporté mes espions. Jamais en retard, toujours à l’heure…

    J’ai le goût d’une pizza ce soir. Ça va être bon, une pizza.

    — … toujours bien mise, appréciée de tes élèves, tu étais sur la coche ! Certains diraient rigide, et je fais partie de ceux-là. Durant ces trente-trois années, tu as su allumer des passions pour les angles et les formules, et c’est tout à ton honneur ! J’espère que tu profiteras de cette retraite pour te reposer et te consacrer pleinement à un de tes rêves ! Tu en as sûrement beaucoup, n’est-ce pas ?

    Le directeur m’invite du regard à lui répondre, à révéler à l’assemblée ce à quoi je veux occuper mes journées maintenant libres. Une boule dans ma gorge m’en empêche. J’avale de la salive imaginaire, mes lèvres entrouvertes donnent de l’espoir à mes collègues, mais rien ne sort.

    Parce qu’il n’y a rien à dire.

    Comme un dix-huit roues qui me frappe en plein visage.

    Je ne pratique aucun sport. Je n’aime pas lire. Je n’ai jamais voyagé.

    Mon absence de motricité fine m’éloigne de tout projet manuel.

    Certains pourraient y voir une occasion de rêve, celle d’avoir le luxe de pouvoir savourer le moment présent.

    Pas moi.

    Un silence qui n’en finit plus, habité de quelques toussotements et de soupirs impolis, m’informe d’une réalité implacable : être retraitée m’angoisse totalement.

    Je balbutie des remerciements génériques. J’invite mes collègues à se sauver de cette école qui tombe en ruine pour aller profiter de leur piscine et du pichet de sangria qui les attend.

    Line me tend une énorme carte. Elle me chuchote que tout le monde m’a écrit un petit mot. Elle insiste pour que je les lise à voix haute.

    Je me gratte la tête, je réfléchis.

    À travers la fenêtre, je remarque que des collègues courent à toute vitesse vers leur voiture climatisée. D’autres, dans l’embrasure de la porte, des boîtes de carton sur les bras, me supplient du regard de les laisser partir en vacances.

    — Merci pour la carte, vraiment. Ça me gêne de la lire devant vous, je le ferai tranquillement à la maison. J’ai tout mon temps maintenant, hein ? Allez-y, merci encore, bonnes vacances !

    Rendue à « tranquillement à la maison », la salle était déserte.

    Je suis debout, carte à la main, à fixer le corridor devant moi. Tout au fond, Michel, notre concierge, est déjà affairé à passer la vadrouille sur les planchers.

    J’ai toujours pensé qu’il n’y a rien de plus triste qu’une école vide. Maintenant, je sais qu’il y a pire.

    Une école vide avec une retraitée qui ne veut plus la quitter.

    2

    Je jette tout. Je ne garde jamais rien. Souvent, je pourrais donner au suivant ou revendre dans les petites annonces. Entreprise périlleuse. Élaguer est ma devise. Aux yeux des autres, je fais bonne figure. Ça me donne l’air de la femme zen, minimaliste, qui vit avec peu, à qui l’essentiel suffit. Si seulement…

    Je suis intolérante aux trucs qui s’accumulent et je suis dotée d’une insouciance environnementale, car, oui, je jette tout.

    Pour la première fois depuis des années, je ressens un vertige devant la boîte presque vide que je serre contre moi.

    Le vide m’apaise habituellement.

    Je sue à grosses gouttes en flattant le fond d’une boîte de carton déposée dans mon coffre. Mes doigts frôlent quelques post-it, une agrafeuse, une tasse avec la mention Calgary 1988. C’est tout.

    Des gouttes me coulent sous le nez. Est-ce de la sueur ? Des larmes ?

    Trois items inertes pour trente-trois années de dur labeur. Trente-trois années, que je me répète. Ça me rappelle l’âge auquel est mort Jésus. Si jeune. Il avait sûrement plein de projets. Plus que moi, j’en suis certaine.

    Je ne me reconnais plus. Ce n’est pas la Chantal forte pour qui les objets ne représentent rien.

    Je vais assurément finir mes jours comme cette agrafeuse : dans une boîte.

    Le bruit d’un klaxon me sort de mes idées noires. Marco, le prof de gym, m’envoie la main. Et un baiser soufflé. Je suis tentée de me lancer par terre pour éviter de le recevoir. Marco est une sorte de charmeur qui est resté pris en 1978. Un malaise ambulant. L’année dernière, la veille du souper de Noël, il a passé la nuit à accrocher plus d’une centaine de feuilles de gui en plastique au plafond de la salle à dîner.

    C’est cette image à glacer le sang que j’ai en tête quand je lui envoie la main sans le regarder.

    Je monte dans ma voiture suffocante. J’essuie mes larmes en me disant que la vie est bien faite, que je ne m’ennuierai pas de mes collègues.

    Ou peu.

    Genre, un avant-midi.

    Saut d’espace temps.

    Je ne me croyais pas aussi nostalgique. En roulant dans les rues de mon quartier, je réalise que je n’emprunterai plus aussi souvent cet itinéraire. Toutes ces maisons rénovées, repeintes, vendues et revendues. Je pourrais reprendre ma dernière habitude santé : la marche après le souper. Mais sans ma fille, à errer devant les pelouses fraîchement coupées ? Je ne sais trop. C’est elle qui m’a initiée à cette activité. Pour ne pas dépérir et m’ankyloser, me disait-elle.

    J’aimais beaucoup ça.

    Pas tant le fait de mettre un pied devant l’autre. Plutôt parce que ce dialogue mère-fille où je cherchais mon souffle nous a rapprochées. Quand je pense qu’elle est en voyage en ce moment, quelque part en Amérique du Sud. Seule, en plus. J’ai tout essayé pour la décourager de partir, sac au dos. J’ai même inventé une fausse guerre civile au Paraguay. Judith a vingt-trois ans. Majeure partout sur le globe, qu’elle me répète. Mais à mes yeux, elle reste ma Juju. Certains appellent ça de la surprotection. Pour moi, c’est de la bienveillance. Ça fait bientôt deux mois que je l’ai serrée dans mes bras. Devant le comptoir d’Air Transat, je ne la lâchais plus. Orgueilleuse, je ne pleurais pas. Je gardais tout en dedans. Judith, gênée devant une responsable des bagages aux lunettes ridicules, me suppliait de la laisser partir.

    Je ne me souvenais plus du trajet de l’aéroport à chez moi. Quand je suis rentrée, la maison m’a paru tellement vide. J’ai même lancé un « Judith ? » au cas où.

    Et c’est exactement ce sentiment qui se déploie en moi quand je tente d’ouvrir la porte d’un seul bras, l’autre essayant de tenir ma boîte. Elle me glisse des mains et tombe au sol. Je lui donne un coup de pied sans conviction. Comme je me penche pour constater les dégâts, mon ex-mari hurle mon nom dans une rue de banlieue trop calme pour ce niveau de décibels :

    — Chantal, voyons, t’es-tu correcte ? Casse pas toute, m’en viens !

    — C’est beau, Stéphane ! Dérange-toi pas !

    Mon ex-mari, c’est très difficile de le détester. Même quand il vous laisse tomber après plus de trente-sept ans de vie commune. On s’est connus au secondaire. À l’école où j’ai passé près de la moitié de mon existence. Mon grand amour, ce Stéphane. Le seul homme que j’ai fréquenté dans ma vie. Et probablement le dernier.

    Après avoir arrêté de frotter sa voiture, qu’il bichonne au moins cinq fois par semaine, une maladie mentale bientôt ajoutée au DSM-5, Stéphane traverse la rue comme si un voleur était en train de m’arracher mon sac à main. En le regardant enjamber des haies imaginaires, je m’étonne encore de le voir aussi gentil et bienveillant avec moi. Quand il m’a avoué qu’il voulait acheter la maison en face de la nôtre pour y vivre avec sa nouvelle conjointe, je n’ai pas su comment réagir. Il m’a assuré que la raison numéro un était d’être présent pour Judith et moi, en cas de besoin. Comment dire non ? Et sa conjointe, Caroline, c’est vraiment un amour. Genre impossible à haïr. Et j’ai essayé. Fort. Je ne compte plus le nombre de fois où, le soir, au lit, les mains jointes, j’ai prié le ciel pour me réveiller avec une haine démesurée et gratuite à l’égard de cette Caroline.

    Après des mois à implorer tous les saints, j’ai abandonné le projet. Elle est parfaite. Elle me salue chaque fois que je croise son regard. De temps à autre, je lui réponds. De plus en plus souvent, je dois dire. Tiens, la semaine dernière, ils m’ont invitée à un petit barbecue improvisé. C’était plaisant. Sauf quand je suis allée essuyer quelques larmes en cachette aux toilettes au moment où ils se sont mis à danser une salsa pour rigoler. Je les ai laissés entre eux, prétextant un problème avec un de mes verres de contact.

    Stéphane m’aide beaucoup, surtout en ce qui concerne la maison et la voiture. On m’a souvent dit de couper les ponts avec lui, de fixer mes limites. J’en suis incapable. C’est devenu un ami au fil des ans. Raison principale de notre séparation.

    Sans prononcer un mot, il ramasse ma boîte sur la galerie et vérifie si les objets à l’intérieur sont intacts. Une lueur d’émotion se pointe dans ses yeux. Les mêmes yeux pers, quasi félins, qui m’ont fait flancher à la cafétéria de l’école, jadis.

    Deux ados perdus dans cette mer humaine qui déferlait chaque midi devant eux.

    À vrai dire, même si j’enseigne les mathématiques et que les probabilités, ça me connaît, je suis encore incapable de comprendre l’immense chance que j’ai eue de croiser Stéphane et de partager son amour. En ce moment, il pense à son May West d’antan, je le connais trop bien. Son regard reste rivé aux fournitures scolaires au fond de la boîte. Il doit réaliser que nous sommes la journée où je fais mes adieux à l’enseignement, car il s’exclame :

    — On n’est pas déjà vendredi ? Mon doux que ça va vite ! Puis ? Y t’ont fait un beau party, j’espère ?

    — Ben correct. Tu sais, moi, ça me met mal à l’aise, ces affaires-là.

    — J’comprends, mais c’est ta retraite, ça n’arrive pas souvent dans une vie.

    — Tu te reprendras à mon décès. J’aime bien les ballounes pis le karaoké.

    Stéphane force un sourire, roule des yeux. Lui, monsieur Verre-à-moitié-plein, il n’a jamais apprécié mon cynisme. Je suis plutôt du genre madame Gourde-percée.

    Il est à peine entré chez moi qu’il remarque un meuble mal vissé, une plante qui manque d’eau, une pile de vêtements en mal d’amour. Sans me justifier, je lui tapote l’épaule et lui lance mon air « c’est beau, tu peux t’en aller ». Il se gratte la barbe lentement en jetant un dernier coup d’œil à la maison où il a habité une bonne partie de sa vie.

    Derrière lui, je distingue Caroline, dans son stationnement, boyau d’arrosage en main, attendant le retour de mon ex-mari pour terminer le lavage de la voiture sport, cadeau de retraite que Stéphane s’est offert. Il est beau à voir. Son bonheur me fait du bien.

    — T’as eu des nouvelles de Judith, toi ? me demande-t-il. Moi, zéro ! Elle m’avait juré qu’on ferait au moins un Skype, j’trouve ça plate !

    — Faut pas espérer des miracles. Le réseau WiFi dans la jungle est vraiment pas fiable. On s’est écrit y a deux jours justement.

    — T’aurais pu m’appeler, voyons ! M’inquiète comme un épais, moi !

    — Lâche-la un peu ! On dit quoi ? Pas de nouvelles…

    — On dit : pas de nouvelles et possible enlèvement de notre seule enfant par un groupe terroriste !

    — Au pire, si y a une demande de rançon, tu vendras ta décapotable.

    Il marmonne un « bonne journée » et part rejoindre son assistante du lave-auto de la rue des Mésanges. Selon la rumeur locale, pour occuper son temps, il lave les voitures des voisins à des prix fort compétitifs depuis quelques semaines.

    Notre quartier est un puits sans fond de rebondissements.

    Bien que le climatiseur soit à la puissance maximale, j’ai chaud comme si j’étais en train d’accoucher dans le désert. Pour me donner un peu de contenance, je me colle le visage directement sur la grille d’où sort le vent froid.

    Je reviens à la vie.

    J’ai même le sentiment étrange de subir une expérience de mort imminente.

    En flottant dans mon salon, j’observe deux trucs. Je suis en mode survie, bien installée dans un courant d’air. Et le ménage de la maison est urgent. Je me traîne les pieds jusqu’à la porte-fenêtre, où je suis saisie d’un vertige.

    Le spectacle de ma piscine à l’eau verdâtre, du gazon amazonien, des meubles de jardin entassés, vestiges d’un rude hiver… tout ça me rentre dedans. Fort.

    Je tombe à genoux, mais lentement. Au ralenti. Comme si ma chute était chorégraphiée. L’élégance dans la détresse.

    J’étais mon travail.

    Je n’étais que mon travail. Et je l’ai quitté.

    Qu’est-ce

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