Les filles perdues
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À propos de ce livre électronique
À PROPOS DE L'AUTEUR
Philippe Fuzellier est juriste-pénaliste. En mode majeur, il aime égarer ses lecteurs dans des labyrinthes policiers et des histoires à suspens, en suscitant leur flair, pour mieux traquer des criminels en tous genres. Il signe ici son onzième roman.
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Aperçu du livre
Les filles perdues - Philippe Fuzellier
1
Nevers, juin 1853
La misère sociale laisse toujours derrière elle son lot d’indigents. En terre neversoise, la cité pointue, en raison de ses nombreux clochers, ne fut pas épargnée par ses mendiants ni ses vagabonds, pas plus, mais pas moins non plus. Mais comme partout ailleurs, ces figures archétypales de la marginalité, ces populations flottantes, suscitèrent des peurs toujours plus grandissantes et des sentiments d’insécurité publique dans toute la cité. Et qui dit peur croissante dit demande de protection accrue des populations et toujours plus de répression. La misère émeut moins qu’elle ne fait peur. Les mesures répressives prises depuis Paris, à l’égard de ces gènes de criminalité, allèrent jusqu’à accentuer la surveillance étroite par les autorités judiciaires.
Une circulaire du Procureur de la République en poste à Nevers, adressée à son Commissaire de Police en disait long sur le climat d’effroi qui commençait à terroriser ses habitants. La directive attira l’attention des services de police que la Justice était confrontée à une augmentation trop importante des enfants, mendiant dans la cité, utilisant des artifices de malignité, tels que la vente de fleurs ou de crayons, voire des objets sans valeur. Le magistrat suspecta dans ses instructions, l’organisation d’une mendicité commanditée par des parents ou des tiers, manifestement à des fins de cupidité. Les procès-verbaux d’audition de ces enfants ne laissèrent pas de place au doute sur ce point. Le Procureur insista pour que des moyens de répression soient rapidement mis en place à l’encontre de ces vauriens qui faisaient de cette pratique un véritable métier de la mendicité. Quant aux enfants, il appartenait à la police de procéder à leur arrestation, à des emprisonnements pour les garçons, à des placements pour les jeunes filles. Le territoire du vagabondage et de la mendicité eut tendance à dépasser les limites de la cité, pour s’étendre dans les bourgs avoisinants. L’arsenal législatif, mis en place depuis le Premier Empire jusqu’à la troisième République, témoigna en effet de la peur régnante. On eut tout de même l’audace d’organiser une véritable chasse à l’homme, adultes ou pas, jusqu’à créer, après arrestation, un dépôt de mendicité dans chaque Département. Haro sur ces pauvres errants qui venaient perturber la tranquillité de la bourgeoisie neversoise, laquelle n’avait rien demandé !
Et comme les préjugés ont la dent dure, le milieu socialement protégé fixa dans sa représentation, le mendiant vagabond comme un être vicieux et immoral, fainéant, se vautrant dans l’oisiveté. La perception alla jusqu’à considérer ces gens de la basse société, présents partout, comme des inutiles, sans attache communautaire ou territoriale. D’aucuns finirent même dans leur stigmatisation, par alerter leurs concitoyens d’avoir à établir la distinction entre les mendiants, simulateurs, avides d’argent, et les vrais pauvres. De sorte que la bonne bourgeoisie neversoise n’eut de cesse d’accabler tous ces mendiants de tous les maux, et de les rendre responsables de toute cette insécurité sur les foires, les marchés, et des bords de Loire à l’affût de l’arrivée des bateaux. Cette faune de la mendicité justifia de renforcer la surveillance des transactions, pour mieux protéger les maquignons sortant leurs portefeuilles, lors de la vente d’animaux. C’est bien connu qu’on protège toujours plus les puissants quand par ailleurs on asservit toujours plus les faibles, les vulnérables, les petites gens.
Tous ces mioches vagabondaient dans des endroits à forte densité d’étals ou de marchés tels que la place des Halles ou de la République, jusqu’au marché de la Revenderie ou bien le champ de Foire. C’est justement dans ces lieux où les billets de banque, sortis de gros portefeuilles, circulent de la main à la main qu’ils purent s’adonner à du chapardage, l’un des légumes, l’autre de la volaille, tout ce qui put faire ventre quand le sien sonne le creux. Et quand tous ces pauvres ne purent à un moment vadrouiller dans les rues pavées de Nevers, on les transféra à l’Hôpital de la cité où ils purent trouver le gîte et le couvert, et les soins nécessaires. Une façon aussi de protéger les autres, les non-oisifs, de potentielles maladies réelles ou supposées. Car les fantasmes furent tenaces sur la question.
Quand un chapeau haute forme, ganté, parfumé, tenant dans sa main une canne à pommeau boule en cuivre, rencontre une tignasse, crasseuse et mal odorante et vêtue de guenilles, un évitement paraît incontournable. À quoi devait-on ce clivage social, expression d’un mal-être citadin, mêlé de peurs, suscitant un immense besoin de protection ? Au fait certainement que la ville ne connut pas un essor économique suffisant. Même les faïenciers réduisirent leur main-d’œuvre et les ouvriers, employés pour gagner des payes de misère, durent s’activer pendant de longues journées de labeur. Les femmes neversoises revêtirent souvent le tablier de lingères, de couturières, de blanchisseuses. À l’instar de peu d’industries, la cité se peupla de beaucoup de petits métiers de l’artisanat et du commerce, des rempailleurs, des vanniers, des cardeurs, des maréchaux, outre tous les artisans de la construction tels que des maçons, des couvreurs ou bien des charpentiers. Et dans le domaine du petit commerce, des tripiers, fripiers et marchands de légumes. Des métiers qui ne permirent pas en permanence de garnir les garde-manger en suffisance, voire dans le milieu populaire de nourrir souvent trop de bouches nombreuses.
Ceci pouvait expliquer cela, notamment que des familles ne purent contenir parfois leurs gosses à rester au bercail. Des fugues ou des abandons expliquèrent, en grande partie, la croissance du vagabondage et de la mendicité dans les rues de Nevers, de France et de Navarre. L’ivrognerie de certains parents, leur maltraitance parfois, fut à l’origine d’hémorragies sociales, souvent des tragédies humaines, quand des gosses sans défense furent jetés dans les rues, comme on se débarrasse d’un fardeau devenu un peu trop lourd.
L’hôpital se transforma en refuge et accueillit d’ailleurs près de 200 enfants trouvés, une centaine d’indigents et plus de 1000 enfants placés en nourrice. Amélie, avec sa tignasse ébouriffée, rousse et ondulée, fit partie de ces mômes se retrouvant d’un jour à l’autre dans les rigoles de Nevers. De petite taille, en tout cas insuffisante pour son âge de 16 ans, chaussée de godillots et revêtue d’un manteau cache-misère, elle fugua du logement familial, un balluchon rempli de vêtements de fortune. Depuis quelques jours, elle n’eut de cesse de suivre sur le trottoir, la file des malles-poste et des diligences. Elles se succédaient sur la route menant aux bords de Loire. Elle s’arrêta à plusieurs reprises devant une affiche de publicité, vantant les bateaux de la Compagnie des Inexplosibles de la Haute-Loire, genre steamers du Mississippi, coque longue et plate, surmontée d’une haute et frêle cheminée, munis de grandes roues à aubes. Elle se mit à rêver, devant cette affiche, de faire partie de tous ces passagers chanceux.
Un jour, elle réussit à se faufiler et à se glisser à l’arrière du bateau pour se blottir sous la bâche d’un canot de sauvetage. Mais ne s’étant pas suffisamment bien cachée, elle laissa dépasser un bout de tissu de son fichu. Vite repérée par un mousse de l’équipage, un policier passant par-là, sur le trottoir menant à la passerelle du bateau, fut interpellé pour faire déguerpir l’intruse. Amélie ne le sut pas tout de suite, mais cette arrestation mit un terme à sa liberté pour plusieurs années. Jamais elle ne put retrouver cette opportunité d’un voyage sur le fleuve royal. Emmenée manu militari au poste du Commissariat, elle expliqua dans son audition être la victime de maltraitances de la part de son père, sans pour autant donner plus d’amples renseignements sur la nature des exactions qu’elle subissait en permanence, disait-elle. Le policier tint à en savoir plus pour rendre compte au Parquet de l’étendue de ces mauvais traitements.
— Quand tu parles de mauvais traitements, tu veux dire quoi Amélie ?
— Des coups, avec sa canne, il boîte mon vieux et de temps en temps, surtout quand il a bu un peu de trop, il s’en prend à moi. Il me crie, il dit plein de gros mots tout en levant sa canne.
— Tu m’as dit tout à l’heure que tes frères et sœurs au nombre de cinq, il les laisse tranquilles et il ne s’en prend qu’à toi. Comment tu te l’expliques ?
— Je n’sais pas. Peut-être qu’il ne peut pas faire ce qu’il veut. J’veux dire des trucs que je n’aime pas et je lui retire sa main.
— Décris-moi ce qu’il te fait et que tu n’aimes pas !
— Des choses, des caresses, mais que j’veux pas.
— Où ça ?
— J’peux pas l’dire, c’est interdit.
— C’est moche, car si tu ne veux pas en parler, je ne vais pas pouvoir l’écrire dans mon rapport.
— J’m’en fiche, de toute façon, je n’veux pas retourner chez lui. Il me bat et il me fait mal.
La fille portait un chemisier bien chiffonné et particulièrement échancré. Cela ne fit qu’éveiller le soupçon du policier. Non seulement, il ne crut pas à sa version de vierge effarouchée, mais suspecta d’être en présence d’une mauvaise fille, selon l’expression populaire largement utilisée. Les policiers du commissariat furent loin d’être échaudés par toutes ces filles qu’on traitait de vicieuses, dangereuses, car susceptibles de transmettre des maladies vénériennes. Mais en dehors même des catins, la Préfecture, les policiers et gendarmes avaient pour instructions d’éradiquer tout ce qui pouvait ressembler de près ou de loin au vagabondage. Il avait d’ailleurs été érigé comme un délit pénal. Mais ce qu’on recherchait n’était pas de sanctionner des délinquants ou des criminels, il était de mettre un coup d’arrêt à la dangerosité de l’oisiveté, mère de tous les vices et pouvant conduire à des penchants que la morale réprouvait.
Et particulièrement pour les enfants, le vagabondage avait pour propension celle du dégoût du travail, façonnait les esprits à des penchants du vice. Ce que la bonne société voulait annihiler, c’était et surtout d’éviter des provocations honteuses. Et aux yeux de la bonne morale parentale, le vagabondage ne pouvait que conduire à des atteintes profondes à la vertu, donc à l’honneur des familles. C’est pour cela que le Code napoléonien de 1804, toujours en vigueur, avait créé la notion de correction paternelle. L’autorité du père ayant été érigée comme une valeur supérieure, celui-ci pouvait s’arroger le droit, sans à se justifier, de bannir son fils ou sa fille et d’intervenir auprès du juge de sorte que son autorité fût entièrement respectée. L’honneur prévaudrait même si le requérant était un ivrogne notoire, maltraitant ses progénitures.
Le policier n’insista pas et ne mentionna pas dans son procès-verbal ce souhait qu’Amélie ne voulait pas rentrer au foyer familial. Sa réaction, à la fin de cette audition, laissa présumer qu’il fut convaincu que cette sale gamine ne faisait qu’affabuler pour se justifier d’une attitude de mauvaise fille.
Quand le procès-verbal fut adressé au Parquet de Nevers, on ne manqua pas de le rapprocher d’une lettre la concernant et adressée par son père au Président du Tribunal, ainsi rédigée :
« Monsieur le Président du Tribunal,
Je vous prie d’enfermer ma fille Amélie afin qu’elle ne puisse plus déranger. C’est une fugueuse, dangereuse, et de là à ce qu’elle fasse des rencontres vicieuses, il n’y a qu’un pas.
Ma femme et moi-même sommes de simples ouvriers, employés dans une faïencerie de Nevers, avec de maigres soldes. Travaillant 14 heures par jour, il nous est impossible de surveiller notre fille et elle sera mieux dans un placement plutôt qu’à traîner dans les rues.
Je regrette cette ultime décision, mais ce sera mieux pour tout le monde.
Je vous remercie, Monsieur le Président, d’accéder à ma requête. »
Le Président requit l’avis du Procureur de la République qui considéra que dans l’intérêt de l’enfant, elle devait entrer en détention et que les conditions d’application de la correction paternelle se trouvaient pleinement réunies en l’espèce. La décision de placement du magistrat se porta sur le Bon Pasteur de Varennes-les-Nevers, à deux kilomètres à vol d’oiseau de la prise de décision.
Depuis deux ans, sous l’impulsion importante des instances religieuses, omniprésentes dans l’éducation, la vie sociale des habitants, l’évêché, à l’instar de Marie de Sainte-Euphrasie de Pelletier créa en 1835 à Angers une fondation du même nom qui allait se propager sur tout le territoire national. Ce fut le Bon Pasteur dont le nom évoque la parole évangélique. Le vœu de ses créatrices fut de se consacrer au relèvement des filles déchues. Un immense défi à lui tout seul dans un environnement social pour le moins troublé.
Le Bon Pasteur essaima un peu partout en France, jusqu’à Varennes-les-Nevers, où l’idée fut reprise par les Sœurs de la Charité, une congrégation religieuse, présente partout dans les instances de l’éducation, communément appelées les Sœurs de Nevers, voire les Dames de Nevers.
Amélie fut placée dans cet endroit. Elle n’avait que 16 ans. La décision de justice requit de la transférer dans un premier temps pour quatre longues années.
2
Naissance de la Providence et du Bon Pasteur de Varennes-les-Nevers
Toute cette tragique histoire commença à partir d’une initiative prise par Marie-Euphrasie Pelletier, alors mère supérieure de la Maison d’Angers et de l’Ordre de Notre-Dame de Charité, dite du Refuge. Dans l’esprit de la fondatrice, l’idée dominante était de s’occuper des jeunes filles déchues en leur ouvrant un métier dans un monde ouvrier, dans une ère industrielle manufacturière. Parmi ces femmes, certaines d’entre elles étaient qualifiées de mauvaise vie, mais leur repentance les rendait légitimes à être protégées. La fondatrice les appela les Madeleines. Ce qui était signifiant était de les considérer comme de mauvaises filles ou des filles de mauvaise vie. Singulièrement, les garçons au regard des pouvoirs publics étaient jugés comme des délinquants au sens pénal du terme, tandis que les filles étaient regardées sous le prisme de la déchéance. Et ces filles déchues méritaient donc d’être redressées du point de vue de l’éducation. Et si elles avaient cependant failli, seules la discipline et l’autorité suppléeraient à toutes ces multiples carences éducatives. L’obsession des religieux était de considérer certaines femmes comme vicieuses et dangereuses en raison des risques sanitaires de transmission de maladies vénériennes dont elles étaient porteuses. Du vice à la vertu, le passage obligé résidait dans la rééducation. Et l’adage du XIXe de Raoul de Presle, l’oisiveté est mère de tous les vices, prit alors tout son sens. La fondatrice du refuge du Bon Pasteur, qui allait se démultiplier en France et à l’étranger, distingua les repenties ou aussi pénitentes, des Madeleines, et enfin les préservées (souvent des fillettes). L’encadrement devait être assuré par des sœurs, dans un esprit, au départ de bénévolat.
L’évêque de Nevers, Monseigneur Dufêtre, ex-vicaire général à Tours, nourri en Touraine d’une expérience d’aide aux filles déchues, s’inspira de l’œuvre de la sœur d’Angers, fondatrice du Bon Pasteur. Et 11 années plus tard, il décida de fonder à son tour la Providence, un orphelinat à Nevers destiné à venir en aide aux filles perdues. Pour ce faire, il prit l’attache financière des Dames de Nevers, des demoiselles fortunées, sans qui la création n’aurait pu exister. Des demoiselles qui devinrent des petites mères, pour ces enfants désœuvrés. L’orphelinat fut installé sur la colline de Saint-Gildard à côté de la place Mancini à Nevers. L’évêque ne s’arrêta pas pour autant dans son effort de poursuivre plus avant son avancée humaniste. Il décida d’acquérir un vaste terrain situé sur le doux vallon de Varennes-les-Nevers, un bourg avoisinant Nevers à deux kilomètres à vol d’oiseau de Saint-Gildard. Le village de près de 2000 autochtones portait en son sein, essentiellement des métiers issus ou dérivés de l’agriculture et de la viticulture. Une église du 11e siècle, le château de la Croix au fond de la colline et le collège de Pignelin, une petite mairie composaient les sites principaux du bourg. Avec l’aide financière de la congrégation des Sœurs de Nevers, l’évêque y fit édifier des bâtiments qui devaient recevoir une maison de correction et de refuge. Ce fut la mission d’origine qui lui fut assignée. L’évêque scinda les filles en trois communautés distinctes qui ne devaient pas se mélanger. Ce point de détail fut essentiel dans l’organisation de cette maison qui se voulut au départ protecteur.
D’un côté, on trouvait les grandes orphelines (de 10 à 20 ans), les pénitentes entrant librement et les préservées (de 15 à 25 ans). Le règlement intérieur de la maison insistait beaucoup sur la discipline, de rigueur, et sur le respect de l’autorité et rien n’eût été possible d’un point de vue communautaire sans la valeur travail. Les filles perdues avant l’entrée, autrefois oisives ou déchues, devaient se métamorphoser par le travail. Les orphelines durent s’acquitter à l’entrée d’un pécule de 200 francs, récupérables à la sortie, quand les pénitentes et les préservées bénéficièrent d’une gratuité. La construction dura