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Les inventeurs de vacarmes: Théorie et pratiques de la performance.
Les inventeurs de vacarmes: Théorie et pratiques de la performance.
Les inventeurs de vacarmes: Théorie et pratiques de la performance.
Livre électronique721 pages8 heures

Les inventeurs de vacarmes: Théorie et pratiques de la performance.

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À propos de ce livre électronique

Ce livre rassemble des observations et des réflexions sur l’art performance au Québec et sur la scène internationale. L’auteur a voulu comprendre une forme d’art déroutante, la démarche de quelques performeurs importants, pénétrer leur univers d’un point de vue théorique, mais aussi de les rejoindre dans une pratique qu’il lui a été donné d’enseigner.

La 1 re partie examine l’éthique de la performance comme démarche pour se créer une expérience, se façonner à travers celle-ci (autodidaxie), l’enseigner et créer un contexte propice à sa réception. Le 2 e chapitre propose quelques études sur Black Market, Tehching Hsieh, Marina Abramović, Mapa Teatro, Richard Martel, ORLAN, Boris Nieslony, John Boyle-Singfield, Jeff Huckleberry, Latifa Laâbissi, Rosy Simas, Emily Johnson et Piotr Pavlenski. La 3 e partie s’attarde spécifiquement aux rapports entre la poésie et la performance, la littérature et l’art, l’inscription du corps et des lieux par la parole et le geste. Quant à la 4 e , elle examine les stratégies artistiques de transformation sociale, les réseaux culturels et les médias sociaux, questionnant les arts cosmodernes, la programmation technoculturelle, le microactivisme, l’action vectorielle et l’altermodernité. Le dernier chapitre examine la pression sociale vers le consensus (l’orthodoxe culturelle régnante) et la déroute de la civilisation vers la fin (l’anthropocène) en considérant la poétique de l’exhortation, les pratiques de l’extrême et les formes de la contestation. Les nouvelles formes de la barbarie, l’appropriation culturelle et la censure morale sont également abordées.

Biographie

Essayiste et poète, Michaël La Chance (Ph.D. Paris-VIII philosophie ; DEA EHSS sociologie) est professeur titulaire d’histoire et de théorie de l’art à l’Université du Québec à Chicoutimi. Il a publié des recueils de poésie et autant de proses, des essais et un roman, qui ont reçu de nombreux prix : prix d’excellence de la critique SODEP, Prix Ringuet (roman) de l’Académie des lettres, Mention d’excellence des Écrivains francophones d’Amérique, Finaliste Gouverneur général études et essais, etc. Chercheur CELAT, membre de la rédaction de la revue Inter art actuel, il a suivi la scène de l’art performance des vingt dernières années à l’occasion des Rencontres internationales d’art performance de Québec et aussi dans les événements au Canada et à l’étranger où il était invité à titre de conférencier et de performeur. Ses analyses approfondies, jusqu’ici publiées dans des catalogues, articles et monographies, sont rassemblées dans cet ouvrage dont le titre est emprunté à Nietzsche : Les inventeurs de vacarmes.



Papier
LangueFrançais
Date de sortie7 nov. 2023
ISBN9782924298596
Les inventeurs de vacarmes: Théorie et pratiques de la performance.

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    Aperçu du livre

    Les inventeurs de vacarmes - Michaël La Chance

    Préface

    De nombreuses heures de réunion, de discussion, d’analyse et de prises de décision sont nécessaires à tout membre d’un comité de rédaction. C’est un travail, mais aussi une responsabilité : cela demande un certain dévouement, tout en favorisant une incursion dans la matrice sociale ; cela requiert la création de débats, l’insertion d’un mouvement dans les divers engrenages, comme ce petit grain de sable dans la machine…

    Assumer un positionnement comporte des exigences, mais également des motivations, d’où un autre passage à l’acte. La fabrication du culturel devient une sorte de nécessité, une manière de conserver notre identité sans toutefois nous enfermer dans un aveuglement. Elle offre des ouvertures potentielles, des découvertes, et constitue un bagage important au coeur de mécanismes et normes variés.

    Il s’agit pour nous de constituer un climat social par une excitation théorique dans une pratique de débats, de comprendre nos réalités tout en vérifiant les contextes et procédés, ce qui amplifie notre capacité à intervenir, à prendre position. Dans la cacophonie du monde culturel, le travail rédactionnel est multiple et permet des ouvertures comme des aventures – d’autant plus si nous nous impliquons comme producteurs et disséminateurs !

    En 2001, lorsque j’ai demandé à Michaël de devenir membre du comité de rédaction de notre revue Inter, art actuel, c’était pour son travail d’écrivain et son implication sociale. Alors que l’agir sollicite une implication, le poétique et le philosophique trouvent leurs motivations dans une incursion langagière qui cherche à s’approcher de la certitude ou à créer de nouveaux desseins. Michaël est un écrivain du multiple et, avec lui, tout sujet peut faire l’objet d’un éclairage nouveau, d’un métalangage approprié, d’une incursion dans un renouvellement des systèmes conventionnels.

    Toute confrontation cherche ultimement à favoriser un terrain d’entente au-delà des différences, et les occasions sont nombreuses pour développer un champ diffus de connaissances. L’écriture trouve chez lui des munitions pour évacuer les conditionnements de toutes sortes.

    Oui, de nombreuses heures de tergiversations nous ont procuré des possibilités de façonner, par le langage, des zones souvent inexplorées tant dans le politique que le poétique. Nous cherchions à proposer des innovations, voire à créer de nouvelles appellations. Nous explorions un système propositionnel en création.

    Michaël touche à tout. Son esprit intuitif offre une complémentarité aux relations, aux occasions de construire, de remuer ces tourbillons de mots qui deviennent des charges, parfois même des procédés guerriers !

    C’est en visant une ataraxie, en considérant le corps dans ses correspondances, tant avec que sans supports analytiques, que s’accomplit un imaginaire en quête d’une métaphysique de l’inconnu. Il s’agit en quelque sorte d’un « nuage d’inconnaissance » se transformant, s’agglutinant. Toute recherche reste solidaire dans des vacarmes de toutes sortes.

    Michaël est un électron libre en continuelle recherche de renouvellement. Et les occasions de se renouveler sont multiples. Φ

    Richard martel

    Julie andrée t.

    Integração Action, São Paulo SESC Pinheiros, 2011.

    Photo : Michaël La Chance.

    Julie Andrée T. couverte de peinture bleu et rouge. Elle s’essuie le visage à la suite de sa performance. Projet de résidence Integração Action, São Paulo, 2011.

    Introduction

    À Rapallo, en février 1883, Nietzsche rédige une longue imprécation contre le « chien de feu » : « La Terre […] a une peau ; et cette peau des maladies. L’une de ces maladies a nom, par exemple homme. Et de ces maladies une autre a nom chien de feu¹. » Le chien de feu préfigure le monde industriel et marchand, les cheminées d’usine qui crachent la fumée, les mines à ciel ouvert, les forêts brûlées. Il préfigure le système du profit et du contrôle qui enveloppe la planète, le cancer des surfaces. Certes, ce chien de feu symbolise les difficultés personnelles que Nietzsche éprouve après sa rupture avec Lou von Salomé et son ami Paul Rée : il est habité par des idées de suicide, abuse des narcotiques, tente d’échapper à l’emprise de sa soeur Elisabeth Förster… Mais le chien de feu, c’est aussi une vision prophétique du néolibéralisme qui vide les océans, rase les forêts, crible l’écorce terrestre et transforme le monde en déchets. Ce que nous appelons aujourd’hui le monde de la consommation et des télécommunications apparaît pire que l’Église jadis, pire que l’État aujourd’hui : « L’État comme toi-même est un chien hypocrite ; comme toi avec fumée et beuglement il aime discourir – pour faire croire que sort sa voix, comme la tienne, du ventre des choses². » Le chien de feu dénature les mots et les perceptions, corrompt nos facultés sensibles, si bien que nous croyons que c’est la réalité même.

    C’est contre ce chien de feu que Nietzsche marque sa dissidence : il ne croit pas aux grands événements qui proclament des tournants historiques au nom du progrès et de la liberté, car ils ne sont que beuglements et fumées. Il rappelle que « ne gravite le monde autour de ceux qui inventent des vacarmes nouveaux mais bien autour de ceux qui inventent des valeurs nouvelles ; en silence il gravite »³. Ce rappel m’a paru pertinent lorsqu’il donne son titre à ce recueil d’écrits, lorsqu’il convient de s’interroger sur la performance : l’art action ne serait-il que cabotinage et provocation, participant à la frénésie du spectacle et à l’hystérie des signes, ou bien serait-il plutôt un travail de transformation de fond ? Vacarme ou invention de valeurs ?

    Comment reconnaître en effet l’innovation au présent ? L’innovation véritable fait effraction, elle est accueillie par l’incompréhension, et seule l’histoire parvient à nous libérer de nos préoccupations immédiates pour révéler la signification plus large d’une oeuvre ou d’un geste ; alors nous pouvons voir que c’est le symptôme d’une société malade, l’acting out d’un fantasme intenable, la parodie d’une finalité obsolète. Qu’est-ce que l’art performance nous dit de notre situation historique ? En premier lieu, qu’est-ce qu’il dit de la situation de l’art, quand le geste performatif révélerait les tensions de l’époque, les courants qui traversent la culture, les plis et ruptures d’un réel par trop homogène,comme le papier tournesol indicateur du pH nous renseigne sur la balance chimique d’un milieu ?

    Pour certains, la performance n’est qu’agitation et provocation, posture et vacarme : ce n’est pas de l’art ! Ils voient dans celle-ci une réaction délinquante aux aberrations de notre époque où nos existences corporelles sont précalibrées, où nos esprits sont noyés dans la comédie du consumérisme. Nous croyons perpétuer nos valeurs et nos codes par une répétition de rituels absurdes, nous perpétuons la supercherie selon laquelle nous serions les héritiers de notre passé. Nous sommes enfermés dans les cycles d’un commencement qui ne vient jamais. Tout retourne à la case départ.

    La performance dit les aberrations de notre époque. En même temps, elle fait partie de cette aberration, elle en est parfois l’outrance. Ce sont les gestes désordonnés d’un noyé, c’est l’affolement d’une poésie acéphale. Toutes ces années, la « perf » n’était pas de l’art. Elle était néanmoins une occasion de comprendre le présent, parce qu’elle était usage du présent ! Puis le syntagme art performance s’est imposé, laissant entendre que la performance serait un sous-ensemble de l’art. Alors, nous regardons les gestes, les dispositifs, avec le point de vue particulier de ceux qui tentent de lire dans la performance ce qu’est la performance, en quoi elle est de l’art. Imaginons le pire : la performance est enfin devenue de l’art lorsqu’il n’y a plus d’art ! Ou bien, imaginons tout simplement que nous sommes parvenus à une époque où, avec l’emprise des télécommunications sur les esprits, de la société de contrôle sur les corps, l’art ne serait plus qu’une chose incompréhensible du passé, un chant d’Orphée que seuls le ruisseau et la forêt peuvent entendre. Il appartient aux archéologues d’interroger le passé et de comprendre ce qu’était l’art ; nul besoin d’attendre : nous avons la performance comme archéologie du présent.

    Avec Seven Easy Pieces présentée au Guggenheim en 2005, Marina Abramović fait de l’histoire de la performance une mémoire de gestes que nous pouvons reperformer indéfiniment. Dorénavant, sans négliger la centralité du corps, la performance développe des convergences et des intersections de ses pratiques avec l’histoire de l’art, et donc aussi d’autres formes d’art. En 2010, la performance est reconnue comme pratique fondamentale de l’art contemporain avec The Artist Is Present au MoMA. Depuis ses débuts, par chacun de leurs gestes, les performeurs sont comparés à tous les autres performeurs ; mais, depuis quelques décennies, la performance a atteint une masse critique, est devenue un langage autonome où chaque geste signifie par son renvoi à d’autres gestes, où le signe performatif est un trait différentiel dans un système autopoïétique qui produit une description de la performance, qui elle-même est performance⁴.

    Alors, la performance d’art peut être entendue comme un génitif : l’art dépend de la performance, pourvu que celle-ci échappe à la muséification, à sa neutralisation discursive et institutionnelle. La beauté jaillit, elle est trouble et bouleversement, elle est manifestation trop rare d’une vie créative qui ne se cristallise plus dans des productions d’objets. Avec la performance, l’activité artistique tend à la présentification,elle refuse le recyclage des avant-gardes du XXe siècle. L’art se cherche une autre consistance : la création de l’art, c’est l’art lui-même, une création qui ne s’arrête pas à la réalisation d’oeuvres. Aujourd’hui l’activité créatrice de l’artiste prend place dans la vie. L’oeuvre, c’est la réappropriation du sensible, c’est la réalisation de la vie elle-même, une effr-action dans le monde.

    Les oeuvres contemporaines acquièrent ce caractère absurde et pathologique parce qu’il n’y a plus d’art ! Il y a le gigantisme du cheval de Troie – dans lequel se cachent la finance, la politique et la morale – qui prend d’assaut la citadelle de l’art. Il faut jeter l’échelle après usage, sans quoi l’art rejoue incessamment une caricature toujours plus grossière et sidérante de lui-même. C’est pourquoi les signes performatifs ne cessent de se déplacer, pour échapper aux effets de neutralisation de leur répétition, de leur théâtralisation. Nous avons, Richard Martel et moi-même, produit un Index du performatif, afin de donner des balises aux études présentes et futures de l’art action, dans un domaine dont les frontières sont perpétuellement déplacées entre le body art et le spoken word, entre l’installation comme performance résiduelle, le flash mob et le durationnel⁵.

    L’art, comme opération créatrice, ne se dépose plus dans un objet (qui deviendra une oeuvre) ni dans un lieu (le domaine culturel élargi) : il reste en suspens dans les désirs et les fantasmes de l’artiste, comme un virus toujours prêt à se transformer pour mieux se propager. L’oeuvre est l’illustration d’une conception de l’art, une machine de guerre pour effacer les autres conceptions, un résidu dans le processus où l’art s’invente lui-même en tant qu’art. C’est ainsi qu’il est devenu mouvement, commotion et vacarme dès les tentatives du mouvement Dada de supprimer l’art.

    Qu’est-ce que la performance ? Une pratique faite de gestes, de paroles aussi, une sorte d’action théâtrale caractérisée par le risque, l’expérimentation des limites ; une action qui se veut emblématique de l’activité humaine, qui convoque notre participation, car elle met en jeu ceux qui l’accomplissent comme ceux qui participent. Cette action ne retire pas sa vérité d’un texte ou d’une mise en scène ; elle tire sa vérité – s’il y a vérité – du présent, elle réalise chaque fois ce qu’elle signifie par le simple fait de « performer ». C’est le sens propre du terme performatif, quand dire, c’est faire ; quand faire, c’est signifier. J’agis, je parle, j’écris, je pense… Cette auto-implication agit à la façon d’un nouveau cogito qui permet à notre univers mental de créer son équilibre, de mesurer l’angle le plus abrupt de ses vertiges.

    Ainsi se construit un paradigme de l’art performance, depuis la célébration de l’art comme liberté, résistance, brèche, qui a commencé avec les avant-gardes. Cet enjeu performatif de la création révèle qu’il y a un enjeu spirituel dans l’innovation esthétique, lorsque l’art devient rituel de vie. Tout à la fois, la performance devient le schibboleth du milieu artistique : si vous ne comprenez pas, vous n’en êtes pas – vous n’êtes pas branché, cultivé, sophistiqué, initié…

    La performance a longtemps opéré en toute clandestinité, à l’occasion d’événements spontanés, de flash mobs, de festivals improvisés… Ayant rapidement obtenu une reconnaissance du milieu, elle est aujourd’hui accueillie dans les structures institutionnelles de l’art pour être documentée et commercialisée. Depuis trois décennies déjà, elle a trouvé sa place dans le calendrier culturel de notre société et lutte pour conserver ses caractéristiques de résistance et de subversion, ce qui illustre la redoutable capacité du capitalisme d’instrumentaliser les pratiques les plus marginales, de fabriquer des simulacres de chaos aux fins d’autovaccination de la société contre le véritable chaos. Roland Barthes appelait cela la stratégie de la vaccine, selon laquelle le monde bourgeois contemporain aurait fait de la performance une façon d’avouer ses maux accidentels pour mieux masquer le mal principiel : « On immunise l’imaginaire collectif par une petite inoculation de mal reconnu ; on le défend ainsi contre le risque d’une subversion généralisée⁶. »

    Ainsi, au cours de ces trois décennies, la performance a lutté pour conserver son potentiel de perturbation : acte de résistance, exercice d’empathie, passage à l’acte du fantasme, mise à l’épreuve de notre ontologie, bref« mal accidentel ». Plutôt accident qu’événement, la performance paie le prix de cette habilitation qui lui permet de côtoyer les arts patentés. Progressivement, elle a creusé sa dépendance envers un système politico-culturel qui a compris que subventionner, c’est mieux neutraliser. C’est pourquoi le performeur s’ingénie à déjouer les effets d’enfermement de la scène artistique, en développant une contre-violence symbolique qui fait corps avec son auteur, met en relief son histoire, revendique une singularité matérielle. La performance se réclame donc d’esthétiques qui rappellent le monde ouvrier, la pénibilité des tâches, la révolte silencieuse ou encore le dénuement de l’homme confronté aux forces naturelles.

    La performance devient célébration de l’activité créatrice et tout à la fois parodie de son inscription artistique. Cette ambivalence de l’art action, entre le simulacre de transgression (politique) et l’acte existentiel (pratico-poétique), conduit le performeur à explorer des formes de radicalisation plus poussées. Il s’agit pour chacun, dans un monde verrouillé, de regagner sa capacité d’agir et de (re)faire de l’action un usage du monde.

    L’art s’est déplacé de l’objet vers l’artiste pour finalement se déplacer de l’artiste vers la sphère d’un acte souverain et autonome : un acte fondamental, mais aussi une sémiosphère – qu’Agamben appelle « sphère de l’energeia »⁷ – en laquelle et à travers laquelle chacun peut faire l’expérience de soi et se constituer comme forme de vie. Il s’agit de modifier la perception du corps, le temps de l’effectuation, la construction de l’espace, l’inscription de l’histoire, de façon à trouver dans le geste performatif ses consignes et son épreuve des limites, un écho de la politique contemporaine.

    Dans la première partie de cet ouvrage, j’examine l’emphase donnée à l’expérience par la performance, dans les corps comme dans différents cadres institutionnels, en particulier lorsqu’il faut tenir compte des problèmes éthiques que pose l’enseignement de la performance. Il est question de la surenchère et du risque, de l’utilisation des animaux, des consignes pédagogiques et des lieux – des questions qui m’ont personnellement interpellé lorsque j’enseignais la performance. Ce chapitre se termine avec une caractérisation de la performance comme épreuve du feu dans une époque troublée.

    La deuxième partie présente les études de différents performeurs, une dizaine, quand il s’agit de reconstituer les enjeux politiques et philosophiques, poétiques et métaphysiques, de leur démarche afin d’en tirer des principes pour définir l’art performance. Il est question des contextes historiques et des articulations symboliques d’oeuvres performatives qui ont à mon sens contribué à définir l’art action au XXIe siècle. Se trouvent dans l’ordre des textes sur Black Market, Tehching Hsieh, Marina Abramović, Mapa Teatro, Richard Martel, ORLAN, Boris Nieslony, John Boyle-Singfield⁸, Jeff Huckleberry, Latifa Laâbissi, Rosy Simas, Emily Johnson et Piotr Pavlenski. Je n’aurais su approfondir mes analyses sans aller à la rencontre de ces artistes et, parfois aussi, échanger avec eux.

    La troisième partie propose une réflexion sur la performance en lien avec ce que Bernard Heidsieck appelait le « poème action », ses différentes scènes, la plasticité de l’écriture, la perte de l’histoire et l’hégémonie culturelle. L’appel à la désintoxication culturelle conduit à un moratoire poétique. Une réflexion sur les rapports difficiles entre la performance et le langage écrit est devenue des considérations sur les rapports entre les écrivains et les artistes.

    La quatrième partie explore les mutations de la performance à l’ère de l’art numérique : immersion, neuro feed back, etc. Les technologies créent de nouvelles expériences de connexion intersubjective, des espaces d’écoute, des reprogrammations culturelles. Une nouvelle contre-culture électronique voit le jour. Elle propose une modification électropsychédélique de la conscience.

    La cinquième partie prend la mesure du potentiel de transformation sociale de la performance : comment l’art action se prête-t-il à l’activisme, comment favorise-t-il l’émergence de subjectivités individuelles, mais aussi de mouvements collectifs ? J’analyse le rôle de la performance et des médias sociaux lors du printemps arabe. Il est question de la place publique, de la répression politique et d’une nouvelle forme d’idéologie morale qui exerce une féroce censure dans les arts. Φ

    1Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, M. de Gandillac (trad.), Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1972, p. 169.

    2Ibid. Alain Badiou propose une interprétation très différente des « inventeurs de vacarmes nouveaux » dans Le sémininaire : l’antiphilosophie 1 (1992-1993) (Paris, Fayard, 2015, chap. III) : « Le chien de feu c’est l’événement populaire révolté, la figure plébéienne de l’événement. »

    3Ibid.

    4Cf. Niklas Luhmann, La réalité des médias de masse, F. Le Bouter (trad.), Bienne-Paris, Diaphanes, 2012, p. 133.

    5Cf. Michaël La Chance et Richard Martel, Index du performatif, Québec, Intervention, 2014,35 p.

    6Roland Barthes, « Le mythe aujourd’hui », Mythologies, Paris, Seuil, 1957, p. 225.

    7Agamben s’appuie sur la notion d’acte chez Aristote : « L’oeuvre d’art appartient […] constitutivement à la sphère de l’energeia, qui, en outre, renvoie dans son nom même à un être-en-oeuvre. »Giorgio Agamben, Création et anarchie : l’œuvre d’art à l’âge de la religion capitaliste, J. Gayraud (trad.), Paris, Rivages, 2010, p. 13.

    8Le texte sur cet artiste s’est mérité le Prix d’excellence de la critique 2015 décerné par la Société de développement des périodiques culturels québécois (SODEP).

    Reproduction de l’image de la couverture. Boris Nieslony tient une pierre en équilibre sur sa tête, lors de sa performance Nature Study. Festival Art nomade, Saguenay, 2013.

    Boris Nieslony. Photo : Valérie Lavoie (Art Nomade, La Pulperie, Saguenay, 2013)

    1 /

    Un art de l’expérience

    Approfondir l’expérience, enseigner la performance en contexte institutionnel, ses protocoles et son éthique

    La performance : une transexpérience

    Au lexique de la performance, je propose d’ajouter la notion de transexpérience. Le transexpérimentalisme s’intéresse aux conditions de mise en forme de l’expérience et à sa transmission en art et dans la spiritualité.

    Il est coutume de désigner par expérimentalisme les pratiques en art mettant en valeur le non-prémédité, les visions oniriques, les productions automatiques ou le « vandalisme créateur » (Asger Jorn), marquées par l’attrait pour le hasard et l’improvisation, avec un intérêt pour les sensations fortes, le risque et la recherche d’intensité dont le foyer est le moi. Avec la fin de la modernité, l’expérimentalisme a basculé dans la surenchère et la provocation, la production d’états limites et le relativisme frivole.

    Le transexpérimentalisme en art propose en fait ce qui suit. Il dénonce la réduction de l’expérience humaine à un vécu bidimensionnel, quand les médias et une sous-culture nous saturent avec des sentiments binaires, nous enferment dans des saisies figées de notre existence. Il y a une richesse de la diversité des expériences : l’errance, l’excentricité, le non-communicable, etc. Il y a une perte de l’ontodiversité lorsque les sensorialités animales et végétales s’étiolent, processus inévitable avec l’extinction de nombreuses espèces. La diversité des Umwelt (von Uexküll) de chaque forme de vie semble réductible à une « expérience unique » – comme nous disons « pensée unique ». Huxley invite à franchir les portes de la perception en s’abandonnant à des « expériences altérées et plurielles ».

    Il semble légitime que chaque génération veuille redécouvrir le monde à partir de ses propres expériences. Chacune croit faire ses propres expériences, or celles-ci ne sont que des variations de la pensée du moi, laquelle n’est qu’un postulat de l’unité des attributs du corps et de la conscience, une caricature de notre vraie nature. Le moi est un expérimèmes parmi d’autres, lesquels se propagent et mutent dans la culture. Nous nous affranchissons de cette fabrication sociale en faisant l’expérience de soi en tant qu’autre et, plus encore, en tant qu’altérité plurielle.

    La fabrication d’une « expérience du moi » répond au besoin biopolitique d’affirmer une unité de l’être, mais aussi à la prétention de nier notre interdépendance. Nous désirons faire des expériences pour le bénéfice du moi, mais nos expériences ne prennent forme que dans un tissu ontologique et dans le relief d’une multiplicité d’expériences.

    Une transmission par l’expérience suppose un détour obligé, implique qu’il est impossible de la résumer, de la vivre par procuration. Selon le précepte de Bashō (XVIIe s.), « seul le pin vous enseigne ce qu’est le pin, seul le bambou vous enseigne ce qu’est le bambou… La chose et vous-même ne faites plus qu’un, de ce sentiment d’unité jaillit votre poésie »¹. L’expérience semble quitter le corps, elle s’affranchit des cadres rationnels et interprétatifs dont nous avons l’habitude, elle se met en phase avec autrui et ses expériences : celles des animaux, des machines, etc. Alors, l’expérience artistique n’est pas isolée, l’oeuvre est un approfondissement de la vie même dans sa multiplicité : plutôt Erfahrung qu’Experiment.

    L’expérience individuelle ne doit pas être isolée du tissu général des possibilités d’éprouver et de ressentir. Qu’elle soit la somme totale des souffrances dans le monde ou une mémoire expérientielle commune à tout le vivant, une articulation entre les expériences a pour effet de les contraindre et de les enrichir. Marina Abramović a fait ce constat à propos de nombreuses personnes venues la voir dans The Artist Is Present (4 mars au 31 mai 2010, MoMA) : « They have so much pain, it’s not about me anymore (Leur souffrance est extrême, il ne s’agit plus de moi. »

    Dès lors que nous acceptons d’excentrer notre épreuve de l’être, nous pouvons envisager le caractère libre et fluide de nos perceptions et de nos expériences, nous entrevoyons une esthétique ondulatoire où l’expérience est tantôt ridelle à la surface et tantôt vague qui révèle la profondeur. La beauté est fluide, une recharge de vie, une impulsion qui provoque en nous une croyance dans la valeur des êtres humains, leur capacité à s’améliorer et à créer un monde meilleur. William Blake, dans un cycle de poèmes intitulé Songs of Experience (1794), décrit comment l’esprit humain s’étiole lorsqu’il est opprimé et comment il réagit comme braise qui ne se laisse pas étouffer : « Tyger ! Tyger ! Burning bright / In the forests of the night (Tigre ! Tigre ! Tu flamboies et brilles / Dans les forêts de la nuit). »

    L’artiste se distingue de ses contemporains par sa capacité à ressaisir en lui-même ses émotions les plus infimes. Ses impressions, auxquelles nous ne prêtons guère attention, il en fait une matière qu’il peut façonner, des modèles pour augmenter l’expérience que nous faisons de nous-mêmes, par-delà nous-mêmes. Chacun peut se vivre comme une multiplicité traversée par des discours, lesquels précipitent des expériences spécifiques en soi et révèlent ce faisant différentes strates de la personne selon les angles d’attaque et de coupe effectués, ce que Robert Musil, dans L’homme sans qualités (Der Mann ohne Eigenschaften, 1930), appelait le « petit vallon » creusé par la multitude des eaux torrentielles : « Car l’habitant d’un pays a toujours au moins neuf caractères […] ; il les réunit dans sa personne, mais s’en trouve dissocié [dissous], et n’est plus finalement qu’un petit vallon creusé par cette multitude de cours d’eau². »

    La vie, en tant qu’expérience se révèle concluante lorsqu’elle conduit à un approfondissement de la vie même. Tout dépend de nos prémisses personnelles, des hypothèses eu égard à la nature du monde, de l’occasion que nous saurons saisir. Pourtant, nous passons à travers la vie comme si nous avions plus de neuf vies et que nous devions subir le déroulement de chacune. Qui ne se demande pas ce qu’il peut faire de sa vie ne dépasse pas l’échantillonnage de soi.

    La performance nous invite à sortir de l’excessif expérimentalisme qui a caractérisé la modernité. L’actuelle pléthore des images a été alimentée par la facilité d’explorer les possibilités de l’image avant – ou au lieu – de proposer un cadrage épistémologique de celle-ci. De même, la performance s’intéresse aux possibilités du corps, veut en repousser les limites, sans réflexion préalable sur le corps comme réceptacle d’enjeux collectifs, comme véhicule d’expériences transgénérationnelles.

    La performance envisage le corps comme combinatoire d’organes, donc aussi de sensations – réservoir de jouissances qu’il faut épuiser avant la mort. Alors, il entreprend de greffer sur celui-ci de nouvelles expériences, de produire un corps cyborg harnaché de prothèses ou un corps cosmétique produit de chirurgies ; il entreprend de créer de nouvelles extensions du moi, sans inscrire le corps dans une approche holistique, sans lui chercher une « autre santé ». Le mouvement Occupy revendique cette phrase attribuée à Krishnamurti : « Ce n’est pas un signe de bonne santé que d’être bien adapté à une société profondément malade. »

    La transexpérience est un refus de nous laisser définir par nos expériences, lesquelles – lorsque nous venons à en faire état – ne sont que des mises à plat de nos potentialités d’être. L’artiste entreprend d’initier des expériences qui trouvent leur intensité en lui-même mais se perpétuent hors de lui, détachées de son corps et de son enveloppe. Alors, ce sont les expériences qui se saisissent de nous, nous submergent dans une intensité où nous sommes hors de nous-mêmes.

    À une époque où nous avons accès à la plus grande diversité d’expériences (faire du parapente en Antarctique, du saut à l’élastique en Nouvelle-Zélande…), l’expérience devient creuse. Elle se soumet à la surenchère et devient spectacle. Le bungee se révèle une métaphore parlante de l’expérience caoutchouc : il épuise une énergie (cinétique) par un saut dans le vide et ne met pas le corps à portée de nouvelles ressources. Y a-t-il des expériences pleines, celles où nous pouvons donner forme à nous-mêmes et vivre pleinement nos relations interpersonnelles ? Pouvons-nous faire l’expérience de la qualité, quand la qualité ultime serait la vie ? Certes, nous le pouvons, mais nous serons tentés d’encapsuler cette plénitude, de la mettre « à portée » dans des images et des répétitions. Aujourd’hui, nous pouvons multiplier les expériences de nous et des autres aux quatre coins de notre monde, démarche qui reste le plus souvent enfermée dans le paradigme du consumérisme et du tourisme sensoriel. La société comme marché des expériences, où toutes les stimulations sont à vendre – et à échanger entre le sexe, l’argent et le pouvoir –, laisse-t-elle place à la réinvention de soi ? La société moderne comme « parc humain »³ flottant et surpeuplé ressemblerait alors à une mégacroisière vers « l’expérience de notre vie ».

    La transexpérience est définie par les « pratiques focales »⁴ qui peuvent prospérer en celle-ci, qui façonnent la durée et la spatialité, l’individuel et le collectif, vers une autre santé. Alors, le bien-être individuel n’est plus dissociable de l’être-ensemble, du concept de buen vivir enchâssé dans la constitution de l’Équateur, héritage des cultures autochtones. En effet, la transexpérience implique une transversalité des expériences entre le soi, les autres et le milieu. Notre insécurité devant le réel provoque-t-elle une crispation de nos rapports humains ? Notre configuration corporelle prédétermine-t-elle notre construction du monde ? Y a-t-il un refus de reconnaître l’expérience des autres au fondement du sujet ? Ou, au contraire, n’éprouvons-nous que ce que nous croyons que les autres éprouveraient à notre place – comme l’a montré l’expérience de Milgram ?

    Au cours de la modernité, l’expérimentaliste n’hésitait pas à nous imposer des expériences massues, des consignes masochistes ou des contrats sadiques passés avec les spectateurs, un défilé d’images asservies à une exigence de nouveauté, entraînant la scène culturelle dans un vaste effet Larsen sensori-cognitif. Nous étions alors hypnotisés par nos expériences, surtout si elles semblaient des expériences de nous.

    L’artiste d’art performance, dans sa visée transexpérimentaliste, ne préconise par tant d’expérimenter sur les choses, mais d’éprouver celles-ci en lui-même et par lui-même. Stendhal disait volontiers « se mettre en expérience »⁵. Ainsi, notre relation à d’autres expériences vécues permet de nous orienter en nous-mêmes : tout s’éprouve, l’espace devient la pulsation d’un sang invisible, la lumière relie vertigineusement les confins, le temps un immense monolithe dans lequel nous sommes ralentis ; le corps dénoue des épreuves au-delà de lui-même. La douleur a son registre de sensations autonomes, elle a aussi ses franges interpersonnelles.

    C’est la voie choisie par ceux qui ne se laissent pas capter par les (pseudo-)expériences de l’époque, qui ne laissent pas leur imagination se prendre dans les rails des fantasmes préscénarisés, qui laissent les contradictions de l’époque prendre corps dans des oeuvres-symptômes, lorsqu’ils en devance l’acting out, attentifs à « cette illumination profane qu’est la pensée »⁶, disait Walter Benjamin. Ils s’assurent de leur présence au monde non par des traces, mais par des expériences qui se rejoignent dans un art de l’interdépendance totale, éphémère et anonyme.

    La transexpérience cherche ainsi à rapatrier les pouvoirs de transformation : « Mais que me fait à moi la Révolution du monde si je sais demeurer éternellement douloureux et misérable au sein de mon charnier⁷ ? » s’écriait Artaud à propos des utopies politiques. Aujourd’hui, l’expérience est encapsulée, donne prise à des lectures isolées. Pourtant, à mesure que les images se multiplient, les expériences faiblissent et se font rares. Nous devons retrouver les expériences qui n’ont pas de centre, pas de limites, pas de finalité – et qui ont la plus forte gravité. Φ

    « Premier mouvement », dans Michaël La Chance, Hervé Fisher et Priscilla Vaillancourt, « Transexpérience, trois mouvements », Inter, art actuel, n° 115, automne 2013, p. 39-41.

    Joseph Beuys

    I Like America, America Likes Me, 1974.

    Photo : Caroline Tisdall. © DAC 200.

    Joseph Beuys lutte contre un coyote. L’artiste, canne à la main, est enveloppé dans une couverture de feutre que le coyote tente d’arracher. Performance I Like America, America Likes Me, New York, 1974.

    Pour une éthique de la performance

    On est entré dans des devenirs animaux, des devenirs moléculaires, enfin des devenirs imperceptibles¹.

    – Gilles Deleuze et Félix Guattari

    Le critère principal qui gouverne l’utilisation de sujets fragiles et d’animaux dans une performance n’est pas le souci de savoir si c’est moral, respectueux et décent, mais de savoir si cela s’accorde avec la nature de l’art performance, ses principes et ses fondements. La performance implique le corps dans une action qui s’apparente au quotidien, qui se veut parfois extrême, qui reçoit ses limitations de temps et de lieu de son déroulement même, et qui met en oeuvre une part d’inconnu. Il semble parfois que ces actions nous entraînent vers la marge de notre sentiment d’exister, à la limite de notre expérience du sens et de l’humanité. Est-ce encore de l’art ? Sinon de la délinquance, de la régression ? Sinon encore de la perversion ?

    Oui, c’est de l’art, lorsque que nous concevons que l’art n’est pas une activité spécifiquement humaine : ainsi nous disons de certains comportements animaux qu’ils sont « scénopoétique »², nous présupposons un fondement « bioesthétique »³ à la pratique artistique en général, un fondement qui ressort tout particulièrement dans l’art performance. Je veux emprunter à Deleuze et Guattari la notion de « devenir-animal » pour caractériser ces actions lorsqu’elles nous mettent en rapport avec le non-humain, lorsqu’elles révèlent des devenirs en deçà, des multiplicités qui nous travaillent de l’intérieur. C’est ce fondement que je veux examiner dans le propos qui suit, avec une inquiétude : désirons-nous nous assurer que les critères éthiques relatifs à la protection des personnes et de tous les êtres vivants s’appliquent encore⁴ ? La question se pose lorsque le performeur n’engage pas seulement son corps, mais aussi celui des enfants, des animaux ou des personnes vulnérables.

    Un fondement bioesthétique de la performance

    La désignation d’une action comme performance tend à l’isoler, à la rapporter à une définition restreinte de l’art. Le geste quitte la sphère des valeurs personnelles et citoyennes pour devenir prestation dans un théâtre à risque. « Ah, c’est de la performance ! » disons-nous, comme si nous désignions par là un numéro de microcarnaval. Pourtant, la performance ne cherche pas dans le statut d’oeuvre une permissivité plus grande, quand il serait admis aujourd’hui qu’à devenir spectacle nous aurions droit à l’excès. Elle n’est pas la revendication d’une liberté d’expression ou la soumission à une exigence de surenchère. La performance n’a rien de carnavalesque lorsque le geste le plus simple se révèle une démonstration courageuse, devient une revendication audacieuse. Cuire un oeuf dans sa cuisine peut être performatif quand cela devient une façon de revendiquer une liberté, une affirmation de soi et une lecture du monde. Boris Nieslony peut frire des oeufs dans une poêle sans personne pour l’observer ; il peut aussi prendre un rocher dans ses bras et rouler sur l’asphalte⁵. À quel moment a-t-il quitté le privé pour le public, le banal pour le spectacle ? Le rocher, ou l’oeuf, n’est pas tant un accessoire du spectacle qu’un objet focal qui appartient à une pratique, permet d’approfondir cette pratique, pour finalement se confondre dans le tissu de l’existence⁶. « Il n’y a pas d’autre problème esthétique que celui de l’insertion de l’art dans la vie quotidienne. Plus notre vie quotidienne apparaît standardisée, stéréotypée, soumise à une reproduction accélérée d’objets de consommation, plus l’art doit s’y attacher […], et même faire résonner les […] séries habituelles de la consommation avec les séries instinctuelles de destruction et de mort, joindre ainsi le tableau de la cruauté avec celui de la bêtise⁷. »

    Il est avantageux, à court terme, de désigner une action comme performance afin de soustraire celle-ci à nos modes d’évaluation habituels, car cette désignation range l’action sous un parapluie esthétique, lui offre un refuge dans le territoire de l’art où elle échappe à la censure, étant hors de portée de toute considération morale, politique ou religieuse. Cependant, cette mise en retrait du geste artistique tend à nous faire oublier que c’est un geste émergent qui confronte les systèmes de valeur implicites et se veut rassemblement dans le dissensus même, le geste redevenant alors matériau et la situation se révélant plasticité. La performance illustre le devenir-humain lorsqu’elle nous invite à définir des espaces de réciprocité où nous pouvons côtoyer, accompagner, précéder en pensée les performeurs : tous nos sens sont sollicités par l’épreuve proposée, notre temporalité accordée à celle de l’action en temps « réel ». C’est alors une pratique focale qui accorde notre durée aux formes du quotidien, cultive une concentration au présent et crée des temporalités qui se côtoient.

    Par contre, la performance illustre le devenir-animal lorsqu’elle propose une plongée dans le milieu qui nous détermine comme organismes ; elle propose une façon d’insérer notre vie dans le concret du quotidien et dans l’inquiétude de notre époque. Je peux en donner deux exemples. Le premier révèle un désir de fusion avec le milieu organique et tout à la fois recentre le geste performatif comme quelque chose à réaliser pour soi-même, pour aller à la découverte de celui ou celle qui pose ce geste et cherche à comprendre d’où vient sa motivation : Mark Thompson a développé son projet Live-in Hive pour lui-même, par désir de communication interspécifique avec ses abeilles coperformeuses⁸. Le deuxième exemple rappelle – sans proposer de leçon ni raconter d’histoire – que nous sommes des trajectoires temporelles limitées qui se croisent, font un bout de chemin en parallèle, se recoupent ou divergent : un écart d’âge particulièrement émouvant dans les danses de Virginie Marchand auprès de Kazuo Ohno, lorsque Ohno avait 99 ans, s’expose dans Love on the Beat⁹. Virginie Marchand illustre un devenir-animal dans la transe butô tandis qu’Ohno est déjà hors de portée, assemblage de molécules quasi imperceptibles – il disparaît ! La performance met alors en acte une vacillation de soi, lorsque des séquences de régression sont traversées pour aller – selon les mots de Lovecraft – « s’enfoncer dans la nuit ». Elle met en acte une dyschronie de soi, lorsqu’il devient possible de décélérer la durée à l’occasion d’actions parfois violentes, qui laisseront des marques inaltérables dans une prise de liberté inédite et sauvage¹⁰. La performance met enfin en acte une dystopie de soi lorsqu’elle crée des situations singulières, reconfigure des territoires spécifiques, n’importe où et n’importe quand. Alors, le contexte artistique (de la galerie, du musée, de l’école) devient un territoire parmi tant d’autres, une strate de son milieu humain, mais aussi une circonstance dans le déroulement déterritorialisant d’une performance.

    Boris Nieslony

    Photos : Michaël La Chance.

    Boris Nieslony en train de cuire des œufs dans une poêle.Boris Nieslony en sous-vêtement, il roule sur un sol de gravas en tenant un rocher contre-lui. Rencontre internationale d’art performance, Québec, 2002.

    Une économie du risque

    Intégrer une temporalité, transformer le site, inventer des devenirs extraspécifiques : ces aspects fondamentaux de l’art performance ne doivent pas être perdus de vue dans une réflexion éthique sur des actions qui peuvent se révéler un danger pour soi et autrui, pour les animaux et l’environnement. Le performeur doit évaluer son niveau de préparation, le caractère agressif de la provocation, la justification du risque : ce dernier est-il volonté de casser la répétition ou désir de surenchère ? Le spectateur pour sa part doit évaluer jusqu’où il laisse le performeur aller, comment il assume sa responsabilité en tant que témoin dans sa complicité avec l’artiste et le respect de ce qu’il entreprend, dans le partage d’une solidarité humaine. Car il y a parfois des accidents, des dérapages, sinon des morts. Prenons un cas extrême : un étudiant de l’Université El Bosque à Bogotá, John Jairo Villamil, 25 ans, meurt après avoir mis sa tête dans un sac de plastique lors d’une performance en mai 2011. Pourquoi les spectateurs ne sont-ils pas intervenus ? L’enseignant était-il présent pour superviser le déroulement de l’action ? Marilyn Arsem, artiste et enseignante à Boston (SMFA), nous rappelle que « les risques sont toujours présents et j’essaie constamment de demeurer vigilante pour ne pas faire le mauvais choix et échouer, agissant trop tard pour arrêter quelque chose qui est devenu trop dangereux »¹¹.

    Virginie Marchand / Kazuo Ohno

    Love on the Beat, 2005.

    Caméramans : Jonas Mekas et Zoltán Hauville.

    Série de trois photos qui présentent Virginie Marchand dansant le butô près de Kazuo Ohno, un vieil homme alité et léthargique. Performance Love on the Beat, 2005.

    En fait, la relation artiste-spectateur est déjà problématique. Kathy O’Dell, dans son livre Contract with the Skin : Masochism, Performance Art, and the 1970’s, fait état d’une relation contractuelle entre les spectateurs et le praticien d’art action : cela s’appelle consentement, complicité, jeu, mais aussi perversité et masochisme¹². Les relations SM sont contractuelles en ce sens : une limite implicite, un seuil de la douleur, un en deçà de l’extrême sans lésions permanentes. Les rituels de la domination archaïque ne sont pas éloignés des contraintes économiques – ainsi la publicité prélève un temps cerveau pour nous faire payer un spectacle que nous croyons gratuit, ou encore l’usager des médias sociaux accepte d’être marchandise pour jouir d’un privilège de communication. Ce sont des conversions dans lesquelles nous sommes aliénés, tandis que la performance veut rétablir une économie équitable, en faisant payer un temps de vie en échange d’un autre temps de vie.

    Le performeur et écrivain Yukio Mishima a voulu échapper à cette économie sacrificielle où nous payons de notre personne pour maintenir la cohésion sociale. Il a proposé un jeu qui faisait appel à notre devenir-animal, qui révélait la valeur que nous donnions à notre vie et à notre temps de vie, cela dans une expérience des limites du vivant, dans une expérience du vivant comme multiplicité, sinon enfilade de multiplicités¹³. Mishima, mais aussi Nitsch, Pane, Stitt, etc., ont performé ce jeu vertigineux autour de la limite en mettant en relief cet échange existentiel entre performeurs et publics ; ils sont liés par une relation contractuelle du défi :« Je suis ce que je suis parce que tu es ce que tu es. » L’interdépendance est implicite, rarement mise en évidence. Lorsque nous découvrons, brutalement confrontés au dehors, que le monde est absurde, nous entreprenons de modifier nos rapports contractuels avec nos proches et avec le genre humain, nous ressentons le besoin de redéfinir notre partage de responsabilités.

    Yukio Mishima

    Yukio Mishima en Saint Sébastien, 1968,

    Photo : Kishin Shinoyama.

    Yukio Mishima en Saint-Sébastien, l’artiste porte un pagne, ses poignets sont attachés à un arbre par une corde et son torse est transpercé de trois flèches, 1968.

    Revenons au « contrat épidermique » dont parle O’Dell. Le spectateur accède au désir de l’artiste d’être vu : « Je te vois, avec le risque d’être changé par ce que je vois, d’être changé dans le dégoût autant que dans l’exultation ; je risque, et accepte, de perdre mon temps ; je risque de trouver ça long ; je risque de trouver ça mortel. » La société de consommation nous a conditionnés : c’est une horreur d’attendre, c’est un supplice de nous ennuyer, c’est mortel d’être privés d’images. Aujourd’hui, le spectacle se soumet à l’interdit des temps morts¹⁴. Nous pouvons nous réjouir que la performance actuelle nous donne parfois l’occasion de nous ennuyer, dans un partage de silence et d’immobilité, dans un partage de l’écoute et du regard¹⁵.

    L’observateur modifie l’observé

    C’est ainsi que le spectateur occupe la position épistémologique de l’observateur en physique : l’acte d’observer entraîne une modification du système performatif. L’observateur cautionne l’action par sa présence mais, le plus souvent, ne veut pas l’admettre. Il attend beaucoup mais veut donner moins. Il modifie mais ne veut pas être modifié, c’est pourquoi il se cache dans le groupe. Il veut satisfaire sa curiosité mais ne veut pas être touché : ne rien ingurgiter, ne rien dénuder. Il veut se repaître de la singularité humaine, en faire un divertissement.

    Certains performeurs ne supportent pas ce retrait du spectateur : ils le rendent responsable de ce qu’il voit, lui font porter l’opprobre des violences et des indécences. Ils multiplient les actes scandaleux, pornographiques et antireligieux. Ils ont recours à la bestialité pour provoquer une majorité qui n’a pas conscience que ses habitudes de vie et ses intérêts limités suffisent à façonner le paysage culturel et à cimenter un milieu fermé. Il semble en effet que « [nous] ne [sommes] pas un produit de la nature entière, mais seulement un produit de la nature humaine au-delà de laquelle il ne [nous] est rien donné de connaître »¹⁶, comme si le performeur voulait perturber notre façon de faire monde, quand nous ne réalisons pas à quel point notre monde est le produit d’une construction organique et que son spectacle est devenu son milieu¹⁷. Alors, la violence de l’action serait justifiée par l’urgence de sortir le spectateur de son milieu, du moins d’en repousser les limites. Faisant référence au devenir-coyote de Joseph Beuysdans I Like America and America Likes Me (1974), la pièce Coyoteria (2003) de l’artiste mexicain Yoshua Okon redéfinit le coyote en humain qui se comporte en canin, convoquant le coyote local, soit le passeur de frontière É.-U.–Mexique, un manimal (ou hominal) cauchemardesque qu’il ne faut pas romantiser avec le passeur interculturel, le chaman-passeur entre les mondes : « Car le comportement inhumain du manimal et l’élément d’exploitation de ce spectacle offrent une critique ambiguë des conditions non compassionnelles de la vie contemporaine¹⁸. »

    Yoshua Okon

    COYOTERÍA, 2003. Photo : courtoisie de l’artiste.

    Yoshua Okon lutte contre un homme-coyote à quatre pattes. L’artiste, matraque à la main, est enveloppé dans une couverture synthétique. L’homme qui incarne le coyote tente de la lui arracher avec ses dents. Pièce Coyotería, 2003.

    André Stitt

    Dingo, a Treatment Towards a New Communionism, Artspace, Sydney, 2007.

    André Stitt enfermé dans une cage avec un dingo. L’artiste est complètement dissimulé sous une couverture et tient une canne qui s’élève verticalement au-dessus de sa tête. Performance Dingo, a Treatment Towards a New Communionism, Artspace, Sydney, 2007.

    Le devenir-animal de la performance souligne cette inhumanité, elle préconise aussi un rapprochement des corps où la physicalité du groupe devient

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