Musique & Eros
Par Hans-Jürgen Döpp
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À propos de ce livre électronique
c’est aussi l’écho des battements du coeur, du souffle et du
désir. Le professeur Döpp revisite la musique comme étant
au croisement de la danse, de l’amour et du sexe. De la
partition jusqu’aux pas de danse, en passant par les
instruments, la musique est l’expression de nos désirs les
plus profonds et de nos passions les plus déchaînées. Ce
texte revisite l’histoire de la musique et de l’art à travers les
danses des premiers hommes, la danse du ventre, jusqu’à la
pop et la musique électronique. Musique & Eros nous
emmène en voyage à travers le temps pour découvrir l’interaction de la musique et de l’érotisme.
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Aperçu du livre
Musique & Eros - Hans-Jürgen Döpp
Jean-Auguste-Dominique Ingres,
Le Bain turc, 1862.
Introduction : Musique & Éros
Pour Doris
Ulysse, qui était un homme astucieux, devait protéger ses compagnons de bord contre la tentation que représentait le chant des sirènes et leur boucha, à cet effet, les oreilles avec de la cire.
Il n’entendait cependant pas pour sa part renoncer à se repaître les yeux et les oreilles de ces dangereuses créatures. Aussi se fit-il, par précaution, attacher au mât de son bateau, afin de ne pas succomber à ce chant dont les effets étaient redoutables.
Comment une sonorité pure peut-elle se transformer en un violent désir ? Comment est-il possible de s’adresser à la sensualité par le simple truchement de l’ouïe ? Pourquoi la musique joue-t-elle en amour un rôle si remarquable ? Nous nous retrouvons là à questionner l’origine de la profonde impression érotique qu’exercent le chant, la danse et la musique. Comment expliquer la magie des sonorités musicales et des rythmes ?
Arnold Schönberg évoquait autrefois « la vie instinctive » des sons. Quel rapport établir entre elle et la vie instinctive des gens ?
Dans Les Métamorphoses d’Ovide[1], l’origine et la valeur de la musique nous sont présentées de façon à montrer que, dès le mythe originel, Éros et la musique sont étroitement imbriqués. Le son de la flûte de Pan est supposé atteindre l’amante perdue. Ernst Bloch, dont nous gardons ici la description en raison de sa beauté, considère ce mythe comme l’un des plus beaux de l’Antiquité[2].
« Pan se débattait avec les nymphes et pourchassait l’une d’entre elles, Syrinx, nymphe des bois. Réussissant à s’échapper, celle-ci se voit freinée par un fleuve ; elle implore alors les vagues, ses « liquidas sorores », de la métamorphoser. Lorsque Pan l’attrape, il ne lui reste entre les mains qu’un roseau. Tandis qu’il se lamente sur son amour perdu, le souffle du vent produit une musique dans le roseau, musique dont l’harmonie saisit le dieu. Pan casse alors le roseau, puis d’autres plus longs ou plus courts, les assemble avec de la cire, et en joue, comme l’avait fait le vent, avec cependant plus de vigueur et en signe de complainte. C’est ainsi qu’apparaît la flûte de Pan ; en jouer console Pan de la perte de la nymphe, disparue sans l’être vraiment, et qui demeure dans ses mains sous la forme d’un son de flûte. »
Ainsi trouve-t-on à l’origine de la musique un désir d’inaccessible. Dans le son de la flûte, l’absence devient présence, l’instrument, la syrinx, et la nymphe ne font plus qu’un. La nymphe a disparu et pourtant Pan l’a bien dans ses mains, sous l’aspect d’une flûte.
Dans le premier chapitre sont esquissés les liens étroits qui unissent musique et désir sexuel, à la lumière de l’exemple de la « prostitution des artistes », et tels qu’ils sont mis en évidence dans différentes cultures. À travers la danse et ses rythmes nous insistons plus particulièrement sur le sensuel et le corporel.
Que la musique exerce une puissance énorme, comme nous le voyons au cours de différents chapitres, cela est démontré par toutes les tentatives de la réglementer et d’en limiter l’influence. De même, certains exemples littéraires, ceux de Léon Tolstoï, de Thomas Mann ou d’Arthur Schnitzler, nous montrent en partie le pouvoir désastreux de la musique. Que ce dernier soit aussi constamment l’écho d’une expérience antérieure, c’est ce que nous montre le chapitre orienté sur l’approche psychanalytique : la musique comme évocation de la présence d’un absent.
Avec des philosophes comme Schopenhauer, Nietzsche et Kierkegaard, nous essayons de copier les racines aériennes de la musique, qui suffisent dans un autre monde que celui auquel nous sommes habitués. Par ailleurs, d’après les exemples de Ludwig Van Beethoven et d’Hugo Wolf, nous abordons la composition en tant que possibilité de transformer en plaisir ce vœu d’amour en permanence inassouvi.
Enfin, il n’y a pas que le jeu avec les autres qui est source de ravissement. De même, la relation à l’instrument lui-même peut, chez certains musiciens, se changer en relation amoureuse.
Dans tous les cas, le fait que le corporel est à la base de l’érotisme persiste. Et pourtant, cet élément a toujours été relégué en un processus de sublimation, progressif avec le développement culturel, et ce, au profit d’une approche intellectuelle et mentale. Dans le dernier chapitre, qui se consacre à la musique et à la danse contemporaines, apparaît l’idée d’un retour au corporel, parallèlement célébré comme une « libération de la sexualité ».
Mais déjà, la recherche de l’érotisme dans la musique romantique avait tout de même permis de découvrir qu’elle est aussi l’écho de processus strictement corporels : l’écho de son propre battement de cœur, de sa propre respiration, de son propre désir.
Décrire la relation entre la musique et l’érotisme au moyen du discours ne peut se concevoir que par une prudente approche, de même que celui qui essaie de saisir entre ses doigts une étincelante bulle de savon risque de la faire exploser et de se retrouver avec les doigts collants. C’est ainsi qu’il en va de notre sujet : nous tendons au maximum le filet du langage pour ne ramener que quelques gouttes d’eau, dans lesquelles on ne retrouve plus le secret des relations changeantes. Dès lors, compte tenu de l’incompatibilité des deux langages, celui de la musique et celui des mots, nous avons dès le début établi une ligne méthodologique nécessaire à l’éclairage du sujet. Ainsi laissons-nous voler la bulle de savon : ce que nous essayons de faire consiste seulement à l’observer sous différents éclairages et dans différentes perspectives.
La musique, comme l’érotisme, est un moyen de voyager dans un autre univers. Ceci nous rappelle la question de Jean-Paul (Johann Paul Friedrich Richter (1763-1825)) :
« Ô musique, es-tu le souffle du soir de cette vie,
Ou bien l’air matinal de l’autre vie ? »
En ce qui concerne les images choisies, notre sujet est compliqué et impossible à illustrer. L’image d’un visage extatique l’illustrerait aussi bien qu’un de ces paysages hollandais où domine l’harmonie, ou bien encore qu’un tableau abstrait représentant des lignes flottant librement. Même la plus abstraite des œuvres est certainement en lien avec les forces de l’Éros, et chacune de ces images pourrait être transformée en composition sonore.
Nous cherchons donc toute une série d’images de premier plan, susceptibles d’être immédiatement en lien avec notre sujet « Éros et musique ». Une démarche qui se justifie aussi, dans la mesure où la plupart des images que nous présentons ici n’ont que rarement été montrées. Toutefois, celui pour qui la musique est chose sacrée la croira profanée par ces images. D’autres y reconnaîtront le rire du génie ; et, de même que nous nous refusons dans notre propos, à distinguer la musique dite sérieuse de la musique dite populaire, ainsi en va-t-il pour ce qui est de la distinction entre l’art supérieur et l’art trivial. La pulsion est à l’origine de toute œuvre d’art, tout le reste n’est qu’une question de degré de sublimation.
Anonyme, Pan enseignant la flûte à Daphnis,
IVe siècle av. J.-C. Naples.
Corrège (Antonio Allegri), Leda et le cygne, 1532.
Intermède no1 : Alan Arkin
Extrait de Cassie aime Beethoven
Intermède no2 : Ernest Borneman
Extrait du Sexe dans le langage populaire
Heinrich Lossow, Les Sirènes, 1890.
Le Singe darwinien en rut
Au commencement était Darwin. Dans L’Origine des espèces (1859), il écrit ceci : « Nous devons accepter que les rythmes et les cadences de la langue oratoire trouvent leur origine dans les forces musicales développées autrefois. C’est ainsi que nous pouvons comprendre comment il se fait que la musique, la danse, le chant et la poésie soient des arts si anciens ». Nous pouvons même aller encore plus loin et admettre que les sons musicaux ont été un élément déterminant de développement du langage. C’est dans cet esprit que discourt Darwin dans son ouvrage L’Expression des émotions chez l’homme et les animaux (1872). Le chant de l’oiseau, nous explique-t-il, servirait avant tout à des fins d’attraction, en ce qu’il exprime la pulsion sexuelle pour séduire la femelle. À cette même fin, l’homme aurait utilisé sa voix, et certainement sous la forme d’un langage articulé, car celui-ci est bien l’un des derniers produits de l’évolution, et ce, bien que l’utilisation de sons musicaux à des fins de séduction de la femelle par le mâle, ou du mâle par la femelle, ne se rencontre que rarement chez les animaux bipèdes.
La musique trouverait donc son origine dans les sons de la nature, qu’ils proviennent de la gorge de l’homme lorsque celui-ci se lamente ou se réjouit, ou bien qu’ils soient éructés par l’animal en chaleur. En période d’excitation sexuelle, les animaux comme la grenouille, le cerf, le cheval, le lion et bien d’autres, crient, tandis que les oiseaux sifflent et se meuvent sur un mode particulier. La répétition du chant de séduction dans des délais précis conduit directement à l’idée de rythme et à celle de chanson. La répétition rythmée de sons identiques atteint un très fort degré de suggestion et de fascination et sert ainsi l’approche sexuelle. Ivan Bloch y a lui-même décelé l’origine de la profonde application érotique de la musique et du chant.
Ce motif de la création musicale qui se trouve même chez le singe, mais sous la forme d’un cri assez peu mélodique provenant d’une poche boursouflée dans la gorge, atteint, dans la musique des hommes, un degré très noble, grâce au chant des oiseaux, selon le sociobiologiste Elster. « Le travail de vocalise de la voix humaine n’est souvent qu’une imitation de passages issus du monde des oiseaux ».[3]
C’est donc aux recherches classiques de Darwin que l’on doit la relation intime entre la voix et la vie sexuelle. La voix masculine en particulier opère sur la femme une excitation certaine, mais l’on observe également le phénomène inverse de la voix féminine sur l’homme. Darwin admet que les premiers hommes, avant d’avoir atteint la faculté d’exprimer leur amour dans un langage articulé, ont d’abord cherché à se charmer par des rythmes et par des sonorités musicales.
En ces temps éclairés qui sont les nôtres, ce ne sont plus les dieux qui s’expriment à travers la musique : le motif musical est aujourd’hui biologique. Lorsqu’un homme engendre une musique, ceci constitue l’anoblissement d’une vision d’origine très naturelle. Sa relation avec la sphère sexuelle peut très bien être cachée par un tel processus d’anoblissement, mais jamais mise de côté. N’est-ce pas Schopenhauer qui déjà voyait la musique comme le reflet de la volonté même ? « Le cœur même de la musique et de l’érotisme s’élucide à l’intérieur même de cette volonté d’amour. C’est justement l’euphorie qui provoque sur l’érotisme et la sexualité un effet démultiplicateur, ce que démontre l’utilisation consciente des effets enivrants de la musique à travers les âges.
Le sexuel, le religieux et le musical peuvent bien se mélanger, en ceci que l’extase musicale est susceptible, à bien des égards, d’élever un pont entre l’extase sexuelle et religieuse.
La question de savoir si le langage provient du chant ou le chant du langage demeure controversée et distincte. Pour le philosophe et sociologue Georg Simmel (1858-1918), il est clair que le chant s’est développé à partir du langage. Il n’est avant tout qu’une forme de langage développée par l’affect, lequel ne fait que modeler l’élément rythmique et ondulatoire déjà présent dans le langage.[4] C’est le rythme des battements de cœur qui s’accélère, et influence ainsi l’expression musicale, qui est en question. En ce qu’il insiste sur le fait que le langage est ce qui distingue l’homme de l’animal, Simmel semble se distinguer des thèses de Darwin : le chant ne jaillit pas de la source de la nature, mais est une forme élevée de langage. Le singe doit donc redescendre de son arbre.
Le rythme demeure néanmoins un élément spécial, duquel découlent les effets si particuliers de la musique sur les fonctions corpo-spirituelles : « le rythme est une mesure stable que l’on peut certainement mettre en relation avec les pulsations du cœur. Le battement cardiaque normal est modéré : moderato. Plus rapide, il est allegro giusto ou scherzando. Presto, il est en mesure d’engendrer une excitation (unique conséquence de la vitesse) et, plus particulièrement, un rythme dit accelerando ou stringendo – celui qui irait bien au delà des mesures – peut avoir une puissance astringente, sans l’aide du melos, c’est-à-dire sans la relation avec une mélodie lancinante ou sans la répétition de la même suite de notes dans ce temps accéléré. »
Si nous voyons, dans le rythme, le fondement biologique de l’efficacité des thèmes musicaux, « nous comprenons pourquoi le chant grégorien, la musique de messe du Moyen-Âge jusqu’aux créations de