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Lire, se mêler à la poésie contemporaine.: Littérature française
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Livre électronique652 pages8 heures

Lire, se mêler à la poésie contemporaine.: Littérature française

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À propos de ce livre électronique

Comment lire un texte poétique ? Une étude sémiotique et phénoménologique de la poésie contemporaine montre que l'univers poétique fait exister des traces de mimésis, offre prise par des images et des rythmes à un corps du lecteur mentalisé, qui combine les grains de sensations et crée des spectres.

À PROPOS DE L'AUTEURE

Béatrice Bloch est professeure de littérature française contemporaine à l'Université de Poitiers, et membre de l'équipe de recherches FORELLIS. Ses travaux portent sur la littérature contemporaine et sur les rapports entre musique et littérature. Elle a publié Une Lecture sensorielle : Le Récit poétique contemporain, Gracq, Simon, Kateb, Delaume (Rennes, PUR, 2017), et, en collaboration, sur l’art comme Écriture de la littérature et des art (Presses universitaires de Bordeaux, Modernités n°41, 2017).
LangueFrançais
Date de sortie29 avr. 2021
ISBN9782800417349
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    Lire, se mêler à la poésie contemporaine. - Béatrice Bloch

    Introduction

    Lire la poésie contemporaine, c’est être frappé par un univers de langue étrange, c’est être étonné, vivre le suspens du sens, l’ébranlement par les sonorités et les rythmes, le parcours du rêve. Le lecteur qui n’y chercherait que des connaissances documentaires serait désarçonné par une littérature qui jouerait avec la langue afin d’en détourner les conventions… et celui qui y voudrait reconnaître sa vie transposée n’y réussirait pas mieux… Par opposition à la lecture de la poésie, plonger dans la fiction et s’immerger dans un roman sont des pratiques où le lecteur se reconnaît un peu plus facilement (encore que…), où la lecture se fait dans un plaisir immersif, la projection dans l’univers fictif y étant favorisée par la mise en place de contextualisations d’univers plus précises. Ce bain lustral de mimésis désigne-t-il aussi le rapport que le lecteur entretient à la poésie contemporaine, alors que le sens et les sons s’y arrachent sur des contextes presque évanouis, et que se font jour de modiques ressemblances au réel ou aux conventions qui le traduisent ordinairement ?

    Peut-être la lecture de la poésie plaît-elle par ailleurs et nonobstant son inadéquation au reflet du réel. Elle relèverait plutôt du dépaysement, des délices de l’incongru, de la mobilisation des sensorialités – bien davantage que dans la lecture ordinaire. Qui n’a pratiqué une certaine lenteur de lecture, une attention à des résonances et à des rythmes, à la discontinuité ? Qui n’a eu recours à plusieurs formes de conscience (signifiante, pulsionnelle et onirique, sensorielle, rythmique, etc.) ? Lire la poésie serait expérimenter un suspens, un apprivoisement de la bizarrerie et une mise en bouche de mots et de rythmes. La jouissance de la matérialité du texte ne disparaît plus au profit d’un savoir ou de la production d’un miroir du monde, mais demeure, parallèlement ou séparément : « Tout démembrement du vers n’amène pas à la destruction des mots qui le composent. Des frontières rythmiques variées se superposent sur le mot, le fractionnent, mais ne le font pas éclater. »¹

    Foin de mimésis aristotélicienne dans un genre où le discours remplace les événements, dit Genette : la poésie épique mise de côté, Aristote n’aborde pas la question du genre poétique lyrique frontalement². Cependant, les projections des théoriciens ultérieurs se réclamant d’Aristote n’ont cessé de redéfinir la poésie selon le modèle de la forme narrative, en prenant appui sur la poésie épique et en la coulant dans ce moule ancillaire et contraignant de la mimésis. Les définitions de la poésie lyrique n’ont que maladroitement glissé leurs pas dans le modèle imitatif de la réalité : l’inadéquation des conclusions faussement tirées d’Aristote à un genre qui n’est pas mimétique mais qu’on a voulu tel pendant des siècles est sidérante, montre Genette dans son Introduction à ← 7 | 8 → l’architexte³. Aristote a oublié de considérer le genre du dithyrambe qui est du narratif pur, un simple discours (et en cela proche du genre lyrique), mais dont on a pensé, après lui, que ce discours d’un seul locuteur ne pouvait exister à la mesure d’une œuvre entière où persisteraient toujours par ailleurs des dialogues⁴. Plus tard, on a voulu que le genre lyrique imite… non des actions, mais des sentiments, comme l’abbé Batteux, qui projette le monologue de théâtre tragique (telles les stances de Corneille) sur la forme lyrique, laquelle serait donc simple portion congrue du genre dramatique⁵. Il faut donc attendre le père de Schlegel pour que la poésie ne soit plus perçue comme imitation, représentation de sentiments feints, mais comme une mise en discours des émotions⁶. Ainsi disparut le concept d’une poésie faire-semblant et du principe d’imitation. C’est donc le mode d’énonciation comme discours simple qui caractérise la poésie, pour Genette, et non pas la mimésis des événements.

    Il est vrai pourtant que le discours n’est pas une spécificité de la poésie et il n’est que de considérer l’article « les Frontières du récit » (1966) pour voir à quel point celui-ci apparaît pour Genette comme le mode premier et le plus naturel : « [E]n vérité, le discours n’a aucune pureté à préserver, car il est le mode naturel du langage le plus large et le plus universel, accueillant par définition à toutes les formes. »⁷ Ainsi faudrait-il en rabattre sur la définition de la poésie comme caractérisée spécifiquement par l’émergence du discours : il y va du discours, certes, mais pas seulement. Intuitivement, nous pourrions dire que ce discours poétique se fait au détriment des événements, qu’il valorise le goût du message pour lui-même et de la fonction esthétique. Mais est-ce seulement le cas ? Et comment lire la poésie dans cette communication qui se donne et se soustrait à la fois ?

    Les théories « de la lecture », les plus connues sous ce terme, celles qui s’en réclament, sont, pour la plupart, forgées sur l’analyse des réflexes et des modes de lecture en fiction. Que l’on songe aux théories d’Umberto Eco dans son Lector in Fabula ou dans Les Limites de l’interprétation⁸, à celles de Wolfgang Iser dans L’Acte de lecture⁹, au travail de Hans Robert Jauss¹⁰, aux enquêtes de Jacques Leenhardt et de ses coéquipiers, aux propositions de Michel Picard dans La Lecture comme jeu¹¹, aux travaux stylistiques jouant sur les expressions alternatives de Michel Charles¹² ou à celles de Vincent Jouve dans L’Effet-personnage dans le roman¹³, la fiction est au centre du ← 8 | 9 → dispositif (même s’il existe quelques exceptions)¹⁴. Nous aurons l’occasion de revenir plus en détail sur la théorie de David Gullentops qui propose une conception de la lecture adaptée à la poésie.

    Cependant, récemment aussi, les théoriciens de la lecture ont continué à prendre pour archétype de leur réflexion le décryptage du discours de la fiction : Monika Fludernik dans Towards a Natural Narratology¹⁵ et Raphaël Baroni dans La Tension narrative¹⁶ en sont des exemples. Si Fludernik parle de narratologie « naturelle », c’est qu’elle définit la narration-fiction comme le travail cognitif par lequel le lecteur interprète le texte en le ramenant à des schémas de compréhension qu’il utilise ordinairement dans la vie : le lecteur fait appel à des cadres, à des scénarios tirés de son expérience quotidienne. Certes, toutes les théories de la lecture ne prennent pas pour objet le roman, comme en témoigne le travail de Bruno Clément, qui s’applique aussi aux textes de théâtre et aux essais et ne se fonde aucunement sur l’idée d’une réception objective¹⁷.

    Dès lors émergent de multiples questions autour de théories de la lecture qui seraient propres au domaine de la poésie. Y a-t-il une spécificité de l’approche poétique ? Et puisqu’elle ne veut être mimétique, en quoi la poésie est-elle accessible par d’autres approches que celles qui caractérisent la fiction ou les scénarios de la vie ordinaire ?

    Or, la poésie contemporaine a ses interprètes et ses théoriciens, qui ne se réclament pas forcément explicitement des « théories de la lecture », alors même que, pourtant, ils contribuent à faire advenir cette réflexion. J’évoquerai quelques-unes d’entre elles dans les pages qui viennent et en particulier, par exemple, les travaux de Gérard Dessons sur le rythme, de Michel Deguy autour du concept de la figure, de David Gullentops sur les notions d’espace tensionnel et de figurativité, de Julia Kristeva au sujet de la chora sémiotique, de Reuven Tsur à propos des styles cognitifs divergents, convergents et du rythme, d’Antonio Rodriguez sur la notion de pacte lyrique, de Patrick Quillier sur celle d’acroamatique…

    Reprenons le fil de l’enquête : lire la poésie, mais avec quelles attitudes et selon quels choix de la part du lecteur ? Dans un premier temps de cette introduction, c’est aux lectures de la poésie via les théories narratologiques et sémiologiques que nous nous référerons. C’est donc par une première approche qui contrevient à l’objet ordinaire de la narratologie que nous envisagerons ce que ses apports notionnels peuvent offrir à l’analyse de la lecture poétique. Dans un second temps seront recherchés des parages théoriques spécifiques, non plus centrés sur le récit d’événements, mais à la fois sur l’image, sa perception et sur les artefacts sensoriels (rythmes, sons, tempi) et aspectuels, qui seraient spécifiques à la poésie contemporaine (lyrique et non épique). ← 9 | 10 → De l’intérieur du corpus théorique consacré à la lecture, en effet, certains analystes se sont rendu compte que les approches avaient surtout privilégié le récit et ne donnaient pas assez d’outils pour saisir la lecture de la poésie. Je les évoquerai, avant d’analyser l’apport des théories spécialement consacrées à la poésie (et qui ne sont pas directement orientées vers la lecture), qui nous permettent de poser des questions sur l’expérience de la lecture poétique.

    Quelles questions poser à propos de la lecture de la poésie ?

    Une approche narratologique de la poésie :

    la question de l’événement et de la médiation (voix, mode)

    Peter Hühn et Jens Kiefer, dans The Narratological Analysis of Lyric Poetry (2005)¹⁸, utilisent les concepts de la narratologie pour analyser la poésie selon une méthode qu’ils adaptent à des poèmes choisis dans la tradition anglaise, depuis Shakespeare jusqu’aux textes des années 1990. Ils font apparaître que les outils phares de la narratologie que sont la séquentialité des événements et la médiation de ces événements par un discours sont opérants en poésie lyrique. Ces deux concepts, étonnamment, restent les atouts majeurs permettant une analyse de la poésie, à leurs yeux. La présence du discours lyrique est notable, certes, mais semble, en outre, rendue spécifique par son caractère direct, en ce que le discours poétique se donne pour une performance immédiate. La poésie dissimule donc la médiation sous une apparence de spontanéité : c’est ce qui a fait croire, mais à tort, qu’elle échappait à la médiation du mode et de la voix.

    Les textes lyriques sont capables de se donner comme si la médiation était remplacée par la performance immédiate du discours. Le résultat en est que la voix de l’énonciateur est entendue comme si elle émanait de l’expérience et d’un discours qui sont apparemment simultanés, analogue au courant de paroles performatif du discours des personnages dans les textes dramatiques¹⁹.

    Pourtant, le discours poétique est tout aussi médiatisé qu’un autre : il est dépendant des artefacts de présentation du discours, et les jeux de sons et de mots qui s’y trouvent inclus ne paraissent pouvoir être le fruit de la simple improvisation, laissant voir la ← 10 | 11 → main d’un – plus ou moins – habile créateur. Ils sélectionnent aussi des points de vue, que ceux-ci soient convergents ou divergents, et mettent en place des structures (poèmes cycliques, en contradiction, en transformation, etc.) en accord ou non avec le discours qui y résonne explicitement : ces divergences, ou ces non-raccordements, sont comme autant de signes que le pur événement ne peut se concevoir sans qu’il soit saisi et présenté par l’écriture poétique. La forme même du poème est déjà médiation. Et de cette médiation jaillissent les premiers indices de choix d’écriture et, donc, d’une liberté interprétative du lecteur.

    Par ailleurs, Hühn et Kiefer conservent de la théorie narratologique l’idée d’une événementialité principielle. Seulement, cette fois-ci, en poésie, il faut concevoir les événements autrement. De l’idée généralement répandue qu’il existe dans les récits une situation initiale et un événement perturbateur produisant le déclic de l’histoire, Hühn et Kiefer conservent l’existence d’une disruption, à l’œuvre tout aussi bien dans la poésie du XVIIe siècle que dans celle de l’époque contemporaine. Ils écrivent :

    Nous introduisons le concept d’événement pour faire référence au point de bascule dans la structure séquentielle d’un poème. C’est le composant central dans l’organisation narrative du poème et ce qui détermine sa racontabilité²⁰.

    Mais de préciser, alors, l’étendue de ce qu’ils appellent événement comme point de bascule, celui-ci étant entendu très largement :

    L’événementialité, dans notre sens, est définie comme déviation par rapport à la continuation attendue du modèle de la séquence mis en œuvre dans le texte […]. On dira aussi qu’un événement a lieu si une suite prévisible ou un changement attendu ne se produisent pas²¹.

    Cette ultime précision montre que l’événement peut même consister en la transformation de l’expérience de lecture, celle-ci faisant adopter au lecteur une nouvelle position idéologique ou le prenant à contre-pied par rapport aux prévisions qu’il venait de faire.

    L’étude de Hühn et Kiefer est riche : elle passe en revue les thématiques propres, les types de changements événementiels qu’ils estiment être caractéristiques de la poésie (ce sont plutôt des interversions entre scénarios attendus et scénarios réels), le rapport au temps (la pseudo-simultanéité du texte poétique se donnant pour contemporain de son élocution). Nous n’entrons pas ici dans le détail de ce que cette enquête a permis de découvrir et qui contribue aussi à une étude des thématiques propres de la poésie anglaise au cours du temps, mais voici l’un des acquis majeurs obtenus par ces chercheurs : les actions sont souvent remplacées, en poésie, par des transformations dans le processus mental du poète ou du lecteur, et témoignent parfois aussi des tensions dans le moi du locuteur ou de l’interprète²². Finalement, la poésie se démarquerait en ce que son événementialité spécifique, pour les poèmes considérés (de Shakespeare à Marvell, ← 11 | 12 → de Swift à Keats et à Eliot), serait constituée de changements d’états psychiques ou intellectuels, plus que de véritables actions.

    En outre, Hühn et Kiefer ajoutent que les cadres du poème sont plus thématiques que situationnels car ils ne sont pas décrits dans un détail qui permette au lecteur de se projeter de façon immersive. Les cadres, en poésie, participeraient plutôt de l’établissement de l’isotopie.

    Un tel constat, quant au caractère abstrait du cadre, remet en cause à mes yeux une hypothèse de travail qui voudrait traiter ensemble de la prose poétique et de la poésie : alors que la prose poétique est souvent constituée de descriptions si détaillées qu’elles en donnent des hypotyposes, qui permettent d’envisager un lieu, un cadre, comme vécus, mis devant les yeux, et offrant au corps imaginaire du lecteur de s’y promener²³, a contrario, en poésie, le cadre participe vraisemblablement plus de la création d’une isotopie et d’une atmosphère que de la représentation imaginaire d’un lieu habitable. C’est ce qu’il nous faudra éprouver plus en détail au cours des pages ultérieures en posant la question de l’expérience faite par le lecteur : quel travail associatif, cognitif et imaginaire le lecteur de poésie contemporaine fournit-il, pour son corps « mentalisé » ? Est-il vrai que l’immersion en situation ne soit pas favorisée par la poésie ?

    Hühn et Kiefer soulignent les efforts de créativité que doivent produire les lecteurs de poèmes pour mettre en jeu tel ou tel scénario qui puisse les aider à percevoir l’isotopie adéquate, en l’absence de déterminations précises du lieu et des personnes et du fait du caractère relativement abstrait de l’écriture poétique²⁴.

    Mais on ne suivra pas Hühn et Kiefer dans leur choix de ne pas prendre en compte la spécificité majeure et la plus apparente de la poésie : ils n’allouent qu’une page à la question des traits poétiques proprement sensoriels, ne concédant à ceux-ci que la métafonction de suivre et de soutenir le sens²⁵. Car une des erreurs de la méthodologie qu’ils ont adoptée, à mes yeux, est de vouloir user seulement des outils de la narratologie qui ne prennent pas en compte la dimension corporelle de l’écriture ou de la lecture. Or, ce n’est pas la même chose de reconnaître l’existence d’outils narratologiques opératoires dans la poésie et de ne pas considérer des techniques spécifiques rendant compte précisément du travail formel et sensoriel du texte poétique²⁶.

    D’autres théories, en revanche, essaient de capter le jeu propre à la langue poétique, sur le versant imaginaire de la lecture et sur son versant sensoriel. ← 12 | 13 →

    Une approche sémiotique et phénoménologique de la poésie : l’image et son appréhension

    Au confluent de la phénoménologie herméneutique, de la sémiotique, des théories de l’imaginaire, le travail de David Gullentops consiste à analyser la lecture comme processus vivant : il offre une théorie de la lecture spécifiquement adaptée à la poésie ; cette théorie met en lumière le dynamisme et le caractère mobile de la lecture au cours de la découverte du texte poétique²⁷. Ainsi, au lieu de parler d’isotopies ou de schèmes organisateurs, Gullentops évoque les « motifs » du poème, en s’inspirant d’abord de la conception qu’en propose Jean Burgos, c’est-à-dire du fait que les images sont porteuses de sèmes dont la valeur change en fonction du contexte²⁸. En effet, selon l’occurrence textuelle où les motifs d’images récurrents apparaissent, ils sont pourvus d’un rôle différent à chaque nouvel usage. Le prolongement de la théorie de Burgos par David Gullentops passe par l’usage de la notion de « figurativisation » (terme d’inspiration sémiotique), celle-ci étant l’hypothèse que fait le lecteur quant aux motifs et aux réseaux d’images qui configurent le poème et lui confèrent un mouvement caractéristique, par leurs transformations au cours du déroulé de la lecture. Travaillant sur les motifs sensoriels innervant les poèmes ou sur les mouvements les caractérisant de façon latente, David Gullentops voit dans la lecture la découverte de convergences de sens acceptables pour le texte, qui soient en même temps des mouvements sous-jacents au sens du texte, déterminés par l’évolution et les transformations des groupements d’images en formes de « figurativisations ». David Gullentops écrit : « [La figurativisation] ne se borne pas à reproduire de façon schématique la structure d’énonciation du discours poétique, ni à marquer conceptuellement les relations existant sur le plan symbolique entre les diverses constellations d’images. […] La figurativisation constitue bien au contraire la somme exponentielle de l’ensemble des informations textuelles en permettant de présenter une orientation de lecture acceptable et spécifique. »²⁹

    Cette théorie ne sépare pas les caractéristiques du poème du moment de sa découverte progressive ni de sa compréhension : ainsi le poème est décrit par des termes qui désignent ses phases d’apparition et de concrétisation comme sens aux yeux du lecteur. Cette pensée est, comme on le voit, fondée sur une herméneutique phénoménologique, l’objet texte ne se donnant que dans son rapport à une perception. Notons qu’elle ne cherche pas à bâtir explicitement une spécificité de la poésie, même si tous les objets choisis pour l’analyse, dans Poétique du lisuel, sont des poésies.

    Cependant, l’ouvrage repose sur la mise en place d’outils d’analyse caractérisant la lecture d’un poème comme se déroulant selon plusieurs « espaces » de réception lectorale potentielle différents (espaces compris au sens propre et figuré à la fois et caractéristiques de la lecture poétique). Il aborde aussi, à sa manière, mais sans en faire son objet frontal, l’une des questions qui se pose à nous : celle de l’existence ou non d’une immersion lectorale. Pour David Gullentops, la poésie susciterait chez le lecteur la création d’un espace « vécu », c’est-à-dire que, dans l’interaction entre le texte ← 13 | 14 → et le lecteur, cet « espace » serait l’appréhension de l’univers créé par le texte poétique, perçu du point de vue du lecteur par les associations imaginaires que celui-ci met en œuvre dans sa rencontre avec le texte. En effet, la perspective du lecteur crée un espace spécifique, dont il fait l’expérience « vécue », puisque, dans cette hypothèse phénoménologique, l’espace n’existe pas en soi, mais tel qu’il apparaît à une conscience. Par ailleurs existerait un espace « mimétique » : il s’agit à la fois de l’espacement visible des signes sur la page (qui imitent un lieu, un objet, pour les calligrammes, ou créent un type de saturation ou d’aération significative sur la page, comme le fait Mallarmé) et de la mise en œuvre d’un univers représenté par les signifiés utilisés, formant l’espace de la représentation, dit « mimétique ». Puisque les signifiants renvoient à des représentations via leurs référents, la coprésence des référents évoqués par le texte poétique finit par former ainsi un univers, celui-ci fût-il absolument non ressemblant au réel. Cet espace est appelé « espace mimétique ». Il est à la fois l’espace visuel de la page et l’espace référentiel créé par le réseau des signifiants. On voit dès lors la tension existant entre deux conceptions de l’espace coprésentes, l’une orientée par un point de vue (l’espace « vécu », sur le plan phénoménologique, c’est-à-dire en tant qu’il apparaît à une conscience), l’autre comme espace « mimétique » renvoyant à un univers dont les « objets » existeraient dans le monde évoqué, comme des entités séparées, representamens référentiels auxquels renvoient les mots employés et entretenant des relations entre eux, indépendamment des points de vue qu’on peut avoir sur eux. La tension entre ces deux espaces est réelle, et c’est une aporie phénoménologique que de les faire coexister. Merleau-Ponty essaie de résoudre l’aporie en mettant en place un troisième espace, nous dit David Gullentops, qui ne serait ni celui des choses ni celui de leurs relations, mais celui de « l’expérience originaire de l’espace, en deçà de la distinction de la forme et du contenu »³⁰. C’est pourquoi David Gullentops termine par la conception d’un espace « tensionnel », entité supplémentaire, entre l’espace « vécu » et l’espace « mimétique », qui serait la découverte progressive des sens du poème comme lieu ouvert, agité de protensions et de corrections récurrentes, demeurant adaptable à d’autres perspectives, comme autant de virtualités de sens qui pourraient l’habiter autrement. Pourtant, cet espace tensionnel ne serait pas un territoire entièrement libre d’utilisation puisque la configuration d’interprétation serait guidée par l’évolution des images en motifs et en figures au fil du poème. Nous reviendrons plus en détail sur la question de l’espace dans le passage consacré à la complétude de l’univers en poésie. Cette théorie pose à juste titre la question, hautement problématique pour une approche perspectivique de l’espace, de ce qui peut limiter l’interprétation du lecteur, alors même que les hypothèses phénoménologiques affirment l’inséparabilité du perçu et du percevant, et donc de l’espace perçu et de l’espace tout court. Si l’espace subjectivement vécu est le seul qui existe, comment expliquer cependant que la lecture ne soit pas une pure projection fantasmatique sur un texte ? Et pourtant, comment se fait-il que certaines lectures semblent aberrantes si elles ne respectent pas l’univers du texte ? C’est donc que le texte contient des indications sur sa perception, incluses dans sa texture. Pour l’instant, disons simplement que la multiplication des définitions de ← 14 | 15 → l’espace proposée dans la théorie que je viens d’évoquer me semble un peu coûteuse ontologiquement. Ces espaces multiples ont néanmoins la vertu, à mes yeux, d’être extrêmement éclairants quant aux multiples trajets que parcourt le lecteur qui essaie de se frayer un chemin entre l’univers subjectif de sa réception et celui du texte. De cette question majeure qui a longuement agité les débats quant à la marge de liberté interprétative laissée au lecteur, par exemple lorsque Umberto Eco répond à Derrida ou à Barthes³¹, David Gullentops traite ici en proposant une solution ni subjective, ni objective, mais qui relèverait d’un troisième terme, tendu entre les deux autres, et qui leur préexisterait, l’espace tensionnel :

    À partir de la convergence des interprétations, la configuration d’interprétation canalise et restreint la profusion des sens multiples et désordonnés en proposant un module d’articulation de l’espace […]. Ainsi s’explique pourquoi certaines lectures divergentes d’un poème partagent, au-delà des méthodologies d’analyse employées et des résultats des perspectives choisies, un élément structurel qui est comparable à une limite impérative fournie contre les débordements interprétatifs³².

    S’éloignant un peu de ces questions mais usant aussi de cette métaphore de l’espace, nous voudrions poser, de biais, l’une des questions majeures qui nous préoccupent : le lecteur de la poésie peut-il s’immerger dans l’univers textuel poétique ? Y a-t-il création d’un corps imaginaire qui habite l’espace du poème comme celui de la fiction ? Et comment cet « espace » poétique pourrait-il se définir ?

    Les questions auxquelles je suis parvenue jusqu’à maintenant sont les suivantes. À partir des résultats de Hühn et de Kiefer, je me demanderai quel travail d’imagination est fait par le lecteur pour « compenser » le caractère relativement abstrait du cadre proposé par la poésie, et quelles formes prend la médiation poétique (qui se laisse saisir par les différences dans les structures, dans les voix, dans le rapport entre la voix et la construction du poème, entre sons, images et sens, etc.).

    À partir des hypothèses de David Gullentops, je m’interrogerai sur le type d’espace « vécu » par le lecteur, par opposition à l’espace mimétique de la page lue, avec ses espacements, sa densité spécifique³³. En outre, les caractéristiques de la poésie comme réseaux d’images et de sensations seront recherchées, tout comme les expériences spécifiques que les représentations suscitent dans l’imaginaire d’un lecteur, lequel met en jeu, selon mon hypothèse, la projection de sensations au cours de la lecture. Le type de cette projection est particulièrement intéressant pour qualifier l’immersion éventuelle du lecteur de poésie. ← 15 | 16 →

    D’autres questions peuvent être propres à l’expérience de lecture poétique. Échantillonner les étapes de découverte de la poésie, tel serait le rêve de l’analyste. Mais bien qu’on ne puisse accéder à cette expérience en séparant artificiellement les étapes d’une réception, viennent à l’idée quelques caractéristiques à considérer : les perceptions et sensations du lecteur à la découverte du texte, le tempo (le rythme particulier créé par le texte et dans lequel le lecteur est comme saisi), le spectre du texte (c’est-à-dire le type de médiation complexe qu’il propose, combinant sons, rythmes, images, sens donnés), et enfin l’interprétation et l’émotion nées du texte.

    Précisons maintenant ces questions, avant d’annoncer la démarche suivie au cours de cet essai.

    Si l’on pouvait saisir l’expérience de la lecture poétique

    Perceptions et pseudo-sensations

    Supposons qu’on puisse accéder à la phase de découverte du texte. Tout d’abord aurait lieu une appréhension proprement perceptive, visuelle (par le graphisme), puis auditive : on découvre un texte plus ou moins dense, structuré avec un système de graphies évocatoires d’objets ou créant simplement, dans son éparpillement sur la page, un effet de densité ou d’aération des traces formées par les lettres. Cet aspect graphique une fois perçu, la transposition se fait vers une oralisation intérieure des textes lus : car les signifiants sont presque tous immédiatement traduits en phénomènes sonores intérieurs. Selon les cogniticiens, il existerait deux voies différentes pour la lecture : l’une irait directement du mot lu et connu au sens, sans passer par sa prononciation (pour le vocabulaire très connu), l’autre, devant tout autre lexème, passerait par une oralisation irrépressible et immédiate dès la phase de déchiffrage³⁴. Nathalie Tzourio-Mazoyer écrit : « La voie directe procède par association entre forme visuelle de mot et la signification qui lui correspond », pour le cas des mots courants, et pour la voie indirecte (celle qui ne va pas directement à la signification), ce sont les mêmes aires du cerveau que celles qui sont recrutées par la reconnaissance des mots perçus auditivement, « traduisant ainsi le fait que les sujets effectuent la transformation des stimuli visuels perçus en leur équivalent auditif lors de la lecture », grâce au module de répétition oral silencieux dont tous les lecteurs sont pourvus, dans le système alphabétique³⁵. L’existence d’un module d’oralisation virtuel qui serait requis à la lecture est reconnue par les cogniticiens de la lecture. Ainsi serait opéré un « écouter-lire » dont Aïcha Rouibah a donné des exemples convaincants³⁶. Cela conduit à faire l’hypothèse qu’il existe une importance de l’oralisation intérieure, irrémédiablement attachée au déchiffrage graphique, pour les mots les moins intuitivement reconnus. Ainsi, dans cette étape, la lecture donnerait lieu à une écoute des sons signifiants, générée par le ← 16 | 17 → module de répétition sonore intérieure dont chacun est pourvu. Enfin, pendant l’action de ce module ou postérieurement, les signifiants de la page seraient reliés à des signifiés au cours de l’opération de déchiffrage, soit concomitamment à l’oralisation des lettres (pour les mots connus), soit postérieurement à cette oralisation interne (pour les mots non reconnus immédiatement).

    Le vécu perceptif de la lecture, lors du premier contact avec un texte, aurait donc trois temps ; celui de la perception visuelle de la feuille lue (les blancs, les calligrammes éventuels, l’espacement du poème sur la feuille) mais aussi celui de la perception sonore induite par la lecture car, même en mode de lecture silencieuse, le lecteur recourt au module oralisateur virtuel, particulièrement activé dans la lecture de la poésie plus que du journal (puisque la poésie joue sur les sonorités et les rythmes), et aurait lieu également un vécu de ce qui est imaginé (les images « vues » par l’esprit) ou une conceptualisation de ce qui est compris (les significations). L’expérience sensorielle de première lecture du texte serait donc multipolaire : visuelle, puis sonore, avant que ne prenne le relais une expérience de décryptage des images, qui évoque des sensations et ne fasse aussi jouer des significations et une fantasmatique. On pourrait ainsi parler d’un vécu sensoriel de la lecture qui comprendrait ces deux premiers moments de rencontre avec le texte, contemporains ou antérieurs aux constructions de sens et de signification. Nous reviendrons plus en détail sur le fait que le processus de lecture poétique doit continuer à faire investir au lecteur « les strates inférieures » du message (pour le dire dans les termes de la communication linguistique : sons, rythmes, rimes), tandis qu’émergent parallèlement des significations et des associations d’idées³⁷.

    Cette attention aux phases de déchiffrage, à l’aube de la découverte du texte, permet d’observer ce qui s’évanouit, c’est-à-dire l’expérience sensorielle de vision et d’audition intérieure, expériences qui sont narcotisées dans une lecture informative mais qui demeurent bel et bien présentes dans une lecture poétique, en même temps qu’a lieu la réception et l’invention imaginaire et significative. Je dirai pour l’instant, avec Jean-Marie Schaeffer, que l’œuvre littéraire maximalise l’attention accordée à quatre strates à la fois : « [C]elle des formations sonores langagières, l’incarnation phonétique ; celle des unités de significations, les syntagmes et leur organisation ; celle des objectités représentées, l’univers représentationnel projeté par le discours ; celle des vues (aspects) schématisées. »³⁸ C’est pourquoi cette attention à la sensorialité et à la matérialité du matériau poétique perçu n’est pas contradictoire avec la pratique de la lecture poétique qui exige un « style cognitif divergent » (expression de Reuven Tsur, qui sera clarifiée plus bas³⁹), c’est-à-dire caractérisée par une extrême attention simultanée au message et au matériau grâce auquel il se donne. De cette coprésence spécifique du matériau, de la figure et du sens se tisse une orchestration de différents « moments » de lecture coprésents.

    Une reconnaissance des étapes lectorales comme étant orchestrales n’est pas contradictoire avec les fortes affirmations de Michel Deguy, par exemple, qui tient à ← 17 | 18 → cette solidarité inaliénable de la perception au sens. Toute son œuvre insiste en effet sur la figuration comme en lien intrinsèque avec le figuré. Il écrit par exemple : « [I]l ne s’agit pas de rendre l’idée perceptible au sens (Claudel) ; de sensibiliser l’intelligence après coup, mais de participer au frayage, à la différence naissante, à l’écart(èl)ement original du sensible et de l’intelligible, et appeler la figuralité (ou figurativié sensible). Ne disons pas qu’il y a des images dans le poème, mais que le poème est dans l’imaginarium. Le poème est imageant plutôt qu’imagé. »⁴⁰ Ce lien extrêmement fort entre la pensée et la figure souligne ce que le message littéraire peut avoir de propre : il met en scène l’être du monde par les images, les sensorialités et les métaphores qui font vivre des réalités qui n’existeraient pas sans cette production poétique. Lorsque le lecteur lit telle description de la Seine, Michel Deguy note que la sensation est donnée à lire comme la concrétisation en mots d’une expérience, qui fait voir, et sentir, dans la description de la Seine, « l’essence laiteuse mouetteuse du portuaire »⁴¹. C’est cette expérience sensorielle unique, qui mêle le sens de la vue et du goût (avec la Seine qui est couleur de lait), mais aussi invite à se projeter dans le vol de la mouette au-dessus du fleuve à la couleur douteuse, qui est aussi un intelligible propre à la Seine. Ce vécu est propre à l’expérience de lecture poétique. La lecture offrirait la participation sensorielle à une sensation comme en pseudo-expérience (celle de la mouette dans un port, celle d’une eau fluviale qui est laiteuse et, à la fois, parcourue d’oiseaux). La question de l’expérience sensorielle en jeu dans la lecture sera donc abordée ici.

    Être frappé, saisi, rythmé (mais non être immergé) : le tempo

    Une lecture impressionnante, saisissante, plus qu’une lecture immersive, prendrait place, à la suite de cette première rencontre sensorielle avec le texte. Cette lecture impressionne, c’est-à-dire marque et saisit, imprime son mouvement au lecteur, mais aussi étonne, sort du prévisible, et projette dans un inconnu. Si le texte de poésie n’offre pas d’immersion aussi simplement qu’un récit fictif, cependant il soumet à son tempo et à une expérience de discontinuité plus ou moins grande. La rythmique est une des conditions de décryptage qui s’impose : changement perpétuel d’isotopie ou maintien dans le même ordre d’images, phrases s’étendant sur des lignes et jouant l’enjambement ou lignes en suspens comme des vers plus classiques, essoufflement du lecteur comme envolée épique, le rythme s’impose au lecteur, crée un rapport à la respiration et à la vitesse qui détermine un certain contact avec le monde. Le tempo du texte induit une manière d’être au monde, qu’on pourrait appeler disposition thymico-aspectuelle (en s’inspirant de la théorie de Greimas et Fontanille dans la Sémiotique des passions) et qui caractériserait le type de rythme, « l’aspect » tensif du poème : par exemple, Greimas et Fontanille montrent que chez Éluard règne souvent une disposition ouvrante, un aspect dédié au commencement, au nouveau, à « l’inchoatif ». Et cet aspect, on le retrouve, par exemple, de façon frappante, chez Florence Pazzottu, dont l’un des recueils est intitulé Alors. ← 18 | 19 →

    Alors

                         Un impromptu

    Hors du tohu bohu – un dé

    tout jet qui dure (désir)

    est un récit de commencement

    est un commencement inscrit

    – fidèle au mouvement : lancer

    invention pure

    par quoi viennent s’institue

    (alors) une tradition⁴²

    Où l’on voit que le texte produit une chora sémiotique⁴³, une rythmaison de l’absorption du message par l’interprète qui détermine un certain type de phorie, de manière d’être, celle-ci ne serait-elle que temporaire, le temps de la lecture.

    Si le texte poétique ne crée pas d’univers cohérent ni complet, ne décrivant pas assez le cadre pour que la possibilité d’une immersion totale du lecteur soit envisageable dans un monde complet, cependant un corps fictif de lecteur (les sensations d’un corps sollicité par la représentation), que nous appelons « corps mentalisé », peut être supposé, pour lequel nous devrons déterminer quelle expérience spécifique de la lecture poétique il fait. En considérant la rythmique, le tempo et le bâti du texte, on décrit l’aspect sensoriel et incarné de la lecture poétique et une expérience somatique qui est mise en jeu dans la lecture.

    Appréhension du grain et du spectre du texte

    Le poème propose son modus operandi et par le mouvement qu’il met en œuvre, son tempo (comme on l’a vu plus haut), mais aussi par le grain propre qui le caractérise. On entendra par « grain » toute composante élémentaire du texte, qu’il s’agisse de sonorité, de rythme, de vocabulaire, de construction syntaxique, etc. La combinaison de ces grains donne un certain « spectre » et c’est à partir de celui-ci qu’on peut analyser quelle dimension apparaît majoritairement frappante dans tel spectre (on pourra dire un passage du poème plus visuel, l’autre à dominante spectrale sonore, un troisième à dominante syntaxique…). J’appelle « spectre » la combinaison des divers grains constitutifs du texte ; quand Dominique Fourcade écrit : ← 19 | 20 →

    Ô soie

    J’ai à développer ta philologie

    Ô soie mot minium

    Ô mots

    Natures sans lieu

    Corps sans corps

    Pleins de quelques drames

    Sioe

    Osoie⁴⁴

    la caractéristique spectrale sonore/graphique est un effet massif où se diffusent et se ramassent les lettres « osoie ». Lettres et sons se répètent, s’intervertissent, se reflètent et se déforment en un spectre aux grains principalement sonores et graphiques. Un expérience sensorielle semblable est vécue lorsque Césaire écrit : « les becs qui m’ont .emis ent.e les mains du c.i » (« Traversée nocturne », in Soleil cou coupé, 1948), où les allitérations en r et en m sont saisissantes et proposent un écho sonore dans l’esprit du lecteur pour un spectre à dominante timbrique. D’autres fois, au contraire, sont intimement liés deux grains, du son et de l’image, dans un spectre plus large :

    les rancunes des hommes

    la rancœur des races

                      et les ressacs abyssaux nous ramènent

                      dans un paquet de lianes

                      d’étoiles et de frissons⁴⁵

    Ici, « rancune » et « rancœur » se font écho aussi bien sur le plan sonore que sur celui du signifié. Les spectres peuvent être encore plus complexes lorsque ces deux grains, timbrique et imagier, se combinent à des composantes rythmiques, à des jeux de mots et de syntaxe.

    Une des questions qui se pose, dès lors, est le degré de compatibilité entre les grains et ce qui peut être perçu par le lecteur dans le cas où ceux-ci seraient d’accès difficile ou incompatibles entre eux.

    De là surgit aussi une caractérisation des textes poétiques selon qu’ils sont plus ou moins convergents ou divergents dans leur structure et qu’ils s’offrent un accès plus ou moins aisé selon le style personnel de chaque lecteur. Certains textes découragent-ils l’entrée du lecteur ? D’autres obligent-ils à des expériences de suspens qui peuvent être déstabilisantes, lorsque le sens est repoussé vers une ouverture indéterminée ? Ce sont de telles questions qui ont conduit Reuven Tsur à s’interroger, tout comme Jean-Marie ← 20 | 21 → Schaeffer, sur la perceptibilité des structures du texte par le lecteur et sur la variabilité des réceptions possibles, comme on le verra ultérieurement.

    L’interprétation du texte poétique et l’émotion induite

    Interprétation et émotion sont sans doute les étapes ultimes de la rencontre entre les lecteurs et le texte.

    S’il faut interroger la liberté du lecteur, on peut sans doute s’inquiéter de ce que le monologisme de la poésie puisse être de nature à influencer les interprétations. Mais le caractère parfois erratique des sauts d’isotopie, des comparaisons étranges, l’absence de renvoi à une référence précise font que ces interprétations restent, dans beaucoup de cas, peu déterminées. Faut-il alors appliquer le rasoir d’Ockham aux interprétations qui ne respecteraient pas le texte, alors qu’on ne pourrait dire quelles sont les bonnes interprétations d’un texte ?

    La question posée par Umberto Eco du départ entre les bonnes et les fausses interprétations a-t-elle lieu d’être, en poésie⁴⁶ ? Umberto Eco en effet pense que le lecteur, pour accéder à l’œuvre de fiction, doit s’attacher à découvrir un certain nombre de caractéristiques (outre le fait d’assumer les prérequis qu’est la connaissance de la langue, des genres, des expressions stéréotypées). L’isotopie de l’œuvre lue, c’est-à-dire la thématique générale qui se dégage comme unificatrice de l’ensemble, doit être respectée (il existe bien sûr aussi des isotopies partielles), après que les questions et les « topics » partiels découverts par le lecteur au fur et à mesure de sa lecture auront été filtrés, condensés et synthétisés pour être unifiés. Mais la question cruciale, pour ce qui est du respect de l’isotopie dans l’interprétation, est bien celle de ce que serait cette isotopie lorsqu’elle est lue au sens allégorique. Jusqu’où le lecteur peut-il imputer au texte un sens allégorique ? Umberto Eco propose qu’un certain nombre d’indices de ce sens allégorique soient présents dans le texte, par des insistances, des doubles jeux. Au-delà, le lecteur n’interpréterait plus le texte, mais il l’utiliserait. En outre, la lecture doit, pour Eco, respecter le monde du texte de sa fabula, en prenant en compte les personnages et les propriétés logiquement et structurellement nécessaires dans le monde de la fabula (qui ne sont pas forcément des propriétés réalistes dans la vie ordinaire mais relèvent de la logique propre au monde de la fabula, p. 169-170). Il faut aussi que soient respectées les propriétés « mentionnées » ou « nommées » par la fabula (et non « construites », c’est-à-dire non logiquement cohérentes avec le reste du monde possible considéré, dans le cas d’univers de fabula, qui induisent le lecteur en erreur ou le conduisent dans un univers qui n’est pas caractérisé par la logique : ainsi, dit Eco, on peut « nommer » ou « mentionner » le fait que 17 ne soit pas un nombre premier dans l’univers de la fiction sans pourtant le prouver ni le mettre en cohérence logique ← 21 | 22 → avec l’univers fictionnel)⁴⁷. Enfin, Umberto Eco reconnaît que certaines propriétés, secondaires, peuvent être imaginées par le lecteur en toute liberté si et seulement si elles n’entrent pas en contradiction avec ce que dit le texte. Aussi un lecteur peut-il lire un poème d’amour de Leopardi en conférant au personnage aimé les traits qu’il souhaite lui attribuer selon sa propre histoire ou ses propres désirs⁴⁸.

    Appartient-il au lecteur, semblablement, de respecter les propriétés, réalistes ou non, qui président à l’univers du poème ? On voit là que tout un pan de ces questions ne semble pas convenir aux poésies contemporaines où n’existe pas, à proprement parler, d’univers consistant et rempli, à la manière des récits où les éléments sont mis en relation selon des propriétés, qui s’appliquent imperturbablement aux personnages ou aux objets. L’univers de la poésie n’offre pas cet ameublement consistant, ni cette récurrence de propriétés d’un monde fictionnel complet, ce qui fait que de telles questions de cohérence entre les propriétés se posent moins que dans le récit. D’où le fait que le lecteur ne puisse facilement prédire sa lecture poétique selon une logique générale. Il ne pourrait prédire qu’en connaissant bien l’univers de tel recueil ou de tel poète, qui aurait ses propres tendances, ses figures, son univers syntaxique, fantasmatique ou structurel. Nous verrons que le texte poétique, s’il ne forme pas d’univers complet en termes de lieux, de personnages et de propriétés, propose néanmoins des indications pour son mode de lecture. Le lecteur doit alors le lire en respectant les propriétés de figures et de grains, qui déterminent le poème lui-même, figures, grains et spectres remplaçant les propriétés d’univers modal à respecter, selon U. Eco.

    Enfin, reste la question de l’émotion potentielle à la lecture du poème, née de l’isotopie ou appelée par les images, par une manière de scansion, de rythme et des résonances phoniques. Se pourrait-il que le lecteur soit repoussé par les images et la thématique et, cependant, parvienne à éprouver une émotion spécifiquement esthétique ? Ou bien le texte pourrait-il faire naître de quoi étonner ou émerveiller, de quoi surprendre ou attrister, non pas seulement par le biais du thème, mais aussi par la manière propre de son spectre, sa combinaison spécifique des musiques et des images, et des pensées ? Enfin, le poème peut-il plaire sans provoquer d’émotion ?

    Les recueils poétiques considérés

    Aussi puis-je désormais condenser les questions principales à examiner. Quelle insertion du lecteur a lieu dans le poème, sur le plan sensoriel et somatique ? Le lecteur vit-il une expérience d’immersion ou bien est-il impressionné et saisi par le texte, par une rythmique plus parcellaire, plus fragmentée que lorsqu’il est plongé dans l’univers ← 22 | 23 → d’une fiction ? Et aussi, les spectres et grains du texte poétique sont-ils de nature à offrir un accès convergent ou divergent avec les signifiés, à faciliter ou à freiner l’accès à des poèmes riches par des matériaux qui peuvent se renforcer, se contredire, saturer l’attention ou au contraire la favoriser ? Enfin, l’émotion produite par le texte poétique est-elle construite ou non par la cohésion du poème, suit-elle les moments de forte cohérence spectrale de l’œuvre dans un jeu esthétique affirmé ou, au contraire, jaillit-elle sous l’impulsion d’une thématique, de séries d’images, d’un ton spécifique, ou de la précipitation d’un rythme qui l’emporteraient, en grains singuliers, sur le reste du tissu ?

    Pour répondre à ces questions, nous allons parcourir quelques recueils et tester ces hypothèses à l’aune d’ouvrages de poésie très différents par leurs esthétiques et leurs thématiques, afin de mettre à l’épreuve les outils proposés par des corpus diversifiés. Quatre recueils, composés entre 1960 et 2011, présentant des modes d’écriture divers, ont été choisis, afin de permettre l’observation des réactions lectorales face à des textures sensorielles variées et de tester les propositions méthodologiques à l’égard de poèmes très divers. Le but recherché est d’éprouver si les

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