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Penser la «pervertibilité»: Avec Jacques Derrida
Penser la «pervertibilité»: Avec Jacques Derrida
Penser la «pervertibilité»: Avec Jacques Derrida
Livre électronique614 pages8 heures

Penser la «pervertibilité»: Avec Jacques Derrida

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À propos de ce livre électronique

Peut-on seulement penser une éthique de la perversion ? Tout est problématique dans cette question, à commencer par le mot « perversion » lui-même qui ouvre, dès lors qu’on l’évoque, un espace sémantique trouble aux frontières incertaines. L’idée de « pervertibilité », relancée ici dans le sillage du philosophe Jacques Derrida, pourrait bien déjouer ces équivoques.

Au confluent de la littérature, de la philosophie et de la psychanalyse, cet ouvrage s’attache à montrer l’importance de cette notion chez Jacques Derrida et à retracer les moments qui en constituent une sorte d’impensé. À cette fin, l’auteur entreprend une enquête au plus près des textes et de la pensée du philosophe, soutenue par une approche pluridisciplinaire qui permet d’en cerner l’évolution dans la seconde moitié du xx e siècle, tout en respectant l’exigence de complexité et d’inventivité de ce qu’on appelle « déconstruction ». En mettant de l’avant une conception renouvelée du texte littéraire, ce livre ne cherche pas à faire l’apologie de propriétés prétendument subversives de la littérature, mais il contribue à ce que soient mieux compris des dispositifs « pervers » de la pensée philosophique et des gestes concrets d’écriture.
LangueFrançais
Date de sortie6 févr. 2023
ISBN9782760646131
Penser la «pervertibilité»: Avec Jacques Derrida

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    Aperçu du livre

    Penser la «pervertibilité» - Nicholas Cotton

    PENSER LA «PERVERTIBILITÉ»

    Avec Jacques Derrida

    Nicholas Cotton

    Les Presses de l’Université de Montréal

    Mise en pages: Yolande Martel

    Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada

    Titre: Penser la «pervertibilité» – Avec Jacques Derrida / Nicholas Cotton.

    Nom: Cotton, Nicholas, auteur.

    Collection: Espace littéraire.

    Description: Mention de collection: Espace littéraire | Comprend des références bibliographiques.

    Identifiants: Canadiana (livre imprimé) 20220005745 | Canadiana (livre numérique) 20220005753 | ISBN 9782760646117 | ISBN 9782760646124 (PDF) | ISBN 9782760646131 (EPUB)

    Vedettes-matière: RVM: Derrida, Jacques. | RVM: Philosophie et littérature. | RVM: Philosophie française—20e siècle. | RVM: Perversion dans la littérature.

    Classification: LCC B2430.D484 C67 2022 | CDD 194—dc23

    Dépôt légal: 1er trimestre 2023

    Bibliothèque et Archives nationales du Québec

    Tous droits réservés © Les Presses de l’Université de Montréal, 2023

    www.pum.umontreal.ca

    Cet ouvrage a été publié grâce à une subvention de la Fédération des sciences humaines de concert avec le Prix d’auteurs pour l’édition savante, dont les fonds proviennent du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada.

    Les Presses de l’Université de Montréal remercient de son soutien financier la Société de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC).

    À J. C. et G.

    Et manifestatum est mihi, quoniam bona sunt, quæ corrumpuntur.

    – Augustin, Les Confessions (VII, xii, 18).

    […] j’observe clandestinement le plaisir de l’autre, j’entre dans la perversion; le commentaire devient alors à mes yeux un texte, une fiction, une enveloppe fissurée. Perversité de l’écrivain (son plaisir d’écrire est sans fonction), double et triple perversité du critique et de son lecteur, à l’infini.

    – Roland Barthes, Le plaisir du texte.

    I fear you have deferred it too long.

    – Ernest Valdemar, The Case of M. Valdemar.

    LISTE DES ABRÉVIATIONS

    A L’animal que donc je suis

    AEL Adieu – à Emmanuel Lévinas

    AF L’archéologie du frivole

    AM Artaud le Moma

    AVE Apprendre à vivre enfin

    C «Circonfession»

    CA La contre-allée

    CFU Chaque fois unique, la fin du monde

    CH Cahier de L’Herne. Derrida

    CS Le «concept» du 11 septembre

    CP La carte postale

    CPE Cosmopolites de tous les pays, encore un effort!

    D La dissémination

    DA Demeure, Athènes

    DD De quoi demain…

    DG De la grammatologie

    DIL Derrida d’ici, Derrida de là

    DJ Le Dernier des Juifs

    DM Donner la mort

    DMB Demeure – Maurice Blanchot

    DP Du droit à la philosophie

    DT Donner le temps

    E De l’esprit

    EAP États d’âme de la psychanalyse

    ED L’écriture et la différence

    FC Feu la cendre

    FL Force de loi

    FS Foi et Savoir

    G Glas (la colonne «a» (Hegel) ou «b» (Genet) suit le numéro de page)

    GG Genèses, généalogies, genres et le génie

    H De l’hospitalité (avec Anne Dufourmantelle)

    HA De l’hospitalité – Autour de Jacques Derrida

    HC H. C. pour la vie, c’est à dire…

    J «Justices»

    LI Limited Inc

    M Marges – de la philosophie

    MA Mal d’Archive

    MDA Le monolinguisme de l’autre ou La prothèse d’origine

    ME Mémoires d’aveugle

    MPM Mémoires – Pour Paul de Man

    MS Marx & Sons

    O Otobiographies

    OA L’oreille de l’autre

    P Parages

    PA Politiques de l’amitié

    PDL «Préjugés. Devant la loi»

    PIA Psyché. Inventions de l’autre

    PM Papier Machine

    PO Passions

    PS Points de suspension

    PV «Penser à ne pas voir»

    R Résistances – de la psychanalyse

    S «Scribble (pouvoir/écrire)»

    SBS Séminaire La bête et le souverain (le volume «i» ou «ii» précède la page)

    SM Spectres de Marx

    SP Sur parole

    SPC Schibboleth – Pour Paul Celan

    SPM Séminaire La peine de mort (le volume «i» ou «ii» précède la page)

    SPP Séminaire Le parjure et le pardon (le volume «i» ou «ii» précède la page)

    T Le toucher, Jean-Luc Nancy

    TA D’un ton apocalyptique adopté naguère en philosophie

    TP Théorie et pratique

    U L’Université sans condition

    V Voyous

    VEP La Vérité en peinture

    VM La vie la mort

    VP La voix et le phénomène

    VS «Un ver à soie. Points de vue piqués sur l’autre voile»

    AVANT-PROPOS

    Lire (avec) Derrida: courir le risque de prendre la chance

    Depuis la mort de Jacques Derrida en 2004, la réflexion autour de son œuvre et plus généralement de la déconstruction est loin de s’être amenuisée. À l’heure des bilans et des relances, la recherche s’inscrivant dans la postérité de cette pensée singulière est florissante: publication de ses séminaires, conférences bisannuelles Derrida Today, mise à disposition de la bibliothèque du philosophe par l’Université de Princeton, etc. Au-delà des commentaires redoublants et des multiples introductions (un genre en soi), il importe de revenir à certains fondements, c’est-à-dire à la lecture des textes derridiens eux-mêmes – dans leurs gestes, leurs mises en scène, leur écriture – et dans leur temps propre, celui qu’on se donne très peu, le temps de la complexification et du dispositif retard. Il importe par le fait même de concilier l’héritage et francophone et anglophone de Derrida dont les suites dans des univers si différant s’exprime trop souvent en vase clos. C’est à partir de ces textes – et avec eux – qu’il nous est permis d’espérer que s’élabore une pensée actuelle de la déconstruction misant moins sur la rigidité d’un concept, associé parfois au post-structuralisme et parfois à la French Theory, que sur des mouvements qui, selon l’heureuse formulation de Jean-Luc Nancy, mettent en jeu et rejouent les tensions «dans la langue et dans le corps de la pensée1».

    Que peut donc cette étrange institution qu’on appelle «déconstruction» pour la critique contemporaine et quelle est sa place dans ou contre la critique universitaire? Iconoclaste, déconstruction rime encore dans l’esprit de plusieurs avec destruction: en témoigne tel passage du livre de François Cusset qui insiste sur les attaques à l’endroit de la déconstruction comme «défaitisme politique […] et fuite en avant des nouveaux théoriciens vers les combats lexicaux et le seul thème de l’autodestruction des textes2». L’aspect apparemment séditieux de la déconstruction est ainsi fatalement hypertrophié. Dans l’«Avant-propos» de Derrida, la tradition de la philosophie, Marc Créponet Frédéric Wormsaffirment au contraire que «pour tous ceux qui les reprennent à leur compte [les avancées décisives d’expressions comme déconstruction, différance et écriture], ne sont pas séparables d’un rapport exigeant à la tradition de la philosophie». Derrida force en effet ses défenseurs comme ses détracteurs à l’érudition, et sa relation féconde aux textes est aussi une relation de fécondation. Il s’agit à tout coup de les amener ailleurs et si certains lui ont reproché cet amour «pervers» de la tradition, Crépon et Worms nous invitent à considérer que «pour chacun de ses lecteurs, lire [ses livres] signifie toujours entrer dans un rapport inédit et inouï à la tradition»3. Dans le même ouvrage, Jean-Luc Marionparle à sa manière d’une double dette pour ceux qui viennent après Derrida, une dette qui «concerne à la fois des inaugurations conceptuelles qui caractérisent la puissante originalité de son travail, mais aussi la confrontation incessante avec les textes4». Derrida lui-même, qui plus est, n’acceptait pas qu’on dise de la déconstruction qu’elle était une entreprise de négation, sans pour autant s’abuser sur l’aura que pourtant elle projetait:

    Plutôt que de détruire, il fallait aussi comprendre comment un «ensemble» s’était construit [et] le reconstruire pour cela. Toutefois l’apparence négative était, et reste, d’autant plus difficile à effacer qu’elle se donne à lire dans la grammaire du mot (dé-), encore qu’elle puisse suggérer aussi une dérivation généalogique plutôt qu’une démolition. C’est pourquoi [le] mot [déconstruction], à lui seul du moins, ne m’a jamais paru satisfaisant5.

    De la fameuse «Lettre à un ami japonais» où est tiré ce passage, nous retenons aussi que la déconstruction n’est ni une analyse, ni une méthode, ni une critique, qu’elle s’appuie plutôt sur un doute, ou mieux une méfiance, qui la situe en marge. Hélas, et c’est là tout le paradoxe et en un sens l’aspect auto-immunitaire de la déconstruction comme entreprise: il ne suffit pas de faire comme Derrida – «faire Derrida» ou «faire du Derrida» – pour vraiment prendre le risque d’une pensée de la déconstruction, ce qu’Hélène Cixousappelle en un mot une «risquécriture6». Pour Max Genève, qui écrivait en 2008 un livre intitulé Qui a peur de Derrida?, «il faudrait être aveugle pour ne pas remarquer, dans la masse des exégèses et commentaires qu’il a suscités, à quel point on arrive facilement, à force d’écrire sur Derrida, par faire du sous-Derrida7». Jean-Michel Rabaté remarquait ceci au sujet de la réception de l’œuvre de Lacan et nous pourrions en dire autant de celle de Derrida: «les meilleurs critiques sont peut-être ceux qui lisent de près, mais férocement, avec une dévotion qui se transforme rapidement en hostilité, tandis que les fidèles dévoués se contentent de mimer, de répéter des phrases qui font office de labels, de signes de reconnaissance mutuelle pour un groupe dont l’identité est constituée par le nom de l’auteur8». Le «maître» lui-même n’a justement jamais invité ses lecteurs à l’imitation, bien au contraire. La seule posture viable et pérène pour affronter ce paradoxe, dès lors, n’est-elle pas celle que propose Michael Naas dès le seuil de son Derrida From Now On: lire. Lire et relire les textes de Derrida, c’est le seul moyen, avance-t-il, de lui rendre justice. Lire, revenir aux textes, les relire, écrit Naas, est la «seule condition, l’absolue condition pour recevoir leur bénédiction9». Mais «lire» ici peut bien signifier détourner comme «relire» signifierait retourner. C’est bien l’un des gestes de la déconstruction: détourner, mais selon une stratégie typiquement derridienne consistant à conserver du texte «sa lettre et sa langue10» comme il le fait ailleurs avec «La fausse monnaie», par exemple, dans Donner le temps. Dé-tourner, c’est-à-dire aussi bien re-tourner les textes que les prendre par le détour. Le tour est d’ailleurs un thème que retourne Naas dans «Derrida at the Wheel»; quant à nous, c’est vers un autre texte que nous nous tournerons, celui qui ouvre son livre. Dans «Bénédictions», Naas suggère:

    Si ce qui intéressait Derrida n’était pas de laisser derrière lui des connaissances théoriques ou un système philosophique mais, pour le prendre au mot, des contresignatures, des traces dans la langue, alors notre propre contresignature doit être à même de témoigner de ces traces, même si le succès de notre propre contresignature ne peut jamais être assuré11.

    Il s’agit bien, en fait, d’une chance donnée au langage et au lecteur. Cette bénédiction qui ne peut venir que des textes – lire ici ni de Derrida lui-même ni d’une quelconque communauté – emprunte à l’événement sa logique, ce «serait ce que voudrait dire de laisser des traces dans l’histoire d’une langue12».

    Quelle place réserve-t-on par conséquent à la déconstruction ici et maintenant? Notre avis est qu’en cette époque où l’on ne croit plus en ce grand récit de la toute-puissance de la littérature, la déconstruction, trop «littéraire» pour les «philosophes» et trop «philosophique» pour les «littéraires», permet le risque d’un contact personnel et concret avec ce qui dans l’œuvre fait œuvre et la travaille. Ce que nous apprennent les textes, qui se déconstruisent en réalité eux-mêmes, c’est justement qu’il faut dépasser ces oppositions sans rendre pathétique et impossible leur expérience. Bien plus qu’un jeu aporétique sur des paradoxes insolubles, la déconstruction est une relance. Réaffirmer avec Derrida que «l’expérience déconstructive se place entre la clôture et la fin, dans la réaffirmation du philosophique, mais comme ouverture d’une question sur la philosophie elle-même13», ce serait donner une nouvelle chance aux textes, à la littérature et à la philosophie.

    Voilà peut-être sa pertinence, pour ne pas parler de sa nécessité. Non pas ébranler les fondements de la métaphysique, non pas mettre sens dessus dessous l’institution et ses avatars, non pas faire dire aux textes ce qu’ils ne disent pas, mais simplement inquiéter. Inquiéter notre rapport au savoir et à l’apprentissage, au confort intellectuel et à la pensée subventionnable, comme pour montrer que le loup est déjà dans la bergerie – «toujours déjà» dans la bergerie – et que, se faisant à chaque instant oublier, il se rapproche «à pas de loup14». La déconstruction oblige un retour au contact intime et vertigineux avec les textes, un retour à l’art presque oublié de la fascination, en dehors de toute finalité directement «pratique» ou «rentable». Ce que d’aucuns appeleraient le littéraire. Elle ouvre la possibilité de ce plaisir gratuit et oublié d’une aventure avec le texte où, pour le dire cette fois avec Michel Lisse, il est permis de trouver ce que l’on cherche et aussi ce que l’on ne cherche pas15. Faisant signe vers les lecteurs du futur auxquels nous ne pouvons pas nous empêcher de nous identifier, Michael Naasinvite ainsi, dans Derrida From Now On, à la relecture des textes du corpus derridien:

    En ce temps où le travail de Derrida – et sa théorie plus généralement – risquent d’être oubliés, déclarés passés ou sans importance, je crois qu’il faut le lire plus précisément, au plus proche [more closely], pour montrer l’extraordinaire inventivité et la cohérence, de même que la réserve et le potentiel, d’une œuvre qui, dans ses grandes lignes, n’a pas encore été lue16.

    Naasen appelle donc au poids de l’héritage derridien tout en précisant que la mort de celui-ci ouvre en quelque sorte de nouvelles perspectives. Aujourd’hui, plus que jamais, il est possible d’explorer ces réserves textuelles et ce potentiel, il est permis sinon possible de spéculer sur Derrida. S’il y a un Derrida «from now on», écrit-il encore, il doit y avoir parricide, ce qui fait écho à un autre avertissement, tout aussi grave, celui que faisait déjà Sarah Kofman dans ses Lectures de Derrida. Rappelant à chaque page comment il est impossible, audacieux, voire prétentieux, d’écrire sur Derrida, Kofman propose de lire dans cette œuvre la «disruption de l’écriture17» s’opposant à la totalité du livre, l’opération de réinscription inlassable d’un double geste de lecture/écriture, car «un texte n’est ni simplement contaminé par d’autres ni fait de pièces et de morceaux. Un texte a toujours plusieurs âges.18» Ne faut-il pas dès lors risquer l’abîme – la «risquécriture» – ou, comme le propose cette fois Claude Lévesque, «trouver en se perdant, en s’égarant joyeusement et sans retour19».

    Sans retour.

    1. Jean-Luc Nancy, «Que faire?», dans Appels de Jacques Derrida, précédé de «Justices» de Jacques Derrida, Danielle Cohen-Levinas et Ginette Michaud(dir.), Paris, Hermann, coll. «Rue de la Sorbonne», 2014, p. 94. Le décès de Jean-Luc Nancy, survenu entre l’écriture et la publication de ce livre – un 23 août – s’ajoute aux catastrophes qui auront tristement marqué l’année 2021.

    2. François Cusset, French Theory. Foucault, Derrida, Deleuze& Cie et les mutations de la vie intellectuelle aux États-Unis, Paris, La Découverte, 2003, p. 168. Les citations sont de Terry Eagleton, c’est François Cusset qui traduit. Voir T. Eagleton, «Post-structuralism», dans Literary Theory: An Introduction (Anniversary Edition), Minneapolis, University of Minnesota Press, 2008 [1983], p. 115-128 et plus particulièrement p. 126.

    3. Marc Créponet Frédéric Worms, «Avant-propos», dans Derrida, la tradition de la philosophie, M. Créponet Fr. Worms(dir.), Paris, Galilée, coll. «La philosophie en effet», 2008, p. 10. Nous soulignons.

    4. Jean-Luc Marion, «L’impossible et le don», dans Derrida, la tradition de la philosophie, op. cit., p. 155.

    5. Jacques Derrida, «Lettre à un ami japonais», dans Psyché i. Inventions de l’autre, Paris, Galilée, coll. «La philosophie en effet», 1998 [1987], p. 390.

    6. Hélène Cixous, Insister – À Jacques Derrida, Paris, Galilée, coll. «Lignes fictives», 2006, p. 17.

    7. Max Genève[Jean-Marie Geng], Qui a peur de Derrida?, Paris, Anabet éditions, coll. «Pamphlet», 2008, p. 34.

    8. Jean-Michel Rabaté, «Construing Lacan», dans Lacan in America, J.-M. Rabaté (dir.), New York, Other Press, coll. «The Lacanian Clinical Field», 2000, p. xl-xli. Nous traduisons.

    9. Michael Naas, Derrida From Now On, New York, Fordham University Press, coll. «Perspectives in Continental Philosophy», 2008, p. 2. Nous traduisons.

    10. J. Derrida, Donner le temps 1. La fausse monnaie, Paris, Galilée, coll. «La philosophie en effet», 1991 (rééd., 1998), p. 16.

    11. Ibid., p. 9. Nous traduisons.

    12. Ibid., p. 7. Nous traduisons.

    13. J. Derrida, «Qu’est-ce que la déconstruction?», propos recueillis par Roger-Pol Droit, Le Monde, 12 octobre 2004. Nous soulignons.

    14. Voir J. Derrida, Séminaire La bête et le souverain. Volume i (2001-2002), Michel Lisse, Marie-Louise Malletet Ginette Michaud(éds.), Paris, Galilée, coll. «La philosophie en effet», 2008, p. 26 et ailleurs: «Imaginez un séminaire […] qui commencerait ainsi, à pas de loup.» Ici, «à pas de loup» caractérise bien ce geste de la philosophie derridienne en général et des séminaires en particulier.

    15. Voir M. Lisse, «Donner à lire», dans L’éthique du don. Jacques Derrida et la pensée du don. Colloque de Royaumont, décembre 1990, Jean-Michel Rabatéet Michael Wetzel(dir.), Paris, Métailié-Transition, 1992, p. 138-141.

    16. M. Naas, Derrida From Now On, op. cit., p. 2. Nous traduisons.

    17. Sarah Kofman, Lectures de Derrida, Paris, Galilée, coll. «Débats», 1984, p. 15.

    18. Ibid., p. 50.

    19. Claude Lévesque, L’étrangeté du texte. Essais sur Nietzsche, Freud, Blanchotet Derrida, nouvelle édition, revue et mise à jour, Montréal, Alias, coll. «Classique», 2018, p. 142.

    INTRODUCTION

    «Ce texte qui ne s’arrive jamais»

    Pour sortir de l’obscurantisme, il faut au contraire, je répète mon conseil, toujours, toujours «s’aventurer au-delà du début»1.

    Jacques Derrida, Demeure – Maurice Blanchot.

    Mais comme moi et moi nous mourrons, vous n’en doutez pas, il y a là une nécessité structurellement posthume de mon rapport – et du vôtre – à l’événement de ce texte qui ne s’arrive jamais2.

    Jacques Derrida, Éperons. Les styles de Nietzsche.

    Peut-on seulement penser une éthique de la perversion? Tout est problématique dans cette question, à commencer par le mot «perversion» lui-même, qui ouvre dès qu’on l’évoque un espace sémantique trouble aux frontières incertaines. Équivoque, renvoyant parfois aux pires abominations, à ce que l’esprit peut inventer de pire, il révèle presque toujours chez qui l’énonce une loi générale ou un système de pensée. Il n’est vraisemblablement jamais ni neutre ni, encore moins, innocent. Peut-on dès lors seulement penser une éthique de la perversion, c’est-à-dire penser seulement une éthique de la perversion, qui échapperait donc à toute extériorité? Peut-on penser seulement la perversion? Car si l’on s’imagine bien une pratique de la perversion, et même une esthétique de la perversion, on s’imagine mal, en revanche, qu’une éthique de la perversion soit possible. Dès le départ, cette proposition semble impossible, vouée à l’échec.

    Nous reviendrons plusieurs fois à cette idée: le pervers, ne serait-ce pas celui qui nie, en quelque sorte, ou plutôt refuse le principe d’ordre et donc l’universalité de toute loi, qu’elle soit divine, juridique, morale ou normative? Sans qu’il soit possible de s’en détacher complètement, la perversion/perversité, le pervertible – au sens où nous voudrions entendre cette idée à partir de maintenant – ne doit pas se réduire ni se confondre avec les concepts de vice (inexorablement moral), de corruption ou de transgression (à sens unique), de méchanceté (impliquant le mal), de subversion ou encore de conversion (encore trop axiologiques). L’épithète général «pervertible» ou son substantif, le pervertible, ou encore la notion de «pervertibilité», que nous proposons ici d’utiliser et de définir dans le sillage de Jacques Derrida, pourraient bien déjouer en partie ces équivoques en se rapprochant de l’étymologie latine (pervertere), formée des mots «vertere» («tourner» ou «verser») et du préfixe «per» qui peut marquer tout à la fois l’achèvement, le passage au travers, la déviation et la rupture3. Se concevant en quelque sorte comme un paradoxe et relevant d’une expérience de la limite, le concept indiquerait plutôt un mouvement tournoyant de retournement et de renversement, de relance. Entendue comme point indécidable où tout peut théoriquement se substituer, la notion sert moins à faire l’apologie de propriétés prétendument subversives de la littérature qu’à comprendre, dans des textes complexes comme ceux de Derrida, des gestes «pervers» de la pensée philosophique et des effets concrets d’écriture.

    Chez Derrida, en effet, la question du «pervertible» semble ne jamais avoir été abordée de front. Pourtant, on sait que cette notion chez lui se conçoit à maintes reprises sous l’angle de paradoxes et par le biais de questions comme celles de l’hospitalité ou de la promesse. Pour Derrida, en outre, la littérature commence justement là où il y a de l’indécidable, c’est-à-dire de la substitution dans l’ordre de la référence. Si pervertibilité et littérature sont ainsi intrinsèquement liées, c’est bien parce que «la littérature peut jouer la loi, la répéter en la détournant ou en la contournant4».

    Il ne s’agira donc pas de brandir la «pervertibilité» comme un concept universalisant, explicatif. Chez Derrida elle n’est ni fondatrice ni fédératrice. Cela dit, force est de constater que si la question n’a jamais été abordée de front par Jacques Derrida, elle constitue en quelque sorte un impensé de sa philosophie. Plus qu’un simple exercice de style, l’utilisation fréquente d’expressions comme «effet pervers», de néologismes comme «pervertibilité» ou de mots-valises comme «perverformatif» laisse entendre que cette pensée du pervertible traverse en fait toute l’œuvre. Quelles sont les limites et l’étendue réelles de cette notion? Quel est son rapport au langage, au sens et, plus généralement, à la littérature et à la philosophie? En quoi est-elle performative, structurante et déstructurante? Comment peut-on comprendre la pervertibilité dans une pensée qui veut justement s’affranchir de toute origine unitaire? Quel rôle joue-t-elle dans la déconstruction des oppositions binaires sur laquelle Derrida n’aura cessé d’insister? Comment est-elle jouée et mise en scène dans certains dispositifs textuels?

    Sur le plateau de «Culture et dépendances», le 17 juin 2004, Jacques Derrida répondait à Régis Debray, qui proposait de voir dans la locution «effet pervers» une loi de l’histoire (la «seule loi à peu près sûre5» d’ailleurs), que c’est ce que lui, Derrida, avait toujours appelé du nom d’«événement». La scène est éloquente, et peut-être même un peu troublante: il s’agit en effet de la toute dernière entrevue télévisuelle du philosophe avant sa disparition en octobre de la même année. Ce sont d’ailleurs ses derniers mots, comme un mot télévisuel de la fin, avant l’arrivée sur le plateau d’Élisabeth Lev et Charles Pepin qui changent du tout au tout la dynamique qui s’était installée entre les deux figures de la philosophie française. Ce dernier mot, il n’est pas vain de constater qu’il avait trait à l’événement et à l’impossible – à la mort qui est aussi toujours un événement imprévisible quoique répétable, comme on peut le lire dans le magnifique titre Chaque fois unique, la fin du monde6 –, mais surtout à une certaine perversité de l’effet. Cet «effet pervers», pour ainsi dire, est aussi celui que l’on remarque dans les reproches adressés au philosophe et à la déconstruction qui, au premier degré, peut être considérée par certains – et l’a été de fait – comme une tentative de perversion de la philosophie.

    Derrida, pervers?

    Dans un article au titre évocateur et problématique, «Derrida on the Couch: the Perversity of Deconstruction», Michael Williams tentait en 2008 de rapprocher la déconstruction et la psychanalyse lacanienne à partir du postulat qu’il existe certaines «affinités évidentes entre la déconstruction et la perversion7». Pour l’auteur, la «perversité de la déconstruction derridienne est palpable8» et Derrida «performe» une certaine perversion [performs perversion] dans ses textes. Il propose ainsi de voir que les multiples appels de Jacques Derrida à une «obscure économie» (ED, 427) ou à une «économie désespérée» (ED, 434), dans des textes comme «La structure, le signe et le jeu dans le discours des sciences humaines», relèvent en fait de la structure perverse telle que la conçoit Lacan. C’est, écrit Williams, «ce à quoi Derrida renvoie comme à une obscure économie et que je désigne du nom de perversion9». Dans cet article aux conclusions hâtives – Williams n’aborde aucun texte postérieur à La carte postale et conclut sans peine à la perversité du «déconstructionniste [sic]» [perverse deconstructionist]. De surcroît, les textes qui y sont convoqués ne le sont que dans leur version anglaise, sans considération pour la langue dans laquelle ils se déploient à l’origine. Plusieurs ponts sont ainsi dressés entre déconstruction et perversion, lesquelles procèderaient prétendument selon une même «structure». Cette même «logique», ce serait celle de la double exigence contradictoire, du déni («je sais… mais tout de même»), du recours au substitut/supplément comme à un fétiche, de la non-présence de ce qui manque et manquera toujours, du rapport à l’auto-destruction comme pulsion de mort: «un désir qui désire ses propres causes constitue un désir suicidaire et auto-destructif qui cherche à […] pulvériser […] ses propres conditions de possibilité, son propre socle d’existence, son essence10». Bien qu’il y ait dans cette analyse insuffisante un certain nombre d’éléments que nous explorerons nous-même plus tard, il faut néanmoins l’écarter d’entrée de jeu parce qu’elle tente de forcer une compréhension de la déconstruction à partir d’une grille psychanalytique trop rigide. Cette analyse rigoureusement psychanalytique de la déconstruction comme perversion – et a fortiori en un sens bien étroit de ce que nous pourrions entendre par «perversion» – nous apparaît plutôt close. Sans la rejeter, nous ne la suivrons donc pas complètement.

    Que Jacques Derrida lui-même, et sa pensée au passage, aient été taxés d’une certaine perversité, cela ne fait aucun doute, on entend malheureusement ce type d’absurdités fréquemment. Dans un épisode maintenant célèbre, en 1993, l’éminent théoricien Terry Eagletona même accusé Jacques Derrida de «perversité adolescente» lors d’un colloque sur la réception de Spectres de Marx. Dans son texte «Marxism without Marxism11», qui sera publié plus tard dans le collectif Ghostly Demarcations aux côtés de celui de Derrida, Eagleton, qui n’en est pas à sa première charge contre la déconstruction12, se penche cette fois sur les rapports que l’on sait troubles de Derrida au marxisme. D’un côté, Derrida ne se gêne pas pour dire dans Spectres de Marx, par exemple, que «[l]a déconstruction n’a jamais eu de sens et d’intérêt, à [s]es yeux du moins, que comme une radicalisation […] d’un certain marxisme, dans un certain esprit de marxisme13». D’un autre côté, cependant, et selon une finesse argumentative qu’on lui connaît bien, il répète aussi que «[s]i cette tentative a été prudente et parcimonieuse mais rarement négative dans la stratégie de ses références à Marx, c’est que l’ontologie marxiste, l’appellation de Marx, la légitimation selon Marx étaient en quelque sorte trop solidement arraisonnées.» (SM, 151) D’où aussi cette distance de Derrida et ce «retour14» supposé à Marx dans les années 1990. Pour Eagleton qui ironise au sujet du geste de Derrida, même s’il y a quelque chose de «riche» [pretty rich] et de «sincère», voire d’«émouvant» [movingly sincere] dans «ce saut périlleux soudain et dramatique sur un train en panne15», il y aussi quelque chose de «spectaculaire16» (c’est bien le mot de Eagleton) dans cette démarche. «Il y a plus qu’une touche de perversité adolescente chez Derrida», dit essentiellement Eagleton qui critique ainsi son apparente propension à considérer que «le dominant est ipso facto démonique et le marginal précieux en soi»17. Ce à quoi Derrida répondra, au cours du même colloque, non sans sarcasme, que cette supposée «perversité adolescente» doit être alors une condition bien répandue et que par conséquent cette hypothèse psychologisante devrait être prise en compte par la théorie marxiste. À ce sujet, il faut rendre l’aplomb du contre-argument derridien en le citant longuement:

    Cette hypothèse me fit sourire – et […] presque plaisir. Car enfin, qu’est-ce que Eagletona donc contre la perversité adolescente? Milite-t-il avant tout pour le retour à la normalité? pour la normalisation? le modèle de sa figure révolutionnaire, serait-ce l’adulte normal, guéri de toute perversité? de quelle autre perversité encore? La liste peut toujours s’élargir quand on commence à s’en prendre à une perversité. Mais à supposer même que cette hypothèse psychologiste rende compte de mes vices personnels, le champ dont nous parlons, Eagleton le sait bien, ne s’arrête pas à ma personne. N’intéresserais-je qu’un seul lecteur, c’est aussi à son sujet qu’il faudrait parler de «perversité adolescente». Et s’il y a tant de «pervers adolescents» dans le monde qui vont de ce côté-ci plutôt que de celui-là, un «marxiste» devrait se demander ce qui se passe: dans le monde et non dans mes désordres pulsionnels. Il devrait chercher d’autres explications que la déviation libidinale d’un auteur qui vieillit mal. Car Eagleton, je crois le deviner, me reproche de ne pas vieillir assez vite, de vieillir à contretemps18.

    Et Derrida souligne en note, au-delà de l’ironie, l’aspect polémique et dangereux d’une telle affirmation:

    […] le lecteur jugera: il est insinué que je suis insensible au fascisme […] mais surtout pour rappeler que la grave, confortable et démagogique confusion entre mon travail (ou même toute «déconstruction» en général) avec le postmodernisme révèle chez Eagleton, comme chez [Aijaz] Ahmad, comme chez [Tom] Lewis, une défaillance massive dans la lecture et l’analyse. À elle seule, cette méconnaissance primaire pourrait m’autoriser à interrompre ici tout dialogue jusqu’au moment où un certain «homework» aurait été fait. Le chemin n’en est pas pris et il est bien tard en effet. (MS, 33; n. 21)

    D’autres, comme Christopher Norrisdans un article de Derrida Today, de manière moins cynique et plus propice à la réflexion, diront en pensant au «textualisme» allégué de Derrida que le philosophe avait la mauvaise réputation de s’adonner à «des jeux pervers de la pensée19». D’autres encore, comme Elisabeth Weberdans «Un témoignage donné», citant un passage de Glas sur la femme et l’ironie comme pouvoir de «pervertir la puissance qui la réprime» (G, 210a), se demandent si nous ne touchons pas là à «une sorte de programme20» de l’écriture derridienne. La réponse de Derrida à la question que lui pose directement Weber est alors des plus retorses: «C’est un programme qui me programme, ce n’est pas mon projet21», dit-il, non sans une pointe de ce que nous appelerions commununément une certaine «perversité»!

    Mais voilà qu’aussi surprenant que cela puisse paraître à première vue, Jacques Derrida lui-même s’est comparé de nombreuses fois à la figure du pervers. «Je suis un monstre de fidélité, l’infidèle le plus pervers» (CP, 29), écrit-il par exemple dans La carte postale, ouvrage dans lequel, nous le verrons, il s’imagine ailleurs en «copiste pervers» (CP, 196). Dans L’animal que donc je suis22, au sujet de l’épisode traumatique et maintes fois commenté de la «chatte qui [le] regarde nu», Derrida se défend d’une certaine perversité, mais il écrit: «Bien sûr, si vous voulez à tout prix me soupçonner de perversité, c’est toujours possible» (A, 23). Derrida se demande même parfois «[c]omment faire pour instituer, de façon aussi raffinée que possible, la perversité polymorphe que nous refoulons tous, à l’Université23?» Le pervers, ici, étant celui qui veut jouir de toutes ses pulsions «académiques», ce qui ne va pas d’ailleurs sans rappeler ce qui est dit au sujet d’une autre figure, celle du philosophe lui-même, dans Le Toucher – Jean-Luc Nancy: «ce touche-à-tout qu’est le philosophe en son insatiable perversité polymorphe ou en son impérieux encyclopédisme24». Derrida, en outre, en a aussi contre une certaine image véhiculée de lui-même, celle du «philosophe-le-plus-traduit-ou-le-plus-lu-à-l’étranger-surtout-aux-USA25»; cette image qu’il évoque dans «Le survivant, le sursis, le sursaut», est celle d’un philosophe «erroné et pervers26», confie-t-il à Bertrand Leclair. Et comme si cela n’était pas assez, remarquons encore que lorsqu’il se présente le 12 juin 1984 à Francfort devant les experts réunis au James JoyceInternational Symposium, Derrida confie que s’il a accepté de s’y rendre, c’est «surtout pour avoir soupçonné quelque défi pervers dans une légitimation si généreusement offerte27».

    La déconstruction, perverse!

    Du philosophe à la philosophie, il n’y a qu’un pas à faire. Ainsi, lorsque ce n’est pas Derrida lui-même qui est accusé ou qui s’accuse de perversité, c’est sa pensée. Dans «Justices», Derrida recense les principales incriminations admonestées à l’égard de la déconstruction «fréquemment et […] stupidement accusée d’être perverse ou a-morale, cynique, sceptique, nihiliste ou relativiste» (J, 64; nous soulignons). Prenant la défense de cette pensée singulière dans «Derridabase», Geoffrey Benningtons’est quant à lui penché sur ce qui pourrait justement apparaître comme tel dans la déconstruction. Celle-ci, propose-t-il, n’est pas une forme de perversion de la pensée comme plusieurs aimeraient bien le croire, elle n’est en aucun cas le fruit d’un philosophe pervers. Pour Bennington, au contraire:

    la production [de propositions inacceptables pour une pensée qui veut toujours des concepts purs et nets] n’est pas due à une quelconque perversité de la part du «déconstructeur» qui se plairait à soutenir des paradoxes […], mais elle reste un levier d’intervention indispensable: la déconstruction ne peut proposer un langage tout simplement autre que celui de la ­métaphysique28.

    Dans un autre chapitre de ce texte, consacré à la question du «Juif», Benningtonremarque encore que la position nuancée de Derrida sur les affaires Heideggeret Paul de Man a pu sembler à certains comme un «refus tout à fait pervers […] de trancher29». Bennington ne peut s’empêcher de voir là, comme Derrida le remarquera au sujet des «arguments» de Terry Eagleton, une dangereuse simplification. Derrida était en outre sensible à cette question des pratiques parfois perverses en philosophie. N’est-ce pas Derrida lui-même qui, dans D’un ton apocalyptique adopté naguère en philosophie, rappelait que pour Kant«les nouveaux prédicateurs ont besoin de pervertir la philosophie en poésie pour se donner de grands airs, occuper par simulacre et mimique la place des grands30»? Ce passage faisait alors suite à un autre dans ce texte où Derrida s’intéressait à l’idée d’une «cryptopolitique» (TA, 42) chez Kant, comparable à l’«ésotérisme aristocratique» de Platonqui, dans ses lettres, recommandait de «ne pas divulguer les secrets auprès des foules» (TA, 40). Il s’agirait là, nous dit Derrida, d’une «perversion poétique de la philosophie» (TA, 42).

    Trop simples, sans profondeur, à la limite elles-mêmes vicieuses, ces réductions de Derrida à la figure du pervers ou de la déconstruction à une forme de perversité, voire à une perversion de la philosophie (ou pire: une perversion «poétique» de la philosophie), s’avèrent toutefois une véritable menace. Elles font fi d’une nécessaire complication qu’il faudrait plutôt embrasser que fuir. Elles sont plutôt l’apanage de ceux qui préfèrent le haussement d’épaules à la discipline, pour reprendre l’image du texte sur Bataille et Hegel dans L’Écriture et la différence31. Si «la déconstruction ne peut proposer un langage tout simplement autre que celui de la métaphysique32», elle ne peut pas non plus simplement rejouer le même langage. Plutôt, elle s’insinue entre le même et l’autre, dans le jeu lui-même, d’où toutes ces versions et ces perversions. Dans De quoi demain…, Derrida explique en ce sens qu’il se compare souvent lui-même à un vendeur, mais qu’au fond l’image du vendeur est encore plus perverse qu’on ne le croit. Il appelle ainsi à une autre forme de perversité, à la fois elle-même et autre, plus perverse et plus que perverse: «Dans La contre-allée ou ailleurs, dit-il, il m’arrive de me comparer à un représentant de commerce qui s’épuise à transporter ses valises, et à vendre sa marchandise sur quelque marché académique et culturel. Mais les choses sont plus compliquées, vous vous en doutez, et la transaction plus perverse, plus contrebandière33.» Comme nous le savons, le père de Jacques Derrida, Haïm Derrida, pratiquait le métier de représentant de commerce. Dans De quoi demain…, Derrida ajoute ainsi: «j’aime aussi penser ça, peut-être que je venge mon père en introduisant un principe de désordre dans ce commerce, dont j’organisais simultanément le procès» (DD, 178). D’ailleurs, dans La contre-allée, Derrida nous dit se «confirmer à [son propre] sujet [et] par pure perversité, des préjugés d’analphabète» (CA, 31), mais il ne développe toutefois pas cette idée.

    Au-delà ou malgré ces «aveux» et ces accusations explicites de perversité, de «perverse misreadings34» ou même de falsification, voire de «mistake35» comme le lui reprocha John Searle, l’aspect pervers de la déconstruction semble répondre à une exigence plus profonde, indissociable des mouvements d’écriture qui sont aussi toujours des mouvements de la pensée chez Derrida. Avec «Le retrait de la métaphore», Derrida répond à Paul Ricoeur, qui remarquait dans La métaphore vive le «jeu tropique […] sur le mot usure» (PIA, 71) dans «La mythologie blanche». Ce jeu avait consisté, selon Ricoeur, à performer la «métaphore de l’usure (de la métaphore)36» – une stratégie que l’on pourrait bien être tenté de qualifier avec Ricoeur de «perverse». Ce serait selon ce dernier une «tactique déroutante [qui] n’est qu’un épisode dans une stratégie plus vaste de la déconstruction qui consiste, en tous temps et en tous cas, à ruiner par l’aporie le discours métaphysique […] dans une œuvre qui fomente bien d’autres manœuvres subversives». Or cette «tactique déroutante», rétorque Derrida, «ne répond pas à quelque perversité retorse, manipulatrice ou triomphale de [sa] part»37. Au contraire, s’il s’en défend et s’en garde, c’est bien parce que la nécessité d’une telle «tactique» répond «à la structure intraitable dans laquelle nous sommes d’avance impliqués et déportés» (PIA, 71). C’est à cette «structure» que nous consacrerons les prochaines pages.

    Une structure intraitable

    La notion de «pervertibilité» chez Derrida est ainsi structurelle, mais elle a pour fonction d’échapper à toute structure. Le paradoxe est renversant. Comment cela en effet est-il (im)possible? C’est à cette question, dont Raoul Moati dans «Peut-on déconstruire le contextualisme?38» soulevait déjà toutes les complications, que nous nous attaquons ici. En tout cas, l’utilisation de ce mot par Derrida semble émaner d’une nécessité de penser les «questions de responsabilité» qui ont fait l’objet de son enseignement à l’EHESS. Sans se réduire toutefois à celles-ci, elle peut se comprendre comme une «condition préalable» du pire et du meilleur. Elle est ce que Derrida appelle du nom d’«indécidable», c’est-à-dire une notion que l’on ne peut pas arraisonner, stabiliser, une notion sur laquelle jamais on ne peut se reposer, d’où la difficulté et le danger de dire avec assurance: «la pervertibilité c’est ça». Dès qu’il est «saisi», dit Derrida, «le concept est cuit39», on est brûlés. Mais cette impossibilité qui appelle un certain nombre d’épreuves et de contorsions est aussi ce qui ouvre l’espace de la pensée et du texte, ce qui est en principe le principe de ruine d’un programme, nous enseigne Derrida, son dysfonctionnement, est aussi ce qui nous permet de faire autre chose avec le programme.

    Indécidable elle-même, ce que Derrida nomme «pervertibilité» est en effet engagé avant même son énonciation dans une entreprise de retraduction interminable, depuis les premiers textes jusqu’au dernier, ce qui la prive d’une essence propre (privation qui s’avère aussi sa chance). Et il ne s’agit pas ici d’un simple mouvement de balancier ou d’un jeu plus ou moins malhonnête avec les contradictions. Ce que nous examinerons maintenant sous le nom de «pervertibilité», à la suite de Derrida, se caractérise ainsi par l’interchangeabilité, la substitution, le retournement à sens multiple. Ayant un lien étroit avec la fiction, du moins avec la littérature, comme elles (la fiction et la littérature), elle met à mal le principe philosophique de non-contradiction en s’efforçant de penser la co-présence et la compossibilité, et ce, même si elle mène inévitablement à l’aporie, ce qui n’est jamais une fin en soi pour Derrida, mais toujours un départ, une relance, une relève.

    Car il y a bien quelque chose à l’œuvre chez Derrida comme une philosophie du pervertible et celle-ci se dévoile au cœur même de la langue derridienne où les notions traditionnelles de pervers/perversité/perversion ne doivent plus être réduites à leur acception manichéenne, mais révèlent un être au monde et à l’œuvre, artistique ou littéraire qui n’est ni «nouveau» ni «caché», mais négligé. Déjà dans «Un ver à soie», Derrida attirait l’attention sur l’importance du signifiant «ver» dans son œuvre philosophique, c’était dans une parenthèse, presque à la fin du texte, dans un morceau autobiographique:

    […] il le cultivait comme un langage, un phonème, un mot, un verbe (vert lui-même, et verdure, et verdir, et ver, et vers, et verre, et verge, et vérité, vérace ou véridique, pervers et vertu, tous les morceaux grouillants de mots en ver en plus grand nombre encore qu’il célébra plus tard et rappelle ici, une fois de plus, sans voile et sans pudeur)40.

    Cette piste que nous entendons suivre à la trace constitue en quelque sorte le point de départ de cette enquête. Il s’agira, en d’autres termes, dans les pages qui vont suivre, de montrer comment Jacques Derrida est lui-même un «maître du perverformatif41», titre qu’il réservait au Platonde La carte postale.

    L’enquête que nous proposons se fera donc sur deux terrains (non mutuellement exclusifs chez Derrida), à savoir celui des concepts philosophiques, d’une part, et celui de la langue derridienne, d’autre part. Elle s’étend à l’ensemble de l’œuvre du philosophe, de «Force et signification42» en 1963 jusqu’au Séminaire La bête et le souverain en 2001-2003 (paru en 2008 et 2010). Ce pari de l’exhaustivité est bien sûr périlleux, c’est une entreprise impossible que nous savons déjà vouée à l’échec, mais il n’en est pas moins nécessaire puisqu’il s’agit de montrer, si l’on veut, les incidences et les réitérations de la pervertibilité qui sillonnent et (dé)structurent la pensée derridienne, depuis l’idée de pharmakon (le remède-poison) jusqu’au concept d’auto-immunité (le retournement contre soi du processus immunitaire), à la possibilité «éthico-politique» d’un mal radical, et en ne négligeant pas son importance pour ce que certains nomment le «tournant éthique» (secret, hospitalité, promesse, don, pardon, etc.). Enfin, puisque cette idée du pervertible chez Derrida semble se mettre en œuvre plus particulièrement au sujet de la littérature, nous accorderons une attention particulière aux ouvrages que le philosophe consacre aux écrivains.

    Nous avons privilégié une approche en deux temps. La première partie de cet ouvrage, intitulée «Sur la notion de pervertibilité», s’attache à définir ce «concept» et à en montrer les diverses manifestations. Le premier chapitre est essentiellement une mise en contexte des notions de «perversion» et de «perversité», mais surtout une présentation détaillée de la problématique de la «pervertibilité» dans les textes de Jacques Derrida. Nous y proposons des définitions et nous examinons ce que, d’une part, Derrida a dit de ce néologisme et ce que, d’autre part, certains des principaux lecteurs du philosophe ont pu en faire, tout en réfléchissant à la place de ce concept/non-concept dans la déconstruction. Le deuxième chapitre explore plus précisément les liens entre l’idée de pervertibilité chez Derrida et la psychanalyse. Il s’agit de faire retour à cette discipline (à Freudet à Lacanprincipalement, mais aussi à Clavreul et à Laplanche) afin de dégager ce qui dans la notion de perversion tient de la structure. Bien sûr, l’idée derridienne d’une «pervertibilité structurelle» s’apparente à celles des multiples définitions de la perversion, mais elle s’en dégage aussi. Pour cette raison, un réexamen des lectures lacaniennes et derridiennes de «La lettre volée» d’Edgar Poeà l’aune de l’idée de couple pervers s’impose. Le troisième chapitre plonge pour sa part au cœur de la textualité derridienne. Il consiste en une étude transversale des utilisations du lexique de la perversion chez le philosophe et s’attache à montrer comment a évolué le rapport de Derrida à ces vocables et quels ont été les moments décisifs de cette évolution. Revenant sur les principaux constats des chapitres précédents, c’est dans celui-ci que nous analysons l’originalité de la notion derridienne de «pervertibilité» et son omniprésence, alors même que dans les premiers textes elle n’était pas nommée en tant que telle.

    La seconde partie, quant à elle intitulée «La pervertibilité en œuvre» et où le substantif est libéré de ses guillemets, porte plus précisément sur les potentialités de cette notion et sur ce qui en elle fait œuvre, c’est-à-dire à ce qui échappe à la structure et défie toute définition. Le quatrième chapitre analyse la manière dont certains motifs derridiens sont les représentants de cette idée opérant dans la matérialité des textes et les lectures déconstructrices. Chacun à leur manière, manifestant et déplaçant cette idée protéiforme de «pervertibilité», la méchance, l’auto-immunité, le virus et le parasite constituent autant de «visages» de celle-ci. Le cinquième chapitre, portant plus précisément sur l’aspect performatif de la pervertibilité, autour de la notion hapax de «perverformativité», prend appui sur La carte postale pour revisiter les débats avec

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