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Silence: Sorcières & Chasseurs, #3
Silence: Sorcières & Chasseurs, #3
Silence: Sorcières & Chasseurs, #3
Livre électronique545 pages7 heures

Silence: Sorcières & Chasseurs, #3

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À propos de ce livre électronique

Le mal étend son emprise.

 

Depuis les événements désastreux de Bretagne, Leila est en cavale. Pour sauver l'homme qu'elle aime des griffes des chasseurs, elle est prête à tout. Y compris à s'allier à son pire ennemi. 

 

Après une évasion catastrophe, Leila et Arthur sont recueillis par une communauté de femmes en fuite sous la protection magique de Nora, la tante de Leila. Ils sont à l'abri pour l'instant… mais le séjour d'Arthur chez les chasseurs l'a changé, et maintenant, l'organisation secrète veut étendre son emprise sur lui. 

 

Sans Harmonie pour se défendre, Leila doit enquêter sur sa magie et l'histoire de sa famille. Mais son ennemi est puissant et faire éclater la vérité lui coûtera très cher. 

LangueFrançais
Date de sortie24 oct. 2023
ISBN9782493641205
Silence: Sorcières & Chasseurs, #3

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    Aperçu du livre

    Silence - Charlotte Munich

    Chapitre 1

    La vendeuse s’empare des bottines noires usées avec une grimace de dégoût.

    — Effectivement, il commençait à être temps.

    Leila est tentée de montrer les dents à la jeune fille surlookée qui vient d’insulter ses fidèles chaussures, mais non. Elle est en mission undercover. Elle s’est promis de rester délicieusement polie et hautaine pour se fondre dans la masse estivale du Marais.

    — Je voudrais quelque chose de frais, d’acidulé, explique-t-elle donc à la vendeuse sans s’énerver le moins du monde. Voyant, mais passe-partout. De la couleur. Mais confortable. Vous avez une idée pour moi ?

    Elle désigne le reste de sa tenue. Elle vient d’investir dans une robe babydoll rose pâle qui dévoile l’essentiel de ses jambes et ne l’empêchera pas de courir, sous un gilet à fleurs d’une fraîcheur printanière qui confine à l’absurde. Elle a transféré ses affaires, essentiellement son téléphone, une vieille amulette et un gros paquet de biffetons, dans un sac à franges rose poudré, acheté à l’instant rue des Francs-Bourgeois. Comme elle s’aventure un peu loin hors de sa zone de confort, elle a opté pour le modèle qui aurait plu à Iris, sa sœur disparue.

    — J’ai ce qu’il vous faut, décrète la vendeuse.

    Et elle disparaît, en proie à une fashion-inspiration, laissant Leila avec le souvenir d’Iris. Elle adorait les objets, les signes extérieurs de richesse. Leila aurait peut-être dû faire un effort pour se laisser initier aux arcanes de la consommation par cette disciple convaincue. Car maintenant, l’occasion s’est envolée pour toujours.

    Leila s’autorise un instant de vague à l’âme, puis passe à autre chose. Depuis quelques jours, elle fonctionne comme ça : à grands coups de déni, car si elle regarde la réalité en face, elle va caler. Le passé, c’est le passé, et là, elle doit aller de l’avant.

    En tout cas, tel est le thème de la matinée pour Leila qui se déleste de ses affaires les unes après les autres, abandonnant son uniforme sombre pour faire peau neuve. Un chemin de croix commencé tout à l’heure chez le coiffeur et dont ce magasin de chaussures est la dernière étape.

    La coquetterie n’a pas vraiment son mot à dire dans ce relooking radical. Leila doit passer inaperçue car elle est recherchée et sa tête ne va pas tarder à être mise à prix par la communauté magique. Élizabeth Verdureau, la présidente du syndicat parisien des sorcières, lui a donné jusqu’à midi pour quitter le pays.

    Le problème, c’est que Leila ne partira pas sans avoir libéré Arthur, l’homme qu’elle aime. Il a été enlevé pratiquement sous ses yeux par des chasseurs de sorcières.

    D’où les chaussures conceptuelles : la boutique ultra-hype aux modèles importables et aux prix prohibitifs est stratégiquement située à deux pas du QG des chasseurs, où Arthur est enfermé. Leila peut voir d’ici la forteresse de pierre, en se penchant pour boucler cette sandale périlleuse aux lanières multicolores.

    Selon les informations dont elle dispose, ils gardent Arthur quelque part là-dedans. Il est vivant, elle vient d’en avoir la confirmation, puisqu’il va être exhibé à l’occasion d’un grand procès, par les chasseurs qui le séquestrent. Il est accusé d’avoir jeté un sort pour tuer Lorraine, son ex-petite amie et une sorcière puissante.

    Leila se représente Arthur au fond d’un cachot au sous-sol du Pavillon. Lui qui éprouve toujours le besoin de bouger pour écouler une énergie apparemment inépuisable, elle a du mal à se le figurer, confiné entre les parois plombées d’une cellule imperméable à la magie, doublement coupé du monde. Elle n’ose pas imaginer quelles pensées horribles peuvent le tourmenter. Les chasseurs ont-ils entrepris de lui laver le cerveau ? Se croit-il réellement coupable de la mort de Lorraine ? Se fait-il du souci pour elle, Leila ? Croit-il qu’elle l’a abandonné ?

    Contrairement à Leila, il n’est pas né dans le monde de la magie, n’était pas préparé à sa violence si particulière. Il était instituteur de maternelle, boxeur à ses heures perdues, quand elle l’a entraîné par accident dans son univers. Au départ, à l’automne dernier, elle l’a approché parce qu’elle cherchait à se procurer un ingrédient pour un sort de guérison destiné à sa protégée, la petite Dita. Elle voulait le sang d’Arthur, mais s’est prise à son propre piège : elle est tombée amoureuse de lui.

    Quant à lui, au contact de Leila et de son grimoire Convoitise, par un enchaînement de circonstances inexplicable, il a développé des pouvoirs magiques. Ça n’aurait jamais dû arriver. Il y a encore quelques semaines, Leila était certaine que ce niveau de talent était absolument impossible chez un homme.

    Arthur perçoit autour de chacun une sorte d’aura, c’est terriblement baba cool, mais c’est ainsi qu’il décrit lui-même le phénomène : il voit en technicolor les potentiels et les émotions, l’énergie, la joie et la douleur. Il a d’abord tenté de nier ce nouveau talent, qui le faisait souffrir, car il était obnubilé par la noirceur et le désespoir qu’il percevait chez ses proches.

    Lors de leur dernière conversation en Bretagne chez Lorraine, il y a trois jours ou une éternité, il a enfin entendu les arguments de Leila et commencé à accepter cette étrange réalité : il est en train de devenir un sorcier, ou, selon les termes employés par les grimoires de Leila, un « sourcier ».

    La magie de Leila a connu elle aussi dans le même temps une évolution déroutante. Après avoir, l’hiver dernier, trouvé le moyen de maîtriser la grouille, sa charge magique si encombrante, elle semble être en train de perdre l’usage de la sorcellerie.

    Leila et Arthur s’étaient mis d’accord. Ils devaient se mettre ensemble en quête d’explications sur ce qui leur arrive. Ils étaient censés employer la suite de Convoitise, Harmonie, vrai-faux grimoire de magie blanche très ancien, pour « refermer le cercle » entre eux et ainsi, se protéger des prédateurs attirés par leur magie atypique.

    Mais en quelques heures seulement, tous leurs plans sont partis en fumée, lorsque Harmonie a flambé et qu’ils ont été brutalement séparés.

    Trois jours qu’Arthur a été embarqué, sur la falaise bretonne où Leila l’a vu pour la dernière fois. Elle peut encore le sentir contre elle, sa présence en creux l’accompagne partout alors qu’elle cède doucement à la panique.

    Ces trois jours sans lui se sont étirés comme une éternité. En matière d’informations, elle a glané… presque rien. Élizabeth Verdureau affirme qu’Arthur est entré chez les chasseurs, qu’il a signé de son sang. Mais c’est forcément du bidon. Il n’aurait jamais fait une chose pareille. L’organisation des chasseurs, même si elle semble s’être assagie dernièrement, a été fondée pour éradiquer la sorcellerie. Et Arthur a choisi le camp des sorcières.

    Non. Duncan Rattray, le patron des chasseurs, ne peut pas le garder prisonnier sans faire croire à tout le monde qu’il s’est enrôlé dans sa secte, voilà tout. C’est une simple question de juridiction. Depuis son entrée en fonction, Duncan prétend agir selon le droit et vouloir faire régner la paix et la justice dans les sphères de la magie.

    Leila a eu du temps pour réfléchir, mais ne comprend toujours pas pourquoi Arthur se retrouve sur la sellette. Bien sûr, Duncan et Élizabeth ont besoin de faire un exemple. Il leur fallait absolument un coupable pour reprendre la situation en main après les événements violents et étranges survenus en Bretagne dans le village de Dita et d’Arthur. Mais Leila elle-même ferait objectivement un bien meilleur bouc émissaire. C’est aussi le cas de Satie, son familier, ancien boss des chasseurs, qui accumule les agressions contre la paix et a même massacré deux des collaborateurs de Duncan.

    Leila se passe la main sur la tête et réprime un sursaut de surprise. Elle va avoir besoin d’un moment pour s’habituer à sa nouvelle coupe ultra-courte. Sans parler de la couleur, un blond peroxydé presque blanc. C’est d’autant plus bizarre que ça ne lui va pas si mal. Ça lui fait des yeux de biche et adoucit ses traits.

    La vendeuse revient avec des escarpins jaune citron. Leila fait mine de considérer l’article.

    — Vous avez ce genre de coloris, mais avec un peu moins de talon ?

    C’est-à-dire qu’elle aime bien pouvoir courir. Mais sinon, la couleur lui plaît bien. Jaune citron, la couleur de la vengeance.

    La vendeuse esquisse une moue réprobatrice et disparaît à nouveau vers l’arrière-boutique pour consulter son stock. Leila jette un coup d’œil à sa montre. Cinq minutes seulement qu’elle est là, et rien de nouveau du côté des chasseurs. Deux types sinistres en vêtements sombres sont postés à la porte cochère. Pas les mêmes qu’hier, ni qu’avant-hier, ce qui tend à prouver que Duncan s’appuie encore sur des troupes fraîches et nombreuses. C’est carré, baraqué, ça bouge comme une bête sauvage sous son T-shirt noir et son blouson d’été. Et en langage sécurité, quand Paris commence à étouffer dans la chaleur et la pollution, blouson signifie armé.

    Mais parmi tous ces cerbères, Leila n’a pas encore repéré les deux types qui ont failli avoir sa peau l’autre jour, en Bretagne. Des « gardes du corps » d’un genre particulier, spécialement dépêchés par Duncan, et qui n’avaient pas grand-chose à voir avec les chasseurs ordinaires des familles. Leila frissonne en se remémorant les deux malabars en chemise de flanelle, leurs yeux d’un brun si lumineux, presque rouge, leur bizarre odeur de terrarium, leur magie inconnue au bataillon, la facilité avec laquelle ils les ont désarmés, Satie et elle, alors qu’ils s’étaient pourtant préparés à un affrontement. Sans compter, bien sûr, la capacité préoccupante de ces mystérieux nouveaux venus à se relever d’entre les morts. Elle ne les a pas recroisés et commence à se demander si elle ne les aurait pas cauchemardés.

    Depuis son retour à Paris, elle surveille les allées et venues autour du Pavillon, guettant une occasion qui ne vient pas. Elle ne peut se résoudre à évacuer le secteur et abandonner Arthur. Bien que pressée et aux abois, elle se retrouve engluée ici par des espoirs sans fondement.

    Il faut qu’elle gagne du temps. La vendeuse revient avec des escarpins nude au talon de douze centimètres. Apparemment, c’est le minimum qu’elle puisse tolérer.

    — J’adore, juge Leila en secouant la tête d’un air critique, mais c’est un peu discret, non ? Ces plateformes que vous exposez en vitrine, vous avez quoi comme couleurs ? Et ces trucs dans les magazines, avec des talons en plexiglas, ou bien peut-être des spartiates montantes ?

    Si elle se donne du mal, elle peut tenir encore dix minutes rien qu’avec ça.

    Une autre jeune femme essaie des chaussures à côté d’elle. Elle aussi semble déterminée à envisager tous les modèles du magasin. Accaparée par son téléphone, elle prend des selfies à tour de bras. Chaque nouvelle paire enfilée est ponctuée par une salve de SMS et de coups de fil animés dans une langue africaine. Elle considère à présent un truc qui ne peut être décrit que comme un pic à glace enguirlandé de sequins.

    La vendeuse commence à montrer des signes d’impatience. Leila lui adresse son sourire le plus doux et elle court se planquer derrière sa caisse.

    Au même moment, Leila est distraite par le passage d’une Audi noire qui entre dans le QG. Elle ne distingue rien à travers les vitres teintées. Arthur pourrait-il se trouver dans ce véhicule ? Un fantasme de violence s’empare de son imagination. Elle crache sur ces maudits chasseurs des années de charge accumulée. Une explosion de foudre comme ils n’en ont vu que dans leurs pires cauchemars. Arthur, lui, ne craint rien. C’est curieux mais il semble immunisé contre la foudre, elle le soupçonne même fortement d’aimer ça. Elle va le chercher, seul survivant au milieu des décombres.

    Ouais, bien sûr.

    Le seul souci avec ce plan, c’est qu’elle n’a plus un iota de grouille à consacrer à une action offensive. Nib. Queud’. Nada. Sa magie s’est envolée. Elle se sent comme une panthère à qui on aurait limé toutes les griffes. Comme une panthère noire avec une perruque blonde.

    Deux minutes plus tard, la Classe A d’Élizabeth entre dans la ruelle, puis s’engouffre dans la cour, saluée d’un signe de tête minimaliste par les hommes de faction. Leila savait que la présidente aurait rendez-vous ici ce matin. Les portes se referment, la ruelle est calme. Une femme en robe noire s’approche d’un pas prudent, longeant la vitrine du magasin de chaussures. Elle ralentit un instant et grommelle quelque chose, comme si elle parlait toute seule. Puis elle se remet en marche, et après avoir vérifié l’intérieur de son sac, s’arrête devant les deux hommes. Un signe de tête, et elle entre à son tour.

    On dirait que le grand recensement des sorcières se poursuit. Duncan et Élizabeth continuent de recevoir les praticiennes pour leur soutirer leurs secrets et leurs grimoires. Leila a pourtant à plusieurs reprises averti la présidente que les chasseurs n’étaient pas dignes de confiance. Elle en est sûre, Élizabeth va se faire poignarder dans le dos.

    — Quoi ? réagit la vendeuse, sur la défensive. Ce modèle ne vous plaît pas ?

    Leila se récrie, émet de nouveaux souhaits, essaye quelques paires de plus. À l’entrée de la forteresse, un des gardiens interpelle une personne qui arrive de l’intérieur, mais n’est pas encore visible d’ici. L’homme rit et un petit groupe sort sur le trottoir.

    Leila reconnaît Paul Méridot, « stagiaire communication » au QG. Il est accompagné de deux femmes vêtues de l’uniforme col blanc estival, jupes sombres et vestes légères. L’air de rien. Comme s’il était normal de travailler au quotidien pour une secte dont l’objectif originel est de trucider les sorcières et d’en dévorer des morceaux.

    Elle pourrait suivre Méridot ? Mais elle a déjà son adresse, il est dans les pages blanches. Il n’est pas vraiment un chasseur, il vit sur la partie émergée de l’iceberg. Il ne saura pas ce que ses « collègues » ont fait d’Arthur.

    Elle reste là, fourmillant d’impatience.

    L’autre cliente a décidé d’engager la conversation avec la vendeuse.

    — C’est quoi, ce bâtiment en face ? désire-t-elle savoir.

    — Je ne sais pas, dit la commerçante. Je crois que c’est une ambassade.

    Ambassade du Mal, oui, pense Leila en enfonçant son pied dans la chaussure, les dents serrées.

    Onze heures cinquante. Dans quelques minutes, le délai accordé par Élizabeth Verdureau sera écoulé et Leila deviendra très officiellement une fugitive recherchée. Ce n’est pas la première fois que ça lui arrive, mais de là à dire qu’elle s’est habituée à son statut d’entité traquée…

    Superstition ou pas, elle ne veut pas être ici lorsque sonnera l’heure fatidique. Elle opte donc pour un modèle retenu dès le départ, des ballerines blanches perforées de trou-trous qui seront assez furtives à son goût, et se lève, les chaussures à la main, pour aller payer.

    La vendeuse fronce les sourcils, mais Leila n’en a cure. Elle ne comptait pas vraiment sur son approbation. Au même moment, l’autre cliente quitte son siège en annonçant à la cantonade :

    — C’est bon, je prends tout. Vous me mettez tout ça de côté ? Mon mari enverra quelqu’un. Au nom de Musset, comme le grand Alfred.

    Et elle sort, impériale, sans rien débourser.

    Peu de temps après, Leila, son achat réglé, pousse la porte de la boutique et sort dans la rue, non sans avoir caché ses yeux sombres, et la moitié de son visage, derrière ses nouvelles lunettes de soleil. Quelques mètres plus loin, elle s’arrête sur le trottoir, sourcils froncés. La cliente du magasin de chaussures l’attend dans la rue de Sévigné.

    Non, ce n’est pas possible. Elle aura repéré quelqu’un d’autre plus loin derrière Leila sur le même trottoir, une de ses nombreuses amies versées comme elle dans le shopping, Pinterest et l’exégèse de babouches pailletées. Leila se force à avancer sans se retourner, tente de paraître naturelle.

    Mais quand elle arrive à la hauteur de l’autre femme, celle-ci lui emboîte le pas.

    — Hello, je suis Ebony. Ebony Musset.

    Le patronyme évoquait déjà quelque chose à Leila, et maintenant le nom complet agite un souvenir déplaisant qu’elle met un moment à situer avec exactitude.

    — Salut, se contente-t-elle de répondre sans s’arrêter.

    L’autre ne se formalise pas.

    — J’ai cru remarquer que cette « ambassade » vous intéressait, vous aussi ? Et pourquoi est-ce que vous payez en liquide ?

    Surprise, Leila trébuche dans ses nouvelles chaussures pourtant très inoffensives. L’autre femme la rattrape d’une main sûre et l’empêche de se casser la figure.

    — Merci, dit Leila.

    — Pas de quoi. Mais si tu veux me remercier, donne-moi des informations.

    Leila la dévisage sans sourciller.

    — Des informations ? Sur quoi ?

    L’autre farfouille dans son sac à main et en extrait une carte de visite qu’elle tend à Leila.

    — Pardon, je ne me suis pas présentée.

    Sur le rectangle de carton, Leila lit : « Ebony Musset – Journaliste indépendante ».

    — Oh, comprend-elle.

    La mémoire lui revient. Ebony Musset est la fouineuse spécialisée dans l’occulte et le surnaturel qui a largement contribué à mettre le feu aux poudres la semaine dernière, en déterrant tous ces événements louches auxquels Leila, Dita et Arthur ont été mêlés en Bretagne.

    La journaliste accueille l’exclamation de Leila avec un sourire satisfait.

    — Ah, super. Tu as déjà entendu parler de moi. Ça veut dire que tu t’intéresses aux mêmes choses que moi, peut-être ? Et je t’ai possiblement posé un problème au cours des dernières semaines ? Tu travailles avec la « présidente », Élizabeth Verdureau ? En même temps, elle vient de passer sous ton nez et je t’ai pas vue au garde-à-vous. Donc a priori, t’es en froid avec elle ? T’as fait des bêtises ? T’étais en Bretagne la semaine dernière ?

    — Je ne vois pas du tout de quoi tu parles, répond Leila effarée par cette séquence logique en étoile. Fiche-moi la paix.

    Ebony Musset ignore sa requête.

    — J’ai décidé d’enquêter sur cette « ambassade ». Tu savais qu’il se passait des choses pas nettes ici ? Tu savais que ce bâtiment était lié à pas mal de disparitions au cours des dernières années ? Voire décennies ? Et que personne ne semble s’en soucier ?

    — Non, ment Leila. Je n’avais pas idée. Vraiment ?

    L’autre l’observe avec le même air de doute qu’elle a revêtu tout à l’heure pour juger ces chaussures à talons compensés avec des pompons sur les lanières.

    — Je suis une vraie journaliste, dit-elle avec ferveur. Je me bats pour la vérité. J’aime pas quand les crimes, si bizarres et improbables soient-ils, finissent glissés sous les tapis persans.

    Leila, qui vient de passer plus d’une semaine à enterrer des crimes magiques sous différents tapis, certes sans grand succès, ne peut que faire la moue.

    — C’est une bien noble entreprise, et je te souhaite bonne chance, dit-elle pour mettre un terme à la conversation.

    — Dis-moi pourquoi tu penses que j’ai besoin de chance ? Ça m’intéresse.

    Une journaliste aux fesses, voilà bien la dernière chose dont Leila a besoin en ce moment. On ne s’adresse pas aux journalistes. Non que quelqu’un les croirait, c’est plus que douteux. Mais en dehors des clients, on ne parle pas de la magie aux civils, c’est tout. Les sorcières ont toutes ça dans leur ADN. On ne fait confiance à personne. On n’essaye pas de changer la règle du jeu, car ça se termine toujours mal.

    Leila s’arrête sur le trottoir, se préparant cette fois à signifier de manière plus énergique la fin de la conversation, quand elle aperçoit du coin de l’œil une silhouette connue.

    Elle a invoqué la chance et la chance a répondu à l’appel. Enfin.

    L’homme qui arrive vers elles en remontant la rue à son tour, elle l’a déjà vu, chez les chasseurs. Il se prénomme Gustave. Il était l’adjoint de Satie, un adjoint plutôt dissident, si Leila a bonne mémoire. Elle a avec lui ce lien très fort que vous nouez avec ceux qui essayent de vous tuer et qui échouent de peu. Elle se demandait où il était passé.

    — Bon, je te laisse, c’était sympa, glisse Leila à la journaliste en se remettant en marche vers le coin de la rue d’Ormesson.

    Elle enfouit la main dans son sac nul très cher et la referme nerveusement sur l’amulette. Elle ne doit pas se rater, l’occasion ne se représentera sûrement pas de sitôt.

    Mais Ebony Musset lui colle aux basques, évidemment. Leila pousse un soupir exaspéré. Elle n’a vraiment pas besoin d’un chaperon maintenant. Déjà que cette influence préinvoquée est probablement périmée de chez Périmée. C’est un vieux retour client oublié, elle l’a retrouvé l’autre jour dans une poche de pantalon, au fond du box qui lui sert de cachette. Elle avait préparé cette influence pour un client, imbibée d’un sort de son grimoire de magie gris foncé, Prospérité, puis invoquée à l’avance. Elle ne se souvient pas vraiment pour qui. Toujours est-il que le client, saisi de remords, a dû changer d’avis, et que Leila, fidèle à sa politique de retour, a repris l’amulette puis l’a fourrée dans sa poche.

    Normalement, la magie tend à s’émousser lorsque le temps passe et que l’intention première se dissout. Mais il a semblé à Leila sentir sous ses doigts, en récupérant l’amulette, un peu du fourmillement dérangeant qui accompagnait sa magie autrefois.

    Autrefois, jadis, lundi dernier, avant que son familier, Satie, ne fiche le camp avec son talent. Il s’est débrouillé pour lui piquer sa magie : curieusement, il est devenu impossible à Leila de pratiquer sans son autorisation – le monde à l’envers ! Ce n’était pas vraiment comme ça que Leila envisageait la relation avec un familier. Et pour ajouter l’outrage à l’affront, Satie est aussi parti en lui volant ses deux précieux grimoires, Convoitise et Harmonie. Il a laissé Leila le nez dans l’herbe, une seringue de somnifères plantée dans l’épaule, pendant qu’Arthur restait seul face aux chasseurs qui l’attaquaient. Et maintenant, Satie refuse de répondre aux appels de Leila sous prétexte qu’il souffre d’un besoin irrépressible de la trucider.

    De toute façon, même sans la trahison de Satie, Leila serait probablement incapable de pratiquer. Quand Arthur lui a montré son propre talent, elle a été si secouée que la grouille s’est tarie, rendant sa magie définitivement obsolète.

    — Qu’est-ce que tu fais ? s’enquiert Ebony Musset.

    — T’occupe, gronde Leila, rien du tout.

    J’essaye de faire fonctionner un sort qui carbure avec ma magie d’avant-hier.

    Elle est bien obligée d’essayer. Elle se concentre sur Gustave. Elle marmonne dans sa barbe l’incantation étrange, inhabituelle, qu’aurait prononcée son client :

    — Que la magie invoquée par Leila Dahmani te force à me suivre pour répondre à mes questions.

    C’est bizarre de parler de soi-même à la troisième personne. Mais qui ne tente rien n’a rien.

    Le sort a une aspiration goulue, puis un raté. C’est un sentiment qui ne lui est pas totalement étranger : quelque chose réclame de la grouille à toute force, et Leila n’a plus rien à offrir. Elle respire vite, le cœur battant, tandis que Gustave passe le carrefour sans la voir, en direction de Saint-Paul. Et toujours cette sensation de succion, de plus en plus impérieuse. Elle est sommée d’aligner les cafards, de prouver qu’elle a bien le talent, et elle ne peut pas.

    Quelle humiliation.

    En désespoir de cause, elle appelle son familier à la rescousse, en PCV : mais rien à faire, Satie ne répond pas. Il est occupé ailleurs, ou juste pas enclin à coopérer. Les oreilles bourdonnantes, Leila entend à peine la journaliste qui demande :

    — C’est qui, ce mec ?

    Voilà, c’est foutu, Leila doit laisser partir le sort. Son crédit a expiré. Elle se prend la non-magie dans les dents, comme une claque, lutte quelques instants pour reprendre sa respiration. Puis elle range de côté son amulette invalide et son découragement.

    Maintenant elle a le choix : laisser filer Gustave ou lui coller aux basques. Faute de mieux elle se met en marche, Ebony sur les talons.

    — C’est un de ces… ambassadeurs qui ont l’air de tant t’intéresser, répond Leila. Ça te dirait de voir où il va ?

    — Et maintenant ? demande Ebony, en contemplant l’immeuble résidentiel à la façade crépie.

    — Et maintenant, rien du tout.

    Elles ont suivi Gustave jusque dans cette petite rue du troisième arrondissement. Est-ce qu’il habite là ? Peut-être les logements de fonction des chasseurs n’étaient-ils pas à son goût. Dans le souvenir de Leila, leur confort est assez spartiate.

    — Une interview ? relance Ebony, sans lui laisser le temps de réfléchir. Tu as cinq minutes à me consacrer ? Tu as la tête de quelqu’un qui aurait besoin d’un petit café. C’est moi qui offre.

    Sûrement pas. Leila n’aurait pas dû laisser la journaliste l’accompagner, elle a eu un moment de faiblesse que l’autre a pris comme un aveu.

    Qu’est-ce qu’elle va faire maintenant ? Rien du tout, en effet. Elle ne veut pas gâcher les chances d’Arthur en se jetant sur Gustave à visage découvert pour le faire parler sans magie. En admettant qu’elle en soit capable.

    Découragée, elle a envie de s’asseoir sur le bord du trottoir et de tout laisser tomber.

    — Allez, insiste Ebony, ne fais pas cette tête. Tu peux me parler. On changera ton prénom pour les citations.

    — Ils ont enlevé mon mec, lâche Leila tout à coup.

    — Quoi ?

    — Tes « ambassadeurs ».

    Déjà Leila s’est remise debout et file en plantant là Ebony qui la regarde battre en retraite avec des yeux écarquillés.

    Encore un accès de diarrhée verbale. Qu’est-ce qui lui prend ? Elle se croyait bien plus blindée que ça.

    — Attends ! s’écrie Ebony. Parle-moi !

    Mais Leila a pris la fuite.

    Elle doit faire une pause, square du Temple, sur un banc, tant elle s’est mise à trembler. Seule dans la rue, elle se sent partir en lambeaux lorsque la dure réalité la frappe de plein fouet. Elle ne sait pas comment elle va s’y prendre pour libérer Arthur.

    Chapitre 2

    Deux heures plus tard, plus ou moins remise, Leila prend place dans un café du douzième arrondissement, à une table d’angle, près de la verrière ouverte. Un audiobook dans les oreilles, elle commande un expresso sans quitter des yeux la façade d’un immeuble haussmannien de l’autre côté du boulevard.

    À cette adresse demeure Cédric Sissi, l’un des nombreux grands frères d’Arthur (il en a six). Si Arthur était libre, il serait venu trouver Cédric pour s’assurer qu’il va bien, Leila en est certaine. Cette visite, c’est une chose minuscule qu’elle peut faire pour Arthur.

    Comme son benjamin, Cédric semble être un dur à cuire de la variété gentiment suicidaire. Il rentre tout juste de Syrie, où il a passé plusieurs mois en tant que correspondant de guerre. Leila s’est procuré un récit du siège d’Alep écrit par une journaliste italienne, c’est cet essai qu’elle écoute en ce moment même. Elle a essayé d’autres textes plus légers, mais ils lui traversaient la tête sans laisser la moindre empreinte. Apparemment, seules les horreurs de la guerre la distraient de sa propre angoisse.

    Ceci est son ultime tentative pour aider Arthur sans utiliser la magie, sans replonger dans le maelström psychopathe qu’est sa relation avec son familier. Elle pense qu’elle a encore une chance de renvoyer Arthur vers le monde normal et vers sa famille. L’idée est la suivante : si ses frères se mettent en tête de le récupérer, les chasseurs seront obligés de le laisser partir. Elle, Leila, risque de le perdre, mais ce n’est pas le plus important – le plus important, c’est de le sortir de là.

    Elle attend une heure ou deux à siroter des eaux gazeuses. Quand elle le voit sortir, cela lui fait un choc. Arthur ne lui avait pas dit à quel point ce frère lui ressemblait. Il est peut-être le jumeau de Yann, mais c’est d’Arthur qu’il se rapproche le plus. Pas juste physiquement : il y a quelque chose dans son attitude, sa démarche souple et pleine d’une énergie portée par la colère, une forme d’indignation et de sourde détermination.

    Leila paye rapidement ses consommations et lui emboîte le pas. Il va sans doute acheter son pain ou faire un tour dans le quartier. D’après son activité sur les réseaux sociaux, elle sait qu’il travaille à l’écriture d’un livre, dans le genre de celui qui défile entre ses oreilles.

    Elle a beau savoir qu’Arthur se fait du souci pour Cédric, elle ne détecte rien de désespéré chez cet homme, à première vue. Mais elle sait aussi à quel point les apparences sont trompeuses. Elle-même n’a-t-elle pas l’air d’une touriste estivale en goguette dans la capitale, ou d’une élégante Parisienne ? Personne, en la voyant, ne soupçonnerait la vérité – qu’elle est une sorcière de magie noire à la dérive cherchant désespérément à faire évader son amoureux d’une prison clandestine en plein cœur de la ville.

    Bientôt Cédric ralentit et entre dans un bar. Leila hésite. Puis, parce qu’elle ne peut rien faire d’autre qu’être attirée par cette famille, elle pousse la porte, se trouve une table dans un coin et s’assied en essayant de ne pas se faire remarquer.

    Cédric s’est installé à l’autre bout de la salle, en face de Yann, son jumeau. Voilà qui est plutôt contrariant : Leila a déjà eu des démêlés avec Yann, qui est commissaire de police. Concrètement, elle lui a lancé un sort de confusion et il en a gardé un mauvais souvenir. Elle a dû promettre de ne plus jamais paraître devant ses yeux et de laisser Arthur tranquille.

    Les deux frères se saluent et commandent des bières. Penchés l’un vers l’autre, ils sont accaparés par leur conversation, pendant que toute la salle les regarde. Leila n’échappe pas à la règle. Elle se demande une fois de plus comment diable madame Sissi, une de ses clientes préférées, qui objectivement défie tous les canons de la beauté, a pu pondre sept types aussi spectaculairement séduisants. Mais c’est ainsi, les frères Sissi irradient de manière irrésistible, et tout le bar est sous le charme. Ils ne s’en rendent même pas compte. Arthur aussi produit ce genre de commotion partout où il passe. Leila ne peut s’empêcher de sourire et de profiter un bref instant de l’illusion qu’elle l’a retrouvé, que cette douleur sourde va enfin cesser.

    Puis, parce qu’elle n’a pas vraiment le choix, elle se lève et se dirige vers les deux frères. Cédric, qui lui fait face, la jauge d’un air hésitant. Il ne la remet pas, mais se demande déjà s’il devrait la reconnaître. Il a cette expression scrutatrice qui rappelle Arthur, un Sissi qui réfléchit. On sent aussi le journaliste habitué à enquêter, à soupeser, à émettre une hypothèse sur un simple coup d’œil, peut-être parce que sa survie en dépend.

    Yann se retourne, sourcils déjà froncés. Lui, il la calcule tout de suite.

    — Qu’est-ce que tu fiches ici ? aboie-t-il.

    Même dans cet accoutrement, il ne lui a pas fallu une demi-seconde pour la remettre.

    — Il faut qu’on parle, dit-elle. C’est au sujet d’Arthur.

    Yann se lève, croise les bras sur sa poitrine, dans une attitude butée et hostile, qui en même temps lui rappelle tellement Arthur. Elle a un moment de découragement.

    — On n’était pas d’accord sur le fait que tu laissais Arthur tranquille ? gronde-t-il.

    Et c’est vrai, elle avait promis. Mais il était trop tard pour tenir parole.

    — Il a besoin de votre aide, plaide-t-elle.

    Elle peut lire sur sa figure qu’il ne la croit pas. C’est Cédric qui détend l’atmosphère avec un sourire.

    — Qu’est-ce qu’il a encore fait, le petit frère ? Aux dernières nouvelles, il chipait des bonbons et tirait les couettes des filles.

    — Il a été enlevé par une secte de chasseurs de sorcières, lâche Leila.

    Bien sûr, cela génère chez Cédric une nette réaction de surprise et d’incrédulité. Les yeux de Yann sont deux fentes accusatrices.

    — Qu’est-ce que tu as fait à mon frère ?

    — C’est une blague ? demande Cédric.

    Leila commence seulement à remarquer les cernes sous ses yeux, le tremblement nerveux de sa bouche, les doigts jaunis par le tabac, les ongles rongés, la cicatrice encore fraîche sur son bras nu.

    Il fait comme tout le monde, il donne le change. Leila voudrait bien, comme Arthur, voir « les couleurs » autour de chacun. Elle croit même savoir à peu près ce qu’elle cherche. Mais non. C’est trop ténu.

    — Non, soupire-t-elle. Ce n’est pas une blague du tout.

    Yann se tourne vers son frère.

    — On s’en va. Cette femme est dingue, dangereuse, et obsédée par Arthur. Il est en Bretagne chez sa copine, il va très bien, je lui ai parlé il y a quelques jours – et non, ajoute-t-il à l’intention de Leila, je ne te dirai pas où il est. Inutile d’insister, fiche-lui la paix.

    Leila réfléchit une demi-seconde. Non, il n’y a pas vraiment de bonne façon de présenter les choses.

    — Je l’ai quitté en Bretagne il y a trois jours, dit-elle. Son amie est morte, et la secte dont je vous parle pense qu’il l’a tuée. Ils l’ont enlevé et enfermé dans leurs locaux à Paris.

    La main de Yann se referme sur son bras.

    — Aïe. Doucement.

    — Suis-moi, dit Yann en l’entraînant, comme si elle ne pesait rien du tout.

    C’est l’épreuve du feu pour les ballerines à trou-trous, qui tiennent brillamment leurs promesses. Et au moins, s’il l’embarque au poste, elle disposera encore de quelques minutes pour essayer de le convaincre. Ce qu’elle s’emploie à faire en sautillant à son côté, tandis qu’il la tire vers la rue et que Cédric leur emboîte le pas après avoir lâché un billet sur la table.

    Un serveur tente de s’interposer.

    — Laissez cette femme tranquille, s’il vous plaît.

    — Police, signale sèchement Yann.

    Le serveur trouve soudain captivants les tiroirs de sa machine à expresso.

    Et maintenant, les voilà sur le trottoir.

    — Qu’est-ce que ça te coûte d’envoyer quelqu’un pour vérifier mon histoire ? demande-t-elle à Yann.

    — Ma crédibilité.

    — Alors, insiste-t-elle, n’envoie personne. Vas-y toi-même. Tiens, voilà l’adresse.

    Elle tend le rectangle de papier qu’elle a préparé pour l’occasion. Yann ignore l’offre, mais dans la posture de Cédric, moins rigide, elle entrevoit des possibilités. Alors elle se concentre sur lui, essayant de faire appel à sa curiosité.

    — Tu ne brûles pas de savoir pourquoi Arthur t’évite depuis ton retour ?

    Yann s’est arrêté de marcher et Cédric s’approche pour considérer Leila d’un regard scrutateur.

    — Elle n’a pas l’air de mentir, dit-il.

    Il prend l’adresse qu’elle lui offre, et l’empoche.

    — Au contraire, grince Yann, elle ment comme elle respire. Je la connais. C’est une pro de l’hypnose et de l’arnaque. Elle m’a eu l’an dernier, elle est dangereuse.

    Cédric semble se demander comment Leila pourrait faire du mal à un homme adulte. Il y a six mois, il aurait eu tort de ne pas se méfier, mais aujourd’hui…

    — Le benjamin remonte dans mon estime, prononce-t-il. Comment vous vous êtes rencontrés ?

    — Par maman, dit Yann d’un ton dégoûté.

    — De mieux en mieux, sourit Cédric.

    — Son lien avec vous est peut-être la seule chose qui pourra encore tirer Arthur de là, supplie Leila. Moi, je ne peux plus aller le chercher facilement. Si vous le laissez filer dans mon monde, je serai la seule à pouvoir faire quelque chose, et ça me terrifie.

    Cédric se tourne vers son frère.

    — Qu’est-ce qu’on risque à se renseigner ? Si le petit est enfin de retour à Paris, je veux le voir. Pas toi ?

    Le même soir à vingt-trois heures, Leila est vautrée dans le salon de madame Ginoux, une ancienne cliente de ses activités d’esthétique-massage-manucure à domicile. Cette dame âgée a été récemment contrainte de déménager dans une maison de retraite en province, et n’a pas encore eu le temps de mettre son appartement du cinquième en vente ni en location. Madame Ginoux laisse toujours la clef dans l’entrée de l’immeuble, au pied d’un cactus en pot, sous un gros caillou. Certaines personnes vraiment âgées sont comme ça, elles ont été élevées à une autre époque, et au lieu de succomber à la haine ambiante, elles se laissent dériver doucement vers la pensée magique. C’est ainsi que Leila les préfère, et elle essaye dans la mesure du possible de ne pas leur faire de mal.

    Elle a de la chance d’avoir trouvé cet endroit où elle peut retirer ses chaussures et ses lunettes de soleil, prendre une douche et piller le bar. Probablement un des derniers lieux vraiment sûrs de la capitale pour elle, maintenant que le délai de grâce d’Élizabeth est écoulé.

    Elle a mis à profit sa soirée, comme les précédentes, pour amasser toutes les connaissances accessibles sur Duncan Rattray et ses activités. Le patron des chasseurs est à portée de Google, pas difficile du tout à trouver. Écossais, professeur à l’université d’Édimbourg, et visiting professor à McGill à Montréal. Ses disciplines : histoire de la magie, épistémologie de l’ésotérisme (à ses souhaits), psychologie et philosophie de la magie, études hystériques, ouvrages occultes.

    Il a dirigé des dizaines de thèses. Il ne plaisantait donc pas lorsqu’il se vantait d’exploiter toute une équipe d’étudiants brillants. Leila a noté une liste de doctorants dont les recherches l’interpellent de près ou de loin : notamment toutes les thèses ayant trait aux livres occultes – c’est-à-dire, peut-être, les grimoires. Certains ont même opté pour des sujets de recherche très pointus : la syntaxe de la magie à travers les âges, les classifications de la magie, les malédictions.

    À force de dresser des listes de noms et d’ouvrages, Leila a repéré une étudiante au cursus étrange. Oxana Frantsuzova, russe. Entrée à la fac à l’âge déjà avancé de vingt-quatre ans, elle a été transférée de Montréal à Édimbourg, a changé de sujet de thèse trois fois, avant d’arrêter en cours de route. Elle s’est penchée sur des sujets qui semblent très éloignés les uns des autres : la grammaire sanskrite, les intelligences artificielles, les neurosciences. En lançant une recherche sur son nom, Leila est tombée sur le blog d’un étudiant activiste qui dénonce des renvois arbitraires au sein du département à l’université. Dont celui d’Oxana Frantsuzova. D’après l’article, les personnes sacquées ne se sont jamais plaintes, ce qui suggère forcément des menaces et des pressions. Le billet, jamais commenté, a dû finir par tomber dans l’oubli. C’est intéressant, même si ça ne mène vraiment nulle part. Leila tourne en rond.

    Après avoir exploré toutes les voies de garage de la toile, elle se sert une bonne dose de whisky et cherche l’inspiration miraculeuse dans un état de rêverie hébétée. Quand son téléphone sonne, son cœur part au quart de tour.

    — Yann ? murmure-t-elle en décrochant, d’une voix si petite qu’elle se fait peur à elle-même.

    — C’est Cédric.

    — Cédric. Merci pour ton coup de fil. Tu as pu parler à Arthur ?

    — Oui.

    Leila prend une grande inspiration. L’espace d’un court instant, elle rêve qu’il va lui dire oui, oui, j’ai sorti Arthur de cet endroit horrible, il va bien, nous sommes chez notre mère, il dort.

    Mais au lieu de lui apporter les nouvelles tant espérées, Cédric déclare :

    — Il vient de m’expliquer bien en face qu’il est logé chez ces amis de son plein gré, et il m’a gentiment prié de me mêler de ce qui me regarde.

    — Non. Impossible.

    — Il savait que tu réagirais comme ça, et il m’a demandé de l’enregistrer, dit Cédric. Je t’envoie le fichier, si tu me donnes ton adresse mail.

    Leila donne son adresse, s’enfonce dans le canapé.

    — Tu ne comprends pas, dit-elle. Ces « amis », c’est une secte. Arthur est en danger.

    — Tu en es sûre ? Parce qu’il affirme le contraire, et à l’œil nu, il se porte comme un charme. Il semble en pleine santé. Yann a consulté ses comptes, et il n’a pas versé de fric à ces gens. Il est en pleine possession de ses moyens, et il ne se trouve là-bas que depuis trois jours à tout casser. Et j’ai vérifié. C’est une association de réinsertion pour les hommes en difficulté. Arthur a laissé tomber la maternelle pour s’enrôler aux côtés des marginaux. Qu’est-ce que tu veux que j’y fasse ?

    — Crois-moi, s’il te plaît. Les chasseurs ne sont pas une association d’entraide, mais une secte de…

    Elle s’arrête au milieu de sa phrase. A-t-elle vraiment l’intention d’embarquer Cédric là-dedans ?

    — Arthur m’a supplié de le laisser tranquille, répète-t-il.

    — Il était seul, ou bien il y avait un type avec lui ? La cinquantaine, le type académique en tweed ?

    — Il était seul. Il est sorti, on a fait un tour ensemble dans le Marais. On a bu un café en

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