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Brousses
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Livre électronique350 pages5 heures

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À propos de ce livre électronique

Années 60, Afrique Centrale.
Claire choisit de rejoindre son époux coûte que coûte. Idéaliste, dédaignant le danger, elle est obstinément convaincue que sa place est auprès de lui. Elle débarque en brousse, avec son jeune fils, dans un pays en proie aux violences pour obtenir son indépendance. Elle devra à la fois construire une famille et garder l’espoir en l’Autre, dans un monde brutal et déliquescent où chacun, face aux événements, révèle le meilleur et parfois le pire.



À PROPOS DE L'AUTRICE


Partie en mission humanitaire son diplôme d’infirmière en poche : Mali, Philippines et Soudan, Chantal Berthollet vit ensuite quelques années à l’étranger avec sa famille : Kenya, Birmanie puis Côte d’Ivoire. Pour supporter le retour à la case départ, la France, elle reprend un poste de soignante … et surtout l’écriture … dont voici un échantillon… 
LangueFrançais
ÉditeurPublishroom
Date de sortie2 août 2023
ISBN9782384547579
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    Aperçu du livre

    Brousses - Chantal Berthollet

    1. Visite chez les Gerbart

    Lorsque je suis revenue de Bretagne, après l’enterrement de Jacek Rubieck, un ancien du …REI² au sein duquel avait servi Karl Heinz, il a fallu reprendre mes habitudes : mon travail à mi-temps à la librairie de M. Chaton, les visites à mes parents et l’éducation de Franz. Mon mari est reparti dans la clandestinité, me promettant que nous nous réunirions, un jour, tous les trois, sans me donner de date précise.

    J’ai regagné l’appartement que Garaud, camarade de Résistance de Lebrahec, me prête depuis que j’ai quitté la maison familiale. La concierge, Mme Robert, était redevenue tout miel. Elle ne me traite plus en fille perdue. Je soupçonne Lebrahec, l’ancien capitaine de Karl Heinz au …REI, ou Garaud, d’être venu l’amadouer : elle ne sait plus quoi faire pour m’être agréable. Par bribes, je commence à imaginer la teneur de leurs propos. Ils ont dû me mettre dans la peau d’une pauvre veuve ignominieusement harcelée par la police à cause d’une histoire d’amour et de jalousie. Le genre de roman-photo pour midinette qui a bouleversé la pipelette. Elle m’aide en gardant Franz de temps en temps.

    Je m’accroche de toutes mes forces à la promesse de Karl Heinz de nous appeler un jour auprès de lui.

    Et j’attends.

    La capitale, vidée jusqu’alors à cause des vacances d’été, reprend ses airs de rentrée des classes. Le temps s’étire sans fin. Le peu de clientèle de la librairie ne me change pas les idées. Je sens Elisabeth de Maufera, avec qui je travaille, tendue, rongée par tous ses problèmes familiaux qu’elle ne peut partager. Charles, son mari, est en prison, arrêté en Algérie après plusieurs mois de clandestinité. Luttant aux côtés de l’OAS, il attend son jugement. Leurs trois enfants adolescents ne facilitent pas la vie de leur mère, seule à tenir tête aux soucis financiers et d’éducation.

    Pour elle, je suis veuve. Elisabeth de Maufera est la nièce du colonel Gerbart, le père adoptif de Karl Heinz et il me coûte de lui cacher la vérité. Pourtant, lorsque nos deux maris luttaient ensemble, nous avions notre angoisse et nos espoirs en commun. Aujourd’hui, je dois lui mentir à elle aussi. Pour une veuve, je parais un peu vite consolée. Je chantonne, le cœur léger. Elisabeth me dévisage souvent, perplexe devant ma soudaine bonne humeur.

    –Avez-vous des nouvelles de Mme Gerbart ?

    –J’ai été la voir hier, me répond Elisabeth en me tendant une pile de livres. Elle ne va pas fort. Elle a beaucoup maigri. Mon oncle se fait du souci.

    –Lui a-t-on trouvé quelque chose ?

    –Non. Ma tante refuse de nouveaux examens. Elle dit que tout va bien, qu’elle a simplement un énorme chagrin et que cela va passer.

    –Heinz ?

    – Oui. Ne voudriez-vous pas aller la voir avec le bébé ?

    Franchement ? La voir elle, oui. Mais pas envie, mais alors pas envie du tout, de croiser Gerbart. J’hésite.

    –Franz est un peu son petit-fils, insiste Elisabeth.

    – Un peu.

    Elisabeth soupire bruyamment.

    –Vous ne trouvez pas que la vie est assez difficile comme ça ? S’énerve-t-elle. On en reçoit plein la figure à longueur de journée et vous, vous vous figez dans une rancune tenace envers Gerbart ! Ma tante va très mal et au nom d’une idiote prise de bec avec mon oncle, vous lui refusez le bonheur de voir le fils de Heinz ! C’est mesquin.

    Je me renfrogne.

    –J’irai.

    ***

    Je rentre à la maison, m’occupe de Franz et le laisse jouer près de moi. Installée dans le salon, j’ouvre mon courrier.

    Une lettre de Gisèle Morand qui n’aura pas encore de poste d’institutrice cette année et qui continue donc à faire des ménages. Son mari a trouvé un emploi de veilleur de nuit. Ils ne se plaignent pas, mais cette lettre ne dégage aucune joie. Pieds- noirs, ils ont quitté l’Algérie et vivotent en métropole. Ils ne trouvent pas leur place ici. Là-bas, chez eux, Morand avait son entreprise en bâtiment, Gisèle sa classe ; ils avaient le soleil, leurs amis, leur pays. Rien n’est prévu pour eux, Français rapatriés étrangers en métropole. On les envie, on les plaint, mais personne ne les reconnaît comme compatriotes. Ils n’ont pas réussi à se séparer de leur terre natale et de leur passé. Ils n’y arriveront peut-être jamais.

    Puis je déplie un papier grossier trouvé dans la boîte aux lettres. « Café Bel-Abbès à l’Étoile » tracé en majuscules et au stylo à bille. Hum… un jeu de piste ? Un piège ? L’OAS ? L’anti-OAS ? Je pose le message sur la petite table et tente de réfléchir : qui en est l’auteur ?

    Cela ne peut pas être Heinz. Il me contactait par Elisabeth avant que son mari ne se fasse arrêter. Toujours par message oral, par elle ou par un autre intermédiaire inconnu. Jamais de trace écrite. Impossible de demander de l’aide aux anciens amis de peur de les entraîner dans des démêlés avec les forces de l’ordre. Je commence à me sentir porte-poisse, scoumoune, comme disaient les pieds-noirs à Bou Haramma.

    Valdieu un ancien légionnaire du …REI avait profité d’une mission clandestine en métropole pour venir m’annoncer le décès de Heinz, contre toute règle de sécurité de base dans ce genre d’organisation. Il s’était fait arrêter juste après.

    Le colonel Gerbart a lui aussi joué le rôle de messager. Une fois. Pour rectifier l’information erronée ayant fait état du décès de Heinz dans une guitoune au fin fond du bled. Je n’avais pas été très… réceptive à cette palingénésie qui aurait dû me ravir. Je l’ai mal pris et nous étions restés en froid.

    Je relis la phrase et mes pensées s’échappent : je vais être obligée de quitter la librairie si les affaires ne reprennent pas à la rentrée scolaire. De nous deux, Elisabeth est celle qui a le plus besoin de ce travail et c’est elle qui est la plus ancienne. Il serait peut-être temps que je me débrouille par moi-même comme une grande fille que je suis maintenant. Après le couvent et l’armée, j’ai été prise en charge par mes amis. Je fais figure de mineure non émancipée !

    Je soupire et m’étire. Je relis le papier. Pourquoi ne pas aller voir ce café ? Ils cherchent peut- être des serveuses ?

    ***

    L’appartement des Gerbart n’a pas changé. Mme Gerbart nous accueille, Franz et moi avec la même gentillesse qu’il y a quelques années lorsque j’étais venue leur demander de l’aide pour rejoindre Heinz en Algérie.

    –Bonjour Claire, dit-elle. Voilà notre tout-petit, comme il est beau !

    Franz la regarde avec ses grands yeux bleus sans un sourire. Ce bébé est très sérieux. Quand je vois chez le médecin des enfants de son âge qui font le pitre, je me demande si Franz est heureux de vivre, si son père ne lui manque pas, si je suis à la hauteur en tant que mère, si sa maladie ne l’a pas attristé pour toute sa vie, si…, si… Je me perds en conjectures, ce qui me ronge et je n’arrive à partager avec personne.

    Je tends Franz à Mme Gerbart.

    –Prenez-le.

    Elle a beaucoup vieilli. Son visage est pâle, amaigri. Elle ressemble encore plus à une fragile petite souris aux grands yeux gris. Toute ridée, presque une ombre, elle a dû perdre plusieurs kilos et semble avoir rapetissée. Faible, encore plus douce, sa voix ne s’entend qu’à peine.

    –Non, dit-elle en souriant, je suis trop fatiguée et Franz est un solide gaillard.

    Elle se penche sur le bébé.

    –Comme il ressemble à Karl Heinz, souffle-t-elle. Pauvre petit.

    Gerbart nous rejoint dans l’entrée. Il nous regarde de son air fermé.

    –Allons, Nounou, laisse-les entrer, dit-il doucement.

    Je ne reconnais pas l’ancien colonel. On me l’a changé ! J’ai l’impression d’être dans une maison malade de deux personnes âgées et abandonnées. Où est l’officier qui m’avait traitée de fille de rien et défendait son fils adoptif comme si j’étais une malfaisante ?

    Mme Gerbart s’efface et me précède. Le parquet craque à chacun de mes pas tandis qu’elle semble glisser sur le sol. Le salon est imprégné de l’odeur froide de tabac à pipe.

    –Elisabeth va venir partager le thé avec nous, dit Mme Gerbart.

    Gerbart reste debout, dans l’encadrement de la porte. Nous nous installons. Je redresse Franz sur mes genoux. L’enfant tourne la tête dans tous les sens et laisse errer son regard sur les tableaux ornant les murs. Mme Gerbart s’assoit le plus près de lui.

    –Comme il lui ressemble déjà ! chuchote-t-elle.

    Elle le boit des yeux. Elle ne cesse de le regarder. Comme je m’en veux de n’être pas venue plus tôt !

    –Et là, assise, si vous le preniez sur vos genoux ? Peut-être sera-t-il moins lourd ?

    Mme Gerbart hésite. On sonne à la porte. Elle se lève, presque guillerette.

    –J’y vais. Cela doit être Elisabeth.

    Elle quitte le salon. Gerbart en profite pour se rapprocher de moi et me glisse :

    –Nounou ne sait pas pour Karl Heinz.

    –Ne sait pas quoi ?

    Nous chuchotons. Son visage est inexpressif, le regard froid.

    –Elle ne sait pas qu’il est en vie.

    –Quoi ? dis-je indignée. Elle croit toujours qu’il est mort ? Mais pourquoi ne pas lui dire la vérité ? Vous êtes inhumain !

    –Au moment de l’annonce de la mort de Karl Heinz, Nounou a eu un grave problème cardiaque. Depuis, elle reste très fragile. Je ne sais pas si elle peut surmonter une surprise pareille et…

    Les voix d’Elisabeth et de Mme Gerbart nous parviennent de l’entrée :

    –oui, oui, elle est là avec Franz, rit Mme Gerbart.

    Elles entrent et Elisabeth vient m’embrasser et caresser la joue du bébé.

    –Je vais chercher le thé, dit Mme Gerbart. Claire, qu’allez-vous faire de Karl Heinz…

    Elle se tait brusquement, les larmes aux yeux. Un silence embarrassant s’installe. Elle détourne la tête. Elle se laisse tomber sur le premier fauteuil et tente de retenir son chagrin en restant droite et rigide.

    –Excusez-moi Claire, dit-elle la voix fêlée, je… suis tellement fatiguée que je confonds tout.

    –Si vous pouviez aimer Franz autant que vous avez aimé Heinz, je n’ai pas à vous excuser.

    Derrière moi, je sens Gerbart se raidir. Se refuse-t-il toujours à reconnaître mon fils comme étant l’enfant de Heinz ?

    Elisabeth entoure les épaules de sa tante et se met à la bercer.

    –Tante Nounou, Franz est la moitié de Karl Heinz, vous ne vous trompez pas de beaucoup… de cinquante pour cent seulement !

    –Bon, s’impatiente Gerbart, je retourne à l’hôpital. C’est l’heure de la contre-visite.

    Il dépose un baiser rapide sur le front de son épouse puis il se retire.

    –Et Charles ? Demande Mme Gerbart à Elisabeth une fois que nous sommes seules.

    –Il a des hauts et des bas, mais il fait bonne figure.

    –C’est amusant, dit Mme Gerbart comme pour elle-même, nous avons Charles et moi une date limite. Il se bat pour que le temps passe plus vite pour retrouver la liberté. Je fais tout pour faire durer le plus possible chaque seconde, car ce sera la fin pour moi.

    Elle se retourne vers nous.

    –J’ai un cancer, dit-elle en souriant comme pour s’excuser. Je le sais depuis le mois de mai. J’ai consulté un médecin de ville. Je ne veux pas que Duclos, l’assistant du colonel, l’apprenne. Il risque de vouloir me faire toutes sortes d’examens, suivre je ne sais quel traitement et je n’en veux pas. Je sais qu’il est trop tard. Mon cœur ne veut plus vivre.


    2 REI : Régiment Etranger d’Infanterie (Légion étrangère).

    2. Le Bel-Abbès

    L’automne s’installant, je sens mon espoir de rejoindre Heinz s’affaiblir. Je me prépare à passer un autre hiver, seule, ici, en France, sans aucune nouvelle de lui. J’étais sûre que cette escale ne durerait qu’une saison et m’y voilà installée depuis une année entière.

    J’évite mes sœurs mariées. Je ne me sens pas de force à les regarder vivre de trop près. Le mot « famille » me blesse. Mais quelle perte d’énergie pour lutter contre la jalousie qui me grignote quand je suis avec mes sœurs au milieu de leur marmaille, à parler de leur mari. C’est trop. Comme dit l’autre : « courage, fuyons ! ». Je ne suis pas masochiste.

    Mercredi soir, Franz dans les bras, je prends le métro pour aller dîner chez mes parents. Il ne reste que mes deux cadettes, Maline et Anna, à la maison. Mes sœurs monopolisent la conversation et parlent d’un monde qui me paraît à des siècles de moi : celui de jeunes filles au bord de la vie.

    Pour la première fois, je laisse Franz à Maman qui me le réclame souvent. De retour de mes chez parents, je feins la joie d’être enfin seule, de dîner à mon rythme, de manger avec les doigts en lisant, buvant chicorée sur chicorée. Je me suis couchée tôt en espérant récupérer un peu de sommeil. Ma satisfaction de profiter d’un retirement du monde pour une soirée après six mois de quasi-osmose depuis la naissance de Franz n’a pas duré. Me tournant, me retournant dans mon lit, allumant pour vérifier l’heure et maudire ce temps qui ne passait pas. Je me suis relevée : vingt-deux heures. Seulement ! Je ne me vois pas veiller toute la nuit, en station devant le berceau de Franz à écouter les heures s’égrener jusqu’à l’aube. Je remets la bouilloire à chauffer et me rassois dans le petit salon.

    Le papier trouvé dans ma boîte à lettres est encore sur la petite table. Je me rappelle les quelques mots et décide brusquement d’aller marcher dans Paris. Pourquoi pas du côté de l’Étoile ? Je me rhabille en un tour de main, attrape sac à main, trench, clefs et me précipite vers le métro.

    L’automne est vif. Je pense souvent aux pieds-noirs qui se sont installés cet été en métropole et qui jouent de malchance avec cet hiver qui se prépare, rigoureux et gris. Je remonte les Champs-Élysées en prenant mon temps, lisant les enseignes des cafés, des magasins. Il se met à bruiner sur l’asphalte. Les gens se dépêchent de rentrer chez eux. On me bouscule, mais je n’y prends pas garde. Une tristesse me morfond comme la pluie. Tout se disloque autour de moi et les gens, auxquels je tiens le plus, disparaissent. Je suis dans l’attente d’un signe de Karl Heinz et à cause de cela, je suis en suspension dans ma vie.

    Au bout d’une demi-heure, je n’ai toujours pas trouvé le Bel-Abbès et me demande si ce n’était pas une plaisanterie. J’arrête une vieille dame qui semble du coin et lui demande si elle connaît le troquet en question. Elle a un sursaut puis me dévisage longuement. Enfin, elle me montre l’enseigne en gardant un air réprobateur. C’est juste à quelques mètres, petite vitrine brumeuse coincée entre deux restaurants cossus et pleins à craquer de beau monde pour le dîner.

    Je regarde à travers la vitre : le bistrot est tout en longueur. Le barman est de dos. Derrière lui, dans une épaisse fumée tabagique, les petites tables sont occupées par des hommes au poil ras et plutôt baraqués. Je suis de l’avis de la passante : pas franchement féminin, ce coin. Assez éloigné d’un salon de thé. J’hésite. Je croise les bras en défense sur mon trench et me lance.

    Lorsque je pousse la porte, les habitués se taisent et me dévisagent comme si j’arrivais d’une autre planète. Sentant une atmosphère soudainement différente dans son établissement, le tavernier arrête d’essuyer les verres et de siffloter la chanson de circonstance d’Edith Piaf. Il se retourne vers l’entrée. Physique quelconque : châtain, moyen de taille, sans signe distinctif. Nous nous dévisageons.

    –Dautet !

    –Joche… enfin. 

    L’homme sourit. Cela fait des années qu’on ne m’a pas appelée ainsi par mon nom de jeune fille! Cela me replonge dans ce sentiment d’appartenance à ce groupe de types à part qui, pour m’intégrer au sein de leur compagnie à Ngen Doc, utilisait mon patronyme, loin du tutoiement et de la familiarité de l’usage de mon prénom, ce qui aurait faussé nos liens et nous auraient obligés à nous abaisser au jeu de la séduction.

    Les consommateurs reprennent leurs discussions. Le brouhaha redonne vie au café. Je m’approche du comptoir et me juche sur un tabouret. Dautet, un peu vieilli, un peu plus civil, lâche son torchon. Il garde toujours son air impassible. C’est sa maîtrise de soi qui faisait de lui un redoutable joueur de poker à Ngen Doc, en Indochine. Il avait été obligé de me former pour que je joue à sa place tant sa réputation faisait fuir les autres amateurs de cartes de la compagnie.

    –Vous saviez pourtant que j’étais devenu gargotier quand même. On en a parlé à l’enterrement de Rubieck.

    –Non… si… enfin, je n’ai pas pensé une seule seconde que le Bel-Abbès était votre café.

    –Pourtant avec un nom comme ça, ça aurait dû vous mettre la puce à l’oreille ! Je vous sers quelque chose ?

    –Un café, s’il vous plaît.

    –Je vous l’offre.

    Dautet se tourne vers le percolateur.

    –Pourquoi êtes-vous venue alors que ce café ne vous disait rien ?

    Je souris.

    –Vous allez me trouver ridicule : je me disais que ce café embauchait peut-être des serveuses.

    Dautet grince de rire.

    –Vous vous recyclez ?

    –Je vais sans doute être obligée de me trouver un autre emploi rapidement. La librairie, pour laquelle je travaille, a perdu beaucoup de clients ces temps-ci.

    –Une serveuse… il faudrait que je réfléchisse, dit-il goguenard. Ça plairait bien aux clients.

    Dautet me sert le café. Avant que je ne pose une question, trois types entrent. Pas franchement du genre « petite porcelaine de Delphes », plutôt gueules de guerrier, cicatrices au visage, muscles en veux-tu, en voilà, nez cassé et poings de forgeron. Ils saluent le patron et vont s’asseoir au fond du café. Dautet prépare trois bières pression et va les servir. La salle ronronne du bruit des voix. Une fumée dense me brûle les yeux. Je balaie la salle du regard.

    –On se croirait à Bou Haramma.

    –Même tribu.

    Je n’aurais jamais dû fréquenter ce genre de lieu, ni ces hommes. Quatrième d’une sororie de sept filles, ne trouvant ma place nulle part, idéaliste et orgueilleuse, j’ai cru un instant avoir été appelée à un destin d’exception. Plutôt que d’attendre d’être choisie par un garçon de notre entourage (ou pire de n’être jamais « sélectionnée »), me sachant nulle part à ma place, j’ai visé haut, très haut, je me suis engagée dans la vie religieuse. Puis pour corser l’exercice, je suis allée loin de la métropole, de l’autre côté du monde, œuvrer dans un orphelinat. Mesurant ma détermination idéaliste, impossible à raisonner, la mère supérieure du couvent de Ngen Doc a sagement préféré me laisser apprécier mon excès d’orgueil par moi-même.

    Pour que la leçon soit claire, qu’il n’y ait aucune ambiguïté, le fatum a forcé le trait : le couvent a été attaqué par les pillards indochinois, les religieuses massacrées, les survivantes libérées par une compagnie de légionnaires dirigée par le capitaine Lebrahec. Ce dernier me mit à disposition (professionnelle) de Traube, le médecin-chef de sa section le temps de recevoir les ordres de ses supérieurs sur mon devenir et celui des enfants rescapées.

    Renvoyée à ma famille, je n’ai pas repris le noviciat. J’ai débuté des études d’infirmière, interrompues après avoir revu Karl Heinz Traube aux funérailles d’un ancien légionnaire aux Invalides. Je me suis alors aperçue que ce n’était pas seulement l’Indochine ni la vie religieuse que je regrettais, mais aussi (surtout ?) le médecin-chef. Et Karl Heinz faisait le même diagnostic… Sauf que, de retour en Algérie, Lebrahec lui a démontré que nous étions des utopistes, que nos histoires étaient trop différentes, quasi antagonistes, pour espérer unir notre futur. Appelée à l’aide par Valdieu, un soldat du …REI, qui craignait pour Traube qui « déchosait » à se laisser tuer, j’ai contacté le colonel Gerbart. C’était les seules coordonnées sur Paris que m’avait laissées Karl Heinz avant de repartir sur le front des « événements ». Mal reçue par le médecin en chef, son épouse m’aida à m’engager dans les Sections administratives spécialisées en Algérie, grâce à l’aide active de sa nièce Elisabeth de Maufera. Et je suis partie de l’autre côté de la Méditerranée, cantonnée près de la compagnie Lebrahec.

    D’où mon accoutumance à ces derniers soldats…

    –Pourquoi m’avoir envoyé une « invitation ? ». Allez, laissez-moi deviner : vous créez un club d’anciens combattants et vous avez besoin d’une sténodactylo pour prendre en notes les minutes de vos réunions pendant lesquelles vous déciderez du prochain coin où aller pêcher la truite ?

    –Vous cherchez réellement un taf, vous ! se moque Dautet.

    Je bois mon café à petites gorgées. Je me réchauffe peu à peu. La porte dans mon dos ne cesse de s’ouvrir et de laisser passer des buveurs. La présence d’une femme au comptoir n’éveille qu’une légère curiosité, vite réprimée, de la part des clients. Je consulte ma montre.

    –Je vous en offre un autre ? Me propose une voix derrière moi.

    Je me retourne : André Jipé.

    –Bonsoir Claire, me dit-il en me tendant la main.

    Il s’installe à côté de moi et commande une bière pour lui tandis que je décline un autre café.

    –Comment allez-vous ? demande-t-il.

    –Bien.

    –Et votre fils ?

    –Il grandit.

    Je ne sais pas pourquoi je ne me suis jamais sentie à l’aise avec ce type. Je reste toujours sur la réserve. Peut-être parce qu’il est journaliste et que je me méfie de ces gens-là. Quand nous nous voyons, j’ai toujours l’impression qu’il se force à être amical avec moi.

    –Je suis content que vous soyez venue, continue-t-il entre deux gorgées de bière.

    –Ah ?

    Il sourit en homme qui en a fait parler des plus coriaces. Dautet va chercher les commandes aux tables puis revient remplir des chopes de bières au zinc.

    –Voulez-vous vous installer à une table ? propose-t-il. Celle du fond vient de se libérer.

    –Non, ça va, j’ai fini mon café. Je dois rentrer chez moi.

    Je descends rapidement du tabouret.

    –Bien, merci Dautet. Heureuse de vous avoir revu. Au revoir Jipé.

    Je vais vers la porte en boutonnant mon trench.

    –Revenez quand vous voulez maintenant que vous connaissez le chemin ! Et j’étudie votre candidature spontanée.

    –Attendez Claire, me rappelle Jipé, en me rattrapant, voulez-vous que je vous raccompagne ? J’ai ma voiture garée juste devant.

    J’hésite. Lui, quand il insiste comme ça, c’est qu’il a un message. En général, c’est intéressant. Souvent cela concerne Heinz.

    –Laissez-vous faire, me dit Dautet. Il a une superbe 4L de Luxe ! Ça vous rappellera le bon vieux temps inconfortable des jeeps tout-terrain.

    Jipé me tient la porte pour me laisser passer puis m’accompagne à sa voiture. Nous nous installons en silence. Il démarre et allume le chauffage. Nous n’échangeons aucune parole jusqu’à ce qu’il s’arrête devant l’immeuble où se trouve mon appartement.

    –Pourriez-vous revenir au café un autre soir ? Me demande-t-il alors que j’ai déjà la main sur la poignée, prête à descendre.

    –Vous organisez une surboum ?

    –Un ami commun veut vous voir.

    J’ouvre la bouche sur un prénom qui ne franchit pas mes lèvres.

    –Non, pas Traube, rectifie-t-il en suivant mes pensées. Mais c’est à son propos.

    Ma déception doit se lire sur mon visage. Jipé met le frein à main et allume une cigarette alors que le moteur tourne toujours.

    –Ça vous dit de repartir travailler dans un dispensaire au fin fond de l’Afrique ? propose-t-il d’un ton léger en exhalant la fumée.

    Je glousse, décontenancée.

    –Vous voulez me renvoyer au couvent ?

    –C’est un médecin… alsacien… qui recrute, me dit lentement Jipé en me fixant, très sérieux.

    Je me sens devenir livide. Jipé pose sa main sur mon bras.

    –C’est un contrat… à vie.

    Je reste immobile. Je réussis enfin à prononcer :

    –quand ?

    –Je vous ferai signe. Bientôt. Soyez prête.

    3. Anniversaire d’Anna

    Pour détendre l’atmosphère de la maison Joche, c’est du moins ainsi qu’elle me le présente, Anna a décidé de fêter ses vingt et un ans avec six mois d’avance. Connaissant mon père, je ne suis pas sûre que la surprise-party de sa benjamine le rassérène. La dernière avanie de la famille ne vient pas de moi pour une fois, mais d’Isabelle qui a repris ses activités politiques pro-FNL. Arrêtée par le même commissaire M’Ba qui me surveillait il y a peu, elle portait une valise à bout de bras, remplie d’argent et d’armes.

    Peut-être qu’avoir des activités de jeunes filles de bonne famille telles qu’un « bal » rassurera Papa.

    En terminant par « on n’accepte pas les vieux de plus de trente ans, mais pour toi, je fais une exception… », Anna me donne rendez-vous chez les parents la semaine suivante. J’ai essayé de me défiler en prétextant la présence de Franz, mais les Joche’ sisters avaient tout manigancé : Françoise (la n°2) s’occupera de lui et je peux donc aller danser tranquille…

    Ma dernière soirée dansante, je l’ai passée avec Rubieck alors que j’étais enceinte. Ça n’avait pas été une réussite : j’avais giflé Gerbart et avais été traitée de pestiférée par tout ce qui portait galons, à quelques exceptions près… (dont les rideaux) …

    Le début de la soirée est du même parfum. Quand je passe déposer Franz chez Françoise, Gilles, son mari vient juste de rentrer du bureau. Très distant avec moi, depuis qu’il a rencontré Karl Heinz, il s’esquive à chaque réunion de la parentèle Joche. D’une famille de Résistants pendant la dernière guerre, il a du mal à accepter qu’un de ses beaux-frères soit allemand. Ce soir-là, c’est plus difficile de m’éviter, car c’est lui qui m’ouvre la porte. Sa femme couchant leurs trois enfants, il est contraint de me faire un minimum de conversation. Nous restons polis, l’un et l’autre et n’abordons que des sujets bénins.

    Françoise nous rejoint et m’embrasse joyeusement. Elle a la maternité beaucoup plus épanouie que Gisèle ma cadette. Elle me prend Franz des bras et nous met à l’aise aussitôt. Je sens le changement qui s’opère en Gilles. Il se détend et je retrouve l’ami de notre jeunesse. Il se propose même de me déposer chez les parents. Si Françoise en est surprise, elle ne dit rien. J’accepte chaleureusement, heureuse que notre hostilité mutuelle se désamorce.

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