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Entre chien et Lou
Entre chien et Lou
Entre chien et Lou
Livre électronique329 pages4 heures

Entre chien et Lou

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À propos de ce livre électronique

À la manière de Marley et moi, ce récit drôle et tendre décrit le lien indéfectible et universel entre une femme et sa chienne. Réchappée de justesse de l’euthanasie et exposée à l’amour, Dina apprend, au fil des jours, à faire confiance aux humains en même temps que l’auteure se voit elle-même transformée. Récit d’une aventure humaine bouleversante.




Identifiée comme «moitié pitbull» et dénoncée en Ontario, Dina est amenée d’urgence par sa maîtresse dans un refuge au Québec pour lui éviter d’être saisie et euthanasiée. La chienne, qui cumule les abandons depuis sa naissance, est méfiante, hostile et un brin malcommode. C’est après quatre mois dans une cage sans que personne ne l’adopte et par un bizarre concours de circonstances, qu’elle aboutit chez l’ex-rédactrice en chef d’Elle Québec. Commence alors pour ces deux-là une aventure remplie de joie et d’amour, mais aussi de doutes, de découragements et d’instants rocambolesques. Entre les démêlés avec les moufettes et les poursuites de skaters, la chienne s’est révélée être un fabuleux miroir, le révélateur de tout ce qui clochait dans la vie de l’auteure, et le point de départ vers une existence plus sereine.

 
LangueFrançais
Date de sortie28 sept. 2022
ISBN9782898271687
Entre chien et Lou
Auteur

Louise Dugas

Louise Dugas a débuté sa carrière de journalisme à La Presse avant de la poursuivre à l’ONF, au journal Voir et au magazine Elle Québec dont elle a été rédactrice en chef pendant plusieurs années. En plus d’être aujourd’hui rédactrice pigiste, elle contribue à une plateforme sur les animaux. Collaborant régulièrement avec Zoothérapie Québec et la SPCA de Montréal, Louise a promené plus de 2000 chiens dans sa vie.

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    Aperçu du livre

    Entre chien et Lou - Louise Dugas

    Prologue

    Six heures du matin. Les enfants dorment chez leur grand-mère. Leila se traîne jusqu’à la cuisine. Elle n’a pas fermé l’œil de la nuit.

    Elle sort un énorme sac du garde-manger, prend la gamelle qui traîne par terre, la remplit de croquettes. Le bol déborde presque. La chienne se précipite dessus, avale le tout goulûment. Jamais elle n’a eu de portion aussi grosse pour le déjeuner.

    La femme se prépare un café, verse des céréales dans un bol, s’empresse d’y ajouter du lait. Le liquide gicle hors du carton, éclabousse le comptoir. La journée s’annonce déjà difficile.

    Leila essaie de respirer profondément. En vain. Son estomac, depuis la veille, brûle comme un feu de grange. Elle tente d’avaler une bouchée. Rien n’y fait. Au bout d’une demi-heure, elle se rend à l’évidence. « Faut que j’y aille », se dit-elle.

    Elle dépose sa vaisselle dans l’évier, saisit le trousseau de clés suspendu à un crochet et lance d’une voix mal assurée :

    — Viens, Diana ! Viens, on s’en va !

    La chienne qui, après avoir consommé sa montagne de croquettes, s’est mise à lécher des miettes autour de la cuisinière, lève la tête. Sa maîtresse l’appelle. Elle se précipite, tout excitée, manquant de glisser sur le plancher, ce qui fait sourire Leila.

    — Faut y aller, ma belle, dit-elle, en caressant l’animal derrière les oreilles.

    La femme agrippe la laisse sous la console et l’accroche au collier. Puis, d’un pas hésitant, elle se dirige vers la porte d’entrée, l’ouvre. La chienne, trop heureuse d’aller dehors, s’engouffre à toute allure dans l’embrasure.

    — Stop !… J’ai dit stop !

    Âgée de sept mois et des poussières, Diana ne sait pas encore marcher au pied. Basse sur pattes, mais costaude, elle tire sur sa laisse comme si elle tractait une carriole. À la manière d’un cheval miniature. Leila craint qu’un jour elle ne s’étrangle avec son collier. « Il lui reste tant de chemin à faire », pense-t-elle.

    Diana ralentit le rythme afin de satisfaire sa maîtresse. Leila attend que la chienne fasse pipi sur le parterre, puis elle se dirige vers sa voiture. Elle n’a pas le temps ni l’envie de retirer les deux sièges d’enfant à l’arrière. Trop long, trop compliqué. Sa chienne dormira sur le banc, à côté d’elle. À portée de caresse. Ça la réconforte presque.

    Diana ne se fait pas prier pour grimper dans la vieille Honda Civic. Elle adore les promenades en auto. Elles annoncent d’extraordinaires aventures.

    — Bonne fille ! lui lance encore sa maîtresse, en refermant la portière.

    Installée derrière le volant, Leila attend avant de démarrer le moteur. Elle tourne la tête vers sa chienne lovée près d’elle, qui la regarde comme si elle était la personne la plus merveilleuse que la terre ait portée. La brûlure à l’estomac reprend de plus belle. « Je serai jamais capable de conduire », se dit Leila en essuyant son nez du revers de la main.

    La chienne gémit, l’observe, puis pose une patte sur la cuisse de sa maîtresse avant de lui lécher le visage. Leila cajole ce petit être qui l’a si souvent réconfortée, qui amuse tellement ses enfants. Elle sent son doux duvet lui chatouiller la paume. Leila se mouche puis vérifie à nouveau le trajet entre Toronto et Montréal, sa destination. Elle calcule qu’il lui faudra au moins six heures pour se rendre là-bas.

    Elle démarre à contrecœur, après quoi elle se dirige vers le sud où, à quelques kilomètres de là, s’étend le lac Ontario. Elle passe devant un centre commercial, longe le parc Downsview, la bibliothèque municipale, avant de passer sous l’autoroute 401 et de grimper sur la bretelle menant à l’expressway.

    Diana, qui tout ce temps regarde par la fenêtre, finit par se rouler en boule sur son siège et ferme les yeux. Au bout d’une heure, elle se réveille, tourne en rond, gémit. Leila s’arrête dans une station-service pour la divertir, lui faire faire ses besoins. Elle profite de l’occasion pour s’acheter un sandwich, puis elle reprend le volant.

    Tandis que la voiture file sur l’autoroute, Diana ne sait pas quoi faire pour passer le temps. Elle renifle le coffre à gants, gratte le tapis, grimpe sur un des sièges d’enfant à l’arrière, revient, pose les pattes sur le tableau de bord, tente de s’asseoir sur les cuisses de Leila, essaie de se faufiler à ses pieds, près des pédales. Affolée, sa maîtresse l’agrippe par le collier, la hisse sur le banc. La voiture oscille légèrement vers la gauche. Un camionneur klaxonne rageusement, double la Honda Civic. Il s’en est fallu de peu.

    Diana finit par s’endormir de nouveau. Arrivée à Montréal après sept heures de route, Leila s’extirpe de la voiture, pénètre avec sa compagne dans un immeuble en brique rouge. La préposée à la réception les accueille avec bienveillance.

    — Bonjour, madame, comment puis-je vous aider ? C’est pour un abandon ?

    — Non, c’est pour… un sauvetage, répond Leila d’un air gêné, en regardant Diana, qui se trémousse à ses pieds. J’ai téléphoné hier. Je viens de l’Ontario… »

    L’employée hoche la tête en signe de compassion. Il y a quelques années, une loi a été décrétée là-bas, interdisant les pitbulls ainsi que les croisés pitbulls dans toute la province. Les citoyens qui en possédaient déjà un ont pu le garder, moyennant de sévères restrictions. Les nouveaux adoptants, eux, s’exposent à une amende maximale de dix mille dollars ou à six mois de prison, en plus de perdre leur animal. Des chiens sans historique de violence ont été saisis et euthanasiés. En adoptant un chiot moitié pitbull, Leila a commis un geste illégal. Elle a peur pour Diana, surtout depuis que quelqu’un l’a rapportée à la Ville.

    — Ma chienne est si jeune, dit-elle. J’aimerais qu’elle ait une chance.

    Jetant un œil de l’autre côté du comptoir, la préposée reluque le saucisson noir et blanc qui frétille au bout de sa laisse comme un doré au bout d’un hameçon.

    — C’est un pitbull, ça ?

    L’animal a de minuscules pattes de belette. Son corps est long comme un tuyau de poêle, son bedon frôle quasiment le plancher.

    —À moitié, répond Leila d’une voix étouffée. Son propriétaire avant moi m’a dit que c’était un mélange de pitbull et d’épagneul.

    — D’épagneul ? Avec un corps long comme ça ? Ça semble plutôt du teckel…

    L’employée ouvre un tiroir et en extirpe une pile de feuilles imprimées des deux côtés.

    — Son nom ?

    — Diana.

    Elle écrit quelques mots et tend à Leila un questionnaire intitulé Histoire canine.

    — Remplissez le recto et le verso en donnant le plus de détails possible. Puis signez en bas.

    Leila remplit d’abord les premières cases – « Nom », « Race », « Sexe », « Âge » –, puis répond aux plus longues questions : « Depuis combien de temps l’avez-vous ? » Cinq mois. « Comment l’avez-vous eue ? » Un ami me l’a donnée. « Est-elle propre ? » Elle s’échappe parfois dans la maison. « Reste-t-elle seule durant le jour ? » Oui, de cinq à six heures. « A-t-elle été en contact avec des enfants ? » Oui, elle est très fine avec les deux miens. « Jappe-t-elle beaucoup ? »…

    Leila s’applique, décrit Diana du mieux qu’elle peut avec une écriture quasi enfantine, tout en rondeur. Elle signe le formulaire, une balle de tennis dans la gorge. L’employée passe de l’autre côté du comptoir pour cueillir l’animal. Leila se débarrasse de la laisse comme si elle lui brûlait la paume. Les yeux dans l’eau, elle se penche vers sa protégée afin de lui prodiguer une ultime caresse.

    — Ça va bien aller, Diana. Tu vas voir, tu vas vivre dans une belle maison, se force-t-elle à dire en retenant un sanglot.

    Quant à la chienne, elle n’entend presque plus la voix de sa maîtresse. Elle halète depuis qu’elle est arrivée dans l’édifice, viraille, vagit comme un bébé. Sa queue est basse, ses pupilles sont dilatées, ses oreilles penchent vers l’arrière. Elle regarde autour d’elle, apeurée. Il y a tant de bruits, tant d’odeurs étranges.

    Sa maîtresse tourne les talons et se dirige vers la sortie. Diana se prépare à lui emboîter le pas. Impossible d’avancer. Elle se retourne et aperçoit derrière elle une étrangère. Elle tire alors de toutes ses forces. Impossible de marcher. Elle bondit, virevolte dans les airs, s’entortille dans la laisse. Sa maîtresse franchit la porte. La chienne hurle, se tend vigoureusement, hoquète, manque de s’étrangler. Sa maman, son soleil, sa raison de vivre disparaît au loin.

    Diana tremble de tout son corps et urine sur le plancher.

    Abonnée aux cris et aux gémissements les plus lugubres, la préposée à la réception essaie de calmer la pauvre bête et la conduit vers une passerelle qui mène au sous-sol. Diana contracte ses muscles, s’arcboute, résiste, mais l’humaine est plus forte qu’elle. Les effluves d’ammoniac et d’eau de Javel piquent ses narines. Les aboiements et les lamentations des autres chiens la déboussolent.

    « Heureusement, il reste une cage vide », se dit la préposée en entrant dans une section du chenil qui déborde de chiens errants ou tout juste arrivés.

    Après avoir ouvert l’enclos, elle pousse la petite à l’intérieur. Celle-ci tente d’en ressortir, sans y parvenir. Après s’être assurée d’avoir bien fermé la cage, la femme revient avec des croquettes et un bol d’eau. Écrit « Dina », « Pitbull + teckel », « Femelle », « Sept mois et demi », « Non stérilisée » sur un petit écriteau.

    Elle tente de caresser « Dina » à travers les barreaux, mais celle-ci ne se laisse pas approcher d’un centimètre. Elle jappe, en proie à la colère et à une vive panique. L’employée s’arrache du sous-sol avec une pointe de tristesse et remonte à l’accueil.

    Dina reste seule, enfermée, terrifiée.

    1

    Comme une lionne en cage

    Je me souviens très bien de la première fois que j’ai vu Dina. J’étais au refuge pour promener des chiens comme tous les lundis soir, ma passion pour les toutous ayant trouvé un exutoire au milieu de ma quarantaine. Améliorer le bien-être d’animaux orphelins, malheureux, laissés pour compte m’apportait beaucoup de paix. J’oubliais la pression au magazine pour lequel je travaillais, les heures de tombée impossibles, les deux cents courriels par jour.

    Depuis que j’étais bénévole, j’avais appris un tas de choses. Par exemple, que les chiens ont une intelligence comparable à celle d’un enfant de deux ans et demi. Qu’ils ressentent les mêmes émotions de base que nous : la joie, la tristesse, la colère, la frayeur… Que leur attachement à leur maître est identique à celui d’un enfant envers ses parents, d’où leur désespoir lorsqu’ils sont abandonnés. Ma présence auprès d’eux contribuait selon moi à rendre leur vie plus douce, ce qui en retour conférait un sens à la mienne.

    Ce lundi soir, donc, un petit chien noir et blanc bourrassait dans une cage au milieu du chenil. Son visage était aussi terrifié que terrifiant. Je me rappelle m’être dit : « Tiens, on dirait Cujo. » Le méchant saint-bernard du roman de Stephen King.

    La créature jappait, pestait, ronchonnait à faire trembler les parois de son cachot, surtout lorsqu’un chien ou un humain s’approchait de trop près.

    — Elle est arrivée il y a six jours, m’a informée une collègue sans tarder. Y a pas beaucoup de bénévoles qui sont capables de la sortir. Quand Michel a deux minutes, il la prend dans ses bras et la promène.

    Michel, le préposé de jour au chenil, avait un faible pour les petits formats.

    — Selon lui, elle est super fine. Mais en cage, elle a l’air de ça.

    La bête a braqué sur moi son regard de feu. Grrrrrrrrrrrr, a-t-elle fait d’un air mauvais, exhibant de belles canines laiteuses, avant d’aboyer fort, les yeux exorbités, le cou bien tendu, comme si elle allait foncer sur moi tel un loup affamé.

    « Comment un chien haut comme trois prunes peut-il japper comme un molosse de soixante-dix livres ? » me suis-je aussitôt demandé. Si c’était pour faire fuir les adoptants potentiels, c’était vachement efficace. Généralement, les gens préfèrent adopter des chiots ou des chiens de petite taille. À son âge, avec son petit gabarit, celle-là aurait dû trouver une famille en un clin d’œil. Or, elle était toujours au refuge après une semaine.

    — À ta place, je choisirais un autre chien, m’a lancé avec conviction ma collègue. Celle-là est trop imprévisible. J’aurais peur qu’elle me saute en plein visage.

    — Peut-être qu’elle a juste besoin de sortir, ai-je répliqué avec un aplomb qui m’étonna moi-même.

    Sans regarder le monstre une seconde dans les yeux, je me suis approchée doucement de sa cage pour lire l’affichette : « Dina », « Pitbull + teckel », « Femelle », « Sept mois et demi », « Non stérilisée ».

    « Pitbull et chien saucisse ? Quelle drôle de patente ! » ai-je tout de suite pensé.

    Vrai que, comme tous les pitbulls, elle avait le poil ras, la queue bien pointue et un poitrail aussi développé que celui d’un haltérophile corse. Mais pour le reste…

    Je me suis agenouillée à droite de sa cage, et non devant, afin de ne pas l’intimider davantage. Je suis restée un long moment sans bouger, en me faisant la plus vulnérable possible – dos courbé, tête baissée –, et ses hurlements ont diminué d’intensité. De côté, je voyais que la créature m’observait avec curiosité. Rapidement, j’ai glissé ma main entre les barreaux et j’ai réussi à lui passer un collier à mailles autour du cou.

    Aujourd’hui, le refuge préconise une méthode moins intrusive et surtout moins dangereuse pour les promeneurs. Et il y a longtemps aussi que les colliers à mailles ou « étrangleurs », comme on les appelle, sont interdits dans l’enceinte. Mais durant ces années-là c’était la façon de faire. Vu la quantité de chiens que j’avais promenés depuis quatre ans, j’avais eu le temps d’affiner ma technique et d’améliorer ma vitesse. Si bien que Dina, mystifiée, s’est retrouvée en laisse avant d’émettre un autre grrrrrrrrr.

    Si elle l’avait vraiment voulu, la gorgone m’aurait mordue sans hésiter. « Visiblement, elle est moins redoutable qu’elle en a l’air », me suis-je dit en faisant glisser le loquet de la porte. « Chouette, a eu l’air de dire la petite peste, j’vais enfin sortir ! » Et à mon grand effarement, elle m’a suivie sans faire de sparages.

    C’est ainsi que Dina a fait ses premiers pas en ma compagnie. Ne sachant pas marcher en laisse, elle bougeait constamment la tête, zigzaguait comme une poule sur le trottoir et prenait le mors aux dents quand elle croisait un chien ou un passant. Mais, à part ça, son comportement ne m’apparaissait pas anormal. Il faut dire que j’en avais vu d’autres et que la puce venait d’arriver, qu’elle était désemparée, désorientée, et qu’elle n’avait sans doute jamais suivi de cours d’obéissance.

    Après une dizaine de minutes, Dina est passée en mode détente et s’est mise à gambader – hop, hop, hop ! –, heureuse de respirer l’air frais pour une rare fois de la journée. Cujo s’était métamorphosé en Benji par je ne sais quel coup de baguette magique. Séduite par sa bonne humeur, je lui ai tendu deux ou trois gâteries, qu’elle a avalées tout rond. Puis j’ai osé dire :

    — Assis !

    La chienne a posé prestement son derrière sur le sol, ce qui m’a laissée bouche bée. Après quelques tests, j’ai vu que Dina connaissait déjà trois commandes – en français et en anglais ! –, preuve qu’elle apprenait en un rien de temps : « Assis ! », « Donne la patte ! », « L’autre patte ! ». La coquine répondait même aux consignes en frétillant de la queue.

    — Bonne fille, Dina ! Bonne fiiiilllllle ! que je lui répétais chaque fois qu’elle s’assoyait sur ses petites fesses et chaque fois qu’elle ne tirait pas sur sa laisse comme pour la rompre.

    À cause de ses oreilles en forme de cornette, je l’ai tout de suite surnommée la « Sœur volante¹ ». À vrai dire, je n’avais jamais vu un chien pareil. Sa tête large comme une courge était disproportionnée par rapport à son corps long à n’en plus finir. Ses pattes avant, qui faisaient à peine quelques centimètres, formaient un V sur le sol comme ceux d’une ballerine. Pour moi, Dina ressemblait davantage à un siffleux s’apprêtant à danser Le Lac des cygnes qu’à un mélange de teckel et de pitbull.

    À la surprise des autres bénévoles, qui se méfiaient d’elle comme du virus Ebola – nous étions trois sur quarante à pouvoir l’extraire de sa cage –, mes promenades hebdomadaires avec elle se déroulaient sans anicroche. La petite était si heureuse de sentir le vent sur sa truffe et de guetter les écureuils qu’elle en oubliait pendant un court instant son triste sort. Son entrain était irrésistible et elle se collait contre moi lorsque je m’assoyais sur un banc de parc. Je n’avais qu’à lui lancer : « Allez, saute, Dina ! » pour qu’elle grimpe avec enthousiasme avant de s’agglutiner contre ma cuisse. Son pelage était d’une exquise douceur et je lui gratouillais le menton, caresse qu’elle acceptait avec déférence en penchant la tête, en sortant sa belle langue rose et en fermant un tout petit peu les yeux.

    Malheureusement, dès que je la retournais dans sa cage, sa joie se démantibulait tel un collier de perles se fracassant sur une dalle de céramique. La harpie se mettait à japper après moi comme si c’était la première fois qu’elle me voyait. Benji disparaissait, les yeux de Dina redevenaient aussi noirs que ceux de Cujo.

    Semaine après semaine, le même scénario se répétait. Dès qu’elle était en cage, elle se comportait comme une démone.

    1La Sœur volante (The Flying Nun) est une série télévisée des années soixante, mettant en vedette Sally Field dans le rôle d’une religieuse, très menue, qui parvient à voler dans les airs grâce au vent qui soulève sa cornette.

    2

    Une créature des ténèbres

    Je connaissais un peu son histoire. Je savais qu’elle venait de Toronto et qu’elle avait été amenée au refuge comme d’autres de ses compatriotes à quatre pattes, parce que les pitbulls et croisés pitbulls étaient canis non grata en Ontario. Quelqu’un avait dénoncé Dina, avais-je appris, ce qui avait forcé sa maîtresse à se séparer d’elle. Comment ce « quelqu’un » avait-il su que la chienne recelait des gènes de cette race vilipendée ? C’était là LA question.

    Peut-être que sa propriétaire avait vendu la mèche lors d’un barbecue entre voisins. Qu’en buvant son deuxième verre de chardonnay, elle avait lancé à la rigolade que le hot-dog extralarge par terre, en train de bouffer des chips, était le résultat d’une expérience incongrue. Le fruit d’une partie de pattes en l’air entre une délicate saucisse originaire d’Allemagne et un champion américain de body building.

    — Ha ! Ha ! Ha ! avaient dû faire les convives.

    À l’exception d’un seul. Un convive qui avait probablement une peur bleue des pitbulls, y compris des hybrides. Délation, signalement. Montréal ne prohibant aucune race – même si elle a failli le faire des années plus tard –, sa propriétaire avait transporté Dina jusqu’ici afin de s’assurer qu’elle ne serait pas saisie, puis gazée en compagnie d’une meute de hors-la-loi à poil ras.

    Tant d’animaux sont abandonnés pour des raisons plus discutables : « Il perd trop de poils », « Il est trop vieux », « Il joue moins qu’avant », « Il pue », « Il grafigne le plancher », « Il écoute rien », « Il tire en laisse », « Il est trop gros pour notre appart », « J’ai pas le temps de m’en occuper », « Il coûte trop cher »… Ces raisons, je les avais toutes entendues. La maîtresse de Dina ne l’avait pas jetée aux ordures comme une vieille paire de chaussettes, j’en étais sûre. C’était pour la sauver qu’elle avait roulé sur six cents kilomètres jusqu’au refuge. L’amour, dans certains cas, c’est aimer l’autre plus que soi-même.

    Dina, par contre, ne comprenait pas ce qui lui arrivait et encore moins ce qu’elle faisait en cage. On n’a pas idée à quoi ressemble la vie d’un chien dans un refuge, même si les employées et les bénévoles s’échinent à rendre son séjour moins pénible, même s’ils lui fournissent en abondance eau, croquettes, couvertures, biscuits, jouets, caresses, ainsi que deux sorties par jour minimum, sans compter les soins vétérinaires.

    Depuis son arrivée, Dina était confuse en plus d’être enragée noir. Elle s’ennuyait de sa famille et de sa maison, et puis elle en avait marre de tourner en rond dans son cachot. À son âge, elle avait tant d’énergie à dépenser et nulle place où la canaliser. Les chiens autour d’elle exhalaient des effluves de détresse qu’elle reniflait, ce qui augmentait sa panique. Elle avait du mal à dormir à cause du bruyant va-et-vient, ce qui amplifiait sa mauvaise humeur et mettait ses nerfs à vif.

    La parade des visiteurs à la recherche d’un compagnon la mettait encore plus en rogne. Certains passaient cavalièrement devant sa cage en l’ignorant, ce qui la faisait retrousser les babines. D’autres s’arrêtaient en face d’elle et la fixaient directement dans les yeux. Ceux-là, elle les aurait mangés tout rond.

    L’intervenante en comportement canin qui l’avait évaluée avait détecté qu’elle n’aimait pas beaucoup les étrangers. Dans son dossier, d’ailleurs, était écrit : « Méfiante, timide, insécure avec les inconnus » et surtout « Dina pourrait mordre afin de se défendre ». Mais elle était si affectueuse avec les employés qu’elle aimait, elle cherchait tant leur affection que l’évaluatrice avait bon espoir qu’elle allait s’améliorer. Dina avait juste besoin d’un peu de patience, d’une bonne maison et d’une période d’adaptation afin de retrouver son équilibre.

    En somme, les chances qu’elle puisse réapprendre à vivre et à faire confiance aux humains étaient élevées. Après tout, ce n’était qu’une chienne adolescente pas plus grosse qu’un melon. Des bêtes autrement plus brisées, désorganisées avaient fini par ressusciter. Sauf que…

    Sauf que l’aigreur de Dina empirait de semaine en semaine, surtout lorsqu’elle était en cage. Dans le jargon des refuges, les animaux comme elle sont qualifiés de cage crazy. Incapables d’être confinés dans un espace restreint, ils deviennent fous. Il aurait fallu que la petite soit placée dans une famille d’accueil, à l’extérieur, en attendant d’être adoptée. Mais il y avait tant d’animaux, et le refuge manquait de familles pour les accueillir et de spécialistes pour les réhabiliter. C’est pourquoi Dina croupissait toujours en prison.

    Si au moins elle suscitait la pitié, me disais-je. Si elle était tétanisée par la peur, par exemple, dans le fond de sa geôle, des gens émus par son sort la tireraient peut-être d’affaire. Mais son attitude malcommode éveillait la peur, l’antipathie. Peu de personnes voyaient Dina sous son meilleur jour et, pour moi, c’était profondément injuste.

    Aussi, lors de nos balades hebdomadaires, je me demandais parfois si j’aurais été prête à la sortir de là, bref à l’adopter. Or, ma réponse était toujours non, même si je savais qu’un jour, lorsque je cesserais de travailler dix heures par jour, j’aurais un chien. C’est que, tout simplement, Dina ne correspondait pas au toutou dont je rêvais : une bête paisible, déjà adulte, un mélange de labrador ou de n’importe quoi d’autre d’assez costaud. Un chien que j’allais prendre à bras-le-corps, qui dormirait avec moi en cuillère, qui poserait sa grosse patouche sur ma cuisse après avoir couru, lumineux, pétillant, sur une plage de la Nouvelle-Angleterre.

    J’admirais toutefois la pulsion de vie et la grande combativité de Dina. Son caractère prouvait qu’elle savait se défendre. Elle était insatisfaite de son sort et le faisait bien savoir. Avide de liberté, elle voulait jouer comme tous ses semblables, gambader, respirer l’herbe, japper après les goélands, creuser les plates-bandes et détaler dans un champ. Dina était tumultueuse, insupportable certes, mais formidablement vivante. J’espérais que quelqu’un d’autre que moi s’en apercevrait.

    Or, un lundi soir, alors que ça faisait cinq mois qu’elle était parmi nous et que je cherchais sa bouille exaspérée dans le chenil, j’ai appris qu’elle avait été transférée dans la section des « cas difficiles ». Mon cœur a fait trois bonds. Le refuge surpeuplé manquait tellement de ressources et Dina ne trouvait tellement pas preneur… J’ai craint que ma charmante hyène se fasse expédier au paradis.

    3

    Un Slinky en cadeau

    Eh bien non. Dina avait deux anges gardiens qui veillaient heureusement sur elle : Michel, le préposé au chenil, qui vantait sa gentillesse sur tous les étages tel un cabinet de relations publiques ; et une dame retraitée, bénévole aux adoptions, qui remuait ciel et terre pour lui trouver un foyer. Une mission perçue comme impossible par plusieurs, mais qui finit par réussir. Du moins en partie.

    Un soir avant les Fêtes, je reçus donc un surprenant appel de Marie-Claude, la cheffe d’équipe des promeneurs.

    — Dina a été adoptée ! m’a-t-elle lancé d’un ton joyeux.

    J’étais estomaquée et soulagée : ça faisait maintenant six mois que Dina était au refuge.

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