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Le dragon chanceux
Le dragon chanceux
Le dragon chanceux
Livre électronique219 pages2 heures

Le dragon chanceux

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À propos de ce livre électronique

Bikini, atoll perdu dans l'immensité de l'océan Pacifique évoque davantage un Paradis mythique qu'un effroyable désastre environnemental.

Pourtant, en 1954, les Américains y expérimentèrent leur bombe H et irradièrent la population locale ainsi que l'équipage d'un thonier japonais, Le Dragon chanceux.

Ce drame sert de trame à la confrontation entre un Japon vaincu et exsangue mais pétri de traditions et une Amérique victorieuse, sûre de ses valeurs et menant une guerre idéologique contre le communisme soviétique.


À PROPOS DE L'AUTEUR


Historien, Joseph Ramonéda est notamment l'auteur d'un ouvrage sur les États-Unis. Il a enseigné à Perpignan, en Nouvelle-Calédonie, en Guyane et en Guadeloupe.
Amoureux du Japon, il nous livre ici une réflexion romanesque sur les difficultés quotidiennes des Japonais dans l'après guerre.

LangueFrançais
ÉditeurEx Aequo
Date de sortie15 juin 2022
ISBN9791038803695
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    Aperçu du livre

    Le dragon chanceux - Joseph Ramonéda

    Joseph Ramonéda

    Le Dragon chanceux

    Roman historique

    ISBN : 979-10-388-0369-5

    Collection : Hors Temps

    ISSN : 2111-6512

    Dépôt légal : mai 2022

    © Couverture Ex Æquo

    © 2022 Tous droits de reproduction, d’adaptation et de traduction intégrale ou partielle, réservés pour tous pays

    Toute modification interdite

    Éditions Ex Æquo

    6 rue des Sybilles

    88370 Plombières Les Bains

    www.editions-exaequo.com

    Préface

    Un nouvel auteur vient rejoindre ma collection ! C’est toujours une joie et un événement. Joseph Ramonéda signe ici un passionnant roman historique sur fond de trame véridique. Il nous plonge dans le Japon de l’après-guerre partagé entre onirisme, traditions séculaires et modernité. Son histoire se base sur l’expérimentation de la bombe H par les Américains en 1954 dans le Pacifique, l’irradiation des populations locales et du thonier qui donne son titre à l’ouvrage. Ce roman aurait pu s’intituler Soleil rouge, comme celui qui s’élève après une apocalypse nucléaire, mais nous avons choisi un titre qui rend hommage au bateau et à son équipage.

    Un roman dramatique qui nous replonge dans un passé pas si lointain et qui peut aussi servir de rappel pour les générations futures. Notre planète reste vulnérable et nous devons en prendre soin.

    Catherine Moisand

    Directrice de la Collection Hors-Temps

    Sœur et frère

    De temps en temps

    Les nuages se reposent

    De tant regarder la lune

    Matsuo Basho

    1. Mon frère

    Yaizu, janvier 1954

    La nuit tombe sur Yaizu. Elle a chu si rapidement que je n’ai pas eu le temps de m’accoutumer au passage de la lumière à l’obscurité.

    Dans le ciel de cette froide soirée de janvier, de noirs lambeaux de nuages défilent vers l’Ouest lointain. Parfois, leurs ourlets capricieux masquent l’éphémère lueur de l’astre argenté. L’obscurité devient alors inquiétante. Angoissante. Mystérieuse. Cependant, je n’ai pas peur. Ni de la nuit ni de la solitude.

    De la fenêtre de ma chambre, je regarde.

    La ville paraît recroquevillée sous l’opacité bleutée, comme si elle était apeurée par l’absence de clarté. Dans le noir crépusculaire, des lueurs blondes naissent au gré de la vie de leurs habitants. Elles bourgeonnent, scintillent, palpitent, s’éteignent ou se rallument. Leurs éclats opalins irriguent la cité endormie. Les unes après les autres, les maisons du quartier se métamorphosent en lucioles jaunâtres qui, tremblantes et imprévisibles, roulent vers la mer en grappes éparpillées.

    Je suis curieuse de toutes ces vies que j’ignore, mais dont j’imagine les différents cheminements. Je rêve d’en écouter les confidences et d’en déchiffrer les destinées. Malheureusement, tous ces secrets me resteront à jamais cachés.

    À ma gauche, les branches du cerisier du jardin se tordent. Elles gémissent en cadence sous la force du vent de l’Est qui s’est levé. « Vent d’Est, vent de pluie », prédisait ma mère. Morte depuis un an, elle me manque énormément. Son absence demeure une plaie béante qui déchire ma courte vie déjà trempée de pleurs et de labeurs.

    La lune cyclopéenne, pâle et blanche, veille sur nous. Du moins, c’est ce que je veux croire.

    Tétanisée par ce spectacle inhabituel, le nez collé sur le carreau froid, j’écoute le râle de la bise glacée qui secoue sans relâche les branches endeuillées.

    Sous la poussée des rafales du vent opiniâtre, les feuilles continuent à danser puis elles se détachent en avalanche. Des guirlandes de larmes chaudes et lourdes roulent de mes paupières. Elles coulent sur la peau de mes joues. Ma vue se trouble.

    Soudain, la voix d’Hisatachi déchire le silence. Elle se moque des fines cloisons de papier et fait fi de ce qui semble nous séparer. Ses pas avides dansent sur les tatamis au rythme de ses paroles. Les fusumas{1} s’ouvrent sur son passage. Les parquets crissent sous ses pieds déchaussés.

    — Tatani ! Tatani ! Où es-tu ? crie-t-il.

    Je tressaille à ces mots entendus tant de fois et qui me ramènent à la réalité. De longues houles de frissons déferlent sur mon cœur. J’inspire profondément.

    De nouveau, sa voix m’appelle.

    — Tatani ! Hé, ho… petite sœur  ?

    Il fait nuit. Une nuit obscure et sépulcrale. Une nuit comme une vie. Comme ma vie.

    Demain, pour la première fois, je serai séparée de mon frère. Au petit matin, le jeune capitaine Hisatachi prendra la mer à la tête de vingt-trois hardis marins pour une campagne de pêche dans l’océan Pacifique. Il partira à bord du thonier Le Dragon chanceux n° 5, un navire sorti tout droit du chantier naval de Koza sur l’île d’Okinawa et que le riche armateur Yamamoto-san a joint à son immense flottille.

    Alors je resterai seule. Seule dans cette maison. Seule dans la ville. Seule à attendre mon frère avec mes questions, mes pleurs, mes rires et mes nuits. À l’attendre comme une mère, une amante, une sœur.

    Pourtant, quelle joie quand j’ai appris que mon cher Hisatachi avait été jugé digne de telles responsabilités ! Combien nos parents auraient été fiers de voir ainsi leur fils aîné promu capitaine à l’âge de vingt ans ! Vous rendez-vous compte de tout ce que cela signifie ? De l’honneur qui rejaillit sur notre famille ?

    Sans frapper, Hisatachi entre dans ma chambre. Il tourne l’interrupteur. Une clarté aussi clinquante qu’une fanfare de carnaval jaillit du plafond. Elle m’éblouit. Instinctivement mes yeux rougis se ferment. D’un revers de main, j’essuie mes larmes. J’esquisse un sourire furtif et oublie pour un moment cette tristesse qui me tient compagnie depuis que j’ai su que mon frère allait partir.

    — Alors, comment me trouves-tu, petite sœur ? me demande-t-il d’un ton jovial.

    Hisatachi se tient debout devant moi dans son uniforme blanc de capitaine de la marine marchande. Il pivote, virevolte sur lui-même afin que je puisse mieux l’admirer. Ses yeux pétillent.

    Il est heureux. Heureux de cette promotion, de la confiance que lui accorde l’armateur et des possibilités qui désormais s’ouvrent à lui. Il est tellement heureux qu’il ne voit pas mon chagrin, qu’il ne peut imaginer à quel point mon cœur est meurtri ni combien la tristesse m’a envahie et pétrit mes entrailles.

    Depuis cette nomination, le monde qui m’entoure s’est brusquement réduit à mes douloureux tourments. Une souffrance intérieure me ronge et me plonge dans un gouffre de questions et de larmes. Plus rien ne semble exister sinon cette blessure qui vampirise ma vie. Et cette tristesse qui me hante, cette tristesse lancinante qui laboure mon ventre, je dois la lui cacher. Rester souriante et surtout ne rien montrer qui puisse altérer sa confiance. Cent fois j’ai pleuré et lutté contre l’idée de cette séparation. Cent fois, j’ai séché le flot des larmes sur mes joues. Mais à chaque cycle, l’ouragan du chagrin a ressurgi et balayé mes frêles espoirs.

    Pourquoi les apparences doivent-elles toujours primer sur la réalité des sentiments ou des pensées ? Pourquoi doit-on s’obliger à faire semblant ?

    Pourtant, combien les masques des faux semblants sont difficiles à mettre en place et à être portés ! Aussi lourdes à vivre que la réalité qu’elles dissimulent, les apparences se nourrissent des normes policées de la vie en communauté. Elles enflent jusqu’à nous cacher du monde extérieur. Mais, en nous masquant sans cesse aux autres, nous finissons parfois par ne plus nous voir nous-mêmes, ne plus savoir qui nous sommes vraiment.

    Est-ce cela vivre ? Passer à côté de son existence à cause des normes sociales et familiales ?

    Mes interrogations ne parviennent pas à briser les liens des conventions. Malgré mes tourments, mon esprit me ramène sans cesse à mes oppressantes obligations. Pour autant, les normes policées de ma vie sociale ne m’apaisent pas. Au contraire ! Elles m’apparaissent comme une ombre flétrie de la réalité qui m’assaille et me tyrannise. Une ombre qui m’accompagne sans état d’âme. Dans ce dédale de pensées, je me raccroche à l’idée d’un possible bonheur futur. Elle est si réconfortante que, même si au fond de moi je n’y crois guère, je m’efforce de la faire croître dans mon esprit meurtri.

    Tous ces efforts m’épuisent. Me laminent et m’accablent. Je n’en peux plus de dissimuler ma tristesse, de cacher mes sentiments. D’être une autre. Je suis à bout de force, mais il me faut sourire. Il me faut vivre. Faire semblant.

    Sincèrement admirative, je lui dis :

    — Tu es… superbe !

    Il fronce les sourcils. Son front se fripe. Il est apparemment déçu par ma réponse.

    — Superbe ? C’est tout ce que tu trouves à me dire ? dit-il d’une voix amère.

    Une moue se dessine sur sa bouche et arrondit ses fines lèvres. Son visage se rembrunit, se ferme, grimace, se tord. Il semble en colère, outré par ma remarque.

    Stupéfaite par cette réaction imprévue, je le regarde fixement. Nos yeux se télescopent. Mais pourquoi réagit-il ainsi ?

    Subitement, il éclate de rire. D’un rire qui emporte tout sur son passage, qui balaie mes inquiétudes et me remplit à mon tour d’une saine gaieté.

    — Tu as cru que j’étais fâché ?

    Il m’enveloppe dans ses bras, me soulève et me fait tournoyer autour de lui. Mes pieds ne touchent plus le sol. Hisatachi est grand, plus grand que la moyenne. Il me dépasse de deux bonnes têtes. Son corps musclé n’éprouve aucune difficulté à me soulever.

    — Arrête, Hisatachi ! Je t’en supplie, j’ai la tête qui tourne ! Arrête, s’il te plaît !

    Il rit sans retenue. Un rire léger et cristallin. Sa bouche aux contours bien dessinés laisse entrevoir deux rangées de dents nacrées. Un léger duvet se niche au-dessus de sa lèvre supérieure. Quelques poils ornent ses joues comme autant d’herbes folles sur la mousse d’un jardin zen. Son visage ovale est animé par deux miroirs expressifs et noirs qui voient et rendent les choses plus belles. En lui, tout respire joie et simplicité. C’est mon frère et je l’aime.

    Hisatachi plonge son regard mutin dans mes yeux. Des mots agiles franchissent ses lèvres. Ondes musicales qui irradient l’atmosphère et pincent mon cœur.

    — Pas avant que tu ne me promettes d’aller déposer une offrande au kami{2} des marins pour moi et tout mon équipage !

    Ivresse des paroles murmurées. Magie de l’amour fraternel.

    — Je te le promets, Hisatachi !

    Ma promesse ne fait pas cesser ce ballet. Il continue à me faire tourner, mais plus lentement.

    Dans un souffle tiède, il me glisse au creux de l’oreille comme une supplique :

    — Avant mon départ ?

    Mes yeux se voilent, mais je lui réponds sans hésiter :

    — Oui.

    Malgré ma réponse, Hisatachi insiste. Sa voix chantonne :

    — C’est promis ?

    Bien sûr que j’irai implorer le kami pour lui. Pourrait-il en être autrement ? Comment peut-il imaginer que durant son absence mon cœur ne puisse être tourné vers lui à chaque instant de la journée ?

    Malgré mes précautions, un soupir fataliste jaillit de ma poitrine et se mêle à mes paroles.

    — Oui ! C’est promis !

    Hisatachi s’arrête et me dépose enfin au sol. Il me serre contre lui et passe doucement sa main sur mes cheveux.

    — Merci, petite sœur, dit-il sobrement.

    Il paraît soulagé par mon serment. Son regard brûlant remplit mon cœur de tendresse.

    2. Notre père

    Pour comprendre mon enthousiasme, mais également ma peine, il faut savoir que notre père nous a quittés depuis déjà de nombreuses années. Il est mort en 1937 dès le début de la guerre de Mandchourie, laissant notre mère seule avec ses deux enfants. Plus exactement, mon frère Hisatachi était alors âgé de deux ans. Moi, je n’étais encore qu’une bonne nouvelle que mon père n’a jamais apprise.

    Mon père était un yoshi, c’est-à-dire un mari adopté par la famille de sa femme. Il a donc perdu son nom patronymique au profit de celui de ma mère. Pas assez riche pour garder le nom de ses ancêtres, il a dû accepter ce lourd sacrifice. Comme tous les yoshis, il a souffert de cette perte nominale, de cette situation d’infériorité sans cesse rappelée par l’emploi de son nouveau nom. Il a été celui par lequel toute la lignée de ses ancêtres a été effacée des registres civils.

    Est-ce pour cette raison qu’il s’est engagé dans l’armée impériale ? Pour prouver qu’en dépit de son origine modeste, il avait son importance ? Je ne le saurai jamais, mais je suis intimement persuadée que cela a dû avoir une influence sur sa décision.

    Sa mort prématurée l’a empêché de participer aux atrocités perpétrées par nos armées. Par la suite, j’ai appris que sa compagnie avait été engagée à Nankin. Elle s’y était particulièrement distinguée dans la férocité des massacres qui s’étaient abattus sur la population chinoise.

    Absurde devoir ? Obéissance malfaisante ? Conformisme meurtrier ?

    J’ose croire que mon père n’aurait jamais accepté ces ordres barbares. Qu’il ne se serait pas plié à cette folie mortifère. Qu’il aurait su garder intacts son honneur et celui de sa famille.

    Puis-je imaginer mon père autrement qu’en héros ? Un père que je n’ai jamais vu, jamais connu sinon dans mes pensées et dans mes rêves enfantins. Un père que j’ai façonné jour après jour jusqu’à ce qu’il devienne ce repère qui m’accompagne dans tous les instants de ma vie, me guide, me conseille et me console.

    De lui, je n’ai que quelques vieilles photographies craquelées ainsi qu’un prénom que ma mère prononçait avec une dévotion jamais altérée : Satoshi.

    Quoi qu’on pense, qu’on dise ou qu’on veuille, le passé nous lie d’une façon ou d’une autre. Lien qui nous asservit ou nous libère, mais lien toujours prégnant, toujours présent qui se rappelle à nous plus souvent qu’on ne l’imagine ou le désire. Passé palimpseste qui s’efface, s’enkyste avec le temps, mais qui ne disparaît jamais entièrement. Il reste en nous, tapi au plus profond de notre être. Il fait partie de notre chair, de notre esprit, prêt à ressurgir à tout moment pour nous rappeler qu’il ne peut y avoir d’avenir sans lui.

    Si nous prétendons oublier le passé, lui ne nous oublie pas. En le maintenant prisonnier en nous, nous devenons en fait ses captifs. Paradoxalement, pour s’en débarrasser, il faut l’accepter, le faire sien et surtout ne pas lui donner l’importance qu’il voudrait nous imposer. Ainsi dompté par l’indifférence, il reste présent en nous, mais il n’a plus aucune virulence. Il devient alors un passé-musée que l’on visite à notre gré selon nos envies ou nos besoins. Une sorte de pharmacopée pour les coups durs de la vie et les moments de nostalgie ou de gaieté.

    3. Le Kyoto de mon enfance

    Pendant toutes les années de guerre, nous avons vécu à Kyoto dans le quartier de Higashiyama au nord-est de la ville, tout près du Ginkakuji, le célèbre Pavillon d’argent bâti pour le shogun Yoshimasa.

    Étrange destin que celui de cet homme craint et puissant ! Dans les temps troubles et violents du XVe siècle, au milieu de cette folie humaine, dans l’enchevêtrement des corps, du sang, des alliances et des traîtrises, il a ressenti, au faîte de sa gloire, le désir de créer et de faire construire un havre de paix.

    Où réside la folie : dans le déchaînement effréné de la violence ou dans l’illusion de la sérénité ?

    C’est à Kyoto, dans cette somptueuse demeure bâtie au pied du mont Levant que Yoshimasa s’est retiré de la vie politique. Là, il a perfectionné la pratique de la consommation du thé jusqu’à en faire un moment d’une intensité infinie, une chorégraphie de gestes précis, une voie de maîtrise de soi et d’ouverture aux autres.

    Utilisées par les moines

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