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Le cercle
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Livre électronique408 pages5 heures

Le cercle

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À propos de ce livre électronique

Le gouvernement canadien doit héberger tous les migrants qui, en provenance des États-Unis, passent par le chemin Roxham à Saint-Bernard-de-Lacolle. Pour les loger convenablement durant les hivers rigoureux, les autorités ont décidé d’ériger un campement sur des terres agricoles en bordure de
l’aéroport de Saint-Hubert.

L’extrême droite québécoise s’y oppose farouchement. Sortis tout droit de l’imaginaire collectif, les «Soldats du 4e Reich» sont devenus le fer de lance de ce mouvement.

Un limier de la police de Longueuil, Benoît Lassonde, contrôlait une source parmi ces Soldats… jusqu’à ce qu’elle soit éliminée.

L’enquête qui s’ensuit ne laisse place qu’à une seule conclusion possible: une taupe sévit parmi les policiers.
LangueFrançais
Date de sortie17 juin 2022
ISBN9782898191015
Le cercle
Auteur

Pierre Bergeron

Né à Longueuil au début des années 50, Pierre Bergeron a eu son premier contact avec le monde policier alors qu’il était répartiteur pour la police de Saint-Lambert. C’est à la suite de l’enlèvement de monsieur Pierre Laporte, alors ministre du travail, qu’il a décidé de devenir enquêteur. Après 32 années d’expérience, dont 25 consacrées aux enquêtes criminelles, Pierre a écrit son premier livre, Né pour enquêter, publié en 2016. Le graveur est son deuxième roman.

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    Aperçu du livre

    Le cercle - Pierre Bergeron

    Prologue

    Une autre journée de canicule pour cette fin d’août. Cette semaine seulement, trois records de chaleur ont été établis. Heureusement, il vente beaucoup. Les bourrasques atteignent parfois plus de 60 kilomètres à l’heure et donnent des allures de minijets supersoniques aux hirondelles bicolores. La basse pression atmosphérique empêche les insectes de s’élever aussi haut qu’il le faudrait pour échapper à ces féroces prédateurs qui les pourchassent sans relâche. Il ne serait pas surprenant qu’un violent orage éclate, en fin d’après-midi, surtout si les nuages continuent de s’agglutiner au même rythme.

    Une manifestation, en moins de 18 mois, s’ébranle avec plusieurs minutes de retard. Des centaines de personnes, d’origines et d’âges divers, ont répondu à l’appel des organisateurs pour démontrer leur soutien indéfectible à l’égard des émigrants illégaux. Pour ceux qui recherchaient une meilleure qualité de vie en traversant la frontière canadienne par le chemin Roxham, et qui sont maintenant détenus dans un village temporaire, bâti à la hâte, par le gouvernement Trudeau en bordure de l’aéroport de Saint-Hubert, à Longueuil. Ce campement quatre saisons a été érigé sur d’ex-terres agricoles maintes fois convoitées par des industriels, soit en raison de leur proximité avec l’aéroport ou pour la richesse de leurs sous-sols.

    Bouteilles d’eau à la main, la majorité des marcheurs entreprennent leur périple vers un plateau où des discours politiques seront prononcés par des conférenciers triés sur le volet. Pour être positionnée de façon optimale, la scène a dû, malheureusement, être construite en plein soleil, à grande distance des arbres. À la fois assez loin du périmètre de sécurité, tel qu’exigé, et suffisamment près du village afin que les paroles puissent être entendues et parfaitement comprises par les immigrants détenus.

    Tout au long du trajet, les forces de l’ordre mixtes, composées de militaires et de policiers, sont omniprésentes. Une obligation depuis que deux meurtres d’immigrants reçus, attribués selon la rumeur populaire aux soldats du 4e Reich, ont été commis lors de la 13e manifestation de soutien. Sans surprise, ce regroupement paramilitaire clame haut et fort, sur les diverses plateformes, être une milice armée d’extrême droite vouée à la protection de la race blanche face aux envahisseurs. Leurs membres ont été entraînés au maniement d’armes diverses ainsi qu’aux différentes formes de terrorismes urbains, dans un bled perdu de la Floride. Ces meurtres, non résolus, ont été commis avec une carabine à longue portée, utilisée par un tireur d’élite embusqué le long du parcours.

    Depuis ces évènements malheureux, à chacune des manifestations, des soldats du Royal 22e Régiment, en treillis de combat, montent la garde à l’intérieur du campement tandis que la sécurité extérieure est assurée par la police de Longueuil. Rien n’est laissé au hasard. Plusieurs rues donnant sur le chemin de la Savane font l’objet de barrages routiers temporaires et des patrouilleurs en uniforme sont omniprésents alors que l’escouade antiémeute patiente dans un autobus aux abords du trajet. Plusieurs agents d’infiltration ont aussi été appelés en renfort.

    Ils se sont clandestinement ajoutés aux manifestants pacifiques, avec comme unique mission de localiser et de neutraliser hâtivement les casseurs possiblement glissés parmi les participants. C’est ainsi que les forces de l’ordre se sont assurées d’être à l’affut des moindres variations qui pourraient perturber ce rassemblement de citoyens.

    Le cortège rendu à destination, la foule se masse progressivement entre la scène et la clôture délimitant le périmètre de sécurité du village. Après avoir patienté quelques minutes, pour permettre aux derniers marcheurs de rejoindre le groupe, un premier orateur prend la parole. Aidé d’un puissant mégaphone, il prononce un discours politique enflammé. Sous un tonnerre d’applaudissements, l’homme tout sourire se retire aussitôt son oraison terminée pour faire place à une frêle dame d’une soixantaine d’années.

    Constatant la tournure des évènements conforme aux attentes, les forces de l’ordre se détendent peu à peu. Aucun indice ne laisse présager une montée soudaine de la violence.

    Cette petite femme possède un registre vocal étonnamment puissant. Elle harangue la foule depuis plusieurs minutes déjà, livrant un message de paix, de mondialisation et d’inclusion pour les migrants illégaux, lorsqu’elle est interrompue par l’arrivée intempestive d’une vieille fourgonnette vert forêt. Ayant forcé un barrage policier, cette fourgonnette est poursuivie par plusieurs véhicules, sirènes hurlantes, pour être finalement interceptée à quelques mètres de la scène. Les forces de l’ordre, arme au poing, l’encerclent et commandent aux passagers de sortir, les mains dans les airs. Un à un, très lentement, sans opposer de résistance physique, ils obtempèrent.

    À l’allure vestimentaire des personnes interpellées, une seule conclusion s’impose : ce sont des soldats du 4e Reich. Tous portent le même genre de T-shirt noir, couvert de badges blancs cousus. Sur la manche droite est imprimé le sigle des SS et, sur celle de gauche, l’aigle de fer allemand. À l’avant, à la hauteur du cœur, il y a la croix de fer allemande et, en arrière, le texte intégral, en anglais, des Fourteen Words, slogan de David Lane, un écrivain nationaliste et suprémaciste blanc américain, décédé en 2007.

    Dès qu’ils réalisent avoir retenu l’intérêt des quelques journalistes présents, ces soldats résistent verbalement, chacun à leur manière, à leur arrestation. Certains se mettent à hurler, alors que d’autres exigent de voir leur avocat sur-le-champ. Ils clament haut et fort être victimes de profilage, en raison de leurs opinions politiques, et d’une persécution policière indue.

    Sans prêter la moindre importance à leurs récriminations, les policiers les fouillent minutieusement avant de les menotter, devant les photographes qui mitraillent la scène. Plusieurs manifestants sont surpris et incrédules. Beaucoup, spécialement ceux accompagnés de jeunes enfants, sont soudainement craintifs et démontrent des signes de peur pour leur sécurité physique et celle de leurs proches.

    Jugeant que la situation a atteint son paroxysme, deux hommes s’éloignent lentement de la foule avant que l’énervement généré chez les gardiens de la paix ne se résorbe. Tout en tentant de ne pas attirer l’attention sur eux, ils insèrent chacun un bout de guenille dans le goulot d’une bouteille en verre. Rapidement, car le temps presse, ils la retournent pour humidifier le tissu d’éthanol et, utilisant un briquet Zippo, ils allument leurs cocktails Molotov, qu’ils veulent projeter sur une maison derrière la zone protégée par le périmètre de sécurité.

    Le premier cocktail est mal scellé et laisse couler une bonne quantité d’alcool éthylique enflammé sur la main et le bras du lanceur. Surpris, il tente quand même de l’envoyer, mais il tombe sur le sol à mi-course. Il roule bientôt sur lui-même, sur l’asphalte déjà bouillant, jusqu’à l’extinction des flammes. Le deuxième cocktail est mieux propulsé, mais il termine néanmoins sa trajectoire dans la section des fils barbelés, tout au haut de la clôture.

    C’est sous les hourras et les bravos criés par les quelques passagers de la camionnette, qui n’avaient pas encore été placés dans un fourgon cellulaire, que les militaires ont interpellé, manu militari, les deux lanceurs.

    23 h 43

    Brossard, le 4 septembre

    Une petite maison délabrée est située tout au fond d’un grand terrain laissé en friche. Elle est érigée à distance maximale du boulevard Marie-Victorin pour optimiser l’intimité des propriétaires. Bien qu’elle semble abandonnée, certains indices portent à croire le contraire. À part les véhicules stationnés sur la rue non loin du sentier piétonnier conduisant à la porte principale, rien n’attire l’attention des passants ou des automobilistes. Pourtant, de ténus rayons de lumière filtrent, vers la noirceur extérieure, par de minuscules trous qui constellent, çà et là, les rideaux miteux.

    Le salon exigu est utilisé en tant que salle de réunion. Il est meublé de quelques chaises en bois peu confortables, mais facilement empilables, d’un pupitre servant de lutrin ainsi que d’un support métallique sur lequel sont attachées des feuilles volantes. Sur le mur, derrière les orateurs, est punaisé un grand drapeau nazi à côté duquel est placé, bien en évidence, l’étendard personnel d’Adolphe Hitler.

    À la conférence du jour n’étaient conviés que les membres les plus influents de la droite québécoise, ceux qui, par le passé, ont déjà démontré une certaine ouverture à l’extrême droite, autant par leurs propos que par leurs actions.

    Encore une fois, la réunion s’achève sans qu’aucun d’eux n’ait manifesté d’intérêt à se joindre aux « soldats du 4e Reich ». Pourtant, ils semblent tous d’accord avec la rhétorique de Maxime Tardif. Après leur avoir servi quelques-uns de ses arguments phares les plus percutants, il a déclaré que tous les miliciens du S4R sont résolument contre l’instauration de la charia au Canada, l’immigration massive et les accommodements raisonnables, ce gâchis dans lequel le Québec a été laissé par la commission Bouchard-Taylor. Ils n’approuvent d’aucune façon la signature, par le Canada, du Pacte mondial sur les migrations, qui se traduit ici par des caravanes d’immigrants qui entrent illégalement au pays en utilisant le chemin Roxham, à Saint-Bernard-de-Lacolle. Comme toujours, il conclut son allocution avec force et conviction, en faisant une allusion directe aux Fourteen Words, le crédo des néonazis :

    La race aryenne se doit de défendre la nation contre toutes minorités, visibles ou non, qui veulent nous obliger, nous la majorité, à accepter leurs agissements comme s’ils étaient encore dans leur pays d’origine. C’est pour cette raison que nous avons créé cette milice paramilitaire appelée simplement S4R. Si nos gouvernements ne font pas leur « job », soit de protéger nos valeurs ainsi que nos us et coutumes, nous devons le faire à leur place, avec votre aide et surtout votre soutien, mes frères d’armes, pour le bien de nos enfants blancs, présents et futurs.

    Dès le discours terminé, quelques invités se lèvent pour serrer chaleureusement la main de Tardif et s’entretenir en privé avec lui. La majorité des autres participants, après s’être salués entre eux, quittent prestement la maison.

    Après le départ du dernier aspirant, Tardif, s’assoit pour la première fois de la soirée. À 29 ans, ce solide gaillard de 1 mètre 90 et 92 kilos porte les cheveux coupés en brosse et arbore de multiples tatouages aux bras et au cou. Pensif, il ressasse les grandes lignes de ses propos. Aurait-il pu faire mieux ? Peut-être. On peut toujours être meilleur ! Aucune nouvelle adhésion n’est annoncée à brève échéance, mais il croit sincèrement que son topo fut l’un de ses plus réussis depuis longtemps. Peut-être que quelques-uns des invités se joindront aux soldats du 4e Reich après avoir soupesé les informations reçues sur les principaux dossiers défendus ? I en saura davantage dans quelques jours, lorsqu’il les sondera, un à un, sur le groupe de discussion qu’ils utilisent sur le dark web pour communiquer de manière plus discrète et sécuritaire.

    Le temps commence à presser sérieusement, il sent l’étau se resserrer sur lui. Malheureusement, encore ce soir, la rencontre n’a pas donné les résultats anticipés. Il se demande bien pourquoi. Peut-être que les participants ne sont pas impliqués assez activement dans la droite ? Peut-être ne sont-ils pas suffisamment politisés ? Ou alors, livre-t-il mal son message, dans lequel il croit de moins en moins ?

    Toujours perdu dans ses supputations, Tardif gagne la cuisine. Dans un vieux réfrigérateur, il prend une Molson Ex, qu’il boit à grandes goulées tout en empilant les chaises dans un coin du salon. Il ouvre la porte arrière pour jeter la canette dans le bac de récupération où se trouvent déjà plusieurs dizaines de ses semblables. Il s’assure ensuite de bien verrouiller la porte avec les trois serrures superposées. En cheminant vers la sortie avant, il lance un dernier regard dans les autres pièces. Rien n’y traîne. Satisfait, il quitte le local en laissant claquer la porte principale, qui se barre automatiquement.

    Dans la noirceur de cette nuit sans lune ni étoiles, il lit l’heure sur sa montre-bracelet lumineuse. Constatant qu’il se fait tard, Tardif accélère le pas pour rejoindre son automobile garée dans une rue avoisinante. Il s’engage à pied sur le boulevard Marie-Victorin sous un ciel menaçant, enflammé d’éclairs par moments. Cet orage tant attendu n’est plus très loin maintenant. Il emprunte, à contresens, un sens unique peu achalandé à cette heure du jour, ce qui lui permet de voir s’il est suivi. Il poursuit son chemin sur près de 500 mètres encore, en jetant un regard occasionnel derrière. Même s’il est vêtu, de pied en cap, de vêtements foncés et qu’il déambule sur une route peu éclairée, ses réflexes le poussent à s’en écarter vers le fossé chaque fois qu’un véhicule roule vers lui.

    Il tourne enfin à gauche, sur Robert. Lorsqu’il a choisi cette rue pour immobiliser sa Volkswagen Golf noire, ça grouillait de résidents qui marchaient, jardinaient ou jasaient entre eux pendant que des enfants jouaient au hockey-balle sur cette voie publique peu passante et sans trottoir.

    Poussé par le sentiment d’autoprotection qui l’habite depuis quelques semaines, Tardif sort un contrôle à distance dès qu’il se trouve à une centaine de mètres de sa voiture. Fidèle à sa nouvelle habitude, il s’arrête net de marcher et lance le moteur pour s’assurer de ne pas être victime d’une bombe. Les feux de positionnement de la Golf clignotent alors qu’elle émet une succession de petits bips. Tout lui semble normal. Il jette un ultime coup d’œil derrière lui, satisfait. Il n’a pas été suivi. Il accélère le pas pour franchir les derniers mètres. Après avoir déverrouillé uniquement la portière du conducteur, Tardif s’installe rapidement au volant.

    Juste avant qu’il puisse passer en première vitesse, il entend plusieurs véhicules démarrer simultanément. En un clin d’œil, deux gros VUS noirs sortent des stationnements adjacents et s’arrêtent une fois appuyés aux pare-chocs de la Volkswagen. Complétant ce ballet très bien orchestré, un troisième VUS s’immobilise à gauche de la Golf, à quelques centimètres de la portière. Tardif est maintenant prisonnier. Rompu aux modes opératoires des corps policiers d’élite, Tardif reconnaît la signature de cette formation, appelée « la boîte » dans leur jargon. Cette technique est utilisée lors d’une arrestation dynamique d’un sujet considéré comme potentiellement dangereux. Conscient qu’il est captif de son automobile, Tardif n’a cependant rien à se reprocher pour le moment. Il ne possède rien sur lui de compromettant, ni pour lui-même ni pour l’organisation qu’il a cofondée. Résigné mais en confiance, il place ses mains bien en évidence sur le volant pour attendre l’arrivée de policiers bien armés, normalement au nombre minimum de quatre.

    Fort de plusieurs expériences vécues avec ces escouades d’exception, Tardif réalise vite que quelque chose cloche. Il dispose de beaucoup trop de temps, celui-ci étant l’ennemi numéro un de ces équipes hautement spécialisées. Il décide de l’utiliser pour observer, en alternance, le VUS derrière lui et celui devant. À sa grande surprise, après de longues secondes d’attente, un seul homme en sort. Il est vêtu d’un costume de ville gris, d’une chemise blanche agrémentée d’une cravate et de boutons de manchette ainsi que d’une épinglette qui brille vivement, éclairée par les phares de la Volks. C’est au pas de course, peut-être pour rattraper le temps perdu, que l’homme gagne le côté passager de la Golf. D’une main, il frappe sur l’auto et, en souriant, fait signe de baisser la vitre. Tardif le reconnaît aussitôt. La tension monte de plusieurs crans. L’inquiétude est à son paroxysme, en raison des circonstances particulières entourant leur rencontre.

    C’est cet homme qui a envenimé la relation de Tardif avec son ami et président cofondateur des soldats du 4e Reich, Éric Bélanger, surnommé « Von Manstein » en l’honneur de Erich von Manstein, perçu par certains comme étant le plus grand stratège militaire allemand de la Seconde Guerre mondiale. Tardif sait qu’il doit obtempérer aux demandes de Miville Pronovost, impossible de refuser.

    Dès la vitre baissée, Miville utilise une bombe aérosol pour l’asperger d’une quantité considérable de poivre de Cayenne. Aveuglé par cet irritant qui affecte sévèrement ses voies respiratoires, Tardif éprouve beaucoup de difficulté à inspirer sans tousser. Il se tord de douleur en grognant comme une bête prise au piège. Saisi de puissants hoquets incontrôlables, il ne peut appeler à l’aide et est incapable de garder les yeux ouverts pour voir arriver toute menace, ces derniers brûlant intensément. Miville glisse une main par la vitre descendue et déverrouille les portières. Aussitôt fait, il lève un pouce dans les airs. À ce signal, le VUS à gauche de l’auto recule pour dégager l’accès au conducteur.

    Le commando sur place ne peut, sous aucun prétexte, déroger du plan préétabli et la Volkswagen ne doit pas être incendiée. Même si cette méthode est la plus efficace pour éliminer définitivement toute trace d’ADN. Elle fut amplement utilisée au Québec, durant la guerre des motards, à la fin des années 1990. Si l’on ne peut pas les faire disparaître, vaut mieux alors ne pas en laisser. C’est pour cette raison que l’homme qui ouvre la portière de Tardif est entièrement protégé. De grande taille, mais très mince, il porte des gants de nitrile bleu, un survêtement et sa tête est enveloppée d’un capuchon. Il a complété sa tenue avec des couvre-chaussures blancs, comme ceux utilisés par les policiers sur une scène de crime. Pour lui permettre de respirer sans craindre les effets du poivre de Cayenne et sans larmoyer lorsqu’il sera au volant de la Volks, il a dû aussi utiliser un masque respiratoire qui lui dissimule le visage.

    Miville rejoint son complice. Il met aussi des gants en nitrile et ajuste, à son tour, un demi-masque sur sa bouche et son nez. Ils unissent leurs efforts pour sortir Tardif de l’auto. L’homme, protégé, monte ensuite à bord de la Golf, et les deux VUS reculent pour le laisser partir. Tardif, toujours pris de violents hoquets, est poussé en silence, mais sans ménagement, vers un des VUS, où on l’aide à monter. À l’intérieur, tous les passagers sont déjà équipés pour ne pas être incommodés par le gaz très volatil dont leur cible a été grandement imbibée. Les yeux, le nez et la bouche de Tardif laissent couler en abondance divers fluides corporels, salissant ses vêtements ainsi que la moquette et le siège du véhicule. Miville lui arrache son téléphone cellulaire et va le glisser dans une poubelle en bordure de la rue. Demain, les éboueurs l’emporteront.

    Hugo Sicard, au volant, regarde sa montre en souriant derrière son masque. Minuit, trente-sept. Il est très satisfait du travail de ses hommes. L’attaque a été conclue en un peu moins de 50 secondes, beaucoup plus rapidement qu’espéré dans les scénarios les plus optimistes. C’est à croire que la menace a été surestimée lors de la planification. Sicard sait qu’il devra revoir son mode de collecte d’informations pour les actions futures, afin de maximiser l’efficacité de son personnel. Le renseignement, s’il est fait correctement, représente 90 % du travail.

    5 h 28

    Brossard, le 6 septembre

    Dans la noirceur de la chambre à coucher, le téléphone émet une lumière verdâtre synchronisée avec sa sonnerie. Habituée d’être dérangée par cet engin sûrement créé par le diable pour faire damner les honnêtes gens, Fleure-Ange Desjarlais répond d’une voix ne laissant pas transparaître qu’elle dormait :

    — Oui, hello…

    Après avoir écouté son interlocuteur quelques instants, elle se tourne vers son conjoint et le pousse délicatement pour qu’il se réveille. À l’évidence, ça ne fonctionne pas. Elle le bouscule avec un peu plus d’énergie. Cette fois, il s’étire et murmure quelque chose d’inaudible. Fleure-Ange en profite pour lui mettre en main le téléphone sans fil. Il le place machinalement sur son oreille gauche, les yeux toujours clos, et grogne :

    — Lassonde…

    Sans rien dire de plus, Benoît laisse son interlocuteur parler avant de couper la communication. L’appel n’a duré qu’une trentaine de secondes et, à la grande surprise de Fleure-Ange, il ne s’est pas clôturé par l’habituel « J’arrive ».

    — C’était qui ? demande-t-elle en allumant la lampe sur sa table de nuit.

    — Éthier… renseignements criminels, marmonne-t-il.

    — J’imagine que ça doit être important et que ça ne pouvait pas attendre à lundi matin, maugrée-t-elle.

    Benoît Lassonde s’étire en ouvrant les yeux avant de répondre :

    — À ce que j’en sais, non. Vu que nous sommes samedi… il craignait que l’information se perde pendant la fin de semaine et qu’elle ne se rende pas jusqu’à moi… Une de mes sources s’est fait enquêter hier soir, au Centre de renseignements policiers du Québec.

    — Y’é donc ben drôle, lui. Il t’appelle en pleine nuit juste pour te dire ça ?

    Maintenant un peu plus éveillé, Lassonde se tourne vers Fleure-Ange et poursuit l’explication :

    — Oui, c’est la règle. Dès que le nom d’un sujet est entré comme personne surveillée de niveau trois, et qu’il est vérifié au CRPQ, ils ont l’obligation d’aviser, dans les plus brefs délais, l’auteur de cette inscription.

    — Tu vas en faire quoi, de cette information, en pleine nuit ?

    — J’appellerai MC2 tantôt pour savoir la raison de ce contrôle. J’imagine qu’à cette heure-ci, elle doit dormir… exactement comme nous le faisions…

    — Qui est cette MC machin-truc ?

    — Excuse-moi. C’est Marie-Claude Campeau.

    — Je ne la connais pas, elle.

    — C’est la jeune partenaire de Marcelin Sainte-Croix, le Frisé aux crimes contre la personne. C’est d’elle qu’émane cette demande.

    — Il est 5 h 30, remarque Fleure-Ange en regardant l’heure sur son réveil, résignée à l’idée que, encore ce matin, il n’aura pas besoin de sonner. T’as pas envie de te lever et de commencer ta journée tout de suite j’espère ?

    — Non. Pour l’instant… la seule idée qui me traverse l’esprit, c’est de me rendormir le plus vite possible… si tu arrêtes de me bombarder de questions. Je l’appellerai à une heure plus convenable comme… après le déjeuner, par exemple. Bon, on dort maintenant ?

    Aussitôt la conversation terminée, elle éteint la lampe sans rien ajouter. Lassonde se replace dans le grand lit. Il se love dans le dos de Fleure-Ange et l’enlace fermement. Ils espèrent vite retrouver le sommeil afin d’être fin prêts pour cette longue journée de ménage prévue depuis des lustres, mais toujours repoussée pour différentes raisons.

    Aussitôt le lave-vaisselle rempli et mis en fonction, Lassonde sort sur la galerie arrière après avoir embrassé tendrement Fleure-Ange, affairée à prioriser les différentes étapes du ménage.

    La pluie diluvienne qui a perduré plus de 30 heures s’est finalement arrêtée au petit matin. Tous les nuages ont battu en retraite pour céder la place à un soleil radieux. Lassonde, tout en lissant sa queue de cheval sel et poivre, observe attentivement le jardin, faisant une ultime inspection de confirmation des travaux qu’il juge nécessaires à apporter cet automne. La majorité des vivaces de grande taille sont recourbées sous le poids de l’eau, comme si elles le saluaient bien bas en cette belle matinée. Les plus petites sont droites comme des chênes, supportant plus facilement cette charge excédentaire. En se penchant vers elles, Lassonde voit de minuscules arcs-en-terre à l’intérieur des gouttelettes exposées aux rayons de l’astre du jour. Il tente, sans succès, d’immortaliser cette vision en prenant quelques clichés avec son téléphone intelligent, même s’il sait que rien ne vaut sa Nikon numérique.

    Déçu par son manque de talent en macrophotographie, mais plus encore par les lacunes de son équipement, il quitte l’herbe imbibée d’eau pour retourner au sec, sur la galerie. Il s’assoit, dos au soleil, sur la marche la plus haute. Il recherche dans l’annuaire de son cellulaire le numéro de MC2, mais ne trouve pas l’information. Peut-être parce que Marie-Claude est nouvelle à l’escouade ? Il décide d’appeler son ex-partenaire et ami, et compose son numéro de mémoire.

    — Salut, Frisé ! Comment vas-tu ?

    Après avoir échangé quelques propos sur des sujets qui leur tiennent respectivement à cœur, comme la saison du Canadien qui s’ouvre le mois prochain et les succès des Alouettes au football canadien avec leur quart-arrière recrue, Lassonde en vient au but réel de son appel :

    — Vu que je n’ai pas le numéro du portable de ta partenaire, il y a quelque chose que je voudrais que tu me dises, mon Frisé.

    — Quoi donc ?

    — Sais-tu pourquoi MC2 a vérifié Maxime Tardif au CRPQ, hier soir ?

    — Oui. C’est moi qui lui ai demandé de le faire…

    — Pourquoi ?

    — T’as pas lu les journaux, ce matin, toi !

    — Pas encore. J’aurais dû ?

    — En tout cas, tu y aurais trouvé la réponse à ta question.

    — Et… quelle est-elle ?

    — Tardif a été retrouvé sans vie, sur la piste cyclable qui serpente derrière la rue Ravel, à Brossard.

    — Ah non !

    Après un moment de silence nécessaire pour digérer la nouvelle et se remettre de ses émotions, Lassonde demande d’une voix neutre :

    — Il est mort comment ?

    — À première vue, meurtre par arme à feu, mais… très mal déguisé en suicide. Cette théorie est à confirmer par le médecin légiste lors de l’autopsie, lundi matin… Mais, si tu n’as pas lu les journaux, comment tu as fait pour savoir qu’on a eu affaire à lui ?

    — Il était PSU 3 pour moi. C’était une de mes sources depuis mes débuts à l’antigang, mais encore plus depuis qu’on doit travailler sur les groupes d’extrême droite.

    — Ah ! Bon. Je comprends ton intérêt. Était-il en mission pour toi ?

    — Pas du tout ! Il ne l’a jamais été, d’ailleurs. Tardif n’était pas un agent civil d’infiltration. C’était simplement un informateur comme un autre. Il m’appelait quand il voulait me prévenir de certaines choses ou avait des renseignements à me vendre. Ni plus ni moins, juste une source normale ! Comme on en a tous…

    — OK, ça répond à ma question.

    — Il a été retrouvé derrière la rue Ravel, tu dis ?

    — Oui, sur la piste cyclable. Attends une minute que je ne te dise pas de niaiseries… Si ma mémoire est bonne, c’est en arrière du 700.

    — Ça te dérange si je vais fouiner sur la scène de crime ? Je ne veux pas que tu t’imagines que je pense que t’as mal fait ton travail et que je dois regarder par-dessus ton épaule…

    — Absolument pas ! On se connaît depuis tellement longtemps que l’idée m’aurait même pas effleuré l’esprit. Nous sommes restés sur place plusieurs heures, hier. Dans les pires moments, les orages ont laissé quelques centimètres d’eau sur le terrain. Tout flottait, mais on a essayé de protéger la scène du mieux qu’on pouvait. On y a trouvé très peu d’indices. Tu voudrais que je t’y rejoigne ? J’ai du temps en masse devant moi et…

    — Non, c’est pas nécessaire, le coupe Lassonde. Je souhaite juste explorer un peu, question de me faire une tête. Tu as une idée de la manière dont Tardif est arrivé là ?

    — On a localisé sa Volkswagen à quelques centaines de mètres du corps, sur la rue Richelieu, pas très loin de la piste cyclable. Au début, on savait pas que c’était la sienne. On a juste trouvé bizarre qu’une auto ait les vitres et le toit ouvrant grands ouverts pendant un tel déluge. C’est quand on a fait des vérifications au bureau d’enregistrement de la SAAQ qu’on a réalisé qu’elle appartenait à Tardif, pis qu’on l’a examinée de plus près. L’intérieur avait des allures de piscine. On a dû vider l’eau avant de faire remorquer la Volks dans le garage du poste de police. L’Identité judiciaire y cherchera des indices et de l’ADN lorsqu’elle aura suffisamment séché.

    — Tu disais que le meurtre a été mal déguisé en suicide…

    — Écoute-moi, Ben. Il tenait une arme à feu dans sa main droite et c’est la première fois de ma carrière que je vois quelqu’un attenter à sa vie avec un silencieux. Si tu te fous de laisser ton auto toutes vitres ouvertes sous une pluie torrentielle, tu dois bien te contrefoutre de voisins que tu connais ni d’Ève ni d’Adam qui feront un saut lorsqu’ils entendront la détonation. J’me trompe ?

    — T’as raison. Ça m’apparaît être une excellente déduction… faite par un enquêteur attentif aux petits détails.

    — Bah ! Graisse pas trop épais. J’ai eu la chance d’apprendre du meilleur dans la profession. C’est-à-dire… toi !

    — Arrête les compliments, le Frisé, ça pourrait me monter à la tête…

    — Pas de danger que ça t’arrive… c’est pas ton genre et en plus, t’as pas de tête, répond-il en riant franchement.

    — Bon, il faut que je te laisse. Merci pour ces informations. Mais… attends une minute… j’pense à ça… t’as bien dit qu’il tenait l’arme avec la main droite ?

    — Oui, en plein ça !

    — J’suis pas certain à 100 %, mais… si j’me souviens bien, Tardif était gaucher. J’te confirmerai ça lundi matin… Un autre indice qui devrait te permettre de croire que t’es devant un cas de meurtre, mon ami. Redouble de prudence pour détecter et documenter tous les détails, ils te supporteront dans ton dossier.

    Lassonde n’a pas bougé depuis qu’il a coupé la communication. Perdu dans ses pensées, il réfléchit à ce qu’il vient d’entendre et s’interroge sur l’identité possible des personnes qui auraient intérêt à voir Tardif six pieds sous terre. Une question le titille encore plus que les autres. Qui va jouir directement de sa mort ? Cette disparition annonce-t-elle un renouveau, une purge interne, ou des changements dans les manières de faire des soldats du 4e Reich ? Trouvaient-ils Tardif trop mou, moins convaincant qu’il l’avait déjà été ?

    Déjà, des embryons de réponses commencent à se frayer un chemin dans son esprit. Les auteurs de cet homicide pourraient être des membres actifs de regroupements extrémistes qui ne partageaient pas les points de vue de Tardif. Le ou les meurtriers pourraient aussi être des personnes qui enviaient son statut particulier

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