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L' ENTRECRITURE DE MARGUERITE DURAS: Du texte au film en passant par la scène
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L' ENTRECRITURE DE MARGUERITE DURAS: Du texte au film en passant par la scène
Livre électronique431 pages5 heures

L' ENTRECRITURE DE MARGUERITE DURAS: Du texte au film en passant par la scène

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À propos de ce livre électronique

Cet ouvrage invite à suivre au plus près les mouvements d’oscilla­tion de l’écriture de Marguerite Duras – d’un genre médiatique à l’autre – et les modulations d’une trame narrative présente d’une œuvre à l’autre : la romance, la jeune fille et l’amant, le bal… La « nature indécise » de la langue durassienne est ici révélée, décor­tiquée, par une relecture attentive et enthousiaste de l’auteure. Celle-ci met au jour un aspect inexploré de l’esthétique de l’artiste en comparant un triple corpus (littérature, théâtre, cinéma) et se penche notamment sur les croisements entre poétique et politique dans leur relation à l’Histoire, ainsi que sur les aspects subversifs qui marquent l’entrécriture de Marguerite Duras.
LangueFrançais
Date de sortie18 sept. 2018
ISBN9782760639157
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    Aperçu du livre

    L' ENTRECRITURE DE MARGUERITE DURAS - Julie Beaulieu

    INTRODUCTION

    Dominique Noguez dit qu’«aimer quelqu’un, c’est beaucoup de choses» (2001: 17). Aimer Marguerite Duras, c’est forcément être passionnée d’elle, du personnage mythique qui s’est développé au fil des années, et à plus forte raison de son écriture: cette manière qui est sienne, et singulièrement poétique, de dire les choses pour mieux les faire exister.

    L’écriture durassienne fascine et intrigue; elle engage le corps entier, le bouleverse. Elle fait éclater la notion du genre, transgresse les conventions de la représentation, met en scène les tabous. De nature subversive, elle n’a aucune limite ni frontière. Elle voyage, tragique et douloureuse, va et vient telle la marée qui lèche le sable d’une plage désertée, à l’image du marin de passage qui prend Aurélia pour ainsi la nommer, dans ce même mouvement des corps qui s’enlacent. Revenir inlassablement sur les traces de l’effacement pour en arriver au creux de l’écriture, clé de cet enchantement du texte, de cet envoûtement sublime de l’image au contact de la voix, la sienne, qu’on nomme durassienne, reconnaissable à son timbre unique. Sonder l’image créée par le texte, descendre dans ses profondeurs intimes, tel est le projet de cette étude: interroger le texte et l’image, questionner l’entre-deux qui les unit et les sépare à la fois, sur la scène comme à l’écran. Répondre à cet appel d’une écriture exigeante, parfois intolérable, qui ébranle les systèmes et conventions de la tradition logocentrique.

    Cette descente vertigineuse au cœur de l’écriture durassienne demeure cependant risquée. Danger, d’une part, de répétition, tant l’écriture de Marguerite Duras multiplie les publications scientifiques, toujours plus fécondes, comme si, à l’image même de la réécriture qu’elle met en pratique, la critique repassait inlassablement sur ses propres pistes, en proie au mystère d’une écriture dont la magie réside dans les méandres de son récit, qui invite au même et à l’autre1. Danger, aussi, une fois penché sur la mer lisse du miroir durassien, de se noyer dans les eaux troubles d’une vie entièrement consacrée à l’esclavage de l’écriture2: production dense, abondante et circulaire. Cependant, le plus grand danger pour qui aspire à une meilleure connaissance de l’œuvre durassienne demeure la perte de cette fascination troublante. Risque bien réel pour qui tente de découvrir comment l’écriture se fait, comment elle «s’écrit», là, sous les yeux du public de cinéma. Comment opère la magie du texte (des voix) sur la scène et à l’écran? Que se cache-t-il derrière cette singularité, cette profondeur douloureuse de l’écriture durassienne, qui fait qu’on l’adule ou la déteste, toujours avec ce même élan d’enthousiasme?

    Écrire sur Marguerite Duras, sur son œuvre, est contagieux. C’est également un paradoxe, selon Noguez, qui a bien connu l’auteure et a aussi tenté, à plusieurs reprises, d’accéder aux «mystères» de son écriture:

    Paradoxe, car il s’agit en somme d’aller jusqu’à savoir imiter ce qui est en principe inimitable. Faux danger, vain paradoxe. Car l’enchantement, conscient, parfois redouble: la lecture devient co-création – «création dirigée», disait Sartre – et on a l’émotion d’inventer presque en même temps que l’écrivain ces tournures imprévues qui sont sa vérité et sa fraîcheur. Et l’on peut bien imiter, c’est-à-dire retrouver la respiration, les types de mots, les tics, même: l’essentiel, l’aptitude à varier soudain, à surprendre, reste hors de portée (2001: 17-18).

    Jouissance divine de la lecture et de l’écriture, qui passent et repassent sur ce qui a été lu, vu, entendu. Produit «éhonté» d’une paraphrase consciente qui voit dans l’imitation un moyen légitime d’accéder à une meilleure compréhension de l’œuvre, ou d’y rendre hommage sans toutefois arriver à faire naître l’étonnement que suscite une tournure «illisible» et le sentiment trouble qui s’en dégage. Illisible, l’écriture durassienne? Certes minimaliste, voire essentielle au sens de suffisante, mais non pas incompréhensible ni impénétrable. Car en fait, comment reprocher à une écriture sa brièveté qui fait d’elle un chant poétique gorgée d’images tragiques et sublimes?

    Pourquoi alors prendre un tel risque? Sans doute parce que l’écriture durassienne est illimitée. Elle offre une infinité de correspondances qui dessinent des parcours multiples et variés, une cartographie inachevée du livre à venir comme du film à faire, qui sommeille, lovée au creux du texte. Parce qu’il y a toujours à dire, à démystifier et à comprendre, parce que l’œuvre de Marguerite Duras apparaît inépuisable et qu’elle épouse, mieux que toute autre, ce mouvement de va-et-vient qui caractérise à la fois l’œuvre et la femme qui écrit; une forme d’entre-deux. L’entre-deux-textes, l’entre-deux-genres comme l’entre-deux-pratiques, décrivent l’essence même d’une écriture subversive que je nomme entrécriture, et que je souhaite appréhender dans cette étude comparée de la littérature, du théâtre et du cinéma durassiens.

    Les prémisses d’une entrécriture

    Sensible aux approches philosophiques et intermédiales susceptibles d’éclairer l’analyse d’un corpus réduit de l’œuvre durassienne3, cet essai vise à mettre en lumière la singularité d’une écriture hybride en embrassant, dans un même mouvement, plusieurs de ses pratiques: textuelle, scénique et filmique. La porosité de l’écriture durassienne, reconnaissable dans ce mouvement d’oscillation d’une forme à l’autre, d’un genre et d’une pratique à l’autre, invite à analyser l’imbrication des différentes écritures comme leur modulation. Considérer l’ensemble des pratiques durassiennes évite alors, et au mieux, de les cloisonner dans des catégories ciblées et contraignantes. Dans son fonctionnement interne, l’œuvre durassienne se déploie à partir de la pratique de la réécriture, qui est proche parent du procédé des vases communicants. Duras voyage, au fil des années, d’une œuvre à l’autre, d’un genre à l’autre et d’un média à l’autre dans une certaine forme de ressassement qui participe de la singularité de son écriture; cette impression quasi rassurante d’avoir déjà lu, vu ou entendu un nom, un passage, une voix.

    Sa production textuelle se voit ainsi transformée par une écriture visuelle, voire scénique. Duras fonde sa littérature, à l’instar de son écriture romanesque, sur le cinéma (notamment le scénario) tout en faisant appel à des procédés scéniques (issus du théâtre), résultant en un texte hybride et un cinéma singulier dont India Song est sans aucun doute exemplaire (chapitre 6). Sa mise en forme, résultat d’un entre-deux (entre le texte et le film, par exemple, ou entre la scène et l’écran), et son caractère inachevé, font écho à des notions appelant à la mouvance, à l’ouvert et aux possibilités: entre autres le scéno-texte (Pier Paolo Pasolini), le devenir (Gilles Deleuze et Claire Parnet) et l’entre-deux (Daniel Sibony). Ces notions, essentielles à l’exploration de l’entrécriture, seront discutées et rappelées en filigrane du parcours durassien que propose l’ouvrage.

    Dans le cas représentatif d’une écriture qui émerge à la frontière des genres, des pratiques comme des discours, il m’a semblé pertinent de me pencher sur l’écriture théâtrale de Marguerite Duras, tant le texte de théâtre avoisine le texte filmique. Mon premier réflexe fut d’associer rapidement le théâtre à l’entre-deux-pratiques parce qu’il s’érige, à l’exemple du cinéma, essentiellement sur le texte. Il est vrai que la scène du théâtre durassien demeure l’espace privilégié d’un imaginaire créé de toute pièce par les voix et les corps qui font images; les actrices et acteurs durassiens n’incarnent pas des personnages au sens littéral du terme. Cette image des corps, suspendue aux voix et médiatisée par le regard du public de cinéma, est offerte ici et maintenant comme à distance, du moins dans la configuration traditionnelle de la salle de spectacle, similaire par ailleurs à celle de cinéma4. Le théâtre durassien met en scène la poésie du texte, par exemple son rythme, ses sonorités et les images qu’il peut éveiller. Le texte de théâtre se fait également cinéma à sa lecture alors qu’il génère, tel le scénario de film, une création imaginaire – donc virtuelle – d’images. La lecture actualise les potentialités infinies du texte, plus précisément du mot, en tant que Marguerite Duras y accorde une importance toute particulière. Elle l’élève bien au-delà de l’unique représentation, qu’elle soit scénique ou écranique.

    Mon expérience de l’œuvre durassienne pointe vers le caractère filmique des textes et les qualités poétiques de son cinéma, qui convergeraient dans une écriture scénique (le texte de théâtre) qui les contiendrait toutes. C’est à ce moment de ma réflexion que sont intuitivement entrés en scène India Song et Le Camion, textes et films clés de cette étude. India Song se présente sous une forme qui oscille entre le texte de théâtre et le scénario de film alors que Le Camion, exemplaire de l’écriture filmique durassienne des années 1970, met en scène une lecture qui aurait très bien pu se faire ailleurs, au théâtre par exemple, en plus de montrer un film en train de se faire sous les yeux du public de cinéma. Le Camion fait la mise en scène d’une parole lue dont le texte est l’essence. Duras a dit de son film qu’il contient «tout l’écrit du monde» (C 106). Il est donc possible d’affirmer à sa suite qu’India Song, au même titre que Le Camion, contient tout l’écrit; c’est-à-dire le texte et le film dont le théâtre, une forme intermédiaire et intermédiale, se présente comme une entre-deux-écritures.

    Cependant, il s’est rapidement avéré que l’entre-deux-pratiques, l’entre-deux-genres comme l’entre-deux-discours, ne pouvait se limiter à l’écriture scénique. De fait, l’écriture de Marguerite Duras est essentiellement une entrécriture. À partir de Moderato cantabile, texte considéré comme un premier point de rupture dans l’œuvre, et de manière encore plus marquée à la suite de Détruire dit-elle, une seconde rupture, plus violente cette fois, l’écriture émergeant de l’entre-deux-genres, de l’entre-deux-pratiques comme de l’entre-deux-discours – d’où sa nature fondamentalement intermédiale. L’écriture durassienne se loge dans l’entre-deux, jaillit de l’entre-deux: entre deux états, deux mondes, deux temps, deux lieux, deux pratiques. Le texte durassien s’ouvre ainsi sur un vaste réseau de possibilités et d’entrelacements: un autre texte, une autre scène, un autre écran.

    Les qualités poétiques du cinéma de Marguerite Duras, issu en partie du littéraire, et le pouvoir allusif de l’image filmique sur laquelle se construisent certains textes, dont Un Barrage contre le Pacifique et L’Éden Cinéma, annoncent non seulement les films à venir, souvent porteurs d’un «devenir-texte» ou d’un «devenir-film», mais aussi une conceptualisation et une pratique filmique singulières, similaires en cela au cinéma d’avant-garde (3e partie). Chercher le fonctionnement de l’écriture durassienne, tenter la définition de cette entrécriture, c’est aussi lire dans les textes et les films une forme d’utopie: une conception idéale et transgressive du cinéma qui souhaite la mort de l’image filmique, ou plus justement l’abolition de la représentation mimétique qui, pour Marguerite Duras, tue l’imaginaire des spectatrices et spectateurs.

    La cinéaste de la signification

    Noguez parle de Marguerite Duras comme d’une cinéaste de la signification (2001a: 21). Sans les écrivaines et les écrivains, sans leur vision particulière du monde, le cinéma aurait pu courir à sa perte. Les cinéastes du Nouveau roman ont effectivement permis de jeter un regard neuf sur le septième art. Ces visionnaires ont su engager un rapport nouveau entre le public, désormais devenu des lectrices et lecteurs, et l’écran lumineux de la salle de cinéma, en plus d’engendrer une nouvelle perception de l’image cinématographique selon le philosophe Gilles Deleuze5. D’où l’importance des éditions critiques vidéographiques d’Alain Robbe-Grillet et de Marguerite Duras6, qui ont vu le jour dans les années 1980, et qui ont permis à cette époque une lecture plus fine des films.

    Dans l’avant-propos à La Couleur des mots, Pascal-Emmanuel Gallet souligne que la sortie de ces films sur vidéocassettes a fait de nous de véritables lectrices et lecteurs, et non plus de simples spectatrices et spectateurs (Duras 2001: 7). Avec Duras et Robbe-Grillet, c’est l’entièreté de notre rapport au cinéma – à l’image – qui s’est vu transformé, ce qu’a favorisé l’édition vidéographique critique selon Gallet, qui cite l’avant-propos de l’édition vidéographique de Robbe-Grillet:

    La référence à la lecture et au livre s’impose dès l’avant propos [sic] de 1982, qui soulignait la faculté pour le nouveau «lecteur-spectateur» d’enfin réellement connaître les films qu’il aime, de «les voir et revoir, en entier ou par morceau, les lire comme on lit un livre, en revenant en arrière, en s’arrêtant sur un passage, en les feuilletant» (Duras 2001: 7)7.

    Une nouvelle relation aux films est alors établie grâce à la vidéo, technologie révolutionnaire à l’époque comme l’est le support numérique depuis la fin des années 1990. C’est à partir de ce moment que la critique a pu faire de l’analyse filmique une activité scientifique au même titre que l’analyse littéraire. Par ailleurs, le terme «lecture» convient parfaitement aux films réalisés par Duras et Robbe-Grillet, qui entretiennent de forts liens de parenté tout en étant singulièrement différents.

    Noguez remarque également que les écrivaines et écrivains, comme les artistes d’autres disciplines, sont des figures avant-gardistes du cinéma. C’est ainsi que Duras et Robbe-Grillet ont su libérer le cinéma des affres de la commercialisation par le «truchement» de la littérature, sans jamais verser dans la simple adaptation du texte au film. Les cinéastes, écrivains, écrivaines et artistes sont pour Noguez des personnages qui arrivent à «défiger le cinéma» (2001a: 17). L’innovation cinématographique – qui passe entre autres par les marges de sa production, à l’image des avant-gardes, du cinéma expérimental, underground et indépendant – n’aurait pu voir le jour sans la collaboration des écrivain.e.s et des artistes. L’évolution des formes cinématographiques aurait-elle été la même sans leur vision parfois subversive? Certainement pas. C’est pourquoi l’apport esthétique et politique des textes et films durassiens demeure essentiel non seulement à l’histoire de la littérature, du théâtre et du cinéma, mais aussi à l’histoire des idées, donc à l’évolution de la pensée contemporaine8.

    Le texte

    Dans l’esprit de Marguerite Duras, le texte est roi. Toutefois, est-il aussi déterminant, voire plus important que la voix sur laquelle repose la majorité de ses films? Tenter l’expérience cinématographique durassienne, c’est d’abord et avant tout expérimenter une lecture à l’écran. La structure filmique s’érige à partir du texte, cependant proféré par des voix qui portent littéralement le récit. Les voix durassiennes, originelles en tant qu’elles rappellent le texte, plus justement l’hypotexte, reviennent à lui inlassablement. L’hypertextualité de Gérard Genette, un type particulier de transtextualité, peut servir à expliquer le processus intertextuel de la réécriture qui, au contact de l’écran et de la scène, devient intermédial – ou du moins peut être interprété comme tel. Genette définit l’hypotexte comme suit: «J’entends par là toute relation unissant un texte B (ce que j’appellerai hypertexte) à un texte antérieur A (que j’appellerai, bien sûr, hypotexte) sur lequel il se greffe d’une manière qui n’est pas celle du commentaire» (1982: 13)9. Il s’agit d’un phénomène de transformation comme le notera plus loin l’auteur:

    Cette dérivation peut être soit de l’ordre, descriptif et intellectuel, où un métatexte (disons telle page de la Poétique d’Aristote) «parle» d’un texte (Œdipe roi). Elle peut être d’un autre ordre, tel que B ne parle nullement de A, mais ne pourrait cependant exister tel quel sans A, dont il résulte au terme d’une opération que je qualifierai, provisoirement encore, de transformation, et qu’en conséquence il évoque plus ou moins manifestement, sans nécessairement parler de lui ou le citer (1982: 13).

    À partir d’une même trame narrative se crée un nouveau texte (ou film) dont la portée significative reste vaste. Le lecteur-spectateur10 retourne constamment au texte parce que l’écriture et ce faisant la lecture durassiennes fonctionnent par ramifications. Ce sont là des principes fondamentaux de la réécriture (le retour à la source-texte et l’ouverture du texte sous la forme de ramifications), une technique d’écriture privilégiée par Duras. Cette façon de concevoir l’écriture illustre bien la portée narrative des voix durassiennes. Les voix appellent et rappellent, comme le texte, la situation originelle de l’expression: la parole, système d’expression orale inscrit au sein même du texte.

    La parole et l’écriture

    L’être humain a-t-il parlé avant d’écrire? Le discours anthropologique soutient l’antériorité du langage oral par rapport au langage écrit alors que l’écriture, selon cette logique de l’évolution humaine, s’avère un complément de l’oral. Walter Ong, spécialiste de l’oralité, se fait catégorique sur ce point: «The basic orality of language is permanent» (2002: 7). La préséance de l’oral sur l’écrit se voit d’ailleurs confirmée par le fait que des quelques milliers de langues parlées au cours de l’histoire de l’humanité, seulement 106 ont développé un système d’écriture suffisamment avancé pour produire une littérature. Au tournant des années 2000, seules 78 des 3000 langues possèdent leur propre littérature. La philosophie du langage adopte un point de vue similaire, à savoir que l’écriture demeure un support transposé de la parole humaine, apparu tardivement par rapport au langage (Auroux et al. 2004: 49-50).

    Le philosophe Jacques Derrida s’est penché sur la complexité des rapports entre l’oral et l’écrit. Dans son ouvrage De la grammatologie, paru aux Éditions de Minuit en 1967, il réfute l’antériorité de l’oral. Ce refus a causé tout un émoi dans la communauté scientifique d’autant plus que le philosophe semble user d’un glissement de sens dans son emploi du mot écriture11. Outre cette maladresse de l’argumentaire, qui peut éventuellement poser problème pour les tenants d’une approche plus traditionnelle du langage, la réflexion proposée par Derrida – qui n’est ni plus ni moins qu’un essai de déconstruction de la pensée moderne érigée en dogme – sous-tend ma lecture des écritures durassiennes. Voici les deux thèses de son ouvrage résumées ici:

    [1] L’écriture est inscrite dans la nature du langage, avant même sa réalisation vocale.

    [2] La métaphysique occidentale, en matière de langage, est entachée d’un préjugé logocentrique. Ce préjugé consiste à soutenir la primauté de la parole sur l’écriture et tient à la phonétisation de cette dernière. Il vaut pour la linguistique, d’où la nécessité d’une nouvelle discipline, la grammatologie (Auroux et al. 2004: 75-76).

    Ces deux thèses, bien que problématiques selon Auroux et al., servent à la fois de point de repère et de rupture pour la pensée contemporaine française. Elles définissent une articulation spécifique de la pensée, une manière distincte d’appréhender le langage, le monde et sa représentation, qui est proche parente de l’abstraction poétique à certains égards.

    La déconstruction rappelle la «méthode» utilisée par Duras, la réécriture, essentielle au processus de création, mais je reste néanmoins prudente face à une telle comparaison qui pourrait sembler fort intuitive. Je ne prétends pas que Marguerite Duras pratique la déconstruction au sens littéral du terme, bien qu’elle ait souhaité sa vie durant, selon les propos tenus par Luc Chessel, tout casser: «Jeune cinéaste, Marguerite Duras veut tout casser. Elle le dit elle-même sur le tournage de Détruire dit-elle. Elle le dit toute sa vie, qu’il faut tout casser, qu’elle veut tout casser» (Lounas 2014: 11). La déconstruction, du moins, participe du processus d’écriture qui engage, chez Duras, à la fois les pulsions de mort (destruction) et de vie (création), chères à la psychanalyse, et dont font état les nombreux passages du texte au film et du film au texte au sein de l’œuvre durassienne. Comme toute production culturelle, les textes et les films de Marguerite Duras s’inscrivent dans un contexte social, politique et historique singulier. Il ne s’agit donc pas, dans le cadre de cette réflexion, de juger de la validité de la preuve ou de la qualité scientifique de la démonstration derridienne. Cependant, et malgré le débat concernant la French Theory (notamment «l’effet Sokal12»), je considère capitale la réflexion de Derrida. À tout le moins, elle me permet de considérer le rapport entre l’oral et l’écrit sous un autre angle.

    Selon Derrida, le langage «originel» aurait toujours été lui-même écriture (1967a: 82). Réfuter si catégoriquement l’antériorité de l’oral amène le philosophe à redéfinir l’écriture et son rapport à l’oralité. Derrida propose le concept d’archiécriture, qui convoque en un même lieu l’oral et l’écrit, c’est-à-dire l’empreinte, sans toutefois la possibilité d’une hiérarchisation des termes. Ainsi existe-t-il, entre la parole et l’écriture, une tension constante qui ne se voit en aucun cas régie par un rapport de force. Personne n’arrive premier ni dernier tant qu’il n’y a pas de course. Selon ce principe, l’écriture ne peut être considérée comme la reproduction de la langue parlée. Plus qu’une simple graphie, l’écriture est à la fois l’articulation et l’inscription de la trace13.

    Dans l’esprit derridien, la trace est originaire mais non originelle, c’est-à-dire qu’elle véhicule l’impossibilité d’une origine, d’un centre ou d’un noyau essentiel: la trace comme une figure de l’entre-deux. La trace est «l’origine absolue du sens en général. […] La trace est la différance qui ouvre l’apparaître et la signification» (Derrida 1967a: 95). La trace «appartient au mouvement même de la signification, celle-ci est a priori écrite, qu’on l’inscrive ou non, sous une: forme ou sous une autre, dans un élément sensible et spatial, qu’on appelle extérieur» (ibid.: 103). En tant qu’archiécriture, la trace demeure la première possibilité de la parole. La trace, ce qui est inscrit sur un matériau, qu’il s’agisse du papier, de la pellicule ou des parois d’une grotte, pour référer aux Mains négatives de Marguerite Duras, est une forme d’archiécriture et c’est dans cet esprit – voire dans l’ombre derridienne – que je considérerai l’écrit durassien.

    La voix et l’écrit sont les deux éléments constitutifs d’une trajectoire a-parallèle, pour reprendre la terminologie employée par le philosophe Gilles Deleuze dans son ouvrage Dialogues, coécrit avec Claire Parnet, qui définissent les différents rapports entre les écritures durassiennes: textuelles, scéniques et écraniques14. La voix et l’écrit entretiennent une relation d’interdépendance du type «guêpe-orchidée» dans laquelle chacun attire l’autre par une force d’attraction singulière, sans que les éléments se confondent, sans que l’un ne précède l’autre (Deleuze et Parnet 1996: 9). La voix et l’écrit se suivent côte à côte, voyagent l’un au-dessus de l’autre et à distance, comme disposés sur une diagonale imaginaire, en décalage l’un par rapport à l’autre. Cette distance plus ou moins arbitraire demeure une donnée essentielle à la construction du sens qui, à l’écran comme sur la scène durassienne, se produit dans l’entre-deux: entre la voix et l’écrit. La représentation cinématographique est, tout comme les caractères imprimés sur une page blanche (qu’il s’agisse d’un roman ou d’un texte de théâtre), une trace; celle de lumière captée sur une pellicule photosensible. Quelle est donc la nature de cette relation entre la parole et l’écrit dans la pratique durassienne? Comment dialoguent la parole et l’écrit au sein d’une écriture de l’entre-deux? La hiérarchisation entre les deux termes, parole et écrit, est-elle définitivement abolie ou le texte (ce qui est écrit) affirme-t-il invariablement sa suprématie sur ce qui est dit ou entendu?

    Parce qu’il se fonde sur les voix, sur la parole, le texte durassien s’inscrit dans une tradition orale qu’il me semble possible d’associer au mythe, à la légende et au conte, à l’exemple du film Le Camion, dont la mise en scène d’une lecture à haute voix entre Duras et le jeune comédien Gérard Depardieu rappelle le temps de l’empreinte originelle, celui des Mains négatives:

    On appelle mains négatives les peintures de mains trouvées dans les grottes magdaléniennes de l’Europe Sud-Atlantique. Le contour de ces mains – posées grandes ouvertes sur la pierre – était enduit de couleur. Le plus souvent de bleu, de noir. Parfois de rouge. Aucune explication n’a été trouvée à cette pratique (MN 93).

    Temps d’une mémoire infinie et intemporelle: le temps du Commencement. La mise en scène du Camion préfigure la préhistoire de l’écriture, celle de ces mains symbolisant la naissance de l’écrit. Ces mains, qui font trace sur les parois de la grotte, comme une forme d’archiécriture. La parole précède ces empreintes alors que ces grottes marquent un passage: rencontre entre la parole et l’empreinte (l’écrit), moment et lieu de leur mise en scène. La parole se fait-elle alors acte de création dans le film Le Camion? Installés dans une chambre noire (une chambre d’écriture), Duras et Depardieu dialoguent, recréent oralement la scène originelle; l’écrit sur la page blanche, qui retient en son sein le film à faire et dont l’histoire ne sera jamais tournée, mais seulement lue. Néanmoins, la parole échappe-t-elle à la trace?

    La parole durassienne symbolise le lieu à la fois éphémère et virtuel de la création. C’est l’imaginaire, l’étendue de ses possibilités. La parole dans le film Le Camion passe par la lecture, et ce faisant par l’écrit, puisqu’inscrite dans le texte suivant la conception derridienne. L’essentiel du Camion réside ainsi dans le dialogue entre l’homme et la femme, rédigé par Duras pour être proclamé. Cette rencontre entre l’auteure et Depardieu se voit redoublée par leur entretien15, véritable site de création. Le minimalisme de la mise en scène du film joue en cela un rôle de première importance. Duras lit à Depardieu l’histoire de la femme du camion, qui passe par cette rencontre avec l’homme du texte. Duras raconte-t-elle sa propre histoire? Est-ce d’elle qu’elle parle, dans une forme d’égarement, ou est-ce plutôt le récit nostalgique d’un temps archaïque? Car elle «écrit», Duras, au rythme des mots, au fil de l’histoire racontée par elle à Depardieu, sans artifice ni représentation écranique.

    Dans le film, l’image alterne entre des prises de vues depuis l’intérieur de la cabine du camion et les plans de la «chambre de lecture», où sont installés Duras et Depardieu. Seul le texte subsiste, porté par la voix. L’écriture se fait ici et maintenant, au fur et à mesure que la bobine se déroule16. Le texte s’impose, plus que les images de la lecture ou du paysage des Yvelines, alors que subsiste la voix, prescrite par le texte. Est-ce la parole qui émerge de l’écriture ou l’écriture qui donne vie à la parole? Si le texte triomphe de l’image dans l’esprit durassien, n’est-ce pas grâce à la voix qui le porte? Certes la voix et l’écrit échangent, s’échangent. Mais comment s’exprime le mouvement de va-et-vient entre les deux? Que produit cette «tension» constante qui les anime?

    Le mot

    Dès les premiers romans de Marguerite Duras, puis davantage lors de l’épuration de son style – qui donne lieu à une écriture plus abstraite et en cela proche de l’effacement –, le mot et l’image entretiennent un rapport complexe. L’instabilité entre les deux termes rend précisément compte de l’hybridité de son écriture, résultat d’une transgression des frontières génériques. Dans L’écriture filmique de Marguerite Duras, Madeleine Borgomano, pionnière des études durassiennes, décrit avec justesse cette écriture essentiellement subversive et de passage:

    Subversive, l’écriture de Marguerite Duras franchit en effet allègrement les limites des genres littéraires, faisant passer le texte du théâtre au roman et même au poème. Mais elle ne respecte pas non plus les frontières beaucoup plus infranchissables qui séparent l’écriture des livres de ce que l’on nomme – métaphoriquement – «écriture» filmique. Par un glissement insensible et continu, elle passe des mots sur une page aux images sur écran. Le mot écriture cesse presque d’être une métaphore. Subsiste le texte; voix humaine, il tend à s’abolir aussitôt que produit sans plus laisser de traces (1985: 9).

    Lina Zecchi corrobore par ailleurs les propos de Borgomano en soulignant que «[c]hez Duras, les images visuelles, les perceptions, les événements et les mots forment un univers souvent disloqué, fragmenté, décalé» (cité dans Gaspari 2005: 12). Voilà qui complexifie considérablement le lien qui unit l’imaginaire au sensible. De quel type de rapport s’agit-il et que produit ce «combat» entre le visible et le dicible? Dans quelle mesure la complexité du rapport entre mot et image instaure un nouveau régime d’écriture et de lecture?

    Sarah Gaspari rappelle que Duras reconnaîtra dans cette différence entre la parole et l’image le lieu de la projection de ses films (2005: 16). Fil d’Ariane, cette idée sera mise à profit dans l’analyse des écritures durassiennes entendue comme une forme d’entrécriture. Entre le dit (lu) et le vu (ce qui est montré ou pas) se déploie un cinéma unique: au-delà du cadre, césure entre la voix et l’image qui s’y rejoignent, davantage monstration que représentation (au sens de mimétisme). C’est dans cette «inquiétante instabilité» (Gaspari 2005: 13) où valsent à contrepoint le sensible et l’imaginaire que la projection a lieu, que le film se déroule pour prendre forme.

    Lors de son passage à la Cinémathèque québécoise en 1981, Marguerite Duras a expliqué de manière éclairante la toute-puissance du mot sur l’image filmique, dont les qualités mimétiques ne font qu’amenuiser la capacité et le potentiel d’imagination du public de cinéma:

    Il y a ça [le fait que le public de cinéma fait supposément preuve de moins d’imagination] et il y a aussi que les mots ont une puissance de prolifération infinie […] Mais l’image, elle est là, elle a une forme. Le mot n’en a pas. L’image ne peut pas être dite, décrite, elle n’est que là où elle est (Duras 1981: 24).

    Dans son esprit, le mot et l’image s’inscrivent clairement dans un rapport d’opposition et de subordination. L’écriture «[…] est la mort de la chose, la perte de son individualité immédiate au profit d’une abstraite universalité, ce qui sauvegarde la possibilité d’une différente actualisation à chaque lecture» (Gaspari 2005: 16). L’image, qu’elle soit mentale ou filmique, reste donc abstraite, mais résolument enlacée au mot. Est-ce à dire que la comparaison entre les deux termes suffit à expliquer le fonctionnement des écritures? Par ailleurs, cette comparaison entre le mot et l’image sert-elle adéquatement la compréhension du système filmique durassien, des significations potentielles que l’image emprunte à la poésie? Plus encore: pourquoi s’astreindre à faire du cinéma si le mot du texte surpasse tout?

    Noguez prétend que Duras maîtrise le cinéma pour redonner une liberté de création au spectateur, liberté que le cinéma lui a lui-même dérobée17, notamment par la multiplication des effets de réel qui participe du réalisme au cinéma – à entendre comme une forme de mimétisme (le cinéma comme le miroir du monde). Or, Duras se plaisait à dire que faire du cinéma lui servait à passer le temps. Certes, il est vrai que le temps passe dans le cinéma durassien, qu’il s’en dégage un effet de durée semblable aux pratiques structurelles du cinéma expérimental18. Les expérimentations filmiques de Marguerite Duras et certains textes, dont Les Yeux verts et La Vie matérielle, incitent à envisager son cinéma comme

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