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Pratiques du présent: Le récit français contemporain et la construction narrative du temps
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Livre électronique429 pages6 heures

Pratiques du présent: Le récit français contemporain et la construction narrative du temps

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Loin de se limiter à la seule représentation du présent dans lequel il est plongé, le récit français actuel déploie un nombre impres­sionnant de stratégies narratives pour construire ce temps à la fois fuyant et constamment renouvelé. Il met ainsi en avant diverses pratiques qui visent à inscrire le présent dans la durée et dans l’histoire. Ce faisant, le récit devient, lui aussi, une « pratique du présent » dont il faut définir les principales orientations. Dans cet ouvrage, la littérature est ainsi envisagée comme un discours, parmi d’autres, qui construit le monde. La dimension idéologique de ce discours n’est pourtant pas en cause ici ; plutôt les formes qu’il emploie pour articuler des matériaux historiques, mémoriels et littéraires variés.

L’ouvrage prend appui sur une trentaine d’oeuvres – Bergounioux, Cadiot, Delaume, Echenoz, Ernaux, Houellebecq et Volodine, entre autres – qui sont examinées tant du point de vue de l’énonciation que de leur usage de l’intertextualité ou de leur rapport à la narration et à l’histoire littéraire. Des analyses serrées, écrites dans une langue fluide, font de cet essai érudit une lecture passionnante pour tous ceux qui s’intéressent à la littérature française contemporaine.
LangueFrançais
Date de sortie12 mars 2018
ISBN9782760638679
Pratiques du présent: Le récit français contemporain et la construction narrative du temps

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    Aperçu du livre

    Pratiques du présent - Daniel Letendre

    INTRODUCTION

    «Qu’est-ce donc que le temps1?» Voilà la première d’une série de questions par lesquelles Augustin commence sa célèbre réflexion sur cette catégorie de l’expérience qu’il est bien difficile de définir. Sa toute première affirmation, point de départ de son argumentation, est d’ailleurs formulée comme suit: «Si personne ne me le demande, je le sais bien; mais si on me le demande, et que j’entreprenne de l’expliquer, je trouve que je l’ignore2.» Le théologien se situe ainsi, au tout début de sa méditation, aux bords du fossé qui sépare l’expérience de la théorie, le sentiment de l’existence du temps de son explication. L’aporie devant laquelle cette question le place révèle qu’une discussion sur la nature du temps doit d’abord, et inévitablement, procéder d’une expérience, d’une pratique du temps, cas de figure dont seront tirées les règles générales de sa définition.

    Une discussion temporelle

    Il n’en va pas différemment, mille cinq cents ans plus tard, chez des écrivains encore préoccupés par ces questions. La réflexion philosophique proposée par Augustin, à savoir saisir la nature du temps, a mué chez les auteurs convoqués dans les pages qui suivent en des questions tout aussi essentielles: qu’est-ce qu’habiter le présent? Qu’est-ce qu’être au présent? Comment faire une expérience durable de ce temps par définition évanescent? La réponse à ces questions ne peut se limiter à une plate représentation du monde contemporain et de ses rapports de force ni au récit des joies et des déceptions dont il peut être la source et le cadre.

    Augustin avait eu la même intuition: circonscrire cette dimension quasi insaisissable de l’existence humaine nécessite de s’appuyer sur la sensation de la durée du temps: comment peut-on dire d’un temps ou d’une période qu’elle est longue ou courte? Passé, présent et futur peuvent-ils tous trois former des temporalités longues, si on ne fait l’expérience que du présent puisque le passé n’est plus et que le futur n’est pas encore? De ce sentiment difficilement explicable et pourtant bien réel découlera l’ensemble de la réflexion du théologien sur le temps.

    Savoir ce qu’est le temps, c’est à la fois comprendre la manière dont il est ressenti et les raisons de cette expérience. Pour Augustin, la connaissance sensible du temps se couple à une capacité: pouvoir expliquer sa conception du temps, répondre à la question posée («Qu’est-ce que le temps?»), qui concerne précisément la définition du terme. Ne pas arriver à porter dans l’ordre du dicible cette expérience revient à laisser le temps dans l’ordre de l’intuition. Pour le dire autrement, savoir ce qu’est le temps revient à l’énoncer.

    Le temps se range donc du côté des pratiques puisqu’il est une manière propre à chaque époque, voire à chaque champ social et disciplinaire, d’articuler dans un acte énonciatif passé, présent et avenir. Ces emboîtements déterminent autant de régimes de temporalité propres à un état de civilisation et de savoir. Envisager le temps moins comme un donné qu’en tant que praxis oblige au constat qu’il n’existe pas un temps, mais des temps, ou plutôt des usages du temps qui marquent les corps (physiques, sociaux, politiques, symboliques), mais aussi les récits qui en émanent et en rendent compte.

    L’énonciation de l’expérience temporelle transpose en actif, voire en activité ce qui n’était qu’une sensation subie, une expérience passive. Cette mise en action du sentiment du temps ne faisait cependant pas l’objet des réflexions d’Augustin, bien que le théologien s’en soit approché lorsqu’il remarque que l’expérience de la récitation (une pratique) du chant liturgique et de la prière lui permet de décrire l’expérience du temps parce qu’elle nécessite, dans le présent de la litanie, de se souvenir de ce qui a été chanté et simultanément de prévoir les mots encore à prononcer.

    À partir des intuitions d’Augustin, Paul Ricœur s’attelle à la description des moyens pris par l’être humain pour rendre compte de son expérience du temps. Cela formera la somme qu’est Temps et récit3. Ricœur y défend l’hypothèse que la mise en récit est le moyen dont il dispose pour rendre intelligible le sentiment du temps. Le muthos aristotélicien lui procurerait la capacité d’ordonner la discordance ressentie entre passé, présent et futur. La mise en récit non seulement lui donne l’illusion d’avoir une emprise, par l’ordonnancement des événements qui forment son vécu, sur son sentiment du temps, mais elle s’avère aussi la seule manière de devenir un individu. Raconter une histoire, c’est à la fois dire ce qui fut et ce qui est, mais encore qui le dit.

    La temporalité du récit est de ce fait double, voire triple. D’une part, le récit rend compte d’une expérience nécessairement passée en proposant l’histoire d’un événement ayant eu lieu. D’autre part, l’ordonnancement de cette expérience, la mise en récit de cette mémoire, est un acte effectué dans le présent. Dans les manières de dire et d’organiser le récit transparaît la pratique du temps qu’est la mise en récit elle-même. Tant l’organisation textuelle, le discours du narrateur sur son récit que la manière dont il agence les épisodes selon des articulations temporelles précises sont des indications de cette expérience du temps et de sa construction par le récit. Enfin, une ultime expérience du temps est actualisée, par le lecteur, lorsqu’il re-produit le récit en l’installant, par sa lecture, à «l’intersection […] du monde configuré par le poème et du monde dans lequel l’action effective se déploie et déploie sa temporalité spécifique4». Le récit sert donc à la fois à mettre en ordre et à archiver des événements pour former la mémoire d’une expérience du temps passée, présente et future.

    Cet apport du lecteur à la formation narrative de l’expérience temporelle résout un autre aspect de la première aporie relevée par Augustin. Le théologien constatait que sa difficulté à définir le temps n’apparaissait qu’après qu’on lui eut demandé de l’expliquer. Cette difficulté de dire à l’autre ce qui sourd d’une sensation propre au moi tient du caractère rationnellement insaisissable de la chose, mais également d’une confrontation – provoquée par la parole, qui extériorise une expérience privée – entre le temps intime et le temps du monde. La compréhension de la nature du temps est donc tributaire à la fois d’une question posée et d’une réponse adressée à quelqu’un; elle repose sur la mise en place d’une situation d’interlocution qui crée un échange dans et par lequel se forme un discours sur le temps. Cette dynamique énonciative et intersubjective fonde dans le présent du discours l’assise d’une expérience temporelle qui n’apparaît qu’au moment de son partage. La fabrication de l’histoire pour un «public» donné ou fantasmé rend compte, bien plus que d’une expérience du temps, d’une expérience du présent, temporalité qui détermine la situation dans laquelle se trouvent narrateur et narrataire, situation qui définit en retour le présent. Le récit procède ainsi à une élaboration du sentiment du temps du locuteur, mais également du récit, qui s’insère dans une histoire des formes – littéraires, artistiques, discursives, etc. – et propose un nouveau partage entre tradition et innovation. L’expérience du temps est dès lors une affaire de relations, plus précisément de mise en relation d’une histoire et d’un mode de présence dans cette histoire, d’un sujet et d’un autre, et d’un énonciateur, d’un énonciataire et du présent dans lequel l’énonciation est produite.

    Dans Du temps5, Norbert Elias, à partir d’un point de vue mêlant sociologie et anthropologie, définit le temps «comme le symbole conceptuel d’une synthèse en voie de constitution, c’est-à-dire d’une opération complexe de mise en relation de différents processus évolutifs6». Selon cette définition, contemporanéité et temps semblent synonymes, dans la mesure où l’un et l’autre se définissent moins par ce qu’ils sont que par ce qui les fait, c’est-à-dire par le processus de leur fabrication qui est synthèse et mise en relation d’éléments divers. Elias considère que «la perception du temps exige des centres de perspective – les êtres humains7», donc une expérience du temps, un sentiment de sa propre présence au monde, et que «la notion de temps […] met en relation des positions situées respectivement dans la succession des événements physiques, dans le mouvement de la société et dans le cours d’une vie individuelle8». La notion de temps – et, de fait, la position du sujet dans ce temps, sa contemporanéité – varie donc selon la société dans laquelle est plongé le «centre de perspective», l’être humain, et selon son parcours individuel, composé à la fois de son histoire personnelle et de sa relation à sa société.

    Dans tout récit se trouve en jeu la manière dont le sujet construit dans son propre discours – et non uniquement par rapport aux autres temporalités – son identité temporelle, son mode d’être dans le temps. Tout part du présent, seul temps énonciatif possible et seul lieu où peuvent être articulées et ordonnées des temporalités. Il est à la fois le temps créateur de la tension entre un «champ d’expériences» et un «horizon d’attente»9 et le temps créé par cette mise sous tension du passé et de l’avenir. Dans Problèmes de linguistique générale, Émile Benveniste fait une remarque qui va en ce sens et constitue la pierre angulaire du présent essai:

    On pourrait croire que la temporalité est un cadre inné de la pensée. Elle est produite en réalité dans et par l’énonciation. De l’énonciation procède l’instauration de la catégorie de présent, et de la catégorie de présent naît la catégorie du temps. […] Le présent formel ne fait qu’expliciter le présent inhérent à l’énonciation, qui se renouvelle avec chaque production de discours10.

    La parole ouvre une brèche dans le temps: seule l’énonciation permettrait à la fois de faire l’expérience d’un présent par définition insaisissable et de le transmettre, d’en être une pratique et une mémoire. Les bornes de ce présent sont mouvantes et suivent les liens de contemporanéité établis selon le moment de l’énonciation, c’est-à-dire la relation entre un trésor mémoriel et un certain nombre d’ambitions qu’actualise chaque récit. Devenu, par le récit formé, une catégorie temporelle, le présent reste cependant irracontable, car mettre en forme une histoire, le mot le dit, confirme que le moment raconté fait partie de l’histoire, qu’il n’est plus, précisément, présent. Les caractéristiques de cette temporalité doivent donc être déduites de l’organisation temporelle proposée par l’énonciateur, de l’expérience du temps que son récit façonne.

    C’est précisément à la description des moyens pris par la littérature narrative actuelle pour construire son présent que cet essai se consacre.

    Le terme «construction» n’est évidemment pas choisi à la légère: la littérature narrative publiée depuis presque quarante ans fait l’exposition, dans le récit lui-même, de sa puissance pragmatique, entendue comme sa capacité à représenter le présent et à le produire, à l’échafauder. À partir de différents matériaux narratifs, discursifs, intertextuels, historiques et mémoriels, le récit contemporain est le lieu de l’apparition et de la maintenance11 d’un présent autrement submergé d’instants et de mémoires. La description et l’analyse des poétiques à l’œuvre dans une trentaine d’œuvres contemporaines permettent de mettre au jour les traits constitutifs de «l’ethos temporel» du sujet et du récit contemporains et ceux d’un mode de présence12 tributaire à la fois du présent dont le sujet est issu et de la manière dont ils se positionnent, par et dans le récit, dans ce présent.

    Littérature narrative, récits présents

    Lieu de formation d’histoires par excellence, la littérature narrative apparaît comme le champ idéal pour une investigation de la construction du présent. Depuis Lukács et sa Théorie du roman13, on a en effet considéré ce genre comme celui de la mémoire, témoignage d’une perte et d’une disparition qui se manifestent par l’inadéquation entre le héros et son monde, entre l’idéal qu’il porte en lui et l’impossibilité de sa réalisation dans le réel auquel il doit faire face. Contrairement à l’épopée, où le héros est en symbiose avec le monde dont il n’est qu’un rouage, le roman met en place une réalité qui se présente sous la forme d’«une masse tout à fait inerte, informe, sans signification, privée de toute aptitude à jouer, en face du héros, le rôle d’un partenaire qui agirait selon un plan et dans une perspective d’unité14». Privé d’un guide et d’un destin dont il lirait les signes dans le monde l’entourant, le héros romanesque doit s’en remettre à l’expérience, à la fois la sienne et celle qu’on lui a transmise pour avancer dans son histoire; il doit faire confiance au connu tout en s’en méfiant, s’entêtant alors souvent à cheminer dans un ordre symbolique, moral et temporel depuis longtemps évanoui. L’écart entre l’état présent du monde et le système de références sur la base duquel le héros l’interprète et dirige ses actions entérine le passage du temps et la disparition d’une manière d’être rendue inefficace parce qu’inactuelle.

    En fondant sa poétique sur cette dichotomie entre l’état du monde et la manière dyschronique qu’a le héros de le décoder, le roman se révèle, en même temps qu’un art de la mémoire, un art du présent15: il expose le retrait du passé et l’ouverture des potentialités d’un présent à la fois contraint par l’expérience et libre d’en inventer les nouveaux modes pour s’accorder plus harmonieusement à un ordre des choses transformé. Ce faisant, le roman redéfinit la notion de contemporanéité, car force est d’admettre que le héros romanesque est loin d’être le contemporain de son temps puisqu’il rejette ou ignore le présent du monde. Il est en revanche, inévitablement, comme nous tous, contemporain de sa présence au monde, de l’articulation singulière entre passé et futur qu’il y établit, de même que de différents modes d’être et d’idées venus du passé et souhaités, dans le présent, pour l’avenir. Paradoxalement, le héros romanesque est donc des plus contemporains puisque ses griefs et ses rêves ne pourraient être ceux d’aucun autre homme à aucune autre époque, dans aucun autre lieu. Le plus radical des personnages de roman est, pour ainsi dire, celui qui est le plus radicalement «de son temps».

    Le récit français contemporain est l’un des lieux où s’effectue une tentative sinon de régler le rapport problématique entre l’homme d’aujourd’hui et le temps, du moins de l’énoncer. Ces récits ont souvent à voir avec la mémoire et l’héritage, tant le passé littéraire, artistique et intellectuel de la société française ou d’ailleurs que la mémoire intime du sujet qui les énonce. Entrée dans ce que d’aucuns ont nommé le «moment énonciatif de la littérature française16» et employant un dispositif narratif fondé sur des situations d’interlocution et une mise en scène de la parole et de l’écriture, la littérature narrative récente examine, par la confrontation des temporalités, une expérience souvent déceptive du présent. Le consensus sur les mutations esthétiques et sociales accomplies au tournant des années 1980 nous permet de croire que ces changements se sont aussi étendus à l’expérience temporelle du sujet contemporain, transformations qui ont nécessité la composition de nouvelles histoires et l’aménagement de nouvelles stratégies narratives pour ordonner et penser le temps.

    La littérature française contemporaine a souvent été décrite comme une littérature «en crise». Si des observateurs l’ont qualifiée de littérature «en péril17» ou «sans estomac18», alors que d’autres ont surnommé certains écrivains «professeurs de désespoir19», le signe le plus évident de cette crise est pourtant le nombre impressionnant de critiques qui cherchent à démontrer l’inverse, ou à tout le moins à contester le sombre diagnostic de sa mort. Si la littérature est morte, les études qui lui sont consacrées tentent de montrer que son cadavre est néanmoins encore chaud20. Les «retours» (du récit, du réel et du sujet) désignés par Dominique Viart21 seraient ceux d’un fantôme qui souhaite revenir à la vie en amenant avec lui, dans le présent, plusieurs traits stylistiques et formels venus du passé, de même que certaines caractéristiques d’un régime esthétique et temporel antérieur. Que ces différentes vues sur le corpus français des quarante dernières années soient justes ou non importe peu. (Bien qu’elles soulèvent de nombreuses questions, ne serait-ce que des questions d’ordre historique et esthétique: le récit, le réel et le sujet avaient-ils vraiment disparu de la littérature? Les décennies 1960-1970 peuvent-elles être résumées aux avant-gardes textualistes et au Nouveau roman? Et ce Nouveau roman, n’est-il pas précisément le roman de la perception, donc d’un sujet percevant?) Ce qui importe en revanche est que ces tentatives de définition du récit contemporain placent le rapport au temps au centre de sa poétique.

    Comparer la littérature narrative récente à un revenant oblige au constat qu’un rapport au passé, à la mémoire et à la tradition y est mis en évidence par un énonciateur qui bricole, assortit, camoufle, triture, déguise ces matériaux. Ces opérations et postures sont tributaires de ce que Laurent Demanze a nommé un «imaginaire de la secondarité22», propre à qui a conscience de «venir après». Les observateurs du récit contemporain ne s’y sont pas trompés: un nombre incalculable d’analyses23 révèlent le rapport problématique du récit contemporain à un passé qui, contrairement à ce que Lukács définissait comme le propre de l’ordre temporel figuré par le roman, fait défaut; un passé dont la mémoire est à composer, dont on ne se souvient plus très bien. Cette mémoire défaillante a été perçue comme le signe d’un «malaise dans la transmission24», d’un présent affecté par des trous de mémoire:

    le roman lettré se fait ainsi la conscience inquiète d’une amnésie collective: il récupère les bribes d’une culture qui ne fait plus somme, traite les reliquats d’un savoir qui ne fait plus autorité et leur confère une fonction sémiotique nouvelle. Agencés dans des récits et des schèmes intellectuels différents, ils aident à penser le présent à côté de l’actualité, dans ce qui échappe à sa conscience immédiate25.

    «Penser le présent.» C’est bien la conclusion vers laquelle converge une vaste majorité des commentateurs du récit contemporain. Le regard que la littérature narrative actuelle porte vers le passé permet de réfléchir au présent, au sujet du présent. Cette autoréflexivité du présent par le truchement du passé est un moyen, comme l’affirment Viart et Vercier, de «réenraciner un présent veuf de ses ancrages dans ce qui a contribué à le faire tel qu’il est devenu26», en somme de rassurer le présent sur sa propre existence en l’ancrant dans une histoire.

    L’organisation temporelle développée dans le récit actuel s’accorderait ainsi au régime d’historicité qui se serait peu à peu mis en place dans la société française au cours du dernier siècle, articulation des temps que François Hartog27 a nommé le «présentisme». Cette perspective sur les temps, dont le point d’observation et le point observé sont le présent, serait en effet devenue la forme principale d’assemblage des temporalités à l’époque contemporaine. En régime présentiste, le «présent [… est] devenu horizon»; il est un présent «[s]ans futur et sans passé [qui] génère, au jour le jour, le passé et le futur dont il a, jour après jour, besoin et valorise l’immédiat28». Cette instrumentalisation des temporalités constitue une explication plausible au «retour au réel» proposé par Viart comme caractéristique du récit contemporain: n’ayant d’yeux que pour lui-même, le présent se complairait à regarder son reflet dans le miroir des lettres, moins pour y reconnaître ses travers ou ses qualités que plus simplement pour s’y voir et être soulagé d’avoir enfin la preuve de son existence.

    Pourtant, en constatant l’importance du passé dans le récit contemporain, l’inquiétude manifeste des personnages lorsqu’ils songent à l’avenir et leur inconfort dans un présent aux habitudes et au langage standardisés, il est difficile de se résoudre à une lecture présentiste du récit actuel. Il semble en effet que le régime de temporalité qui y est mis en place est beaucoup plus complexe, et son recours au passé beaucoup moins utilitariste que pour le présentisme d’Hartog, et bien moins restitutif que ce qu’en dit Viart. S’il faut convenir avec Lukács que le roman témoigne de ce qui a disparu, force est d’admettre que le récit contemporain tend à combler non pas la béance laissée dans le présent par le retrait du passé, mais plutôt la disparition du présent lui-même en tant que catégorie temporelle appartenant à la durée et pouvant faire l’objet d’une pratique, être vécue et énoncée. Le regard que jette vers le passé le récit actuel et la représentation du réel à laquelle il s’adonne sont davantage qu’un simple outil pour penser le présent, pour le réfléchir – selon toutes les acceptions de ce verbe. De même, l’intérêt marqué pour le réel vécu, qu’il prenne la forme du récit de soi ou du carnet de notes, participe d’un désir, né peut-être du constat d’une accélération du temps et de l’amnésie inhérente à cette course rapide des heures, de garder une trace du présent et de parvenir à le saisir, à le fixer moins pour en faire un monument qui traversera les siècles que pour réussir à en avoir un sentiment et à en rendre compte.

    Le recours au passé et au réel participe d’une pratique des temporalités par laquelle le récit contemporain construit et historicise un présent autrement condamné à se reproduire lui-même selon une esthétique réaliste tautologique menant à l’équivalence entre présent et réel29. Ainsi décrit, le présent est donné pour passif puisque répondant à l’injonction d’une «mémoire pressante [qui] impose le recours au récit pour se mettre en forme30». En somme, les écrivains seraient doublement soumis: d’abord à un réel dont ils ne peuvent sortir et qu’ils redoublent dans leurs œuvres, puis à une mémoire qui exige d’être écrite, qui plus est sous la forme d’un récit. Pareil récit ne construirait pas de mémoire, il ne créerait pas le réel: il serait plutôt créé par eux, ce que corroborent d’ailleurs les métaphores de l’écho et de la résonance, abondamment convoquées par la critique pour décrire le mode de présence du passé et du réel dans les récits actuels, comme un bruit de fond persistant. Réduits à n’être que le lieu où la voix du passé et celle du réel sont renvoyées dans le présent, le récit contemporain et les formes qu’il met en avant ne sont pour cette critique qu’une réaction aux diktats d’une mémoire qui impose d’être mise au présent et à ceux d’une réalité qui exige d’être représentée parce qu’il ne resterait, au fond, rien d’autre à raconter.

    Vues sur le présent

    Cependant que la critique prend acte de la «mise au présent» de la mémoire du passé et des formes narratives dans le récit français d’aujourd’hui, la mise en forme du présent à laquelle il travaille reste une part inexplorée de ce corpus.

    Le choix des œuvres étudiées dans cet essai demeure – comme l’est d’ailleurs toute sélection – pour une part arbitraire. Il vise néanmoins une certaine représentativité des principales mouvances qui animent le champ contemporain de la littérature narrative française, bien qu’un tel échantillonnage produise inévitablement des zones d’ombre. Ces tendances ne sont pas synonymes d’écoles, les écrivains contemporains étant réfractaires à se voir regroupés sous une quelconque appellation ou au sein d’un mouvement esthétique.

    Cette résistance aux regroupements forme la pierre d’assise des analyses, qui procèdent majoritairement par comparaison d’auteurs qui, d’un point de vue poétique et esthétique, ont peu en commun, mais qui explorent tout de même, à partir de certains éléments semblables (matériaux mémoriels, dispositifs narratifs, thématiques), un rapport à la fois comparable et singulier au temps et au présent. Surtout, Pierre Bergounioux, Chloé Delaume, François Bon, Annie Ernaux, Jean Echenoz, Olivier Cadiot (pour ne nommer que ceux-là) sont autant d’écrivains qui posent le sujet à la fois comme objet et source de la narration et qui font d’un sentiment sinon dysphorique du moins problématique du temps l’origine d’une réflexion sur la composition du présent et son articulation aux autres catégories temporelles.

    Leurs œuvres convergent ainsi vers des motifs narratifs et poétiques qui composent les trois mouvements de cet essai.

    Le premier guide la lecture des œuvres vers le brouillage produit par le récit contemporain entre les plans d’énonciation qu’Émile Benveniste a nommé «histoire» et «discours». Cette indistinction entre les régimes énonciatifs sera considérée comme un trait distinctif du «récit» compris, à la suite de Dominique Rabaté31, comme genre littéraire possédant une histoire et une poétique distinctes de celles du genre romanesque. Une pareille mise en scène énonciative fondée sur le discours et l’interlocution mène vers deux constats: premièrement, l’interlocution crée la formation répétée et continue d’un présent, celui de la parole, partagé par les deux interlocuteurs qui s’échangent le rôle d’énonciateur et, par le fait même, le «je» et le «tu». Deuxièmement, l’interlocution, voire toute énonciation a lieu dans un contexte (spatial, temporel, social, énonciatif) qui influence l’acte d’énonciation en même temps qu’il est créé et validé par lui. C’est dire que le présent en tant que temporalité est à la fois le producteur et le produit de la parole, qu’il est extérieur à l’acte d’énonciation en même temps qu’il lui est corrélatif.

    L’utilisation d’une scénographie interlocutive pour raconter une histoire donne à ce récit une force pragmatique nécessaire non plus pour penser le présent et le rapport entre le sujet et le temps, comme le soulignait Blanckeman, mais plutôt pour construire la relation entre l’individu et le temps. Cette poïesis se manifeste d’une part par l’articulation, dans l’énonciation et autour du présent qu’elle institue, des autres temporalités, et d’autre part par la mise en récit à la fois d’un rapport au temps et de l’opération qui lui donne forme. En somme, par l’interlocution (où parfois le «je» et le «tu» sont une seule et même personne), plusieurs écrivains contemporains mettent en scène la situation première de toute tentative de définition du temps et de son expérience, celle décrite par Augustin lui-même: l’interpellation du «je» par un «tu» qui lui impose de réfléchir à et d’expliquer son expérience du temps.

    La deuxième partie de cet essai reprend à son compte l’intérêt indubitable du récit contemporain pour le passé. Il serait peut-être plus juste de dire pour «les passés» tant les écrivains contemporains ratissent large et font presque œuvre d’historien compte tenu des méthodes d’enquête qu’ils mettent en place pour les évoquer. Les énonciateurs des récits choisis enquêtent sur le passé et, par ce détour, définissent un présent qui à la fois en hérite et s’en affranchit. Y sont convoqués l’histoire militaire et révolutionnaire du XXe siècle, l’essoufflement de l’industrialisation, la découverte de l’Amérique, bon nombre de drames et de faits divers contemporains; les «vies minuscules» qui s’inscrivent en creux dans l’histoire personnelle et événementielle, les groupuscules militants, les derniers paysans, la langue figée des grammaires; les photographies, les enregistrements, les lieux du passé et les témoignages. Tout est matière à récit, à commencer par l’histoire personnelle de l’énonciateur et la mémoire des formes littéraires et artistiques que le récit intègre et critique. Ces mémoires sont toutefois appelées à la barre pour servir de témoins à charge, comme autant de catégories du savoir et possibilités de connaissance. Pratiques venues du passé, ces mémoires sont objets et productrices d’un savoir qu’il s’agit d’évaluer d’un point de vue critique pour en vérifier l’opérabilité en régime contemporain.

    Elles garnissent le coffre à outils du présent, «instrument[s] d’orientation32» vers un présent par définition insaisissable parce que fugitif et rapidement devenu passé. Un tel usage du passé se manifeste principalement sous les formes de l’anamnèse et de l’intertextualité.

    Le mode de présence du sujet contemporain dans son récit et dans le présent sera l’objet d’étude du troisième mouvement de cet essai. La posture du sujet dans le récit contemporain est caractérisée par une poétique de l’empêchement: l’énonciation elle-même diffère, voire sabote la mise en récit d’une expérience du temps. Cet embarras n’est toutefois pas toujours volontaire et tient parfois à la faillite du récit lui-même, en tant que pratique temporelle, à constituer cette expérience.

    Si, jusqu’ici, l’énonciation a été au cœur de l’argumentation, elle n’a toutefois pas été envisagée pour ce qu’elle est vraiment dans le récit contemporain: une voix. Lien entre le corps et le langage, la voix est le lieu où se conjuguent le présent énonciatif et l’expérience du présent faite par un corps, enveloppe de chair sur laquelle s’inscrit le passage du temps. Surtout, le corps est l’indice d’une expérience temporelle qui conditionne les récits selon une équivalence posée entre le corps physique, le corps textuel et le corps langagier.

    Un grand nombre de récits français actuels mettent en scène un mode de présence du sujet qui tient de l’étouffement et de la contrainte, que cette contention soit souhaitée ou non. Bon nombre de personnages et d’énonciateurs se taisent pour ne pas révéler une honte, une humiliation ou une information dont d’autres pourraient tirer profit, ou plus simplement parce que la situation d’énonciation qui permettrait de raconter ce que recouvre le silence n’est jamais créée, le public à qui s’adresseraient ces récits refusant de les entendre. Présentant un usage spécifique de l’aposiopèse, figure de rhétorique qui reproduit une hésitation, une réticence à poursuivre ou à laisser se poursuivre l’énonciation, certains récits, dont ceux d’Antoine Volodine et de Laurent Mauvignier, mettent en discours deux utilisations différentes du récit qui, pour l’un, sert à échapper à une réduction du langage à sa seule dimension informationnelle et, pour l’autre, permet de mettre en forme le silence dans une série de subtiles prétéritions. Le sujet contourne pourtant le silence auquel il est contraint en portant dans son corps et sa voix à la fois le refus du récit et le récit à dire. Son objectif est de révéler à ses contemporains qu’en se détournant des récits encore à faire, ils se détournent d’une histoire qu’ils sont pourtant avides d’habiter.

    Devant le refus du récit manifesté par un public contemporain, face au désintérêt de ce dernier envers des histoires qui cherchent à être mises en forme, il faut peut-être accuser le récit lui-même, comme mode de mise en forme du présent, de ne pas arriver à proposer une image reconnaissable de ce temps. Une réelle pratique du présent nécessite une redéfinition des lieux narratifs et discursifs où il peut être écrit, rapporté. Ce changement du lieu de saisissement du présent répond à la «vérité» du présent contemporain, à ses éléments constitutifs et fondamentaux, que les énonciateurs peinent à appréhender et à intellectualiser par le récit. De nombreux textes contemporains prennent en effet la forme d’études de lieux, de carnets de notes, de journaux «extimes», de monologues faussement adressés; autrement dit, leur dispositif énonciatif se situe à la jonction du récit et de l’essai, du récit et de la poésie, du récit et du théâtre. Ces textes font état d’une expérience de la quotidienneté et de la répétitivité du présent qui se développe en dehors de la mémoire tout en y faisant signe puisqu’on juge bon de la consigner.

    Par l’entremise de carnets et de journaux, les écrivains contemporains travaillent à la «maintenance» du présent, à la fois comme catégorie temporelle de l’existence et mémoire de lui-même. Si le récit provoque l’historicisation d’un temps, la consignation du présent assure, par la conscience toujours vive du renouvellement de l’expérience du présent, son maintien dans la mémoire et son caractère essentiellement nouveau. Alors que, dans le récit, le présent remémoré est toujours teinté du présent de la remémoration, les formes diaristiques employées par certains auteurs laissent en revanche à chaque présent son autonomie. La mémoire se construit à même le temps qu’il s’agit de garder bien vif. L’avenir ne pourra, sans lui faire subir quelques contorsions, imposer ses vues à ce qui sera alors devenu passé, car ce passé jadis présent aura formé, à même son expérience du temps, sa propre mémoire.

    Le récit français contemporain prétend à davantage qu’un raccord entre le présent et une mémoire qui lui ferait défaut. Il ne se contente pas de reproduire le réel, mais au contraire déploie une réelle force pragmatique qui lui permet de construire le présent dont il fait l’expérience. Si l’on se fie à l’étendue et à la cohérence des œuvres qui sont ici étudiées, l’édifice, bien que solide, ne

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