Méchante langue: La légitimité linguistique du français parlé au Québec
Par Chantal Bouchard
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À propos de ce livre électronique
au Canada ne se distinguait pas du français de l’époque. Mais alors que le Canada est coupé de ses racines, en France tout est bouleversé par la Révolution et une
nouvelle norme linguistique s’impose. Au surplus, cette norme est réglementée par une politique d’uniformisation
qui rend illégitime toute variation.
Voilà un livre finement argumenté et richement documenté désormais appelé à servir de référence.
Chantal Bouchard est linguiste et professeur au Département de langue et littérature françaises de l’Université McGill, à Montréal. Elle est l’auteur de La langue et le nombril : une histoire sociolinguistique du Québec et de On n’emprunte qu’aux riches : la valeur sociolinguistique et symbolique des emprunts. Elle a également publié l’édition critique d’oeuvres d’Alain Grandbois et de Louis Hémon.
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Aperçu du livre
Méchante langue - Chantal Bouchard
AVANT-PROPOS
Il est assez singulier de retrouver une autre France, exactement telle qu’était la nôtre il y a dix ans : même mœurs, mêmes usages, même idiome, mêmes proverbes populaires […].
Lettre de Philippe Desjardins à son frère, 5 mai 1793, Québec[1]
Au cours des années passées à étudier la perception que les Québécois de langue française ont de leur langue depuis le milieu du XIXe siècle, j’avais été amenée à me pencher sur leur histoire sociale, économique et politique. Je pense avoir démontré que l’opinion très négative que les Québécois avaient de leur français dans les années 1950 et 1960 était directement liée au développement d’une image identitaire négative qui avait commencé à se manifester à la fin du XIXe siècle[2]. Les Canadiens français se voyaient comme formant un peuple dominé politiquement, pauvre, ignorant et condamné à un destin médiocre. Cette image collective s’était elle-même élaborée progressivement sous la pression des événements politiques (la Conquête, les rébellions de 1837 et 1838 et la répression consécutive, le rapport Durham, l’Acte d’Union du Haut et du Bas-Canada de 1841, la Confédération de 1867), événements qui avaient mené à l’impuissance politique d’un peuple minoritaire.
Par ailleurs, la petite société canadienne-française avait également connu de profondes mutations socio-économiques au cours du XIXe siècle qui eurent des conséquences durables sur sa perception d’elle-même. À la suite du changement de régime qui l’avait fait passer sous l’autorité de la couronne britannique, elle s’était dans un premier temps repliée large- ment dans les campagnes, laissant les villes désertées par les élites et la classe marchande aux mains des nouveaux colons et des militaires britanniques.
L’agriculture constituera pendant de nombreuses générations le fondement de son économie. Cependant, vers le milieu du XIXe siècle, les terres arables disponibles qui avaient absorbé jusque-là l’importante croissance démographique se font de plus en plus rares, déterminant l’exode rural d’une grande partie de la classe paysanne.
Forcés de se déplacer vers les villes, en quête de travail pour assurer leur subsistance et celle de leur famille, les habitants, modestes mais autonomes jusque-là, subissent un véritable déclassement social : ils deviennent des ouvriers ou des employés au service de patrons anglophones. La sous-scolarisation des paysans et des ouvriers ne favorisait évidemment pas leur progression sociale, non plus que la possession par les anglophones de la plus grande partie des industries et des commerces. Appauvris, dépendants pour leur survie d’emplois mal payés et précaires, les Canadiens français se sentaient bloqués socialement, piégés dans une position sociale inférieure dont ils n’avaient guère les moyens de s’affranchir.
Il faudra attendre les années 1950 et le boom économique de l’Après-guerre pour que les Canadiens français commencent à se tirer laborieusement de la position d’infériorité où ils étaient tombés et de ses conséquences sur la perception qu’ils ont d’eux-mêmes et de leur langue.
J’avais montré que parallèlement à ce déclassement social des Canadien français, les opinions sur la langue avaient suivi la même courbe plongeante pour tomber au plus bas vers 1950-1960. Comme j’avais fondé mes analyses sur les textes parus dans les journaux ou les ouvrages et conférences portant sur la langue — ce qu’on appelle en termes techniques le discours métalinguistique —je n’avais pu remonter au-delà de 1840, puisque c’est vers cette date qu’apparaissent les premiers textes de ce genre, si on excepte quelques chroniques linguistiques parues un peu plus tôt. Impossible, donc, de savoir ce que les Canadiens de 1800 pensaient de leur langue, s’ils la jugeaient bonne, légitime, correcte, ou non.
En revanche, on dispose de nombreux témoignages pour l’époque de la Nouvelle-France et les premières décennies du régime anglais, mais ceux-ci sont le fait d’étrangers de passage ou établis temporairement, souvent des Français, mais pas exclusivement. Or, tous ces témoignages concordent : le français parlé en Nouvelle-France est jugé très positivement, on l’estime conforme au « bon usage » contemporain, et si on distingue quelques différences, elles relèvent pour l’essentiel du vocabulaire ; ni la prononciation ni la syntaxe ne semblent présenter d’écarts particuliers, et si on note bien quelques usages concurrents, ceux-ci correspondent aux variations contemporaines du français en France même.
Par contre, vers le milieu du XIXe siècle, le discours négatif, qui deviendra pratiquement la règle dans la suite et jusque tard au XXe siècle, commence à se manifester. Dès leurs premiers textes sur la question, les lettrés canadiens-français jugent mal la langue de leurs compatriotes. Ils ne sont pas les seuls. Les Anglais, les Américains et les Anglo-Canadiens font de nombreux commentaires dépréciatifs et estiment même souvent que la langue parlée par les Canadiens français n’est qu’un patois. Comment, en l’espace d’à peine plus d’un demi- siècle, en est-on arrivé à un tel retournement et que s’est-il passé au juste entre 1763 et 1840 pour qu’on passe ainsi des éloges au mépris ? C’est la question que j’ai cherché à élucider dans cette étude.
[1] Laurier Lacroix, «Les tableaux Desjardins, du pillage révolution- naire à la sauvegarde du patrimoine », dans Michel Grenon (dir.), L’ image de la Révolution française au Québec, 1789-1989, Montréal, Hurtubise HMH, 1989, p. 188.
[2] Voir Chantal Bouchard, La langue et le nombril : une histoire socio- linguistique du Québec, Montréal, Fides, 2002.
Comment une langue perd sa légitimité
Certes, la présence britannique s’est fait sentir très tôt et la langue des Canadiens en a été marquée, mais quelques dizaines d’emprunts dans le vocabulaire suffisent-ils à provoquer un tel déclassement, à une époque où les Français eux-mêmes puisaient largement à la même source ? Par ailleurs, la rupture des contacts entre la France et son ancienne colonie fait bien sûr en sorte que les habitants de cette dernière ne sont plus influencés directement par les transformations linguistiques de l’ex-métropole. Si on se trouvait devant des évolutions parallèles sur deux siècles, il ne serait pas trop surprenant de voir se constituer des variétés linguistiques assez divergentes pour expliquer le phénomène. En l’occurrence, il faut moins de deux générations pour que le français canadien perde sa légitimité, ce qui est un changement brusque, pour ne pas dire brutal.
Enfin, si on cherche dans l’évolution interne de la langue au Québec à cette époque l’explication du retournement de l’opinion, on ne sera guère plus avancé. tout porte à croire, en effet, que les Canadiens se sont montrés fort conservateurs à cet égard. Si l’abbé Philippe Desjardins, auteur de la phrase citée en exergue de l’avant-propos, était resté au Québec au lieu de le quitter en 1802, il aurait probablement pu tenir des propos semblables une trentaine d’années plus tard. En effet, si on peut supposer qu’entre 1793 et 1830, un certain nombre d’anglicismes ont pu pénétrer la langue courante, le phénomène demeure sûrement encore assez limité. Les contacts avec la population de langue anglaise sont encore peu nombreux en dehors des villes et les quelques dizaines d’emprunts à l’anglais relevés avant 1840 appartiennent pour la plupart à la langue juridique.
Par ailleurs, il semble que le départ d’une bonne partie de la classe supérieure au moment du changement de régime, en 1763, ait favorisé la progression dans la langue générale de mots d’origine populaire ou provinciale au détriment de mots appartenant à la norme, ou au « bon usage » du français[1]. En somme, des changements trop modestes pour justifier à eux seuls la perte de légitimité du français canadien, telle qu’elle se manifeste dans les commentaires des lettrés et des Anglais et Américains. Paradoxalement, les Français, pour leur part, se montreront longtemps plus tolérants, ainsi que le souligne Claude Poirier :
Si l’on fait un bilan rapide des propos d’Alexis de Tocqueville (1831), d’Isidore Lebrun (1833), de Xavier Marmier (1849) et de François-Thérèse Lahaye (1850), on retient que tout le monde parle un français parfaitement intelligible d’un bout à l’autre du pays, bien que l’affichage soit en anglais, mais que la langue a incorporé quelques anglicismes (comme payer une visite à quelqu’un) et comprend des locutions incorrectes[2].
Quelques anglicismes et des locutions incorrectes n’auraient pas dû suffire, en tout cas, à disqualifier la langue des Canadiens français au point de la désigner sous le vocable de French Canadian Patois, comme le feront à l’envi les Anglo-Saxons. J’avais, pour ma part, attribué l’opinion défavorable des lettrés canadiens-français à deux facteurs principaux: l’anglicisation qui, s’accentuant tout au long du XIXe siècle, leur faisait craindre un abâtardissement de la langue, ce qui les lancera bientôt dans une vaste campagne de presse. L’autre facteur, ce sont les écarts qu’ils perçoivent avec le « bon usage » parisien contemporain. Si, comme je viens de le noter, le français canadien n’a que peu évolué depuis 1763, il faut donc que ce soit l’usage parisien qui se soit transformé pour produire ces écarts, et c’est bien ce qui s’est passé, en effet, mais les lettrés de 1840 l’ignoraient.
Il faudra attendre le début du XXe siècle et les travaux de la Société du parler français au Canada pour qu’on prenne conscience qu’une bonne partie des « canadianismes » de prononciation ou de vocabulaire étaient en réalité, par rapport au français normatif, des archaïsmes, c’est-à-dire qu’ils avaient appartenu au XVIIe siècle au bon usage, comme le démontre abondamment Jules-Paul Tardivel dans une conférence de 1901[3]. Celui-ci, étudiant les grammaires et traités sur la langue du XVIIIe siècle (Restaut, 11 éditions entre 1730 et 1774, Buffier 1741, Mauvillon 1759, etc.), montre que la prononciation [wε] pour [wa], l’élision des r dans notre, votre, sur, et diverses autres caractéristiques de la prononciation canayenne sont justement les formes prescrites par ces définisseurs du bon usage que sont les grammairiens. D’autres membres de la Société du parler français s’attacheront au lexique, notamment Adjutor Rivard ou Louis-Philippe Geoffrion.
Par ailleurs, il y aura toujours des gens pour prétendre que le français est resté très pur au Canada, que c’est la langue du Grand Siècle, de Bossuet, de Racine, voire de Louis XIV. Louis Fréchette, Arthur Buies et bien d’autres par la suite ridiculiseront abondamment cette opinion, l’attribuant à des gens « bouffis d’ignorance crasse[4] ». Cette idée, fondée probablement sur les commentaires des voyageurs français dont j’ai parlé plus haut, fait intervenir la notion de légitimité. Pour ceux qui la soutiennent, le français canadien est légitime parce qu’il est conforme au bon usage du XVIIIe siècle, de l’Ancien Régime. S’appuyant sur l’incontestable prestige de la littérature et de la culture françaises de cette époque, d’une part, et sur la grande méfiance que suscitent les innovations de la 1re République, de l’Empire et, en matière littéraire, du Romantisme, ils estiment louable le conservatisme linguistique des Canadiens français. Leurs opposants, au XIXe siècle, au moins, jugent au contraire qu’en matière linguistique, n’est légitime que ce qui est conforme à la norme contemporaine, et ils excluent donc tout aussi bien les archaïsmes que les anglicismes ou les impropriétés de tous genres qui leur semblent caractériser la langue de leurs compatriotes.
Je pense qu’on n’aurait pas trop de mal à démontrer qu’il y a, au XIXe siècle, un rapport assez étroit entre l’attitude politique et l’opinion qu’on se fait de la légitimité linguistique. Les tenants de la « langue du Grand Siècle » tendent à être nettement conservateurs — Jules-Paul Tardivel, qui était un ultramontain, en est un bon exemple — tandis que ceux qui veulent moderniser la langue canadienne sont plutôt républicains de cœur, Arthur Buies et, plus tard, Olivar Asselin pourraient en être les modèles. Le fait qu’aussi bien Tardivel qu’Asselin seront membres de la Société du parler français au Canada montre bien qu’à l’époque de la fondation de celle-ci, en 1902, le problème de la légitimité du français canadien est devenu assez aigu pour que les factions s’allient au-delà des clivages idéologiques.
Lorsque Tardivel fait cette conférence, en 1901, du reste, c’est surtout pour démontrer que le français canadien n’est pas du patois, n’est pas une déformation de la langue dont les Canadiens se seraient rendus coupables, et il estime que ceux-ci ne doivent pas en avoir honte. Cependant, il juge que ces archaïsmes ne doivent pas être perpétués, enseignés dans les couvents et les collèges. C’est donc qu’à ses yeux, ces caractéristiques ne sont pas entièrement légitimes, même s’il souhaite que l’on cesse de les stigmatiser. Ainsi, lorsque l’on s’avise de l’origine prestigieuse de ces traits de prononciation, le bon usage du XVIIIe siècle, il est semble-t-il trop tard pour les réhabiliter tout à fait, on ne peut que tenter d’écarter l’opprobre qui s’attache à eux, ce qui est plutôt illusoire quand on connaît les mécanismes sociaux de régulation linguistique.
Sur le plan du vocabulaire, la question de la légitimité se présente un peu différemment, en fonction des diverses catégories de mots qui constituent les canadianismes. Thomas Maguire, dans son Manuel des difficultés les plus communes de la langue française, publié en 1841 et qui suscita le premier débat sur la légitimité des usages canadiens, n’acceptait que les mots figurant dans les dictionnaires publiés en France et refusait même les néologismes créés pour représenter des réalités spécifiquement nord-américaines. Rares sont ceux qui, avant 1940, iront aussi loin dans le rejet des canadianismes lexicaux. Si tous s’entendent pour rejeter les anglicismes, les positions varient considérablement sur la question des autres catégories. Étant donné que les premières études systématiques sur leurs origines ne commencent qu’au XXe siècle, on ne distingue pas encore très nettement entre les archaïsmes, ayant appartenu à la norme aux XVIIe et XVIIIe siècles, les provincialismes apportés du Poitou, de Picardie, de Normandie, et les néologismes de forme ou de sens créés sur place pour nommer des réalités nouvelles.
En outre, rares sont ceux qui, en 1841, peuvent faire le partage entre les mots qui appartiennent à la norme contemporaine et les autres, a fortiori entre les différentes classes de canadianismes. Comme le montrent les chroniques linguistiques de la fin du siècle, toutefois, lorsqu’on s’avise de la nature « canadienne » de mots ou d’expressions, on a tendance à les rejeter s’ils entrent en concurrence avec des usages normatifs, et la plupart des chroniqueurs de l’époque n’admettront parmi eux que ceux qui servent à désigner des réalités nord-américaines. C’est dire que jusqu’à 1900, au moins, la marge de liberté accordée à la création lexicale est bien mince.
On est ainsi devant ce paradoxe qu’une variété linguistique ayant relativement peu changé s’est en l’espace de deux générations presque entièrement dévaluée. Bien entendu, cet état de chose tient en partie à la situation politique et économique des Canadiens français, le prestige d’une variété linguistique étant étroitement associé à la position de ses locuteurs ou, comme le dirait Pierre Bourdieu, « une langue vaut ce que valent ceux qui la parlent[5] ».
Les Canadiens français avaient sans conteste perdu beaucoup de « valeur » depuis 1763. Coupés de leur patrie d’origine, privés de leurs élites, appauvris, occupés par une puissance étrangère qui cherchait à les réduire, ils