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Mille homicides en Afrique de l'Ouest: Burkina Faso, Côte d'Ivoire, Niger et Sénégal
Mille homicides en Afrique de l'Ouest: Burkina Faso, Côte d'Ivoire, Niger et Sénégal
Mille homicides en Afrique de l'Ouest: Burkina Faso, Côte d'Ivoire, Niger et Sénégal
Livre électronique529 pages6 heures

Mille homicides en Afrique de l'Ouest: Burkina Faso, Côte d'Ivoire, Niger et Sénégal

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À propos de ce livre électronique

S’appuyant sur des données empiriques riches et variées, ce livre porte sur les homicides perpétrés dans quatre pays d’Afrique de l’Ouest francophone. Ses auteurs décrivent et analysent toutes les manifestations de la violence criminelle – qu’il s’agisse de vengeance ou d’autodéfense, d’infanticide, de vol, ou de crime rituel – et se font un devoir d’indiquer des pistes de solution réalistes.

Que nous apprennent ces données sur les particularités des homicides au Burkina Faso, en Côte d’Ivoire, au Niger et au Sénégal ? Sur les homicides familiaux ? Sur les querelles qui se terminent par la mort d’un homme ? Sur les rapports entre la sorcellerie et le meurtre ? Comment rendre plus sûrs les quartiers criminogènes des villes africaines ? Avec quels acteurs sociaux les pouvoirs publics et la société civile peuvent-ils soutenir concrètement la non-violence ? En posant correctement le problème de la violence grave et en proposant des solutions, ce livre indique le chemin à prendre vers plus de sécurité, une paix mieux assurée et un développement durable.

Maurice Cusson est professeur à l'École de criminologie et chercheur au Centre international de criminologie comparée de l'Université de Montréal.

Nabi Youla Doumbia est criminologue et assistant de recherche au Centre international de criminologie comparée de l'Université de Montréal.

Henry Boah Yebouet est professeur et doyen de l'UFR criminologie à l'Université Félix Houphouët-Boigny d'Abidjan.
LangueFrançais
Date de sortie5 juin 2017
ISBN9782760637672
Mille homicides en Afrique de l'Ouest: Burkina Faso, Côte d'Ivoire, Niger et Sénégal

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    Aperçu du livre

    Mille homicides en Afrique de l'Ouest - Maurice Cusson

    Introduction

    Maurice Cusson et Nabi Youla Doumbia

    Chaque homicide est une tragédie qui retire un être humain du rang des vivants. C’est un terrible malheur qui frappe une famille quand un père, une mère, un fils apprend qu’un meurtrier vient d’assassiner un être qui lui était très cher. Certains ne s’en remettent pas et vivent des années durant plongés dans la tristesse, la haine et les fantasmes de vengeance.

    Les meurtres sont assez souvent précédés ou suivis d’autres crimes. En effet, il arrive qu’un vol, un viol ou une voie de fait conduise à un affrontement qui finira en homicide. Et il ne manque pas d’homicides suivis de représailles. Au sein d’une communauté, de tels enchaînements qui lient des meurtres à d’autres crimes créent un climat de peur et de haine propice aux crimes motivés par l’autodéfense et la vengeance. Ainsi les homicides sont les conséquences de crimes moins graves et les causes de nouvelles violences.

    La prolifération des meurtres et de leurs cortèges de crimes collatéraux sert de révélateur à l’incapacité des hommes politiques, des policiers et des juges à résoudre pacifiquement les conflits et à dissuader les criminels d’agir. Il n’est pas rare qu’un trop-plein de violences criminelles dans un pays déstabilise un gouvernement. Trop de meurtres, trop de victimes et un climat social gâché par la peur constante d’être volé ou attaqué discréditent le pouvoir en place, jugé incapable d’assurer la sécurité et de faire prévaloir la justice.

    Et les répercussions d’une surabondance de crimes se font sentir jusque dans la vie économique. Car des fréquences élevées de meurtres, braquages, kidnappings et autres violences font fuir les entrepreneurs, les investisseurs, les cerveaux qui s’envolent vers des cieux plus cléments et plus sûrs. Et les commerçants et industriels qui se résignent à travailler dans une ville violente consacrent de fortes sommes à leur sécurité et à leur protection. C’est ainsi que la violence et l’insécurité ne sont pas seulement les conséquences de la pauvreté, elles en sont les causes, en faisant fuir les créateurs de richesse.

    Pourquoi l’Afrique? Parce qu’en Afrique, et spécialement en Afrique francophone de l’Ouest, les connaissances scientifiques sur l’homicide sont quasi inexistantes: très peu de chiffres fiables, pas d’explication, pas de classification (un des rares livres en français qui traite vraiment de façon scientifique de la criminalité et de la réaction sociale en Afrique date de 1980, Ethnocriminologie de l’Afrique noire par Yves Brillon). Cette terra incognita offre un terrain propice aux découvertes pour le chercheur qui veut savoir à quoi s’en tenir sur les violences criminelles sur ce continent.

    Autre raison, parce que l’Afrique est un continent plein de problèmes et aussi de promesses: les taux d’homicide y sont plus élevés qu’en Europe de l’Ouest ou qu’au Canada avec de fortes variations d’un pays à l’autre. Or la situation économique et politique s’améliore dans plusieurs pays d’Afrique de l’Ouest et cette embellie s’accompagne d’une baisse des taux d’homicide. Une évolution qui nous lance un défi: non seulement expliquer pourquoi les homicides sont relativement fréquents en Afrique, mais aussi rendre compte de ce mouvement de décroissance des taux d’homicide.

    L’état des connaissances

    Les criminologues et les sociologues ont été nombreux à étudier les différentes facettes de l’homicide. C’est en s’appuyant sur leurs nombreux travaux que nous pouvons élaborer une problématique et une théorie de ce crime très grave.

    À l’origine et au cœur des homicides se trouvent des conflits entre des rivaux en compétition pour la richesse, le prestige, le pouvoir ou une femme. Les adversaires s’affrontent dans des contextes marqués par la peur mutuelle, l’injustice perçue et l’absence de pacificateur efficace.

    Les homicides les plus fréquents, ceux que les chercheurs relèvent encore et encore, dès qu’ils élaborent une typologie, sont les homicides querelleurs et vindicatifs, les homicides associés aux vols et les homicides familiaux.

    Les homicides querelleurs et vindicatifs ont été diversement nommés: la rixe homicide (Gauvard 1991), l’altercation triviale (Wolfgang 1958), «escalated showing-off contest», «retaliation for previous abuses» (Daly et Wilson 1958; Daly 2016). Les termes utilisés par ces auteurs pour expliquer de tels homicides sont: l’honneur, la réputation, la provocation, l’escalade, la vengeance. Deux hommes se battent – souvent en présence de spectateurs – chacun se sentant provoqué, voulant défendre sa réputation et éviter de perdre la face ou de déchoir. Ils commencent par s’échanger des insultes et des menaces avant d’en venir aux poings. Jusqu’au moment où l’un des deux porte un coup fatal. Quelquefois, la bagarre cesse sans qu’il y ait mort d’homme, mais l’un des combattants décide de se venger des coups qu’il a reçus et, quelque temps plus tard, il assassine son ennemi (Cusson 2013 a et 2015).

    Les homicides associés aux vols mettent en scène un voleur et sa victime. Dans certains cas, un voleur armé attaque sans sommation la personne qu’il veut voler et la tue pour prévenir toute résistance. D’autres fois, la victime tente de résister et elle est tuée.

    L’homicide familial se caractérise par les liens de parenté qui unissent le meurtrier et sa victime: mari-femme, parents-enfants, frères. Quelquefois, la parenté élargie est impliquée. Dans le cas de l’homicide conjugal, un mari tue sa femme qui le trompe, veut le quitter ou lui résiste. Les parents qui tuent leur enfant le font assez souvent quand ce dernier désobéit, pleure trop longtemps et pousse leur patience à bout. Dans le cas de l’infanticide, la mère veut cacher une naissance illégitime et laisse mourir son enfant.

    Des chapitres de ce livre seront consacrés à ces homicides décrits par les criminologues occidentaux, mais aussi à des homicides pratiquement inexistants dans les pays occidentaux, mais bien présents en Afrique de l’Ouest, comme les meurtres perpétrés par des coupeurs de route (brigands de grand chemin), des lynchages, des exécutions sommaires, des meurtres politiques et des homicides liés à la sorcellerie.

    Les connexions entre les inégalités

    et les taux d’homicide

    Quand les criminologues examinent les relations entre les taux d’homicide dans le monde et l’inégalité économique (mesurée par l’indice Gini des écarts de salaire entre les riches et les pauvres), ils constatent que plus le degré d’inégalité d’un pays est élevé, plus les homicides sont fréquents (voir Messner 1980 et pour une étude récente Roberts et Willits 2015). S’agissant tout particulièrement des pays africains, la relation statistique entre l’inégalité et les homicides est particulièrement forte (voir dans ce livre le chapitre 4 par Chabot et Ouimet).

    Dès 1982, Blau et Blau avaient expliqué les rapports entre l’inégalité et les crimes violents par la privation relative qui suscite des conflits violents à propos de la distribution de ressources rares. Deux individus, par exemple, des collègues de travail, se comparent et l’un des deux considère que l’autre jouit d’un privilège indu ou qu’il reçoit un salaire supérieur au sien pour le même travail. Poussé par la frustration et la colère, il insulte son collègue et l’invite à se battre. Selon ces auteurs, ce qui pousse à la violence, ce n’est pas la pauvreté «absolue», mais la pauvreté relative, celle qui résulte d’une comparaison entre ce que l’un et l’autre reçoivent.

    Daly (2016) a démontré que l’inégalité mesurée par l’indice Gini de 50 États américains est considérable et très étroitement associée aux taux d’homicide: la corrélation de 0,725 témoigne d’une étroite relation concomitante. C’est dans les États du sud des États-Unis que l’inégalité est la plus forte et que les homicides sont les plus fréquents. En revanche, Daly constate que, dans ce pays, la corrélation entre le niveau de richesse et les homicides est proche de zéro; ce n’est donc pas la pauvreté qui conduit au crime, mais bien l’inégalité. Le même auteur affirme, chiffres à l’appui, que les différences importantes entre le Canada et les États-Unis en matière d’homicides s’expliquent essentiellement du fait que le Canada est plus égalitaire que son voisin du sud.

    Daly poursuit: dans un État où les ressources rares sont très inégalement distribuées, le compétiteur qui se juge défavorisé aura plus à gagner s’il est le vainqueur d’un affrontement et plus à perdre s’il échoue. L’enjeu étant majeur, les rivaux seront prêts à recourir à des moyens extrêmes pour vaincre à tout prix. Notons qu’une telle compétition se déroule entre des rivaux dont le statut n’est pas très différent, qui se connaissent et s’estiment comparables. Certains homicides analysés dans cette étude ressortissent de ce type de conflictualité, en l’occurrence les homicides liés au foncier. Dans les villes de l’Afrique francophone par exemple, la forte pression démographique jointe à l’absence de cadastre et au dualisme juridique (coexistence entre droit coutumier et droit moderne) ont accru les conflits relatifs à la propriété foncière (Raynaud, Diop et Simonneau 2013).

    Trop d’inégalité tue la confiance et le désir de respecter la loi. L’économiste Stiglitz (2012) montre que, quand l’inégalité est jugée injuste, elle influe sur les comportements. Des salariés traités inégalement travaillent moins bien et sont moins productifs. Aux États-Unis, les groupes sociaux les plus fortement touchés par l’inégalité perdent confiance en l’État; ils se sentent floués; ils votent moins que les autres; ils violent plus souvent la loi. L’inégalité rompt le lien de confiance envers les institutions et affaiblit la cohésion sociale. Les citoyens qui jugent que l’inégalité de leur pays est injuste se sentent libérés de l’obligation de respecter des lois édictées par les responsables de cette injustice. Le spectacle de la concentration des richesses entre les mains d’une minorité qui ne le mérite pas conduit les laissés-pour-compte de l’abondance à se dire: nous n’avons aucune raison de nous conduire avec justice quand nos dirigeants accaparent injustement la richesse de la nation.

    Les riches ont peu de raisons de tuer. Dans les classes supérieures de tous les pays – inégalitaires ou non – quand surgit un conflit, les adversaires ont accès à des solutions non violentes pour résoudre leur conflit: l’argent pour dédommager, réparer, apaiser l’autre; l’habileté verbale pour négocier; l’accès à des solutions juridiques, comme les poursuites en dommages-intérêts. De plus, les riches ont les moyens de payer pour leur propre protection si l’État néglige cette obligation: ils ont les ressources pour protéger leurs résidences avec des systèmes d’alarme, des caméras de surveillance, de hauts murs. Et quand la criminalité dans leur pays est très élevée, les privilégiés vont jusqu’à fortifier leur maison; ils se payent des voitures blindées et des gardes du corps. Un riche qui dispose de tous ces moyens non violents serait stupide de régler un conflit – même grave – en tuant son ennemi. C’est ce que vérifient les taux d’homicide: chez les riches, ces crimes sont toujours très rares.

    Les solutions dont disposent les riches font défaut au sous-prolétariat des nations marquées par l’inégalité. Dans ces pays, vient un moment où, faute d’alternative, il ne reste aux très pauvres que le recours à la force pour régler un conflit. Raison pour laquelle les homicides sont fréquents parmi les très pauvres des pays où l’indice d’inégalité est élevé.

    Dans les pays inégalitaires, la sécurité des pauvres n’est pas assurée. Au sein des nations marquées par une très forte inégalité, les très pauvres n’ont rien: ni objets de valeur, ni respect, ni pouvoir, ni sécurité. Pourquoi cette insécurité? Parce que, dans les pays inégalitaires, les ressources nationales affectées à la police et à la justice profitent assez peu aux pauvres. Dans les bidonvilles où ils vivent, les policiers brillent par leur absence. Et la justice est inabordable. Dans ces conditions, la force physique apparaît comme un recours. On comprend alors pourquoi, dans les nations affligées par une grande inégalité, ce sont les très pauvres qui tuent le plus leurs semblables. Les rivaux sont privés de solutions non violentes accessibles aux riches pour acheter la paix et la sécurité.

    Dans les pays à systèmes égalitaires et redistributifs, les pauvres souffrent relativement moins de la pauvreté. L’égalité ne résulte pas seulement du marché, de l’évolution technologique ou de l’accès à l’éducation, mais aussi de systèmes de taxation progressifs et redistributifs tels que les riches doivent verser au fisc des pourcentages élevés de leurs revenus. Dans un pays où 40% des revenus des riches sont prélevés par l’État qui les redistribue vers les moins riches, l’égalité sera plus grande que dans un pays où seulement 20% de la richesse nationale est redistribuée. Ces prélèvements profitent aux classes moyennes et aussi aux pauvres: aide sociale, assurance-chômage, gratuité des services de santé et de l’éducation; sans oublier une police pour tous et une justice relativement accessible grâce à l’aide juridique. Il s’ensuit que, dans les pays égalitaires, les pauvres sont moins pauvres et souffrent moins de la pauvreté. Ils sont moins acculés au désespoir conduisant aux solutions extrêmes. Et ils ont de meilleures chances d’être raisonnablement protégés par des policiers assez nombreux et bien rémunérés.

    En Afrique, l’inégalité est cumulative et criminogène. Le niveau de pauvreté y est particulièrement élevé. Alors que ce continent abrite 12% de la population mondiale, il ne produit que 1,5% du PIB mondial. Sa part dans le commerce mondial est estimée à 3%. En 2000, 33 des 48 pays les moins avancés se trouvaient en Afrique (Boniface, 2012). Selon le dernier rapport de la Banque mondiale (2016), l’Afrique compterait 330 millions de pauvres en 2012, soit 43% de sa population. Les effets de la pauvreté sont aggravés par une inégalité que favorise la gestion néo-patrimoniale du pouvoir, c’est-à-dire l’usage des ressources de l’État (administration et finances publiques) à des fins personnelles. Ainsi dans plus d’un pays africain, un clan ou une tribu peut concentrer tous les pouvoirs, qu’il utilisera pour accaparer la richesse nationale. Et alors les dominants ont tout – richesse, pouvoir, prestige – et aux dominés, relégués dans les bas-fonds, il ne reste presque plus rien. S’il est vrai que, sur le continent africain, les conséquences de l’inégalité économique sont plus graves et plus criminogènes, on en déduit une hypothèse: en Afrique où les démunis souffrent plus fortement de la pauvreté que dans les pays occidentaux, la corrélation entre l’inégalité et les taux d’homicide sera plus forte qu’en Occident.

    L’inégalité et la concentration spatiale

    des facteurs criminogènes

    Il arrive que l’influence de l’inégalité sur la criminalité soit indirecte, passant par d’autres facteurs qui, eux, agissent directement sur les délinquants et les criminels. Plus l’inégalité est forte dans une grande ville, plus il y aura de ségrégation à l’encontre des pauvres. Ces derniers ne pourront pas quitter leurs bidonvilles ou leurs ghettos et les riches n’y mettront jamais les pieds. Dans ces quartiers, les carences de contrôle social se combineront à une forte densité de délinquants. Et ces derniers auront tendance à former des bandes.

    C’est dans la ville américaine de Chicago que ces processus criminogènes ont été les mieux documentés. Les taux d’homicide de cette très grande ville se maintiennent à des niveaux élevés depuis longtemps. Plus frappant encore, la fréquence des homicides dans les quartiers les plus problématiques de la ville atteint des sommets avec, entre 1965 et 1989, un taux annuel moyen de 75 par 100 000 habitants pour le pire des quartiers contre 0,34 par 100 000 habitants pour le quartier de la ville ayant le taux le plus bas (Block et Block 1992). Les quartiers les plus affectés par les homicides et autres crimes se distinguent par des niveaux élevés de pauvreté, de chômage, de désorganisation familiale, de mortalité infantile et de ségrégation raciale.

    Une équipe de chercheurs dirigés par Robert Sampson a mené une recherche fouillée sur les caractéristiques de 343 quartiers de Chicago (Sampson et al. 1997 et Sampson 2012). Leurs résultats confirment que les handicaps socioéconomiques qui accompagnent la pauvreté sont en relation étroite avec la fréquence des crimes violents. Ils ont aussi découvert que l’efficacité collective et les contrôles sociaux informels sont des facteurs importants de la criminalité des quartiers. Ces variables avaient été mesurées par des réponses à des questions comme les suivantes: «Pouvez-vous compter sur vos voisins pour intervenir si des jeunes font des graffitis? S’ils se bagarrent? Les gens de votre quartier sont-ils prêts à s’aider mutuellement? Partagent-ils les mêmes valeurs?»

    Une forte inégalité va donc de pair avec une ségrégation de fait qui conduit à une relégation des pauvres dans des quartiers où ils n’arrivent ni à s’organiser, ni à coopérer, ni à contrôler leur jeunesse. Sont alors mis en branle deux processus sociaux dont l’influence sur la criminalité est avérée. Premièrement, l’association différentielle: dans les quartiers les plus problématiques de Chicago se trouvent de fortes densités de délinquants et de pré-délinquants, qui se côtoient et se fréquentent quotidiennement. Ils s’influencent et ils s’encouragent mutuellement à commettre des délits (Sutherland et Cressey 1966; Akers 1973). Deuxièmement, les carences des contrôles sociaux: les adultes de ces quartiers se sentent impuissants à agir pour le bien commun et à intervenir efficacement pour obliger les jeunes à bien se conduire.

    La justice distributive

    et la justice commutative

    Une inégalité modérée et acceptée parce qu’elle paraît raisonnable et justifiée ne pose pas problème. C’est l’inégalité injuste, discriminatoire, excessive, injustifiée qui fait scandale. Cela conduit à replacer la problématique sur le vaste terrain du juste et de l’injuste. Les philosophes distinguent deux catégories: la justice distributive et la justice commutative.

    La justice distributive consiste à répartir également ou proportionnellement un bien commun dans l’ensemble d’une société par une autorité chargée de cette répartition. Par exemple, un employeur distribue les gains de l’entreprise à ses employés. L’injustice distributive engendre une frustration liée à la privation relative: je compare mon salaire à celui de mon collègue et, à travail égal, je constate que ce dernier est mieux payé que moi. Ma colère peut se diriger contre le «répartiteur» (l’employeur), mais celui-ci m’apparaît redoutable. Je serai alors tenté de m’attaquer au bénéficiaire de ce privilège injuste (Homans 1974). Les violentes manifestations où s’affrontent les insatisfaits de la redistribution de la richesse nationale et les forces de l’ordre au service du pouvoir en place sont l’expression de cette révolte contre des inégalités injustifiées, contre des injustices distributives.

    Deuxièmement, la justice commutative qui règle les échanges mutuels entre deux personnes selon le principe de la réciprocité qui stipule de rendre proportionnellement le bien pour le bien; de restituer le bien qui a été emprunté; de réparer le dommage causé à autrui. La justice commutative est à l’œuvre dans le troc, l’échange commercial, le don, le contrat bilatéral. Cette forme de justice est au cœur du droit civil qui oblige le responsable d’un dommage causé à autrui de le réparer. Elle est niée quand une dette reste impayée ou que le vol du bien d’autrui n’entraîne aucune compensation. De ce point de vue, les crimes contre les biens et les personnes sont des négations de la réciprocité, de la justice commutative. Ainsi, lorsque les voleurs s’emparent du bien d’autrui et refusent d’offrir une contrepartie, ils violent, ce faisant, le principe obligeant de rendre le bien pour le bien. Une dette impayée nourrit le grief et la colère. De même, les homicides sont considérés par les proches de la victime comme des injustices qui exigent réparation. Et en l’absence de toute compensation, la famille de la victime sera tentée de rétablir l’équilibre des prestations en exerçant sa vengeance.

    Un rapport triangulaire entre un meurtrier,

    une victime et des tierces parties

    Très souvent, les conflits générés par l’injustice font intervenir une tierce partie qui s’interposera, cherchera une solution juste au problème et tentera de rétablir la paix entre les parties. Ainsi il arrive que des personnes assistant à un affrontement interviennent pour calmer le jeu et réconcilier les adversaires. Ce rôle de pacificateur est aussi joué par des policiers et il est institutionnalisé dans la personne du juge. En Afrique de l’Ouest, il arrive qu’un «vieux père», homme apprécié dans son milieu pour sa sagesse et son sens de la justice, entame des négociations avec les adversaires pour rétablir la paix. Ce juge informel entendra avec attention et impartialité les griefs des uns et des autres, de celui qui a frappé et de celui qui a reçu les coups. Puis il proposera une solution susceptible d’être acceptée par les deux parties.

    C’est ainsi que nous sommes conduits à considérer l’homicide (ainsi que la plupart des crimes) comme le résultat d’une interaction triangulaire entre le meurtrier, la victime et des tierces parties parmi lesquelles se trouve la figure du juge (Black 1993). Ce rapport triangulaire se déroule dans un temps quelquefois court, d’autres fois long. Il commence par opposer deux rivaux en conflit parce qu’ils convoitent simultanément un même bien, un pouvoir ou un titre. L’échange vire à l’altercation ou à l’insulte. L’affaire s’envenime et monte en violence. La colère, la haine et la peur incitent les ennemis à frapper de plus en plus fort ou à utiliser une arme capable de tuer. Et pour vaincre à tout prix, l’un des combattants porte un coup mortel. Quand l’altercation se termine par mort d’homme, on constate que les tierces parties soit étaient absentes, soit avaient elles-mêmes poussé au combat, soit, troisième possibilité, s’étaient révélées incapables d’empêcher l’escalade jusqu’au coup fatal (Cusson 2015).

    La figure du triangle aide à saisir ce qui fait qu’un conflit débouchera ou non sur un homicide. Le rapport entre le meurtrier et la victime est décisif mais le troisième homme ne saurait être négligé. Quand ce tiers est un homme de paix, il peut fort bien influencer l’issue de l’altercation en s’interposant. Le pacificateur est celui qui empêche l’affrontement d’aller à son terme fatal. De cette conception triangulaire du rapport homicide, nous déduisons que notre recherche devrait porter sur trois catégories d’acteurs: les meurtriers, les victimes et les tierces parties.

    L’influence de la situation précriminelle

    sur l’issue d’une agression

    Les criminologues définissent la situation précriminelle comme l’ensemble des circonstances humaines, physiques, technologiques, de lieu et de temps qui agissent sur les décisions et les actions des acteurs du drame criminel. C’est le constat de l’efficacité de la prévention situationnelle qui conduit à prendre la situation précriminelle au sérieux (Clarke 1992; Cusson 2009).

    Il y aura bientôt cinquante ans, des criminologues britanniques ont découvert qu’il est possible de faire reculer la criminalité simplement en modifiant les circonstances dans lesquelles les délits et crimes risquent d’être perpétrés. Par exemple, le fait qu’un bagarreur ait ou non une arme à feu entre les mains exercera une influence décisive sur l’issue fatale ou non du combat. La prévention situationnelle consiste à confronter les violents à des situations aménagées de telle manière qu’ils renonceront à passer à l’acte parce que le crime projeté paraît trop risqué ou trop difficile. Un tueur à gages renoncera à perpétrer son crime si des gardes armés protègent l’homme qu’il veut tuer.

    Parce que l’homicide est un acte soumis aux contraintes des circonstances, les taux d’homicide, comme ceux de la criminalité générale, se distribuent inégalement dans l’espace urbain et dans le temps, ce qui amène à repérer des quartiers violents, des points chauds et des heures critiques. Avec l’évolution technologique, les meurtriers et les victimes disposent de moyens de plus en plus performants, d’un côté, pour tuer et, de l’autre, pour se protéger, prévenir, surveiller. L’équation situationnelle, c’est-à-dire l’ensemble des circonstances concrètes dans lesquelles se déroule un affrontement violent, pèse lourd dans son issue, fatale ou non.

    La théorie de la dissuasion

    et des contrôles sociaux du crime

    L’homicide est un phénomène rare, comme en témoigne le fait qu’on calcule sa fréquence par des taux rapportés à 100 000 habitants. Qui plus est, dans certains pays du monde, l’homicide est extrêmement rare alors qu’il l’est bien moins ailleurs. En 2012, l’Afrique du Sud, avec 30 homicides par 100 000 habitants, était durement affectée par la criminalité violente. À l’autre extrême, au nord du continent, le Maroc, avec un taux d’homicide de 2,2 par 100 000 habitants, apparaissait comme un pays non violent. Ailleurs dans le monde, les variations peuvent être aussi de grande ampleur: au Venezuela, on comptait 53,7 homicides par 100 000 habitants, l’un des taux les plus élevés au monde. À l’autre extrémité de la distribution, le Japon, avec 0,4 par 100 000 habitants, présentait le taux le plus bas du monde (Office des Nations unies contre la drogue et le crime ou ONUDC, Global Study on Homicide).

    La rareté des homicides ne résulte pas seulement de la bonté de la nature humaine, mais aussi de la force des prohibitions – «Tu ne tueras point» – et d’un ensemble de contrôles sociaux érigés pour dissuader, surveiller, neutraliser les criminels, protéger les victimes potentielles et pacifier les conflits. Les contrôles sociaux formels et informels du crime mobilisent tout le monde à des titres divers: victimes, citoyens, chefs de famille, éducateurs, voisins, gardiens, gros bras, policiers, gendarmes, magistrats. Car les crimes violents et non violents posent problème à tous, et tous se soucient de s’en protéger. L’efficacité des contrôles sociaux contribue à faire de l’homicide un phénomène rare.

    Il est désormais établi par les résultats de l’Enquête mondiale sur l’homicide que la qualité et la performance des contrôles sociaux formels rendent compte d’une bonne part des variations internationales des taux d’homicide (Paré 2013 et Ouimet 2016). Cependant, ce qui vaut à l’échelle mondiale ne vaut plus pour l’Afrique (voir à ce propos dans ce volume le chapitre 4 par Chabot et Ouimet).

    Les recherches fondées sur la théorie de la dissuasion permettent d’expliquer en termes de contrôles sociaux les variations mondiales de la criminalité. Elles peuvent se ramener à cinq propositions.

    La certitude de la peine (c’est-à-dire une probabilité élevée d’être arrêté par la police pour un type donné de crime) est plus fortement associée à de faibles taux de criminalité que la sévérité de la peine (mesurée, par exemple, par le nombre d’années de prison);

    Les interventions policières bien planifiées, bien ciblées et bien exécutées à des points chauds du crime y font reculer la criminalité. Cependant, ces interventions policières ne doivent pas se limiter à arrêter les délinquants, elles doivent s’ajouter à une surveillance accrue des lieux, à la prévention et à un travail policier visant la résolution des problèmes à l’origine de la criminalité;

    Les taux d’homicide se maintiennent à des niveaux relativement bas dans les pays où la police n’est pas corrompue et où elle est jugée favorablement par les citoyens qui lui rapportent leur victimisation;

    La peine de mort n’exerce pas d’influence sur les taux d’homicide;

    Les comparaisons entre la récidive de groupes de délinquants ayant purgé une peine de prison et de délinquants comparables ayant reçu une sentence non carcérale (comme la probation ou l’amende) échouent à trouver des différences significatives entre ces deux groupes, contrairement à la croyance populaire. Ce constat amène à conclure que la prison prévient la récidive ni plus ni moins que des peines purgées dans la communauté. En revanche, la prison fait beaucoup plus souffrir le détenu et sa famille que les peines non carcérales et elle est évidemment plus coûteuse pour le trésor public.

    Néanmoins, les recherches sur la dissuasion ne mesurent que les effets des contrôles sociaux formels: la police, les tribunaux, les prisons et autres sanctions pénales. Or dans toutes les communautés de tous les pays du monde, agissent d’autres contrôles sociaux, plus proches des gens, qui mobilisent presque tout le monde. Au sein des familles, les parents incitent les enfants à bien agir et ils les blâment pour leurs fautes. Des pressions et sanctions sociales s’exercent constamment au sein des groupes d’amis et de collègues, dans les cours communes, dans les voisinages, dans les entreprises, bref partout où les gens se parlent, échangent, collaborent, travaillent. L’influence contraignante des rapports sociaux est omniprésente.

    En Afrique, on trouve des acteurs du contrôle social que l’on ne retrouve ni en Europe, ni au Canada, ni aux États-Unis: les gros bras, les gardiens de nuit, les vieux pères. On les remarque dans les villes d’Afrique de l’Ouest. Ils offrent des services divers: ils gardent, surveillent, arrêtent les voleurs, récupèrent les biens volés. Par leur nombre, par leur proximité, par leur connaissance des micromilieux dans lesquels ils travaillent, ces acteurs informels de la sécurité possèdent une capacité d’influence non négligeable, comme le lecteur le constatera dans le chapitre 18 de ce livre.

    La conclusion souhaitable pour une enquête criminologique est pratique: imaginer des solutions, puis les recommander. Car nous voulons contribuer à la non-violence et à la paix. Voici quelques questions auxquelles nous nous proposons de répondre en proposant des solutions: quelles conséquences pratiques peut-on dégager de ce que nous avons appris sur les meurtres perpétrés par les coupeurs de route? La prévention des vols ne pourrait-elle pas réduire le nombre des homicides associés au vol? Et, alors, quelles seraient les mesures de prévention du vol dont l’efficacité a été démontrée, données probantes à l’appui? Par quels moyens pourrait-on faire baisser le nombre des infanticides au Sénégal? Comment rétablir la non-violence et la paix dans les universités d’Afrique où les homicides sont anormalement fréquents? Un taux d’homicide élevé n’est pas une fatalité. Il s’agit donc de découvrir comment on a réussi à faire baisser les homicides dans une communauté pour mettre en œuvre des mesures semblables dans d’autres contextes.

    La méthodologie

    La criminologie – le mot le dit – est une science. Du moins, telle est son ambition. Or, qui dit science, dit méthode scientifique: démarche systématique pour établir les faits, les dénombrer, les classer, les comparer, les analyser; pour ensuite confronter des hypothèses aux faits ainsi établis. Notre méthodologie ne se réduit pas à une seule source de données, mais à plusieurs, décrites ci-dessous.

    La collecte de données la plus importante – celle qui nous a permis d’accumuler de l’information sur 1000 cas d’homicides – a été réalisée par nos assistants qui, à l’affût de récits de cas d’homicides, ont dépouillé systématiquement les journaux locaux. Les principaux journaux retenus étaient: au Burkina Faso, L’Observateur Paalga et Le Pays; en Côte d’Ivoire, Soir Info; au Niger, L’Enquêteur; au Sénégal, L’Observateur. Quelques cas ont été documentés ailleurs: notamment abidjan.net (Côte d’Ivoire), le faso.net (Burkina Faso), tamtaminfo.com (Niger), Seneweb (Sénégal). Pour les cas se rapportant au terrorisme, on a également consulté les sites Jeuneafrique.com et rfi.fr. Nos assistants (des étudiants en criminologie, en sociologie ou en démographie des universités de leur pays) étaient munis d’une grille de codification (voir annexe) et ils enregistraient systématiquement toutes les informations rapportées dans chacun des articles consacrés à une affaire d’homicide. On archivait ensuite une photocopie de cet article. Les journaux ainsi dépouillés couvraient les années 2013, 2014, 2015 et, si un nombre suffisant de cas n’avait pas été atteint, les codificateurs remontaient jusqu’à 2012. Une fois parvenus au compte de 1000 cas d’homicides, nous avons lancé à nos codificateurs le mot d’ordre: STOP. Car ce nombre nous paraissait suffisant et faisait un beau chiffre rond. Par la suite, les données ainsi recueillies ont été informatisées, compilées, classées, analysées.

    Mille homicides, c’est un gros échantillon, mais ce n’est pas un échantillon représentatif, car il est le résultat de l’activité non systématique de journalistes et de leurs informateurs. Les données recueillies le sont en fonction des représentations journalistiques, qui traduisent les valeurs ambiantes et les craintes de la société. La prédominance des homicides liés au vol en Côte d’Ivoire n’est pas sans lien avec le traumatisme suscité par la guerre civile et les inquiétudes face à la circulation des armes. De même, on peut penser que la forte prévalence des homicides familiaux au Niger traduit également les angoisses d’une société puritaine confrontée aux transformations rapides induites par la mondialisation. Selon les pays, certains types d’homicide peuvent avoir été sous-estimés ou surestimés. C’est le cas du Niger, où la presse ne rapporte que les faits jugés. Conséquemment, les données obtenues portent sur une infime part des homicides, en l’occurrence ceux qui ont été résolus par la police et transmis à la justice. Les affaires non résolues et non transmises (parce que leur auteur est décédé par exemple) sont ainsi exclues de l’analyse. Ce biais est évident quand on sait que certaines affaires ont plus de chance d’être résolues que d’autres. Les

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