Découvrez des millions d'e-books, de livres audio et bien plus encore avec un essai gratuit

Seulement $11.99/mois après la période d'essai. Annulez à tout moment.

Alphonsine
Alphonsine
Alphonsine
Livre électronique346 pages5 heures

Alphonsine

Évaluation : 0 sur 5 étoiles

()

Lire l'aperçu

À propos de ce livre électronique

« À trente ans, j'ai décidé d'adopter un vieux. C'est lors de ce tournant de mon existence que je me suis dit que les choses devaient changer. C'est vrai, après tout, qu'avais-­je fais de bien dans ma vie ? Avais-­je apporté ma pierre à l'édifice de la société qui avait tant fait pour moi ? Avais-­je réussi à trouver un sens à mon existence ? Rien de cela, que nenni, niet. Au moins pouvais-­je être utile à quelqu'un et clamer (discrètement quand même) mon désaccord à la face du monde, concernant l'abandon de nos ancêtres. »
Quand Alphonsine, pétillante septuagénaire au caractère bien trempé, quitte la SPPA (Société Protectrice des Personnes Âgées) pour entrer dans la vie de Charlotte, jeune femme réservée et introvertie, c'est un tremblement de terre ! Les débuts de cohabitation sont animés et cocasses. Mais la carapace de ces deux femmes cache une blessure secrète que l'autre va tout faire pour soigner.
Drôle et sentimental à la fois, Alphonsine est un roman frais et attachant dans la pure lignée des feel good books.

LangueFrançais
Date de sortie17 déc. 2021
ISBN9782491934965
Alphonsine

Lié à Alphonsine

Livres électroniques liés

Fiction générale pour vous

Voir plus

Articles associés

Catégories liées

Avis sur Alphonsine

Évaluation : 0 sur 5 étoiles
0 évaluation

0 notation0 avis

Qu'avez-vous pensé ?

Appuyer pour évaluer

L'avis doit comporter au moins 10 mots

    Aperçu du livre

    Alphonsine - Diane Averland

    Couverture4eme couverturePage de titre

    © La Plume de l’Édition, 2021

    Illustrateur : Luis Alejandro Melo

    Couverture :

    Tech It - techitmadagascar.com

    Pour tout contact :

    LA PLUME DE L’ÉDITION

    5 Rue de la Touloubre

    13770 Venelles

    www.plume-edition.fr

    ISBN : 978-2-491934-01-9

    À ma grand-mère, à qui je dois certaines

    de mes plus belles tranches de vie.

    PROLOGUE

    À trente ans, j’ai décidé d’adopter un vieux. Enfin, on ne dit pas « vieux » quand on est bien élevé, on dit « personne âgée ». C’est lors de ce tournant de mon existence – en viendront d’autres à quarante, à cinquante puis à soixante ans – que je me suis dit que les choses devaient changer. C’est vrai, après tout, qu’avais-je fait de bien dans ma vie ? Avais-je apporté ma pierre à l’édifice de la société qui avait tant fait pour moi ? Avais-je réussi à trouver un sens à mon existence ? Rien de cela, que nenni, niet. Au moins pouvais-je être utile à quelqu’un et clamer (discrètement quand même) mon désaccord à la face du monde, concernant l’abandon de nos ancêtres.

    Je vais vous raconter cet épisode de ma vie qui a chamboulé la jeune fille sentimentalement immature que j’étais au point de faire de moi ce que je suis maintenant : une jeune femme sentimentale.

    Première partie

    CHARLOTTE

    1

    Mon cher journal,

    Cela fait bien longtemps que je n’ai pas ouvert tes pages. Je vais essayer de te rapporter, succinctement mais fidèlement, ma vie depuis que je t’ai quitté.

    J’ai trente ans et je ne fête plus mes anniversaires depuis mes dix-huit ans, âge auquel je me suis rendue que je ne voulais plus de tous ces cadeaux inutiles que l’on m’offrait. Enfin, quand je dis « fêter », je veux dire avec des amis ou des collègues car le repas annuel avec les parents reste inévitable.

    Je vis avec mon chat, Grosmatou, que j’ai trouvé dans la rue il y a cinq ans, lors de mon emménagement dans la capitale. Je n’apprécie pas les chats mais j’étais à une période de ma vie où je me sentais seule : j’avais quitté le cocon familial et le confortable pavillon d’Enghien-les-Bains pour l’aventure parisienne, mes généreux parents m’ayant offert un coquet trois-pièces (non, il ne s’agissait pas d’un cadeau d’anniversaire, je t’ai dit que ceux-ci étaient inutiles) dans le 18e arrondissement de Paris. J’avais ainsi pu terminer ma dernière année d’études en tourisme sur Paris, métro Abbesses. Pour une jeune fille célibataire, cela fait grand, mais mes géniteurs ont toujours été très prévoyants, ils étaient certains que j’allais vite rencontrer un beau jeune homme et qu’on aurait un bébé dans la foulée.

    À cette époque, l’idée m’était donc venue d’adopter un animal de compagnie, histoire de ne pas aigrir trop vite. J’adore les chiens, je m’étais donc tournée tout naturellement vers un chien au départ. Puis, après âpre discussion avec ma mère et moult échanges d’arguments, j’abandonnai l’idée. Cela donna à peu près ceci :

    — Blablabli, blablabla…, de mon côté.

    — Tu sais, Charlotte, un chien, c’est beaucoup de travail… Il faut le sortir et ramasser ses crottes. Ce n’est pas évident dans un appartement.

    Intense réflexion dans mon cerveau bicéphale, le lobe droit le disputant au lobe gauche, puis ma réponse fusa :

    — C’est vrai, tu as raison.

    Je reconnais que je n’ai jamais été très persévérante mais là, pour ma défense, tu dois reconnaître qu’il n’est pas motivant de devoir sortir pour faire faire ses besoins à qui ou à quoi que ce soit. Mais, par-delà le dérangement, ramasser ses crottes en pleine rue devant les passants, avec un petit sachet plastique en main et chercher fébrilement une poubelle pour mettre son pot-pot, c’est inhumain ! Satanée loi qui asservit l’humain à son chien ! Tout cela à cause de propriétaires négligents qui laissent faire leurs gentils toutous sur les trottoirs plutôt que dans les caniveaux. Qui cela dérange-t-il qu’un chien fasse ses besoins dans le caniveau ? Personne n’utilise les caniveaux ! Il suffit de mettre en marche le circuit d’eau municipal pour faire un coup de propre.

    Donc pas de chien, dommage, moi qui adore les canidés… Je me suis rabattue sur un chat. Et c’est un gros matou à poils roux qui m’a choisie. Depuis, je lui donne sa pâté, sa coupelle de lait et je ramasse ses crottes tous les jours…

    Je n’aime pas les chats, mais je sais prendre mes responsabilités, j’irai jusqu’au bout de son existence sans essayer de la réduire d’un chouya.

    Je disais donc, mon diplôme de Tourisme en poche, je me lançai sur le marché du travail. Je dénichai un poste dans une agence de voyages assez rapidement mais après quelques mois de vente de billets, mon intérêt pour les voyages s’en trouva émoussé. Mes missions consistaient à accueillir les futurs vacanciers qui poussaient la porte de l’agence, leur conseiller une destination vers laquelle je n’étais jamais allée et promouvoir les voyages « tout compris » pour lesquels nous, agents, étaient le mieux rétribués. Ce n’est pas ce genre de poste dont on rêve quand on se lance dans des études de tourisme. Naïvement, je me voyais déjà parcourir le monde, en quête d’endroits paradisiaques sur lesquels je rédigerais des rapports, telle une cliente mystère. Le soleil sous les cocotiers, voilà ce dont je rêvais ! Je ne suis pas une bureaucrate, je n’aime pas rester enfermée entre quatre murs devant mon ordinateur, mon téléphone collé à l’oreille, vissée sur ma chaise.

    C’est ainsi qu’après dix-huit mois de bons et loyaux services, j’ai démissionné de mon poste, dans l’indifférence générale de mes collègues pour lesquels ce ne fut pas une surprise. J’avais, il est vrai, un esprit dilettante et désorganisé qui tapait sur les nerfs de mes collaborateurs et les dossiers dont j’avais la charge étaient rarement complets. Par ailleurs, ma mémoire me faisait défaut, tant pour les noms de mes clients que pour les dates de séjour et les destinations choisies par lesdits clients. Cette aversion pour les données, je la dois à mes études, lors desquelles il était impératif que je retienne (comme tous les autres étudiants, mon cas ne fait pas exception, j’en suis bien consciente) des dizaines de dates et de lieux par cœur pour réussir mes examens.

    J’étais alors très appliquée et apprenais tout par cœur, comme un robot, jusqu’aux examens puis, ceux-ci à peine terminés et la porte de la salle de classe passée, j’oubliais tout, jusqu’au sujet de l’examen.

    Bref, suite à ma démission, il fallait que je trouve du travail urgemment car j’avais un chat à nourrir. Je ne voulais pas de l’aide de papa-maman, je tenais à mon indépendance. Mais je n’étais motivée par aucun poste, difficile dans ces conditions de rédiger la moindre lettre de motivation, chose que, de toute façon, j’ai toujours eu en aversion.

    C’est pourquoi m’inscrire dans une agence de placement spécialisée dans l’hôtellerie me semblait être la meilleure solution : aucune lettre de motivation à rédiger et pas de recherche d’emploi à effectuer. On me propose et je dispose, quoi de plus valorisant ? Preuve est faite que je ne m’étais pas trompée puisque Hôtel Agence (c’est son nom) me dégota un poste de concierge junior, au Playa Millénée, hôtel de luxe s’il en est, au sein du prestigieux 8e arrondissement, avenue Montaigne. Je vais te dresser un peu le tableau de l’avenue Montaigne, toi qui n’a jamais mis le nez hors de ma chambre : si Pretty Woman s’était tourné en France, ç’aurait été dans cette artère que Julia Roberts aurait fait ses emplettes et aurait rabattu le caquet de cette vendeuse snobinarde et acariâtre, dont toutes les fans de ce film gardent le visage (et surtout la coiffure !) en tête. Curieux comme on garde en mémoire certains passages de notre vie alors que d’autres s’effacent…

    Cela fait trois ans que je suis concierge au « Playa » et j’en suis très contente. J’aime l’hôtellerie car notre servilité supposée n’est qu’une façade. Dans ces métiers de service, les vrais patrons ce sont nous. Ce sont nous qui décidons dans quel restaurant envoyer un client, quel spectacle réserver pour lui, quel itinéraire touristique lui conseiller, etc. Les clients dépendent de notre bonne volonté à leur rendre service. Et gare aux désobligeants ! Plus d’un s’est retrouvé à assister à un concert de musique électronique expérimentale conseillé par Tonio, notre chef concierge !

    Quant à la question qui te brûle les pages, mon cher journal, je dois t’avouer que oui. Oui, je suis toujours amoureuse de mon Seul et Unique. Je suis toujours amoureuse du seul homme que je pourrai jamais aimer : de mon Philippe. Et comment pourrait-il en être autrement ? Je le retrouverai, un jour, j’en suis certaine. Ce sera par hasard, dans la rue ou à la terrasse d’un café.

    2

    Aujourd’hui, 5 h 15 du matin : je suis réveillée par le larsen assourdissant de mon microphone à pied alors que je m’apprête à livrer à la postérité ma sublime et néanmoins personnelle interprétation de Nessun Dorma, jusque-là célèbre grâce à Pavarotti, accompagnée de mon orchestre dans le lobby de l’hôtel. Le Playa Millénée mise beaucoup sur ces intermèdes musicaux, qui adoucissent les mœurs des clients les moins mélomanes.

    Le larsen se poursuit, dans l’ignorance totale des quelques pochetrons et autres poules de luxe, attablés autour des tables basses du lobby. Décidemment, la clientèle a bien changé depuis mes débuts de concierge junior… Et, par ailleurs, quand ai-je donc troqué mon emploi de concierge contre une carrière de chanteuse lyrique ? La question est soudainement élucidée : je rêvais. Et le bruit de sirène insupportable s’avère être la sonnerie ultrasonique de mon réveil. Il faudrait vraiment que je change d’alarme. Je permute celle-ci avec ma chaîne de radio favorite, Musique et Calembours, afin d’entamer la journée de bonne humeur.

    Ce matin, le réveil est plus difficile que d’ordinaire car le directeur d’hébergement a décidé de nous faire venir à 7 heures au lieu de 8 heures. Il règne, en effet, une grande agitation à l’hôtel. La famille Chichkine débarque à Roissy tôt ce matin. Cette riche famille saint-pétersbourgeoise a acquis, au début du XXe siècle, une grande fortune grâce au commerce de chapkas, ces chapeaux de fourrure typiquement russes, dont les côtés peuvent se rabattre sur les oreilles, à la manière des cockers anglais. Il existait alors plusieurs dizaines de fabricants de tels chapeaux en Russie et la demande n’était pas suffisante à faire de chacun d’eux un millionnaire. Mais les Chichkine surent innover dans les couleurs et la qualité des fourrures. Ce sont eux qui, les premiers, eurent l’idée novatrice d’utiliser la toison des chihuahuas à poils longs, la fourrure des chapeaux descendant ainsi, pour certains, jusqu’aux épaules. Leur révolution de la chapka ne s’arrêta pas là car, alors que les couleurs étaient traditionnellement ternes, tournant autour du gris, du noir ou du marron, ils créèrent des coiffes bleu turquoise, vert émeraude, rose bonbon, des imprimés à fleurs et bien d’autres encore. Ce phénomène de mode, inouï pour l’époque, eut un retentissement gigantesque en Europe, en Asie et aux États-Unis. Le monde entier s’arrachait (et s’arrache encore) leurs bonnets poilus. Les Chichkine devinrent ainsi, en quelques années, l’une des familles les plus influentes de Russie, et l’un des clients les plus fortunés du Playa Millénée.

    L’année dernière, ils exigèrent que le Playa repeigne l’ensemble du restaurant gastronomique en bleu car cette couleur apaisait Troushka, leur mascotte chihuahua hystérique, qui a pour habitude de partager la table de ses maîtres. La direction ne tergiversa pas beaucoup, étant donné la somme mirobolante que le séjour des Chichkine promettait de laisser dans les coffres de l’hôtel. Il s’était agi d’un nombre à six chiffres pour treize nuitées. Je tiens cette information du chef de réception en personne qui s’était flatté d’avoir lui-même réalisé la transaction. Je ne sais pas combien il s’est fait de pourboire dans l’affaire mais à mon avis, pas mal. Dans ce milieu, nous n’avons pas de honte à parler argent, il faut cependant faire bien attention à ne pas en dévoiler trop ni trop peu. Que l’on gagne plus que les autres et l’on attise les jalousies. Que l’on gagne moins et cela signifie que l’on n’est pas apprécié des clients.

    Après avoir enfilé un vieux jean et un pull bleu tout pelucheux au sortir du lit, je me dirige au radar vers la salle de bain et butte dans Grosmatou qui a décidé de faire un sitting devant la porte de ma chambre. Celui-ci file entre mes jambes sans un bruit et saute sur mon lit.

    L’immense et unique avantage de porter un uniforme au travail est que l’on fait de grandes économies de garde-robe. Et pour moi qui déteste le shopping vestimentaire, l’ascèse imposée à mon armoire me convient parfaitement. Je dirais même que c’est une libération. J’opterais bien pour la mode « sac à patates », une combinaison négligée qui descendrait jusqu’aux chevilles et que je conserverais comme un vieux vin millésimé, même mitée et usée par le temps. Par contre, mon péché mignon restera toujours les chaussures et les articles de maroquinerie. Mais uniquement ceux de grands couturiers, de ceux que je ne peux me permettre d’acheter qu’une fois l’an, pour mon anniversaire.

    Après l’habillement, je passe à la toilette du visage et au maquillage. Je ne me souviens plus qui disait qu’une femme qui sort sans mascara n’est pas une femme… Il doit s’agir d’une personnalité, sinon je ne m’en souviendrais pas. Je ne sais pas si toutes les femmes sont d’accord avec cet aphorisme, car je connais des femmes qui ont les cils tellement fournis qu’elles n’ont pas besoin d’en ajouter. Malheureusement, ce n’est pas mon cas. J’ai des yeux châtaigne assez jolis, mais mes cils sont courts et parsemés. Mes cheveux bruns sont plats et sans forme, c’est pourquoi je les tiens serrés en un chignon strict au travail. Ma bouche est petite et ronde et mon nez occupe une place de choix sur mon visage. Sans être beau, il a l’avantage d’être régulier et fin, même si un peu long à mon goût. Le tout est bien mis en valeur par un teint de porcelaine. Je sais que ce n’est plus à la mode, mais je cultive cette pâleur qui trahit mon appartenance à la caste des citadines, celle qui passe plus de temps dans le métro qu’en plein air. La seule entorse que j’autorise à cette blancheur, c’est le blush. Pas par goût personnel mais sur demande directe de ma direction : je véhicule l’image de l’hôtel et je me dois donc d’avoir bonne mine. Je suis, en quelque sorte, la vitrine de l’établissement, au même titre que celles installées dans le lobby et le long des corridors conduisant au restaurant – triplement étoilé – et qui donnent à voir, à travers leurs glaces sécurisées, des bijoux hors de prix de chez Mauboussin, Cartier ou autre Dior.

    Puis, direction la cuisine, accompagnée dans mon effort par le tube de Mika, Relax. Je décide d’y voir un message que mon poste de radio m’enverrait pour la journée. Pas de stress, Charlotte, ceci est une journée comme une autre, je n’ai aucune pression sur les épaules, je laisse celle-ci pour mes supérieurs. Ils ont le salaire qui va avec les responsabilités, moi pas. Ce n’est pas que je fuie mes responsabilités, au contraire, je sais très bien prendre celles qui m’incombent (comme celle de nourrir un chat que je n’aime pas). J’assume simplement celles que l’on veut bien me donner, sans chercher à tout prix à briller. Je n’ai pas envie de fournir plus d’implication (c’est-à-dire plus de mon temps libre) que nécessaire pour finir par ne plus avoir de vie à côté de mon travail. Je n’ai, présentement, pas de vie réelle en dehors de mon métier, il est vrai. Mais au moins, je ne dois ce désert relationnel qu’à mon choix personnel.

    À 5 h 45, mon petit déjeuner rituel est prêt ! Il se compose, comme tous les matins, d’un thé English Breakfast, de trois petits pains grillés suédois beurrés, d’un jus d’orange et d’un morceau de mimolette. Il paraît que le matin est le moment le plus approprié pour le fromage. Je suis ravie d’avoir appris cette nouvelle car c’est le seul moment de la journée où j’en consomme. Sauf que, ce matin, il a du mal à passer, de même que les petits Suédois. Une heure d’avance sur mon planning habituel, mon estomac a du mal à suivre. J’aurais peut-être dû préparer mon organisme dès hier soir, en prenant mon dîner une heure plus tôt ?

    Annonce à la radio :

    Les personnes âgées aussi ont besoin de chaleur humaine. Jacqueline a 76 ans, elle a été abandonnée par son fils unique et par ses petits-enfants. Aidez-nous à redonner le sourire à nos ancêtres, adoptez ! Ceci est une annonce de la SPPA, la Société Protectrice des Personnes Âgées.

    La SPPA ? Ils ne savent plus quoi inventer !

    Mon petit déjeuner terminé, je me brosse les dents, je vérifie une dernière fois mon chignon, j’enfile mes tennis et mon manteau. J’ai la chance que la bouche de métro se trouve juste au pied de mon immeuble. Je prends la ligne 2 à 6 h 12 puis je change à Place de Clichy pour emprunter la ligne 13. Il a dû y avoir un problème car la rame est bondée. Je fais comme les autres et tente de faire entrer une sardine de plus dans la boîte de conserve. Pari réussi, mais au prix de moult efforts et d’une sudation abondante. En ce mois d’avril, le climat est incertain et m’oblige à sortir de chez moi le matin avec, sur le dos, mon long manteau d’hiver. Chose que je regrette à la fin de ma journée, à 16 h 15, lorsque la température avoisinant les 20 °C me contraint à le porter sous le bras.

    Je descends à la station Champs-Élysées-Clémenceau, prise dans le flux de dizaines d’autres personnes qui vont, comme moi, travailler alentour ou qui prennent leur correspondance, quand je me retrouve nez à nez avec une affiche de la SPPA au gros titre racoleur :

    ADOPTEZ UNE PERSONNE ÂGÉE.

    Au cas où l’on ne serait pas touché pas le message écrit, les portraits de trois vieilles personnes différentes sont placardés en haut de l’affiche avec leurs noms, ou supposé tels, et leur âge. Juste en dessous de ces portraits, une légende :

    ET VOUS, LEQUEL VOUS CORRESPONDRAIT LE MIEUX ?

    Sur les photographies, les trois vieux sourient et affichent un air sympathique, mais comment sont-ils dans la vraie vie ? Généralement, seuls les meilleurs ou les plus photogéniques sont retenus pour faire de la promotion, qu’en est-il de ceux-ci ? Cela se pourrait même qu’il s’agisse d’acteurs, engagés pour une séance photos.

    Cela fait deux fois en une heure que je tombe sur des messages de la SPPA, alors que je n’en avais jamais entendu parler auparavant. Cela a le don de m’intriguer. J’en suis encore à penser à ces petits vieux et à les imaginer abandonnés par leur famille, presque en cage derrière des barreaux (comme les animaux de la SPA), quand je sors de la bouche de métro. Marcher du rondpoint des Champs-Élysées jusqu’au Playa Millénée est un vrai bol d’air frais après l’épreuve de la rame bondée. Je m’élance pour traverser la rue quand un bruit de klaxon tonitruant me fait sursauter. Je n’ai regardé ni à droite ni à gauche avant de traverser et il était moins une que je me fasse renverser par un bus ! J’ai juste le réflexe de sauter d’un pas en arrière, laissant le bus me frôler. Je n’ai pas le temps de distinguer grand-chose mais ce que je vois, à l’emplacement habituel de l’inévitable panneau publicitaire sur le flanc du véhicule, c’est une affiche, la même que celle qui a attiré mon attention dans la station souterraine : celle des personnes âgées qui demandent à ce qu’on les adopte. Pour ma part, j’ai frôlé la mort avant de caresser la vieillesse…

    J’arrive enfin à l’hôtel, saine et sauve, et je m’engouffre dans les vestiaires où les femmes de ménage sont arrivées avant moi. Beaucoup de bruit et de paroles lancées à plein volume afin de se donner du courage et d’entamer la journée dans la bonne humeur. Les femmes de ménages sont souvent dénigrées alors qu’elles font un travail très dur physiquement et moralement. Il faut voir les choses qu’elles trouvent dans la chambre de certains clients.

    — Bonjour, mesdames, lancé-je à qui veut bien m’entendre en pénétrant dans les vestiaires.

    On me répond par quelques « bonjours » épars, de droite, de gauche. Puis la conversation qu’elles avaient entamée avant que je ne les interrompe reprend :

    — Hier, j’ai été gâtée par la 412 ! J’ai trouvé de la merde dans le bidet ! Au début, j’ai cru que c’était un chien qui avait fait ça, mais le client, qui était dans la chambre quand je suis entrée, m’a dit qu’il avait terminé et que je pouvais nettoyer. Les riches sont vraiment dégoutants, hein !?

    — Oh ! Ça, oui ! Et pas que les Saoudiens ! Les Russes aussi faut se les farcir ! Tiens, par exemple, les Chichkine qui arrivent ce matin, eh ben ! ils vont avoir la plus belle suite, la 605, comme l’année dernière. Mais c’est pas ça qui va les empêcher de mettre tout sens dessus dessous !

    — Ah bon ? Comme quoi par exemple ?

    — Toi, Marie-Lucille, tu viens d’arriver, tu te rends pas compte de ce que les riches sont capables de faire pour te faire sentir comme de la crotte !

    — Faut pas exagérer, Thérèse, ils sont pas tous comme ça… Tu vas faire peur à la petite ! Les Saoudiens et les Russes, ce sont les pires. Les Chinois sont assez sales dans leur genre aussi. Mais les Américains, si tu sais y faire et que tu baragouines un « good morning » et un « thank you » par-ci, par-là, ils sont gentils et ils peuvent te donner du pourboire.

    — Par contre, faut pas compter sur les Français pour le pourboire ! S’ils répondent à ton « bonjour », c’est que t’as de la chance !

    — Bon allez, Thérèse, la petite attend ton histoire avec les Chichkine. Nous, on la connaît par cœur, alors profite d’avoir quelqu’un qui t’écoute, pour une fois !

    — Je sais que je radote les filles, mais attendez d’avoir vingt-cinq ans de maison comme moi, vous verrez si vous ne radoterez pas, vous aussi !

    Apparemment, j’assiste à la formation d’une nouvelle recrue. Si seulement on m’avait préparée, moi aussi, aux vices de certains clients, cela m’aurait évité quelques fâcheuses surprises. Mais alors, aurais-je signé pour ce métier pour une durée indéterminée si j’avais su tout cela à l’avance, au lieu de le découvrir, petit à petit ? Probablement que oui, car je ne l’aurais pas cru. Certaines anecdotes étant tout bonnement incroyables. Pour s’épanouir dans le monde du luxe, il faut tout prendre au second degré et faire semblant. Faire semblant d’être heureux de servir, faire semblant d’être toujours de bonne humeur et de ne pas avoir de vie personnelle, faire semblant de ne pas être envieux de tout l’argent que les riches dépensent d’un claquement de doigts, faire semblant, tout simplement, de ne pas être dégoûté par le capitalisme et l’injuste répartition des richesses dans le monde.

    Pour s’épanouir dans le monde du luxe, quand on y travaille et que l’on touche juste de quoi régler ses charges chaque mois, il faut prendre le travail comme un jeu pour ne pas y perdre quelque chose : l’estime de soi. Et respecter les règles dictées par les riches pour y gagner autre chose : de l’argent sous forme de pourboires qui peuvent être scandaleux, si l’on sait s’y prendre. Ce n’est malheureusement pas mon cas, mais je travaille à m’améliorer. D’ici je l’espère peu de temps, à moi les « Charlotte, you saved my life » par-ci, les « Oh, que ferais-je sans vous, Charlotte » par-là, accompagnés d’un gros billet !

    Bon, je l’avoue, ce n’est pas gagné… Pour le moment, la première place est prise par Tonio, le chef concierge, mon mentor, à qui je voue une admiration sans borne pour ce qui touche aux faux-semblants et à l’hypocrisie. Après avoir enfilé mon tailleur foncé et mes bas couleur chair, j’ajuste mon foulard, un très classe carré Hermès rouge et parme (sans doute un partenariat avec l’hôtel) devant le miroir, au-dessus des lavabos. Pendant ce temps, je continue d’écouter la conversation qui ne me regarde pas :

    — Donc, l’année dernière, les Chichkine avaient la plus belle suite, comme cette année. Eh bien, figurez-vous qu’ils ont demandé à tout changer à l’intérieur : le papier peint, les meubles, le matelas… D’ailleurs, on leur garde leur propre matelas et on le ressort quand ils viennent. Bon, passons ! ça, c’est rien encore… L’homme, c’est un grand amateur de cigares, alors il a demandé que son fabricant de cigares préférés vienne loger dans la chambre à côté de la sienne, pour qu’il fabrique les cigares sur place, car il les voulait bien frais ! Et que je te fume, et que je te fume dans la suite pendant tout son séjour ! On a laissé les fenêtres grandes ouvertes deux semaines entières après leur départ, pour enlever l’odeur, et tout l’étage est resté fermé un bon bout de temps ! Mais ça, c’est une anecdote de rien du tout, vaut mieux pas que je te raconte certaines autres, je veux pas te décourager.

    Il ne vaut mieux pas, en effet, sinon la pauvre petite femme de ménage n’osera pas entrer dans les chambres, de peur de tomber sur un vieux pervers tout nu.

    6 h 55, j’ai juste le temps d’atteindre la réception par le couloir de service et de rejoindre mon poste. Arrivée au bout du couloir, j’aperçois Tonio en train de feuilleter une liasse de papiers. C’est à peine s’il daigne m’adresser un regard et me rendre mon « bonjour ». Il règne, en effet, une effervescence palpable dans le lobby, identifiable au silence irréel qui plombe l’atmosphère.

    Le « lobby » est en fait la partie, au rez-de-chaussée de l’hôtel, comprenant la réception (ou l’accueil), la conciergerie et l’espace meublé de fauteuils et de tables basses dans lequel les clients peuvent simplement s’asseoir ou bien prendre une consommation. Cela va du simple café au club sandwich, en passant par divers thés de grandes maisons, servis en vrac dans des théières en fonte, et par toutes sortes de cocktails alcoolisés ou non. La plupart sont des « classiques » comme le Mojito, le Gin Tonic ou le Bloody Mary – ainsi nommé d’après la sanglante Mary Tudor – mais notre chef barman a su créer de belles compositions originales. Dont celle qui l’a rendu célèbre auprès du Tout-Paris : la Boule de Neige. La recette est gardée secrète, personne ne sait les dosages ni les ingrédients de ce fameux cocktail. Vous choisissez simplement votre parfum préféré parmi une présélection et votre boisson arrive sous la forme d’une boule blanche givrée, percée d’une paille noire et présentée dans une coupe de verre fumante.

    Vous aimez cet aperçu ?
    Page 1 sur 1