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La Force des Mots - 2
La Force des Mots - 2
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Livre électronique336 pages5 heures

La Force des Mots - 2

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À propos de ce livre électronique

Louis perçoit très jeune l’intention que transportent les mots. Un don ou une imagination débordante lui permet de visualiser certaines paroles ; elles prennent forme devant lui, se colorent, brillent comme des Lucioles. D’autres se transforment en de Redoutables armes qui blessent et dont on ne guérit pas toujours. (Tome 1)
Louis grandit et perd un peu de la pensée magique de son enfance ; les paroles visibles deviennent de plus en plus rares. Les mots sont pourtant toujours là, peut-être encore plus nombreux qu’autrefois, en suspension tout autour de lui. Louis les analyse : des mots complexes, à double sens, déformés avec leur syllabes inversées. Ils ont tant d’importance dans notre relation aux autres. Leur force pourrait le servir. Les maîtriser lui permettrait de s’approprier le monde.
LangueFrançais
Date de sortie24 oct. 2019
ISBN9782312069524
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    La Force des Mots - 2 - Maryse De Gryse

    cover.jpg

    La Force des Mots – 2

    Maryse De Gryse

    La Force des Mots – 2

    LES ÉDITIONS DU NET

    126, rue du Landy 93400 St Ouen

    © Les Éditions du Net, 2019

    ISBN : 978-2-312-06952-4

     « Quand les hommes ne peuvent changer les choses,

    ils changent les mots. »

    Jean Jaurès

    1 – La Remeu

    Ce matin, la nature peine à prendre ses couleurs, engluée dans un brouillard ouateux qui se fend et se referme aussitôt derrière notre car, sans même la marque d’un sillage. Impossible de balader son regard au-delà des vitres, elles sont voilées de gris, comme si elles étaient en verre dépoli ; les milliards de gouttelettes en suspension estompent toutes les formes du dehors. Mes yeux s’accrochent aux rideaux orange devant moi. J’aime ce car, son intérieur chaleureux, sa moquette grise, le jacquard de ses sièges. Je m’y sens bien. Je ferme les paupières et savoure le confort de mon siège, son ergonomie qui épouse la courbe de mon dos, ses rebords enveloppants qui m’apportent un maintien rassurant.

    Cette année, nous bénéficions de plus en plus souvent de ces autocars récents. Il faut dire que nos vieux tacots rendent l’âme les uns après les autres. Nous ne les regrettons pas ! Avant, nous ne connaissions qu’eux, nous les supportions, ils faisaient partie de notre lot quotidien. Mais depuis que nous avons goûté au confort, nous n’acceptons plus d’être malmenés, secoués, brinqueballés de tous côtés, sur des banquettes dures en skaï déchiré, rafistolé à coup de bande velcro. Marre du vacarme des moteurs qui hurlent et des odeurs d’huile brûlée qui vous retournent le petit déjeuner dans l’estomac.

    L’an dernier, nous traînions un amer sentiment d’injustice quand nous montions à regret dans notre vieux teufteuf bordeaux, alors que les autres élèves s’engouffraient dans de beaux cars blancs, bien plus hauts, plus élégants ; pourquoi la compagnie avait-elle réservé leurs vieux débris à notre trajet ?

    Et puis il y a eu le premier, une merveille venue à notre secours quand notre vieux car s’était échoué au fond d’un fossé. Quelle excitation ce jour là ! La fierté que nous avons éprouvée en montant dans ce « palace » rutilant ! Je souris à ce souvenir. C’est à partir de ce jour-là, que les vieux tacots se sont faits plus rares, l’heure de leur retraite était enfin sonnée. Nous avons apprécié et nous nous sommes habitués. On s’habitue vite au luxe, trop vite. Je crois que ce matin je fais bien de savourer ce confort avant de ne plus être conscient de ma chance.

    Je m’enfonce un peu plus dans le grand fauteuil, ma tête bien soutenue, mes bras allongés sur les accoudoirs. Je me laisse bercer par le ronronnement du moteur, j’apprécie la souplesse des suspensions. Quelle douceur ! C’est une agréable transition entre la maison et le collège. Je perçois quelques chuchotements autour de moi en fond sonore, rien d’agressif ; le matin, plus ou moins endormis, nous n’avons pas de puissance de voix. Je caresse le velours du siège, laisse échapper un imperceptible soupir de satisfaction. Le souvenir de tout à l’heure me revient sur l’écran des paupières. Je le regarde, je le retiens :

    L’an dernier, nous étions dans la même classe de 6e, Dominique et moi, cette fameuse première fois où nous sommes montés dans un « palace » roulant. Je me rappelle la joie de mon copain Dominique, ses yeux émerveillés comme ceux d’un gosse qui découvre les cadeaux de Noël au pied du sapin. Il ne tenait pas en place, il jouait avec le filet du dossier, avec les accoudoirs, avec les lampes du plafonnier, les rideaux, les stores. Il voulait tout tester, tout goûter et sa bouille d’ange se fendait d’un large sourire jusqu’aux oreilles. Je me souviens qu’il débordait de joie de vivre. Ce que je l’aimais mon copain quand il jubilait de la sorte. Sa bonne humeur m’éclaboussait et me remplissait de joie.

    Mais son image plus récente s’impose et brouille ce doux passé ; tout à l’heure, quand il est monté dans le car, ce n’était plus ce Dominique d’une joviale innocence ; c’était un garçon hermétiquement fermé, ses éternels écouteurs vissés sur les oreilles et la visière de sa casquette masquant son regard. Il s’est laissé choir dans le premier siège libre, sans me prêter le moindre intérêt, dans une arrogante ignorance qui le caractérise désormais.

    Son changement radical de personnalité remonte à cet été. À la fin de l’année scolaire en juin dernier, il était complètement paumé, anéanti, à cause d’une élève de la classe qui lui avait balancé en pleine figure : « fils de Boche ! », un secret de famille dont il ignorait tout jusque là. Finir l’année scolaire fut pour lui un vrai calvaire. Le Boche avait fait naître les railleries et les humiliations, avait rongé ses nuits par le dégoût de lui-même et la haine envers ses parents. Et puis, en juillet, il est parti en vacances, comme tous les ans. Au camping, il a rencontré une bande de marginaux, une sorte de tribu qui l’a absorbé et transformé. À son retour, il était métamorphosé. Il me racontait fièrement comment, à grand coup d’alcool et parfois de cocaïne, il partageait avec ses nouveaux potes de délicieux et envoutants paradis illusoires. Avec eux, il défiait la vie au mépris de la sienne. Jeux dangereux, débiles. Pour se prouver quoi ?

    Et maintenant, c’est seul qu’il continue à se détruire. Par rébellion sans doute, par rejet en bloc de tout ce que sa famille a pu lui inculquer comme valeur. Il en veut tellement à ses parents. « Fils de Boche ! ». Pourquoi lui avoir caché ça, cette étiquette sur sa famille, ce secret qui n’en était pas un pour les anciens du village. Sa grand-mère avait fauté avec l’ennemi, son grand-père maternel n’était qu’un sale Boche ! Une révélation qui lui a littéralement explosé au visage, aussi dévastatrice qu’une grenade ; balayés tous ses repères d’enfant, anéantie toute sa confiance dans les adultes, dans ses parents. En juin dernier, le Boche a fissuré sa base, broyé ses fondations, Dominique a perdu l’équilibre. J’ai tout fait pour le soutenir, pour l’empêcher de s’écrouler. En juillet, je l’ai perdu.

    Au camping, il s’est senti en terrain neutre, plus de honte, on ne le connaissait pas. Il était blond aux yeux bleus mais heureusement Boche n’était pas marqué sur son front. Et puis, la bande était joyeuse, ils rigolaient bien, se moquaient de tout, la société était naze, les parents n’étaient que des ploucs qui ne comprenaient rien à rien. Dominique voulait bien tout. Ça l’arrangeait d’être en accord avec ses jeunes qui l’avaient admis dans leur groupe ; c’est sûr il n’écouterait plus les parents, les parents racontent n’importe quoi, les siens lui avaient toujours menti sur ses origines. Les parents, on ne pouvait pas s’y fier, des « planches pourries » disaient ses potes, il était d’accord. Dominique a plongé, tête la première, sans chercher à savoir si cela était réellement bon, s’il y avait une once de vérité dans les propos de cette bande de marginaux. Il a sniffé la poudre, avalé l’alcool. Il s’est agrippé à des euphories éphémères, des brouillards abrutissants. Il croyait trouver des bouées de sauvetage, quand ce n’étaient que des ancres sournoises qui l’entraînaient chaque jour un peu plus vers le fond.

    Il prétend qu’aujourd’hui sa seule motivation c’est de retrouver l’extase, les grands frissons de cet été, de s’abandonner jusqu’à la limite de la rupture, de flirter avec la mort qui ne lui fait pas peur. Notre petite misérable vie de collégiens ne l’intéresse pas. Lui, il choisit les sensations extrêmes. Je doute que ce soit un vrai choix. Plutôt une fuite. Le Boche exterminateur continue son travail de sape.

    Le car s’arrête. Pchhh, ouverture des portes. Je soulève les paupières : derrière la vitre, les grilles du collège s’alignent. Nous descendons à la queue leu-leu, portant à bout de bras nos cartables bien trop lourds. Docilement, nous nous agglutinons devant le portail. Dominique, lui, continue son chemin en longeant les grilles. Il prend la direction du centre ville. Encore une fois, il va sécher les cours. Je le regarde s’éloigner. Un frisson coupable me zèbre le dos ; je devrais le retenir, l’empêcher d’aller se détruire, le tirer à moi, l’obliger à suivre le troupeau de collégiens, le convaincre d’accepter de s’enfermer toute la journée, assis à un pupitre, face à un déprimant tableau gris-vert, dans le bourdonnement soporifique d’un professeur blasé ! Quand j’y songe, il faut quand même être un peu masochiste pour accepter ça… Dominique s’éloigne, de plus en plus petit. Son évasion me tente, mais son but m’effraie. Je soupire impuissant et préfère détourner la tête. Voilà, je choisis de franchir moi aussi le portail. Mon cartable pèse une tonne. C’est l’inconvénient du système : les classes sont attribuées aux professeurs et non aux élèves, nous sommes des nomades permanents qui selon les matières se déplacent continuellement d’une classe à l’autre.

    Comme chaque matin, je traverse le couloir du bâtiment 1 pour ressortir sous le préau. Mes pas s’enchaînent automatiquement, à la manière des somnambules, mon esprit ne suit pas mon corps, il est resté accroché à Dominique. Je pense à lui, je suis avec lui, je suis en train de parcourir avec mon ancien copain les rues encore vides de Pornic. Le Hard Rock de son walkman martèle sa tête, abrutissant, empêchant de réfléchir, de trop penser. Dominique marche d’un pas déterminé, il sait ce qu’il veut, ce qu’il va chercher, ce dont il a besoin pour combler ce manque qui lui torpille les tripes. Une ruelle mène au vieux port, et puis, sur la droite un passage étroit, comme une entaille entre deux bâtisses, et au bout une silhouette dans les volutes d’une cigarette…

    Harponnage de la sonnerie qui retentit et qui m’arrache brutalement à Dominique. Je me reconnecte d’un coup à la réalité : avancer vers une classe pour le premier cours de la journée. Lequel déjà ? Je cherche, je tente de me remémorer mon emploi du temps mais c’est un peu le bazar dans ma tête. Je me suis déjà dit qu’il fallait que je range là-haut, que je réserve une place bien définie à ce foutu emploi du temps que je ne mémorise pas, mais je manque de motivation. En attendant, je ne sais toujours pas vers quelle heure de cours je me dirige. Je suis le mouvement. Jusqu’à ce que je me résous à demander à mon voisin : « On commence par quoi ce matin ? ». Sa réponse s’abat sur moi : « Anglais ». Ça me fait l’effet d’un poids mort qu’on m’aurait jeté sur le dos, même s’il s’agit d’une langue vivante. Je n’y comprends rien à l’anglais, ça ne me parle pas. J’aurais préféré « Permanence ». Mais on ne commence pas sa journée par une pause, sauf si un prof est manquant et non remplacé.

    J’avance en suivant docilement la file, je me dirige de mon plein gré vers l’assommoir. Mon cartable m’arrache le bras. Je suis persuadé que nous finirons tous avec les bras qui traîneront par terre, étirés jour après jour par le poids des livres que nous trimballons. Une bande d’orangs-outans, voilà ce qu’on va devenir ! Y en a qui se chamaillent et poussent leurs derniers petits cris dans le couloir avant que la porte de la classe se referme sur nous. Alors, le grand maître « orang-outan » nous impose le silence, ses longs bras attestant des kilos de savoirs qu’il a transbahutés dans son jeune âge. Devant nous, le prof se dresse, dos au tableau, grand singe savant, plein de connaissances. Co-Naissance : naissance d’un singe, de l’enfant nourri de savoir est né un singe. Aujourd’hui, regrette-t-il l’enfant qu’il était ? A-t-il un remord ? Re-Mort : deux fois mort, mort de l’enfant puis mort de l’homme pour laisser place au singe. À travers mon délire de mots, je le regarde qui régurgite sa culture, qui veut nous gaver, nous « primatiser ».

    Je dois échapper à cette effrayante mutation ! Je jette mon regard par la fenêtre. Quelques nuages s’étirent, se prélassent dans le ciel gris bleu. M’alanguir moi aussi, m’évader, laisser mon esprit gambader, papillonner par dessus les arbres et les toits. Liberté ! Je m’élance, je m’échappe. Je plane, je virevolte de rue en rue, jusqu’au vieux port. Ce n’est pas un hasard. Un fil invisible me tire, me ramène à Dominique. De par mon inquiétude obsédante ou de par son appel inavoué, j’atterris sur le port. Je longe les façades des bistrots et des magasins encore fermés, j’emprunte la passerelle qui contourne le rocher du château, j’explore les jetées, les bateaux à quai. Je ralentis, j’appréhende l’état dans lequel je pourrais le trouver. Je m’arrête de chercher, je reste en suspension, plein de perplexité.

    Certainement par manque de courage, je préfère regagner la monotonie de la classe, reprendre doucement contact avec le pupitre sur lequel un livre ouvert m’offre des suites de lettres étrangement combinées. Je reconnais quelques mots : you, go, must, umbrella… pas une phrase complète, rien d’évocateur. En relevant la tête, je vois quelques élèves assidus qui semblent prendre plaisir à baragouiner cette langue étrangère. Peut-être cherchent-ils ainsi à s’octroyer un nouveau genre, le genre anglophone. Les adolescents, que nous sommes, sont, pour la plupart, en pleine quête d’identité…

    Dominique, lui, a adopté le Verlan. Ce qui a pour conséquence une réduction considérable de sa communication avec son entourage ; dans notre ignorance générale de ce langage, il ne reçoit aucun retour à ses mots distordus. Les rares fois où il daigne nous adresser la parole, il inverse les syllabes. Drôle de pratique. Paraîtrait qu’en banlieue de Paris tous les jeunes parlent ainsi. Le problème, c’est qu’ici, dans nos villages du bord de mer, Dominique ne trouve aucun écho. Il persiste pourtant à utiliser ce jargon codé. Peut-être que pour lui, le Verlan c’est une manière de matérialiser sa révolte, son refus des valeurs établies ; il érige une barrière d’incompréhension entre lui et tous les moutons qui se plient aux règles de la société.

    Je m’interroge sur le Verlan. Je me demande quel pouvoir réel a ce langage, quelle est la force de ces mots déformés qui, adressés à quelqu’un de non initié, restent incompris et dénués de sens. Des syllabes dans le désordre pour des mots qui dissimulent leur intention. Des mots particuliers qui nécessitent un décodage, un retournement, provoquant un effort évident pour l’auditeur et certainement un plaisir pour celui qui jongle ainsi avec les syllabes. Une sorte de langage miroir… un reflet…

    J’ai remarqué, que dans sa nouvelle manière de s’exprimer, il n’y a pas que les mots qui ont changé, les phrases sont devenues plus courtes, la mélodie est différente : quand Dominique s’exprime en Verlan, c’est toujours avec une intonation de dégoût, ou de haine. Il parle de la meuf (femme), de la remeu (mère) avec une moue boudeuse, parfois même avec une sorte de répugnance dans le fond de la voix. Je me demande si ce ton est propre au Verlan ou à la nouvelle nature de Dominique, à son esprit froissé, à ce repli maussade et silencieux où il se réfugie, à ce masque d’aversion derrière lequel il se dissimule…

    La sonnerie vibre à nouveau, accompagnée immédiatement d’un brouhaha de bruit de chaises. Les livres, les trousses sont jetés dans les cartables. Tout le monde se précipite vers la porte. Il faut être le premier à entrer dans la prochaine classe pour pouvoir s’allouer la place de choix : devant pour les bons élèves, les battants, ceux qui ont l’esprit de compétition, au milieu pour les moins motivés ou qui ont plus de difficultés ou qui doutent de leurs capacités, tout naturellement au fond pour les cancres qui ne font qu’acte de présence et qui ne demandent qu’à ce qu’on les laisse tranquilles.

    Le maître « orang-outan », les bras ballants, regarde désespéré la formidable énergie que déploient les vingt-trois élèves pour décamper de son cours. Dans son regard hagard, on devine que l’intérêt d’une telle mêlée lui échappe complètement.

    2 – Viens

    Tous les mercredis, tous les week-ends et tous les jours de toutes les vacances, j’arpente la plage à sa recherche, je sillonne les rues à sa rencontre. J’ai besoin d’elle, j’en suis fou, accro, elle est ma drogue à moi, mon oxygène. Elle est tout, au-dessus de tout.

    Troumi, ma Princesse, si belle, ensorcelante, envoutante. Je parcours pour elle des kilomètres sans m’en rendre compte, comme un chien perdu à la recherche de son maître, ou comme un fan prêt à tout pour quelques minutes avec son idole.

    Je ne me croyais pas capable d’une telle passion !

    Jamais je n’aurais pu imaginer, cette première fois, quand elle s’est posée près de moi en silence, sur le mur de la « Grande Plage », que de cette improbable rencontre naîtrait en moi un amour aussi enflammé. Je me souviens comme elle m’avait paru à la fois singulière et d’une incroyable beauté. Quasi irréelle. Elle semblait tombée d’une autre planète. Et quand, les pieds enfoncés dans le sable, les mains dans les poches de son pantalon trop large, elle m’avait supplié, en levant vers moi ses grands yeux bleus : « s’il te plait, viens avec moi », c’est avec une évidence toute naturelle que le Petit Prince de St Exupéry s’était superposé sur la silhouette frêle de la jeune fille aux cheveux d’or. Elle ne me demandait pas de lui dessiner un mouton, non, simplement de l’accompagner. Elle me lançait un « viens » comme un lasso et je me laissais volontiers capturer par son indicible charme.

    Dans la voix de Troumi sonne un subtil mélange de légèreté et de sérieux, des aigus espiègles et des graves profonds, trop profonds pour sa silhouette si menue et pour son jeune âge que j’évalue proche du mien, n’ayant pu obtenir une réponse précise à ma question : « Tu as quel âge, Troumi ? ». Elle avait haussé les épaules, hésité et puis, en chantonnant :

    « L’âge de l’aurore sans doute avec tellement de nuit encore. L’âge d’une fleur en bouton bien trop gelée encore. L’âge du rire sur les larmes toujours et encore. »

    Troumi se distingue de toutes les autres filles par cette déroutante fusion de grâce et souffrance, lumière et opacité, joie et détresse. Dans ses immenses yeux brillent l’émerveillement et aussi quelques surprenantes étincelles d’horreur.

    Elle m’a profondément troublé à sa première apparition. Elle me trouble toujours aujourd’hui, à entremêler l’imaginaire et le réel, comme si elle vivait dans un autre monde, qu’elle percevait les choses différemment, que sa sensibilité était d’une autre nature. Un jour, où une fois de plus je n’arrivais pas à démêler le vrai du faux, je lui ai demandé :

    « Pourquoi réinventes-tu toujours la vie ? »

    Je me souviens de son sourire, celui de l’adulte amusé face à la question puérile d’un enfant. Et comme j’insistais, elle s’était un peu agacée, la réponse lui semblait si évidente. Elle avait eu la même réaction que moi en primaire, quand je voulais absolument que mes camarades s’émerveillent devant les Lucioles, les paroles lumineuses de la maîtresse, alors que j’étais le seul à les voir. Devant mon air ignare, elle avait fini par m’expliquer :

    « Si la vie est un enfer, si tu ne peux voir du monde qu’un tout petit bout, par une toute petite fenêtre, alors tu inventes. L’imaginaire tu en as besoin pour te sauver. »

    Qu’est-ce que c’était encore que cette énigme ? Le plus déroutant c’est qu’elle me confiait cela avec une résonnance de vécu sur un ton étonnamment désinvolte. De quel « enfer » me parlait-elle ? D’une prison ? Dans « sauver » devais-je comprendre s’évader ou échapper à la folie, peut-être à la mort ?…

    Et je suis resté, comme à chaque fois, avec mes interrogations car je ne peux pas exiger plus de précision, Troumi ne le supporte pas. Si j’insiste, elle s’enfuit ou au mieux détourne mon attention par une jolie pirouette.

    C’est ainsi, ma fabuleuse Princesse, ma lumineuse Troumi veut peut-être m’épargner ses parts d’ombre. Elle avoue sans avouer, elle se dévoile sans véritablement ôter le voile parce qu’il vaut sans doute mieux garder l’enfer sous cape, ne pas l’exposer au grand jour…

    Mais, malgré elle, il arrive que son épée de Damoclès la transperce d’un coup, au détour d’un mot aussi anodin que parents ou, plus étonnamment, en entendant son prénom, Tamara, celui là, c’est un très grand Redoutable.

    J’ignorais qu’un prénom pouvait devenir un Redoutable capable de se retourner contre la personne qu’il identifie. J’ai fait les frais de cette ignorance le jour où j’ai lancé fièrement : « Tamara ! ». J’en ai froid dans le dos en y repensant. J’aurais dû me douter de quelque chose : tout ce mystère autour de son prénom qu’elle ne voulait pas m’avouer. Elle préférait s’en inventer des farfelus tels que Albatros ou Plume. Je croyais à un enfantillage absurde. Après, j’ai compris, tout au moins en partie, pourquoi elle ne le prononçait pas.

    Ce terrible prénom, j’avais fini par le découvrir à son insu, sa tante l’avait appelée : « Tamara ! T’as ti bin tôt fini ? ». TAMARA. D’emblée, il ne m’avait pas plu avec ses sonorités dures, à l’opposé de la délicatesse de ma Princesse. Cela avait d’ailleurs un peu gâché la joie de la découverte. Mais, je tirais quand même une certaine fierté d’être parvenu enfin à connaître son véritable prénom. C’est ainsi, que gonfler d’orgueil, je lui avais lancé sur la plage un tonitruant : « TAMARA ! »

    L’effet produit ! Quelle horreur ! Un vrai boulet de canon. Tamara s’était révélé un Redoutable destructeur, dont l’effet était encore plus immédiat que le Boche sur Dominique. La puissance de l’interaction était stupéfiante : ma jolie Princesse s’était immédiatement recroquevillée sur elle-même, elle ne bougeait plus, inerte, n’offrant à ma vue que son dos arrondi. Je la regardais, interdit, désemparé, médusé.

    Les Redoutables, ces mots qui font mal, ces véritables armes, je m’étais juré de ne plus les utiliser depuis la mort de Serge{1}. Mais comment aurais-je pu savoir ? Comment son propre prénom pouvait-il être devenu un Redoutable ? Simplement trois malheureuses syllabes : Ta-ma-ra. C’était atrocement incompréhensible. Moi, qui ne voulais que le meilleur pour elle.

    Je la regardais impuissant. J’ai cru, ce jour là, voir son énergie vitale s’échapper, en flux lumineux, fins comme des fils qui disparaissaient dans le sable. Je me souviens avoir eu peur qu’elle se désagrège sous mes yeux. Affolement ! J’étais responsable de cet état, de cette pitoyable métamorphose, je devais à tout prix la délivrer de l’emprise satanique de Tamara.

    C’est comme ça qu’est née Troumi : ce jour là, l’idée m’est venue de nous rebaptiser pour évincer le terrible Tamara. Sur la bande de sable humide, j’avais tracé devant elle les consonnes de son prénom et les voyelles du mien, l’incitant à trouver toutes les combinaisons possibles afin de se choisir un nouveau prénom. Je lui avais montré l’exemple avec, de mon côté, mes consonnes et ses voyelles.

    Au début, c’était laborieux, elle avait beaucoup de mal à exécuter l’exercice que je lui imposais, elle était si pétrifiée, si raide, si vide ; son esprit restait absent. Ce fut des minutes interminables, angoissantes pour moi face à cet étrange zombi qu’elle était devenue. Mais j’avais tellement foi en mon idée, j’étais tellement persuadé que c’était LA solution pour contrer le maléfice ; j’ai su trouver les mots doux, encourageants, qui ont levé le sortilège, qui l’ont ramenée et qui lui ont permis de se reconnecter.

    Alors, les moments qui suivirent furent magiques et plein de promesses. Sur le sable humide, s’alignèrent des amalgames de consonnes et voyelles dans un sensuel enchevêtrement, parmi les-quelles je choisis Alasa.

    « Alasa Le Grand, prince arabe ! » s’était-elle exclamé, sur un ton si persuasif qu’il ne laissait aucune place au doute sur la véritable existence de ce prétendu prince arabe. Dans la fusion de ses TMR et de mes OUI, elle s’était décidée pour Troumi, affirmant, avec conviction, qu’il existait une petite indienne du même nom et qu’elle lui ressemblait. Troumi réinventait son identité avec une facilité déconcertante. Troumi venait de naître et de supplanter Tamara. Victoire ! Mon plus beau souvenir. Ma plus belle réussite.

    Ce matin, dans la brume de l’automne, je retrouve Troumi dans une des avenues désertes en cette saison, une avenue bordée de pins à l’odeur prégnante et somptueuse, aux parfums de sève et de résine. Elle m’accueille par un sourire doux, ses lèvres humides scintillent. Je descends de vélo et lui emboite le pas. Nous marchons en silence, à l’unisson.

    Troumi se penche pour ramasser une minuscule pomme de pin, insignifiante. Elle se redresse lentement, déroulant sa colonne avec la souplesse d’un serpent. Elle me la tend comme une offrande en plongeant ses grands yeux bleus dans les miens et, tel Kaa hypnotisant Mowgli, elle me susurre :

    « Tes yeux diffusent une douce averse qui ruisselle sur mon cœur où pousse une fleur. La fleur s’épanouit, puissante, surprenante, réjouissante, exquise, elle sent bon, délicieusement bon. »

    Son visage irradie. Ses paroles sourdent de sa bouche, comme autant de petits serpents qui ondulent jusqu’à moi, qui s’infiltrent par mes oreilles, se glissent dans mes veines, se transforment en un fluide brûlant qui envahit tout mon corps.

    Dois-je comprendre qu’elle m’avoue là son amour, qu’elle reconnait ne pas être insensible au mien ? Je n’ose pas y croire, j’hésite, je doute dans ce brouillard trop merveilleux où tout est envisageable, où tout pourrait être possible. À l’intérieur de moi, son aveu se diffuse à une vitesse vertigineuse dans chacune de mes cellules. Mon cœur s’affole, bat à tout rompre. Je ne retiens plus mon bonheur, celui que je n’espérais plus. Il déborde. Un volcan d’endorphines explose en moi, comme un feu d’artifice. Sa lave soulève des désirs, des pulsions incontrôlables. Cette subite envie de goûter ses lèvres incendie mes joues, trahissant un appétit dévorant que je ne peux réfréner plus longtemps.

    Troumi m’observe, incroyablement

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