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Pile ou face
Pile ou face
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Livre électronique367 pages5 heures

Pile ou face

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À propos de ce livre électronique

Cet ouvrage est la suite de la chronique entreprise par un jeune journaliste, Pierre Paoletti, imaginé par l’auteur dans son précédent ouvrage : « Tempêtes sous les crânes » décrivant les événements qui se déroulèrent dans les années 60 et qui connurent leur apogée en mai 68. Cette fois, son récit retrace toute la période qui a commencé après l’élection de Georges Pompidou jusqu’à celle de François Mitterrand, tels qu’ils ont été vécus par des jeunes gens venus de milieux différents. Il relate les événements rencontrés sous les gouvernements de Jacques Chaban-Delmas, puis de Pierre Mesmer et l’épique double duel entre Chaban-Delmas, Mitterrand, Chirac et Giscard, qui a permis à ce dernier de devenir président de la République. Il se poursuit par le septennat de VGE, où se sont succédé deux premiers ministres qui ont dû affronter la contrainte des chocs pétroliers, des guerres au Moyen Orient et des scandales financiers. Il évoque également les nombreux décès suspects d’hommes politiques victimes de suicide, d’accident, ou d’assassinat dont les causes n’ont jamais été réellement établis et les commanditaires identifiés. Enfin, ce récit se termine par la victoire de François Mitterrand, homme politique persévérant et habile, face à une droite divisée dans un contexte économique et politique houleux.
LangueFrançais
Date de sortie24 juin 2019
ISBN9791029009693
Pile ou face

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    Pile ou face - Yves Le Denn

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    Pile ou face

    Yves Le Denn

    Pile ou face

    Les Éditions Chapitre.com

    123, boulevard de Grenelle 75015 Paris

    Du même auteur

    Romans :

    Kathy, Société des Écrivains, 2009

    L’homme qui devait mourir, Éditions Bénévent, 2011

    La Dame blanche, Éditions Bénévent, 2012

    Anamorphose, tome 1, Home-Jacking, Chapitre.com, 2015

    Anamorphose, tome 2, Faits et causes, Chapitre.com, 2016

    Récits de fiction historique :

    D’une guerre à l’autre, les éditions Chapitre.com, 2015

    Tempêtes sous les crânes, les éditions Chapitre.com, 2018

    © Les Éditions Chapitre.com, 2019

    ISBN : 979-10-290-0969-3

    Quand tu ne sais plus où tu vas, retourne-toi et regarde d’où tu viens. (Proverbe sénégalais).

    Avertissement de l’auteur

    Le 21 mai 1981 à vingt heures, après un suspens soigneusement entretenu par Jean-Pierre Elkabbach et Étienne Mougeotte, les Français voyaient s’afficher progressivement sur leurs écrans de télévision le visage du nouveau président de la République François Mitterrand. Cette réussite avait été obtenue après un long parcours au cours duquel il s’était montré habile et obstiné. Ce soir-là, la joie avait éclaté dans le camp de ceux qui, depuis l’arrivée du général de Gaulle en 1958, avaient été écartés du pouvoir. D’autres étaient déçus et inquiets. Les plus lucides étaient conscients que la guerre de chefs, plus que les convictions idéologiques, avait divisé le camp de la droite et du centre.

    Le récit de ces années – qui amorçaient un nouveau virage dans le sinueux chemin de l’Histoire de la France, de l’Europe et du monde qui nous a permis de passer d’un siècle à l’autre –, sera fait par Pierre Paoletti, journaliste que j’ai entièrement imaginé, comme les principaux personnages de cette saga.

    Il était le témoin partiel de mon ouvrage Tempêtes sous les crânes, qui couvrait la période qui allait de 1958 à 1972. Cette fois, son récit retracera toute la période qui a commencé après l’élection de Georges Pompidou jusqu’à celle de François Mitterrand. Il décrira les événements rencontrés sous les gouvernements de Jacques Chaban-Delmas, puis de Pierre Messmer ; l’épique double duel entre Chaban, Mitterrand, Chirac et Giscard, qui a permis à ce dernier de devenir président de la République ; puis le septennat de VGE, où se sont succédé deux premiers ministres, qui devront affronter la contrainte des chocs pétroliers, des guerres au Moyen-Orient, des scandales français et étrangers et la remise en cause de la politique « d’oubli » qui avait suivi la victoire sur le nazisme. Ce récit se terminera par la victoire de Mitterrand, persévérant et habile face à une droite divisée dans un contexte économique et politique houleux.

    Le titre de mon ouvrage m’a été inspiré par l’enseigne d’un bar, proche de Montmartre, le « Pile ou face »{1}, où les principaux personnages de ce récit avaient pris l’habitude, depuis leur adolescence, de se retrouver autour d’un flipper. Je pense aussi que nous étions à la fin d’une époque et au début d’une autre où tout pouvait arriver, pour mes personnages comme pour les événements dont ils n’avaient pas la maîtrise.

    Le lecteur pourra trouver en fin d’ouvrage une bibliographie et des références de sites, en particulier de journaux, m’ayant permis de croiser mes sources, dont certaines sont parfois contradictoires et pour lesquelles des recherches sont toujours en cours.

    PREMIÈRE PARTIE :

    Les années Pompidou :

    la nouvelle société

    1969-1971

    Chapitre 1

    Ma sœur Anne, plus connue comme chanteuse sous le pseudonyme d’Alice, a parfaitement réussi son entrée dans les années soixante. Idole des jeunes à seize ans, elle a connu ensuite un passage à vide à la suite de sa rupture avec Alexandre, un chanteur pour minettes, toujours vêtu sur scène ou devant les caméras de la télévision d’un costume à paillettes et entouré de jolies jeunes filles plus dévêtues les unes que les autres.

    Elle avait quitté ce monde factice pour se lancer dans le jazz et plus particulièrement la musique soul. Le fait d’avoir eu la chance de pouvoir chanter en première partie d’un spectacle de Ray Charles lui avait sans doute montré le chemin qui menait des chansonnettes qui l’avaient fait connaître, mais qui n’auraient certainement pas assuré la pérennité de sa carrière, vers une autre forme d’expression musicale plus exigeante.

    Après avoir été une adolescente sage et soumise, ce qui n’était pas son caractère quand nous étions enfants, elle est soudain devenue rebelle. Les causes en sont probablement multiples.

    Les contacts qu’elle avait pu avoir avec certains leaders étudiants de Mai 68 avaient fait d’elle une égérie des barricades. Elle avait ensuite effectué une tournée en Allemagne dans des boîtes de jazz pour y roder ses nouvelles chansons et son nouveau look. Sur scène comme à la ville, elle était vêtue de la tête aux pieds d’une veste et d’un jean moulant, coupé dans le même tissu délavé qui tombait sur des boots montantes, la faisant paraître plus grande que son mètre soixante-cinq.

    Ensuite, elle souhaita prendre du recul en s’installant à Londres avec son amie Isabelle avec qui j’entretenais, à l’époque, des relations amoureuses sincères, mais qui n’étaient peut-être pas réciproques. C’est à cette époque qu’elle a pris de conscience de la faiblesse des chansons qu’elle avait accepté de chanter et s’était peu à peu remise en question.

    Après son retour d’un voyage aux États-Unis, au cours duquel elle avait assisté au festival de Woodstock, j’eus l’impression qu’elle s’était stabilisée. Pendant toute notre enfance, sa coiffure blonde tombait jusqu’à ses épaules et encadrait son visage juvénile. Puis, elle avait décidé de se faire couper les cheveux, en ne gardant que des mèches très courtes qui partaient dans tous les sens. Aujourd’hui, ses cheveux ont repoussé et son visage a repris l’aspect serein et souriant que j’avais connu autrefois. Mais son regard s’est durci et ses yeux bleus, très clairs, lancent parfois des éclairs fulgurants.

    Le disque qu’elle a enregistré en Alabama avec les Swampers, accompagnateurs d’Aretha Franklin, a fait un carton chez les disquaires et sur les chaînes de radio. Elle a rencontré là-bas Christophe, le frère de Jack, un vieil ami de la famille qui est chanteur comme elle. C’est lui qui lui a conseillé ce studio de Florence près de Sheffield où il enregistrait souvent ses disques.

    L’amitié que nous entretenions avec Jack remontait à l’époque où Léon, notre frère aîné, avait monté avec lui un petit groupe de rock, au début des années soixante. Les deux amis furent séparés par leur départ au service militaire qu’ils effectuèrent en Algérie.

    Léon, dont le prénom avait été choisi par notre mère en hommage à Léon Blum, s’était engagé à dix-huit ans au 1er régiment de chasseurs parachutistes par conviction nationaliste. Ses amis l’avaient très vite surnommé Léo, ce qui sonnait mieux dans un groupe de rock dont le nom était Les Tigres. Jack, chanteur du groupe dans lequel notre frère était batteur, s’était retrouvé au 2e régiment d’infanterie de Marine aéroportée, sous le prétexte que son groupe aurait chanté en public « Le déserteur » de Boris Vian lors d’un concert. Ceux qui avaient pris cette décision auraient dû vérifier leurs sources. En s’informant sur les opinions politiques de notre frère Léon, leader du groupe, ils auraient compris que jamais ils n’auraient permis à ses camarades de chanter cette chanson, même si nous considérions Boris, avant sa disparition brutale et hâtive, comme un membre de la famille.

    Sinon, comment expliquer son engagement chez les parachutistes et son départ en Algérie, alors qu’il aurait pu faire de brillantes études après avoir passé son baccalauréat ?

    Ce contrat avec l’armée française lui avait coûté très cher. Allant jusqu’au bout de ses idées, il avait aidé des harkis à rejoindre la métropole, ce qui après la signature du cessez-le-feu était très mal vu. Cela lui avait valu de passer devant un tribunal militaire et de séjourner quelques années au Fort de Nogent. Heureusement, il bénéficia d’une amnistie en décembre 1964. Cela ne l’empêcha pas de rester fidèle à ses idées et de se lancer en politique.

    Dès son retour, il s’était rapproché d’une revue, L’Esprit public, fondée par des intellectuels nationalistes, fidèles aux engagements pris par l’extrême droite depuis le conflit algérien. Ce positionnement dans l’échiquier politique ne l’empêchait pas d’être hébergé dans les mêmes locaux que le journal Combat, cher à Albert Camus, autre ami de la famille, membre actif de la résistance d’un réseau portant le même nom. Il faut dire que face à une censure gouvernementale dirigée le ministère de l’Information, la presse pouvait s’enorgueillir d’un nombre important de titres de journaux. Ceux-ci allaient de l’extrême droite jusqu’à des brûlots révolutionnaires, comme les titres issus de Mai 68. Certains disparurent après la dissolution de nombreux groupuscules gauchistes, à la suite de la large victoire gaulliste – que certains journaux avaient comparée à un raz-de-marée –, aux élections législatives du mois de juin 1968. Deux exceptions avaient été faites pour le mouvement Occident, situé à l’extrême droite, et les situationnistes-anarchistes pour l’ultragauche qui étaient pourtant, l’un comme l’autre, pour beaucoup dans l’origine du psychodrame.

    La revue L’Esprit public défendait des idées nationalistes européennes et des positions sociales proches de celles de Pierre-Joseph Proudhon, que Karl Marx dénonçait comme son pire ennemi. Dans sa rubrique littéraire, il comptait parmi ses plumes les écrivains surnommés « les Hussards », comme Michel Déon, Roger Nimier ou Antoine Blondin.

    Journaliste sur une radio périphérique, après avoir subi les purges pratiquées à l’ORTF après juin 1968, j’avais beaucoup de mal à comprendre ses choix. Lors de l’élection présidentielle de 1965, lui et ses amis n’avaient pas soutenu le candidat de l’extrême droite Jean-Louis Tixier-Vignancour, argumentant qu’il fallait voter le plus utilement possible. Eux, qui reprochaient la duplicité de Charles de Gaulle à l’égard des partisans de l’Algérie française et rejetaient les excès du socialisme et du communisme, incarné à leurs yeux par François Mitterrand, avaient choisi de soutenir Jean Lecanuet, le candidat centriste.

    Âgé de vingt ans à l’époque, je n’avais pas pu voter, car l’âge de la majorité était vingt et ans, ce qui finalement m’arrangeait bien, car j’étais très indécis dans mes opinions. Je rentrais d’un séjour linguistique que j’avais effectué à Londres et je m’apprêtais à entrer dans une école de journalisme.

    Trois ans plus tard, après avoir terminé mes études, j’avais eu le temps d’observer ce qui se passait autour de moi, en particulier après un reportage que j’avais effectué en Israël au moment de la guerre des Six Jours qui avait été pour moi le baptême du feu, puis un voyage au Canada dans le sillage du président Charles de Gaulle.

    Comme beaucoup de jeunes, je n’avais pas apprécié la façon dont le président de la République avait présenté son référendum portant sur deux questions – l’une sur la régionalisation et l’autre sur le Sénat – quand il avait annoncé que ce serait lui ou le chaos.

    « Si je suis désavoué par une majorité d’entre vous, avait-il déclaré le 25 avril 1969, trois jours avant le référendum, ma tâche actuelle de chef de l’État deviendra évidemment impossible et JE CESSERAI AUSSITÔT D’EXERCER MES FONCTIONS. Alors, comment sera maîtrisée la situation résultant de la victoire négative de toutes ces diverses, disparates et discordantes oppositions, avec l’inévitable retour aux jeux des ambitions, illusions, combinaisons et trahisons, dans l’ébranlement national que provoquera une pareille rupture ? »

    Même si tous les membres de notre génération n’avaient pas participé, ni même souscrit, aux manifestations de mai 1968, la majorité d’entre eux n’acceptait pas cette façon de présenter les choses.

    – Ce chantage n’est pas très habile de sa part, avait fait remarquer Léon, car il sait bien que l’homme qui a trouvé une issue aux grèves et aux manifestations de mai 1968 est Georges Pompidou, son ancien premier ministre.

    – D’ailleurs, quand il avait annoncé pour la première fois cette consultation le 24 mai 1968, la réponse populaire avait été une nouvelle nuit d’émeute, lui avait répliqué Anne.

    Je me souvenais parfaitement de cette nuit-là. Jimmy, son petit ami à l’époque, avait dû la sortir d’une situation très dangereuse. Elle se trouvait prise au piège, avec certains de ses amis, derrière une barricade érigée rue des Écoles. Il l’avait suivie et traînée au milieu des vapeurs de gaz lacrymogène dans une petite rue par laquelle ils avaient pu s’échapper. D’autres n’avaient pas eu cette chance, car au petit matin, on avait trouvé sur le trottoir le corps d’un jeune homme de vingt-six ans mortellement blessé par des grenades offensives et de nombreux blessés avaient été dirigés vers le centre Beaujon, un ancien hôpital situé dans le XVIIe arrondissement, transformé en centre de détention provisoire.

    Si nos motivations n’étaient pas les mêmes, Anne, Léon et moi avions voté non, de même que nos parents. Pourtant, l’unanimisme n’était pas une habitude dans notre famille. Nous avions appris très jeunes à débattre et à exprimer nos opinions. Léon pensait que De Gaulle avait trouvé là le moyen, dicté par son orgueil, lui permettant de se sortir d’une situation qu’il ne maîtrisait plus. Je connaissais son aversion pour l’homme en qui il avait cru quand il s’était engagé dans les parachutistes, mais qui avait, selon lui, trahi l’armée française en permettant au FLN de prendre une revanche diplomatique sur une guerre que ses troupes avaient perdue. J’étais surpris de constater que cette antipathie pour le président démissionnaire ne se reportait pas sur son ancien premier ministre.

    – Un premier ministre qui met son poste en jeu, alors qu’il vient tout juste d’être nommé, pour sauver du peloton d’exécution le général Jouhaud mérite toute mon estime, me déclara-t-il.

    Léon portait en lui la lourde déception d’avoir été trahi et j’étais persuadé que son engagement politique n’était pas dénué d’arrière-pensées. Un jour où il était en veine de confidence, il m’avait confié :

    – Les gens qui étaient à la manœuvre en Algérie après la signature des accords d’Évian sont toujours actifs et nuisibles. Ils ont fermé les yeux quand ces accords, qui devaient protéger la population européenne et ceux qui nous avaient fait confiance, n’ont pas été respectés. Je souhaite que les noms des barbouzes qu’ils ont utilisés soient dévoilés et qu’ils payent les crimes qu’ils ont commis.

    Léa, notre mère, n’avait pas la même vision des choses que lui. Elle avait longtemps milité dans les rangs du parti communiste français, mais l’avait quitté en raison de son soutien à la politique hégémonique de l’URSS envers les pays de l’Est. Elle soutenait depuis cette rupture la ligne politique tenue par Pierre Mendès-France et François Mitterrand.

    Notre père, Antonio, esprit plutôt libertaire, avait quitté pendant quelques années le foyer familial pour suivre les jeunes muses qui lui servaient de modèles pour sa peinture et pour entretenir son désir permanent de séduction. Il se vantait depuis des années de se tenir à l’écart de la politique, mais avait fait l’effort de se déplacer pour mettre un bulletin négatif dans l’urne de la mairie du XVIIIe arrondissement où il avait gardé son atelier qui était aussi sa garçonnière. Il était encore traumatisé par la mort de son père et notre grand-père Félix Paoletti. Depuis, il voyageait entre l’Italie où résidait sa mère et la Corse où son père était enterré. Cette période douloureuse l’avait rapproché de Léa, dont la mère était décédée quelques années plus tôt. Leur couple ne se cachait pas derrière une façade, mais leurs rapports s’étaient transformés en une profonde amitié, ce qui nous convenait parfaitement.

    La relation que j’entretenais avec Isabelle pouvait paraître du même ordre, car celle-ci tenait farouchement à sa liberté. Elle m’avait d’ailleurs avoué les rapports ambivalents qu’elle entretenait avec les femmes et en particulier la déception amoureuse qu’elle avait subie avec ma sœur. Elle n’était pourtant pas rancunière, car elle lui avait écrit quelques chansons, comme je l’avais également fait plus par désœuvrement que par vocation. J’étais alors dans une période de grand vide affectif, car Isabelle avait pris le large avec Jimmy, l’ancien petit copain d’Anne, pour habiter à Londres dans la petite maison qu’elles avaient partagée pendant plusieurs années.

    J’avais été surpris du succès rencontré par certaines des chansons que j’avais écrites pour ma sœur. Théo, le pianiste et compositeur de Jack, m’avait aidé à les mettre en musique, car bien que pratiquant un peu la guitare, je n’avais pas les connaissances requises pour la composition musicale. Isabelle qui jouait parfaitement de la guitare avait également contribué à notre travail. Cependant, je me rendais compte que cette activité devenait le seul lien qui nous unissait. D’un point de vue purement matériel, la réussite des chansons que j’avais composées pour ma sœur m’avait permis de toucher des droits d’auteur. Nous avions acquis avec Isabelle un petit appartement proche de mon travail dans le VIIIe arrondissement. Elle avait tenu à ce que celui-ci soit à mon nom, argumentant qu’elle occupait à Londres celui qu’elle avait acheté avec Anne et où ma sœur ne mettait presque plus les pieds.

    Comme vous pouvez le constater, notre famille n’a rien de banal et nous avons toujours beaucoup de plaisir à nous retrouver, même pour nous chamailler, dans l’appartement familial de la rue Monsieur-le-Prince. Il était souvent rempli comme un œuf et rarement déserté, même quand les membres du clan étaient dispersés aux quatre coins du monde, car, dans ce cas, on pouvait compter sur les amis politiques de Léa pour combler le vide que nous laissions.

    Les nombreux amis de notre mère étaient écrivains ou journalistes. Ainsi, nous avions vu défiler dans cet appartement des hommes comme Jean-Paul Sartre, Albert Camus, Jean-Jacques Servan-Schreiber et les femmes qui les accompagnaient, mais qui n’étaient pas toujours les mêmes. Notre père avait installé, après sa séparation à l’amiable avec Léa, son atelier de peintre sur la butte Montmartre. Peintre le jour et musicien la nuit, il rencontrait ses amis dans des clubs de jazz où il jouait du saxo ou du trombone jusqu’aux premières lueurs du jour. Nous avions aussi nos soutiens et points de chute. Élisabeth, princesse russe déchue qui habitait l’entresol avec ses deux fils, Igor et Serge, qui avaient le même âge que ma sœur et moi, et surtout notre intime confident, Max, ancien écrivain et héros de la résistance, qui avait quitté sa tanière de Montparnasse pour la charmante ville de Collioure, chère à de nombreux peintres fauves, pour y écrire une encyclopédie sur l’Art. Nos racines se trouvaient dans l’appartement du Quartier Latin, mais également chez lui dans sa petite maison de pêcheur, accrochée sur les flancs des Pyrénées et face à la Méditerranée. Nous faisions en sorte de nous retrouver dans ce lieu, au moins une fois par an, pour faire le point sur l’évolution de nos vies dans le calme et la sérénité.

    Mis à part Élisabeth – que je considère comme faisant partie de la famille –, je ne retiens parmi les amies de ma mère que Françoise, une journaliste très influente qui m’a toujours impressionné par son charisme et son éternel sourire. Celui-ci cachait – je l’ai appris plus tard – de nombreuses expériences dramatiques. Elle est probablement à l’origine de ma vocation de journaliste, mais elle n’a jamais rien fait pour m’y encourager. Elle a même refusé de me prendre comme stagiaire dans son hebdomadaire, au prétexte que je n’avais pas fini mes études.

    Pourtant, contrairement à ma mère qui avait repris les siennes à l’École normale supérieure, après la naissance de mon frère aîné, Françoise s’était faite seule, avec courage et ténacité. Elle connaissait donc le prix et les contraintes de la réussite dans ce métier. C’est pourquoi elle voulait que je mette toutes les chances de mon côté, en passant une année à Londres pour y parfaire mon anglais, puis en m’inscrivant dans une école de journalisme.

    Mon métier me passionnait et j’étais toujours prêt à accepter tous les reportages que mon rédacteur en chef me proposait. Depuis l’élection de Georges Pompidou à la présidence de la République, puis après la mort de Charles de Gaulle, la France gardait l’héritage des institutions de la Ve République, qui assuraient sa stabilité politique, mais semblait changer de cap sur le plan économique en s’ouvrant sur le monde.

    Durant l’été qui avait suivi son élection, une photo l’avait montré en vacances avec son épouse au fort de Brégançon, sans cravate, et cigarette au bec, donnant le ton du changement qui allait s’opérer dans sa communication et de son souhait de se rapprocher du peuple français. Il s’appuyait sur un premier ministre, Jacques Chaban-Delmas, grand sportif qui ne savait pas monter un escalier sans courir, alors que lui semblait poser ses pieds sur le sol comme un terrien qui mesure son champ d’un pas lourd et régulier.

    Avant le retour du général de Gaulle en 1958, il avait occupé des postes importants à la banque Rothschild pour en devenir directeur général. Cette connaissance du monde de la finance lui avait permis, quand il était premier ministre, d’inverser la tendance déficitaire de la balance des échanges « imports et exports », de deux cent soixante-quinze millions de dollars à un excédent de cinq milliards et de diviser par six la dette extérieure pour la ramener, en 1965, à cinq cents millions de la monnaie américaine qui servait de référence internationale. Il fallait également mettre à son actif la mise en œuvre d’une politique d’aménagement du territoire qui permettait un rééquilibrage entre l’influence de la capitale et les autres régions françaises.

    Un livre de Jean-François Gravier, paru juste après la guerre, dont le titre était Paris et le désert français, avait connu un grand succès, mais ses constats n’avaient pas influencé les hommes politiques de la IVe République. Car ils étaient embourbés dans les conflits coloniaux et ne disposaient pas de la stabilité politique nécessaire pour mener un projet de longue haleine. Sous l’impulsion de Georges Pompidou, premier ministre, puis président de la République, l’aménagement du territoire connut un véritable bouleversement. La création de la DATAR en 1963 (délégation à l’aménagement du territoire et à l’action régionale) en avait été le point de départ, et nous pouvions en voir aujourd’hui les premiers résultats : la mise en service du nouvel aéroport de Paris Nord, la création de villes satellites nouvelles afin de désengorger la capitale, l’éclatement en sept nouveaux départements (Paris, Hauts-de-Seine, Seine-Saint-Denis, Val-de-Marne, Yvelines, Essonne et Val-d’Oise) pour tenir compte de la densification de la population, et la mise en chantier d’un réseau routier. Certains tronçons étaient des autoroutes qui permettaient le désenclavement de régions éloignées et concrétisaient une politique de régionalisation. Celle-ci était symbolisée par la création de préfectures régionales, devenues effectives en 1968, avant même le référendum voulu par le général et que le premier ministre de l’époque ne souhaitait pas.

    L’un était idéaliste, l’autre, pragmatique. L’un parlait de la France comme on en parlait sous Napoléon Ier ou Louis XIV, alors que son successeur voulait avant tout satisfaire les souhaits matériels du peuple français. Dans l’une de ses conférences de presse, au cours de laquelle un journaliste l’avait interrogé sur le bonheur des Français, il avait répondu avec une certaine gouaille que le bonheur était une chose personnelle dont il appartenait à chacun d’évaluer la signification, et qu’un homme politique n’était pas là pour « vendre du bonheur », mais pour permettre à ses électeurs d’y accéder par le progrès économique, dont l’aboutissement se traduit par l’élévation du niveau de vie.

    Je fus désigné, en février 1970, pour faire partie des journalistes accrédités pour suivre le nouveau président aux États-Unis, comme je l’avais été en 1967 pour suivre le voyage de Charles de Gaulle. L’accueil réservé au chef de l’État ne fut pas des plus enthousiastes. Il y avait depuis quelques années les attaques en règle du général de Gaulle contre l’hégémonie américaine, puis le retrait de France des forces américaines de l’Alliance atlantique entraînant la fermeture de plusieurs aéroports militaires, dont la position était stratégique, ainsi que le déménagement du quartier général du commandement armé en Europe qui s’était replié sur la frontière belge à Mons. Dans les rues de Washington, des manifestations juives s’étaient produites, protestant contre la politique du gouvernement français qui avait vendu des avions de chasse Mirage 5 à la Libye, ce qui était considéré par la foule comme un danger pour les Israéliens. En 1969, le colonel Kadhafi avait renversé le royaume Sanusi de Libye pour le remplacer par une république arabe. Les Américains, qui soutenaient l’ancien régime, avaient été contraints de retirer leurs avions et leurs instructeurs. Les manifestants ne devaient pas être très au fait des changements opérés dans l’Hexagone, car nombre d’entre eux scandaient des slogans hostiles à la France et exhibaient des pancartes sur lesquelles étaient inscrits les mots suivants en lettres majuscules « Down de Gaulle », et sur ce nom, une étiquette plus petite était collée en travers « Pompidou ».

    « Encore un rattrapage de dernière minute des services spéciaux », me souffla Jacques, qui avait été le premier à m’accueillir sur le continent américain quand je travaillais pour l’ORTF.

    Pour compléter le malentendu, madame Pompidou qui sortait traumatisée d’une honteuse manipulation – appelée « affaire Marcovic », où des photos sordides, qui s’étaient révélées être des montages, avaient été publiées par une certaine presse – avait mal interprété le mot « shalom », mot hébraïque couramment utilisé pour se saluer, que certains avaient prononcé devant elle. Il fallut tout le tact d’un jeune diplomate français, François Bujon de l’Estang, pour indiquer qu’il s’agissait d’un mot de bienvenue, pouvant être traduit par « paix » et pas du tout une insulte.

    Ce voyage ne fut pas toujours aussi sombre, car l’humour américain était présent à Cap Canaveral, quand le directeur du centre spatial J.F. Kennedy invita le président français à prendre les commandes du simulateur de pilotage du module lunaire qui devait se poser sur la mer de la Tranquillité, car il eut la surprise d’y trouver la tour Eiffel.

    Mais le grand moment de ce périple à travers différents États fut le discours que le président français prononça, deux jours plus tard, lors d’un dîner organisé à Chicago dans la grande salle de l’Alliance française. Après avoir salué « les mérites des bâtisseurs et des industriels d’une ville laborieuse de huit millions d’habitants, qui a une production d’acier supérieure à celle de la France », il avait lancé un cri d’alarme concernant l’évolution de ce monde moderne et la responsabilité de l’homme dans celle-ci.

    « Pris de court par les transformations de son milieu dont il est pourtant directement responsable, avait-il déclaré, il se demande s’il est encore capable de maîtriser les découvertes scientifiques et technologiques dont il attendait le bonheur. Tel l’apprenti sorcier, ne risque-t-il pas finalement de périr par les forces qu’il a déchaînées. »

    Abasourdi par ce discours, les auditeurs avaient applaudi de nombreuses fois, surtout quand il avait déclaré : « L’emprise de l’homme sur la nature est devenue telle qu’elle comporte le risque de destruction de la nature elle-même. »

    Sortant de sa visite à Cap Canaveral, il avait conclu sur une vision de la Terre telle que les astronautes ont pu la voir depuis la Lune : « Quelle vision mieux que celle-là, étrange et pourtant familière, pourrait nous donner conscience de la précarité de notre univers terrestre et des devoirs de solidarité qu’implique la sauvegarde de la maison des hommes. »

    À mon retour en France, comme je racontais l’aventure de madame Pompidou à mon frère Léon, je fus surpris de l’entendre me répondre :

    – Tu sais bien comment naissent les rumeurs… En général, elles ne sont jamais anodines et poursuivent un but bien précis.

    – J’ai vu les photos en question, dis-je. Il s’agissait de faux grossiers qu’aucun journaliste digne de ce nom n’aurait dû citer.

    – L’exploitation de l’affaire Marcovic n’est finalement qu’un banal règlement de compte entre gens du milieu. Les ragots qu’elle a suscités, aussi bien envers Alain Delon, dont il était le secrétaire, que vis-à-vis de madame Pompidou, sont de basses manœuvres indignes et puantes, ajouta-t-il, semblant être très au fait de la question.

    Il avait raison, la véritable cible de cette machination était Georges Pompidou. Il n’avait pas encore déclaré sa candidature à la présidence de la République en cas d’échec au référendum qui aurait provoqué l’éventuel départ de Charles de Gaulle. Certains cherchaient à le déstabiliser, voire à le dissuader, ce qui était mal le connaître. J’étais surpris de constater que mon frère pût s’intéresser à ce point à la politique politicienne.

    – Je ne

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