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LE MAI 68 DES CARAIBES
LE MAI 68 DES CARAIBES
LE MAI 68 DES CARAIBES
Livre électronique548 pages7 heures

LE MAI 68 DES CARAIBES

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À propos de ce livre électronique

Une nouvelle fenêtre s’ouvre sur les grands mouvements populaires des années 1960 et 1970 dans la Caraïbe. Que se passe-t-il durant ces révoltes à San Juan, à Kingston et à Pointe-à-Pitre ? Que reproche-t-on à ces Dreads abattus par la police à la Dominique ? Comment expliquer ces coups d’État fantasques à la Grenade et au Suriname ? Quelles résonances entre ces évènements isolés, la longue marche pour l’émancipation caribéenne et les trépidations du monde occidental : Mai 68 en France, Révolution tranquille au Québec, lutte pour les droits civiques aux États-Unis ; mais aussi éviction de De Gaulle et assassinat de Kennedy.

Cet ouvrage revisite bien des idées reçues sur la Caraïbe, sur les liens entre socialisme et capitalisme, sur la finance, et sur quelques concepts creux de cette époque qui nous hantent toujours tels le développement, la crise économique, les théories du complot. Romain Cruse raconte une histoire populaire de la révolution caribéenne, en donnant à l’Histoire la force du vécu et du vivant. Le Mai 68 des Caraïbes est un petit manuel de la résistance.
LangueFrançais
Date de sortie24 avr. 2018
ISBN9782897125332
LE MAI 68 DES CARAIBES
Auteur

Romain Cruse

Romain Cruse est géographe, co-fondateur du bureau d'études CARIGE. Il a enseigné la géographie, l’histoire et l’économie de la Caraïbe à l’Université des Antilles et de la Guyane (UAG), à la Martinique, ainsi qu’à l’University of the West Indies (UWI), à Trinidad et à la Jamaïque. Il est aussi correspondant au journal Le Monde Diplomatique et à Questions Internationales et publie régulièrement dans divers magazines et revues scientifiques. Il vit à Fort-de-France. Il a publié chez Mémoire d’encrier Une géographie populaire de la Caraïbe (essai, 2014) et Le Mai 68 des Caraïbes (essai, 2018).

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    Aperçu du livre

    LE MAI 68 DES CARAIBES - Romain Cruse

    Romain Cruse

    le mai 68 des caraïbes

    mémoire d’encrier

    Mémoire d’encrier reconnaît l’aide financière

    du Gouvernement du Canada

    par l’entremise du Conseil des Arts du Canada,

    du Fonds du livre du Canada

    et du Gouvernement du Québec

    par le Programme de crédit d’impôt pour l’édition

    de livres, Gestion Sodec.

    Dépôt légal : 2e trimestre 2018

    © 2018 Éditions Mémoire d’encrier inc.

    Tous droits réservés

    ISBN 978-2-89712-532-5 (Papier)

    ISBN 978-2-89712-534-9 (PDF)

    ISBN 978-2-89712-533-2 (ePub)

    F2183.C78 2018      972.905'2      C2017-942762-8

    Mise en page : Pauline Gilbert

    Couverture : Étienne Bienvenu

    MÉMOIRE D’ENCRIER

    1260, rue Bélanger, bur. 201, • Montréal • Québec • H2S 1H9

    Tél. : 514 989 1491

    info@memoiredencrier.com • www.memoiredencrier.com

    Fabrication du ePub : Stéphane Cormier

    À la mémoire de Rolande

    du même auteur

    Une géographie populaire de la Caraïbe, Montréal, Mémoire d'encrier, 2014.

    La Jamaïque, les raisons d'un naufrage (avec Fred Célimène), Paris, PUAG, 2012.

    Espaces politiques et ethniques des drogues illicites et du crime à Trinidad-et-Tobago, Paris, PUAG, 2012.

    Géopolitique et migration en Haïti, Paris, PUAG, 2012.

    Géopolitique d'une périphérisation du bassin caribéen, Montréal, PUQ, 2011.

    Mais sous un système d’oppression silencieuse

    comme celui que nous subissons actuellement,

    la résistance s’intègre naturellement

    à l’exigence intérieure de l’artiste ou de l’écrivain.

    Elle fait partie de son expérience.

    Où est ma résistance ?

    En quoi et comment je résiste ?

    En quoi et comment je ne résiste pas ?

    Tout artiste, écrivain, musicien devrait,

    face à cette globalisation néolibérale,

    se poser ces questions-­là.

    Patrick Chamoiseau, Césaire, Perse,

    Glissant, les liaisons magnétiques.

    On voyage pour changer, non de lieu, mais d’idées.

    Hippolyte Taine, Carnets de voyage.

    Notes sur la province 1863-1865.

    Il y en a qui font des exercices pour garder la forme physique,

    ce journal m’aide à garder la forme mentale.

    Dany Laferrière, Le goût des jeunes filles.

    la route ou la trace?

    To see what is in front of one’s nose requires a constant struggle.

    George Orwell, 1984.

    reggae et dancehall

    Nous voici, ballottés, remontant en coaster le long du Rio Grande depuis la petite ville côtière de Port Antonio en direction de Moore Town. Les coasters sont des minibus japonais adaptés aux routes sinueuses de la Jamaïque, avec environ vingt-cinq places assises et autant debout, un peu plus même à l’heure de la sortie des écoles. Ils sont apparus dans les années 1970, comme une alternative privée et largement illégale au réseau des bus nationalisé par le gouvernement de Michael Manley (1972-1980), dans le plus pur esprit social des années 1970.

    Ce réseau public surnommé « Jolly Joseph » était apprécié des Jamaïcains pauvres pour sa régularité et son prix modique. Il leur permettait de voyager dans toute la ville sans avoir à marcher pendant des heures sous le soleil harassant. À tel point que Jacob Miller, un jeune chanteur à la joie de vivre contagieuse, et qui se produit sur scène torse nu, en bottes et en mini-short déchiré, lui a dédié une chanson :

    « A Jolly Joseph the people’s transportation […]

    Please Mister Conductor, give me a bus ticket please

    Please Mister Driver don’t you drop in a pothole […]

    Line up, line up with decency cause this bus is the people’s transportation

    don’t bruck no fight no buss no brutality

    A Jolly Joseph the people’s transportation […]

    Tchiiii

    That’s the sound of the Jolly Joseph bus stop

    number 22 takes you downtown

    and all around town you have to take the number 77 I tell you

    catch number 77¹… »

    Miller chante avec son groupe, le bien nommé Fatman band, et fume des spliffs gros comme des cigares sur scène. Il provoque ouvertement la police, qui doit se surveiller depuis que les conservateurs ont perdu les élections de 1972. Sur scène, il arrache son chapeau à un policier de garde et chante :

    « Give the government his hat

    I sure he is gone get fired

    for seeing a dreadlocks with a police hat

    with a big head spliff in his mouth² »

    Nous sommes dans la décennie folle qui suit le « mai 1968 » jamaïcain (les Rodney riots de 1968). Surfant sur la révolte populaire, le régime de Michael Manley (1972-1980) donne l’espoir aux plus pauvres des Jamaïcains que l’indépendance va enfin porter ses fruits. De nombreux chanteurs comme Jacob Miller soutiennent la « révolution » et bon nombre joueront même quelques dates à l’arrière d’un vieux pick-up durant la campagne de Manley. On dit que c’est ainsi que Bob Marley a obtenu son premier terrain à construire, en guise de remerciement de la part du nouveau ministre du logement socialiste³. Peu de temps plus tard, il chante, déçu :

    « Never make a politician grant you a favour

    They will always want to control you forever. »

    Les espoirs suscités par Michael Manley (1976-1980) laissent rapidement place à la suspicion. Pris à la gorge par les financiers (un premier ajustement structurel est signé avec le FMI en 1976), ce gouvernement qui s’est présenté comme « socialiste » recule sur ses promesses. Les mesures phares s’effilochent. Les bus nationalisés deviennent le symbole de ces espoirs déçus : le réseau Jolly Joseph est de moins en moins fiable, les bus tombent en panne, ils sont sales… Ceux qui peuvent se le permettre prendront l’habitude de payer plus pour un service privé de meilleure qualité pour le transport, l’éducation, la santé… L’expérience socialiste tourne au drame avec l’explosion de la violence armée et la ruine orchestrée par les créditeurs. Lorsque Edward Seaga remporte les élections, la CIA a inondé les bidonvilles d’armes pour renverser le régime et les affrontements politiques ont déjà fait plus de mille morts. Bob Marley, dans un état comparable à celui de son pays, n’est plus que l’ombre de lui-même. Il ne pèse plus que quarante kilos, il a perdu tous ses cheveux et se fait soigner en Europe pour un cancer généralisé. C’est la fin de la glorieuse époque de la Jamaïque, de l’expérience politique, économique et culturelle menée triomphalement dans les années 1970 à la suite des grands soulèvements populaires de 1968, et qui a fait sortir cette petite île – et derrière elle toute une région – de son anonymat.

    Une nouvelle époque commence, l’après-mai 1968, qu’on appelle ailleurs la période « libérale-libertaire » (libérale politiquement et libertaire sexuellement). Et dans une région aussi passionnée par la musique, cette nouvelle ère est caractérisée par un nouveau tempo, plus rapide, par le boom des drogues stimulantes (cocaïne, crack), et par une nouvelle façon de bouger, de danser. Les noms de ces nouvelles danses parlent d’eux-mêmes : le « coup de poignard » (daggerin) ou encore l’« ondulement salace » (dutty wine). Le daggerin est né quelque temps après la sortie remarquée de la chanson « Stab up me meat » (littéralement : « poignarde ma viande ») de Lady Saw, une célèbre chanteuse jamaïcaine de slack – un dancehall ouvertement pornographique, ce qui n’empêche pas quelques chansons créatives. Plusieurs médecins rédigeront des chroniques dans les principaux journaux de l’île pour exprimer leur consternation face à la récurrence des hospitalisations pour « fracture du pénis », à la suite du développement de cette nouvelle danse (il s’agit techniquement d’une déchirure du pénis en érection lors d’un rapport sexuel violent). Cette danse consiste en effet à mimer un rapport sexuel outrancier : la femme se penche en avant et ondule des hanches, et l’homme danse derrière elle en simulant l’acte de manière brutale. Face à la récurrence des avis médicaux, le gouvernement décide alors de bannir de la télévision et de la radio des chansons comme « Daggerin » du célèbre Mister Vegas⁵.

    Il y a eu aussi l’époque du Dutty wine (même danse avec une variante : la femme fait des cercles rapides avec sa tête), durant laquelle plusieurs jeunes filles ont perdu la vie en se brisant le cou⁶. Aujourd’hui, les femmes prennent leur revanche avec des nouvelles danses pour « animer » les soirées. Le 14 juillet 2017, un médecin jamaïcain alertait le grand public sur la dangerosité de ces pratiques⁷. Cela peu de temps après qu’une célèbre chanteuse trinidadienne ait été condamnée à payer plus de quinze mille dollars de dommages et intérêts à un fan qui était monté sur scène pour danser avec elle durant un show au Bélize. En sautant sur lui les jambes grandes ouvertes, alors qu’il était allongé sur la scène, la jeune chanteuse avait littéralement fait exploser la vessie de ce spectateur⁸.

    Nous sommes arrivés au milieu de la nuit avec mon ami Brent et notre petit voisin Marvin. C’était un dimanche soir, mais le volume de la sono était tellement fort qu’on ne pouvait pas dormir dans le quartier. Les tôles du toit tremblaient contre la charpente. Dès vingt-deux heures, le deejay criait déjà dans le micro les attrape-couillons habituels, qu’il y a plein de monde, qu’il y a beaucoup de filles sur la piste et qu’elles sont super sexy. Quand on s’est déjà fait avoir une fois, on devine que ces annonces intempestives ne décrivent qu’une place déserte, à l’exception d’un vieil ivrogne édenté complètement torché, qui danse devant la scène absolument seul en enlaçant sa bouteille. Les gens n’arrivent en masse qu’à partir d’une heure du matin : des femmes en tenues de soirée colorées, perruques et faux cils, des hommes en veste de costume, mocassins et béret à la mode. Et ça commence vraiment à chauffer qu’à partir de deux heures trente ou trois heures.

    Brent est un grand gars de la campagne très débrouillard. Le meilleur grimpeur d’arbre que je connaisse (il me salue régulièrement en passant devant la fenêtre de ma chambre, au premier étage, chargé d’un sac d’akis ou de mangots), et un bon pêcheur au tube – les chambres à air de camion qui servent d’embarcation de fortune pour aller harponner les snooks. C’est lui qui m’a sifflé pour voir si je dormais. Je lui réponds par la fenêtre et attrape du regard de l’autre côté Marvin, un gamin de treize ou quatorze ans, dont la maman est d’origine colombienne. Une métisse amérindienne. C’est le seul gamin clair de peau du quartier et il ne passe jamais inaperçu avec ses longs cheveux blonds nattés en une tresse. Nous habitons au bord de la mer, dans un petit quartier de Bull Bay, au lieu-dit Seven Miles. Le sound system se tient ce soir dans la ruelle qui se trouve juste derrière la nôtre, pour la neuvième nuit de veillée d’un homme décédé la semaine dernière. Les gens de Seven Miles sont endurcis par la faim des saisons sans poisson, par le sel qui donne une couleur rouille à leurs cheveux, et par la barre vicieuse qu’il faut passer chaque jour au retour, en marche arrière, afin de rapprocher le bateau de la plage de gros galets. Tous les hommes du quartier sont présents pour ces manœuvres périlleuses durant lesquelles il faut compter les séries de vagues, rentrer en marche arrière le plus vite possible après la dernière, et hisser l’embarcation à la force des bras sur les rails en bois, avant la reprise de la série suivante. À la moindre erreur, un homme peut se faire écraser les jambes sous le poids de la barque, qui peut tout aussi bien venir se fracasser en travers contre la roche. Une fois l’an, la mer ramène un cadavre blême aux yeux mangés par les poissons. Il faut alors aller vendre au marché de la capitale, car plus personne du coin n’achète rien pendant dix jours. On ne voit plus sur la plage que les ombres des zombies crackés qui vivent dans les sous-sols des ruines du cinéma en plein air, et les charbonniers qui creusent des trous dans le sable, entre les épaves de voitures et les blocs de ciment défoncés.

    On accède au sound system par une ruelle qui donne sur la route principale. Il faut alors longer les barrières en tôle rouillée jusqu’au bord de mer en passant devant la boutique d’Auntie J, une petite fenêtre découpée dans la tôle à travers laquelle les enfants du quartier sont envoyés pour chercher en urgence un peu d’huile, des cubes Maggi ou un pochon de ganja pour leurs parents. C’est là, sous le grand amandier, qu’est installée la scène. La foule est compacte et les interstices du devant sont remplis par les enfants qui s’égayent en bandes. Le deejay enchaîne les tubes de dancehall à la mode qui se succèdent dans des grands cris de joie. Alors qu’on est encore coincé à l’entrée, dans la fumée du barbecue installé chez Auntie J, Marvin a déjà réussi à se faufiler dans la foule comme une anguille. Des jeunes filles de son âge dansent sur la scène à tour de rôle, par groupe de quatre ou cinq. Le deejay coupe la musique et annonce l’heure venue du whale contest – littéralement le « concours de baleines ». Il demande à toutes les petites filles trop maigres qui sont sur la scène d’aller traîner leurs os plus loin. Rigolade générale. Une adolescente un peu mûre pour son âge descend en le toisant. Il marmonne un juron sur les fruits « forced ripe⁹ » et lance un dernier appel pour faire venir deux « baleines » sur scène. Quatre ou cinq grosses femmes s’agitent déjà au pied de la scène comme des poissons qu’on vient de jeter au fond de la barque. Le deejay sélectionne les deux qui vont s’affronter en dansant sur scène. Une de nos voisines qu’on appelle Kowko, celle qui a un œil un peu fuyant, est hissée sur scène, avec une autre femme qui habite plus haut en remontant vers Shooters Hill. La guerre entre les quartiers est une affaire d’hommes, les femmes papillonnent innocemment d’un bord à l’autre en semant la discorde comme si de rien n’était. Le concours vient à peine de commencer que Marvin saute sur la scène et file danser derrière la fille de Shooters Hill qui est super sensuelle. Excusez-moi mesdames, mais on appelle cela un « bœuf » en créole jamaïcain, et c’est tout sauf péjoratif. Il y a là plus de deux cents livres de viande bien ferme sous le cuir tendu, sans une ride (j’essaye de vous plonger dans l’ambiance lexicale). Elle a évidemment les deux mains posées à terre, les fesses bien en l’air et danse de manière évocatrice. Un petit blond de cinquante kilos tout mouillé, sourire fendu jusqu’aux oreilles, est en train de danser contre les fesses de cette femme noire aux cuisses énormes : le contraste régale la foule et le deejay renvoie la seconde concurrente, Kowko, sans ménagement. Il coupe la musique et chuchote à l’oreille de la fille de Shooters Hill qui vient de se relever, avant de lancer le titre « Bicycle ride » de Vybz Kartel :

    « And ride till di bicycle bruk off ¹⁰. »

    La fille traverse la scène en se précipitant vers Marvin et lui bondit dessus comme un félin, les jambes grandes ouvertes. Marvin, qui vient de réviser sa physique des charges, est pris de cours lorsqu’elle atterrit sur lui à pleine vitesse. Ses fines jambes ploient sous le poids en mouvement, il vacille et recule un pied incertain. À la surprise générale, il tient debout et retient la fille en l’agrippant comme il peut par les cuisses. Tous les muscles de son cou sont gonflés à bloc. Le deejay rembobine le disque bruyamment et enchaîne un titre de Mavado :

    « Music a gal over gun

    Tell dem nuh stop the fun

    Cause if them stop the fun

    Them muss prepare fi stop the gun¹¹. »

    La foule en délire hurle et frappe sur les tôles, les enfants sautent dans tous les coins en mimant des tirs de mitraillettes. Tout le monde est d’accord : Marvin est un vrai Nègre.

    le vieux bus public et le coaster

    La musique, comme le système de transport, peut résumer une époque. Les coasters sont aujourd’hui prisés parce qu’ils sont bien plus vifs et bien plus rapides que les grands bus publics de l’époque socialiste, dont quelques épaves hantent toujours les rues de Kingston pour ramasser ceux qui ne peuvent payer qu’en piécettes. C’est à ce genre de détails pragmatiques que les petites gens jugent des systèmes, en fin de compte. L’idéologie c’est pour les intellectuels. Les coasters ont un propriétaire qui habite dans les beaux quartiers et demande un prix fixe, par jour, pour en déléguer l’utilisation à un chauffeur de son choix. Pour ce dernier, les choses sont finalement simples : il doit bourlinguer toute la journée pour faire le maximum d’argent et espérer au moins rembourser les frais de location du véhicule, payer l’essence et éventuellement les « morsures » de la police. Ce n’est qu’alors, une fois tous les frais amortis, à partir de dix-huit heures ou dix-neuf heures, qu’il pourra commencer à faire son salaire et celui de son associé, qui gère l’intérieur du minibus. D’où l’agitation frénétique des chauffeurs, la course permanente entre les équipages à celui qui arrivera en premier aux arrêts de bus pour faire monter des passagers (les coasters se doublent dans les situations les plus périlleuses pour pouvoir arriver en premier à l’arrêt suivant), le souci de remplir au maximum et de s’arrêter le moins possible, quitte à doubler un confrère inattentif à l’arrêt final ou bien lui faire une queue de poisson dans un virage… Jolly Joseph, le bus socialiste, lent et mal adapté (mais égalitaire), dont les chauffeurs sont des fonctionnaires au salaire miséreux, contre le coaster capitaliste, dont le fonctionnement est à l’image du néolibéralisme qui s’impose partout après les sixties. La loi de la jungle urbaine.

    Mais les coasters ont aussi leurs avantages (c’est pour ça qu’ils sont si populaires). Contrairement au Jolly Joseph, ils sont bien entretenus, climatisés, très propres et ont de larges baies vitrées. Les chauffeurs, on l’a dit, n’ont pas froid aux yeux : ils se faufilent bien dans les embouteillages et vous font gagner un temps précieux. Les belles voitures des classes moyennes s’écartent sur leur chemin de peur de se faire froisser une aile. Le conducteur (« driver ») gère la route (les nids de poule assassins, les dépassements périlleux, la course pour arriver premier à l’arrêt suivant) et les stops sur le bas-côté aux arrêts plus ou moins sauvages. Il peut s’agir d’un vieil arrêt du Jolly Joseph, dont l’abri a résisté par miracle aux aléas du temps et aux chauffards, et qui, s’il est sale et décrépit, peut encore protéger un peu du soleil et de la pluie. Cela peut aussi bien être un petit abri maçonné ou construit en bois de récupération par les habitants du quartier, avec deux vieilles feuilles de tôles récupérées ça et là. Ceux-là sont souvent bien endommagés sous leur air stoïque, et il n’est pas rare qu’ils se fassent amputer du toit et d’un pilier de bois pendant une nuit sans lune. Mais le plus souvent, l’arrêt se trouve au niveau d’un simple poteau électrique derrière lequel les pauvres gens s’alignent dans une ombre malingre, afin de transpirer le moins possible dans leurs vêtements de travail. Le tout dans la chaleur insupportable et les nuages de poussière levés par le trafic.

    Le jeune qui se tient à l’entrée du coaster, avec une liasse de billets à la main, est invariablement appelé ductor (contraction de conductor). Il en est ainsi à la Jamaïque : on vous appellera familièrement par votre fonction si vous n’avez pas le malheur d’avoir un trait physique trop prononcé qui ferait un petit nom trop tentant : Big head, Avnonek, Belly (ou Biggs), Goat head, ou Miss Tiny – littéralement « Mademoiselle la mince », qui s’applique évidemment à une femme énorme et si possible scandaleuse; tout comme un petit homme efflanqué et un peu délicat devra endurer un petit nom du type Tiger. Un petit homme costaud s’appelle Tukooh-Tukooh et une femme à partir de la quarantaine sera Auntie ou Mummie. Ductor, pour revenir à lui, collecte l’argent pour la course en fonction de la distance parcourue. À lui la tâche fastidieuse de mémoriser où est monté chaque passager, et celle plus ingrate encore de rappeler à cet homme surnommé Faya (pour une bonne raison, croyez-moi), ou bien à Miss Tiny la scandaleuse, que cela fera deux cents dollars pour cette course, et non pas simplement cent. Le ductor gère également les différents problèmes qui peuvent survenir avec les passagers. Comme cet homme assis tout au fond, avec une petite fille extrêmement mignonne sur les genoux (des nœuds avec des petites boules roses retiennent ses nattes), et qui contre toute attente dans une telle situation (la petite fille en uniforme d’école!), non seulement refuse catégoriquement de payer sa course, mais en prime insulte grassement le ductor. Après les « classiques » du répertoire, le récalcitrant a infligé au ductor l’affront d’un petit nom à rallonge qui finit par « bruk-pocket » (pauvre) – « fenkeh-fenkeh » (faible) – « gravaliscious » (avare) – « fried fish iay » (œil de poisson frit). Comme le malheureux a les globes oculaires un peu proéminents et le regard jaunâtre, deux ou trois femmes se sont esclaffées. La partie a basculé et c’est maintenant la moitié des passagers qui invective le pauvre collecteur en le traitant de petite chatte effarouchée, d’arrogant et de cupide. Le ductor endure la tempête en fixant la route droit devant tout en rongeant sa joue. Entre le nombre de personnes entassées à l’intérieur, ces histoires quotidiennes, les insultes, et la folie meurtrière des conducteurs de ces bolides, les Jamaïcains ont donné toutes sortes de petits noms à leurs transports quotidiens : « boîtes de sardines », « bus du passage du milieu », « bus de shottas¹² »…

    Un autre acteur incontournable est le loader. Chaque bus en a un attitré, dans chaque grande ville traversée. À la base, son rôle est d’informer les gens de la destination du minibus. Car des coasters partent à n’importe quel moment (il n’y a pas d’horaires) et dans toutes les directions. Mais les Jamaïcains aiment faire du zèle et dans un tel contexte économique, le rôle du loader devient évidemment bien plus stratégique : il s’agit de remplir au plus vite, et bien sûr au détriment des loaders des autres minibus. Car on l’aura compris, tout chauffeur digne de ce nom souhaite ardemment redémarrer en premier, et ainsi ramasser les gens qui attendent déjà plus loin sur le bord de la route avant le passage d’un concurrent. Le loader crie la destination de son bus et guette le regard des passants. Il décèle de signaux faibles dans la longueur du pas, la nonchalance des épaules, l’angle du regard par rapport au trottoir, la qualité du vêtement… Il doit repérer avant tout le monde la destination de cette jeune femme dont la silhouette fine se dessine au loin. Cet uniforme en gros tissu synthétique trahit les intentions. Il signifie qu’elle va probablement au travail à Kingston; deux loaders concurrents l’ont détectée alors qu’elle aborde tranquillement la rue du marché. Ils se précipitent comme des morts de faim, en bousculant tout le monde et en criant à la jeune femme que leur bus est prêt à partir. Le premier arrivé l’attrape par la main (elle retire sa main vivement et l’insulte), puis la complimente (« come nuh baby, you look sweet »). Il bat l’air de ses bras, tel Moïse étendant sa main sur la mer Rouge et lui ouvre un passage dans la foule jusqu’à son coaster attitré. Le tout en repoussant les ardeurs du loader concurrent, qui annonce, lui, un bus bien mieux rempli, mieux climatisé et prêt à partir « just now ». Les deux bus sont évidemment encore à moitié vides, englués dans le mauvais bitume à moitié fondu, et pas du tout prêts à décoller. Sans quoi ils seraient déjà sur la route en train d’accélérer et de freiner en klaxonnant devant l’arrêt, afin de faire accourir un ou deux derniers passagers pressés. Lorsque le chauffeur estime qu’il ne peut plus attendre, de peur qu’un concurrent lui passe sous le nez, il démarre plein gaz tandis que le loader agrippe encore nerveusement le ductor afin d’être payé pour son travail. Le minibus redémarre en trombe, dans un nuage de diesel mal raffiné et sous les promesses de châtiment divin du loader mal payé qui va maintenant devoir attendre l’arrivée d’un autre bus à remplir.

    Le chauffeur est le plus âgé et le mieux habillé de l’équipe. Il effectuera une manœuvre complexe pour bloquer toute la circulation (dans les deux sens) afin de faire descendre un groupe de jeunes écoliers en uniformes ou pour faire monter à bord une vieille dame; mais de manière générale les hommes doivent prouver leur virilité en grimpant et en sautant en marche, alors que le bus ne marque qu’un léger ralentissement pour eux. Un jeune homme qui attend l’arrêt total du minibus pour monter à bord se risque à une calotte humiliante derrière la tête (pour les plus jeunes), ou à devoir chercher un fauteuil en se faisant traiter de vieille bonne femme au beau milieu d’une foule hilare. La descente est plus spectaculaire, puisqu’il faut alors sauter en marche réduite, souvent pas si réduite que cela, et courir le long du fossé en esquivant les trous et les rebuts pour retrouver son équilibre. Le tout la tête haute et l’air de rien, en récupérant dès que possible cette nonchalance de l’épaule. Les passagers guettent d’un œil distrait le moindre raté pour rigoler un bon coup.

    deux côtes

    Maintenant que nous sommes plus familiers avec notre équipage, nous pouvons reprendre la route. Après avoir traversé à pied au niveau du vieux pont cassé du Rio Grande, avec de l’eau jusqu’aux genoux, nous avons marché un peu avant de retrouver un coaster de l’autre côté. Jet Set, le petit nom du minibus, est peint en grosses lettres sur l’avant du véhicule sans âge. Nous laissons derrière nous quelques villages étriqués le long de la route, et finalement Moore Town, la minuscule capitale des Noirs marrons de Portland. Dans la montée, l’asphalte ne surnage désormais plus que sous forme d’îlots noyés dans la pierraille. Ce coaster beaucoup plus rustique que le précédent tousse en enchaînant les virages à fond de première, tandis que la radio crache un vieux titre de Capleton – un représentant de la nouvelle vague rasta des années 1990. Le ductor, en jean extra skin moulant et t-shirt noir, les pieds sur la marche et la tête à l’extérieur, danse un bras en l’air, l’autre bien accroché à la barre au-dessus de la porte pour ne pas tomber. Son couteau rachet et son petit téléphone portable Nokia dépassent de la poche arrière. Le caleçon gris, évidemment, dépasse de quinze bons centimètres au-dessus de la ceinture, pour laisser apparaître l’impression de deux mains :

    « Tell them it’s a raggy road

    road is so ruff

    raggy road

    the road is so tuff

    Well, I have been troddin’ this road for the longest while […]

    and never yet try pop off all another man coil […]

    Troddin’ this road for the longest while

    And still me lamp never run outa oil […]

    Nuff a dem nah want put dem shoulder to the wheel

    So dem go rape, dem go rob

    And dem go kill and steal

    All a try eat all a another man meal

    Unu deaf, Unu dumb, Unu blind fi go feel¹³ »

    On se gardera de juger ces ductors trop hâtivement à cause de leur apparence ou de leurs manières un peu « ghetto », comme on dit ici. C’est vrai qu’ils ont les cheveux nattés de manière excentrique. Qu’ils parlent fort, dans un patwa qui a le parfum des quartiers pauvres, et qu’ils ne peuvent pas finir une phrase sans placer un « bumboklaat¹⁴ » sonore. Mais ces jeunes se battent pour obtenir et conserver ce petit boulot dans le coaster, plutôt que de traîner dans la rue avec les gars du gang. J’ai vu de mes yeux un ductor pousser dehors un concurrent qui tentait de prendre sa place par la force. Malchance (« crosses »), le minibus est resté bloqué à un feu rouge cent ou deux cents mètres plus bas. L’autre jeune est remonté à bord après s’être relevé et avoir couru pour rattraper le minibus. Front brillant, le regard noir, il est venu coller sa tête tout contre le nez du ductor. Après l’avoir jaugé une seconde, il a alors commencé à l’insulter d’une voix grave, tout en restant aussi calme que les minutes qui précèdent l’ouragan. Les veines de son visage et de son cou zébraient déjà sa peau brillante, ce qui n’annonce jamais rien de bon. Le sang montait. Les passagers du bus se sont littéralement jetés par les fenêtres et ont déguerpi. Le journal du jour a toujours une anecdote macabre sur ce qui s’est passé en plein jour dans ce genre de quartiers maudits. Et si tout le monde aime être au courant, personne ne veut avoir vu de ses yeux.

    Le regard loin dans la vallée verdoyante du Rio Grande et la tête dans nos souvenirs, nous avons continué à grimper dans la douleur jusqu’au bout de la route sinueuse, loin après Moore Town, puis à pied jusqu’au bout du sentier, en direction de la crête qui fait la limite entre le canton de Portland et celui de Saint-Thomas. L’un des sommets des montagnes Bleues. Comme on peut voir d’ici la côte de tous les côtés (sauf évidemment à l’ouest, car l’île est très allongée), c’est là que grimpaient les guetteurs des camps de Marrons de la grande reine Nanny, dont la figure est peinte sur toutes les écoles du pays. Ils pouvaient observer de ce point de vue les mouvements de troupes venus de Saint-Thomas et de Kingston. Les soldats de la milice mettraient encore une journée entière à cheval pour contourner les montagnes Bleues et remonter attaquer les camps d’esclaves fugitifs de la vallée. Un souffle puissant dans le cône de lambi, et toute la vallée était déjà au courant de l’attaque à venir. Les Britanniques ne comprenaient pas comment ils tombaient systématiquement sur des camps vides et des embuscades, alors qu’eux-mêmes ne connaissaient pas encore le télégraphe (les messages étaient encore envoyés à cheval)¹⁵. Ils appelaient cela sorcellerie et alimentaient ainsi une mythologie selon laquelle la reine des Marrons était même capable d’avaler les balles et de les recracher sur les tireurs ennemis (par les fesses évidemment).

    Depuis ces hauteurs, prenons un peu de temps pour observer le paysage somptueux. Toute île caribéenne, on le voit très bien d’ici, a fondamentalement deux côtes : la côte au vent, celle vers laquelle on se tourne instinctivement une fois arrivé au sommet, en ouvrant les bras pour faire face aux alizés en se gonflant comme une voile, et la côte sous le vent, dans notre dos. Chacune de ces côtes est intimement liée à un horizon.

    L’horizon atlantique est celui sur lequel le soleil se lève, mais cela ne veut pas dire pour autant qu’il annonce des lendemains meilleurs. Il ouvre l’île sur le vaste monde, et en particulier sur l’Afrique et sur l’Europe. Les courants et les vents circulaires de l’Atlantique Nord sont dirigés vers les Antilles, soufflant avec eux des souvenirs enfouis : barques nilotiques en papyrus, esquifs de pêcheurs emportés du golfe de Guinée, et même une grande flotte impériale venue de l’empire du Mali – tout cela bien des années avant Christophe Colomb¹⁶. Et bien sûr des caravelles européennes pleines de soldats aux gencives rongées par le scorbut, de sombres navires négriers, et de joyeuses flottes de flibustiers détroussant les navires de commerce au son des chants d’esclaves libérés. On s’est longtemps demandé pourquoi les pirates n’étaient jamais atteints de cette terrible affection qui déchaussait les dents avant de tuer par des hémorragies incontrôlables. On sait aujourd’hui que le scorbut est causé par une carence en vitamine C. Une maladie qui ravageait les équipages de soldats et de la marine marchande coloniale, à bord desquels on n’embarquait pour toute provision que des biscuits secs et de la salaison. C’est que les parias des mers ne s’arrêtaient pas seulement dans les îles pour faire le plein d’eau et piller villes et plantations. Ils ne remontaient jamais à bord sans remporter un tonneau plein de petits citrons verts, ces limes acides venues d’Inde et essaimées là par l’horizon atlantique. Car ces petits agrumes sont indispensables pour confectionner le fameux punch à base de rhum et de sucre roux sans lequel il était impossible de faire travailler ces têtes brûlées, grands mélomanes des mers. Jamais un navire ne s’attaquait sans boisson et sans la musique de leur orchestre de bord¹⁷. C’est sur ces ponts aussi qu’est née l’inspiration du blues, du calypso, du jazz, du son, du reggae…

    La Caraïbe, on l’oublie trop souvent, n’est pas seulement la fille d’un planteur et d’une esclave. C’est aussi le lieu de rencontre explosif entre les flibustiers et les Marrons – ces électrons libres de la grande folie du capitalisme européen – ainsi que les Amérindiens. Tout tourne, il est vrai, autour du noyau de la Plantation, cette « matrice du monde » caribéen¹⁸, de son acceptation ou de son rejet en tous les cas. Une plantation qui est d’ailleurs bien souvent de l’horizon atlantique, car c’est aussi celui par lequel les nuages gorgés d’humidité se déchirent avec fracas, tirés là par les vents dans un grand bruit de rideau métallique. Emmené par le Dieu Huracan¹⁹ de la mythologie Maya²⁰, ce souffle régulier porte l’eau qui nourrit la terre volcanique et fait fléchir la canne à sucre. L’horizon atlantique est aussi un vaste cimetière marin face auquel se recueillent, tête baissée, les imposantes statues blanches du Diamant, au mémorial de l’Anse Cafard²¹. Ce champ funèbre s’ouvre, partout dans les îles, sur ces pentes plantées en rangs serrés de la canne pour laquelle on a déporté ces malheureux.

    L’horizon atlantique, enfin, est dans les Grandes Antilles celui qui regarde les États-Unis, ce « formidable voisin » comme l’appelle déjà José Martí²², d’un œil mi-séduit, mi-inquiet. La Havane, Cap-Haïtien, Nassau et San Juan sont autant de grands ports tournés vers la Floride – tandis que ceux des autres îles sont résolument tournés vers l’horizon intérieur.

    De l’autre côté de la montagne, sous le vent, s’ouvre en effet l’horizon plus sec de la Caraïbe. C’est un horizon d’abord rocailleux, broussailleux, que dévalent des versants à pic, comme un éboulement de pierres sèches entre les troncs nus et pelés des gommiers rouges et des cactus. C’est l’horizon intérieur. Celui qui relie les îles et les Caribéens entre eux, sur une mer plus calme et plus familière. L’horizon des rameurs taïnos et kalinagos. Embarqués sur leurs kanawas, depuis les grandes étendues vertes de l’Orénoque, ils remontaient par la côte calme en suivant la nage des iguanes pour s’établir sur ces rivages riches en crabes et en coquillages. Jusqu’à en être chassés par les Européens. On se rappellera tout de même qu’ils vécurent ici pendant des millénaires, alors que l’histoire écrite par les Européens ne débute qu’il y a quelques petites centaines d’années. Depuis la colonisation européenne, l’horizon caraïbe est aussi celui de la capitale. La grande ville est là, assise dans la boue d’un vieux marigot impaludé, dans l’estuaire d’une rivière claire où les bonnes entourées de leur marmaille lavaient le linge, avant que la première pluie ne répande une boue pâteuse partout dans les rues bourgeoises et dans les commerces du rez-de-chaussée. C’est l’horizon du port et des géants des mers à la coque rouillée, qui apportent aujourd’hui tout et ne prennent pour ainsi dire plus rien.

    Le « colonialisme » tant décrié (et si peu combattu) se fout désormais des bananes et de la canne de l’horizon atlantique qui ne rapportent rien. Le colonialisme moderne, si l’on veut toujours l’appeler comme cela, se contente de décharger dans le port de l’horizon caraïbe les produits de ses firmes : babioles dorées, toiles de mauvaise qualité, verroteries hors de prix pour bijouteries sales; machines à rêve en toc. Il extrait en échange le fruit de notre labeur, qui repart un peu mystérieusement sous une forme numérique qui file entre les doigts comme du sable fin, par la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) démesurée qui sert au remboursement des intérêts d’une dette à laquelle nous ne comprenons rien. « Sur chaque dollar produit par un travailleur jamaïcain ou barbadien, plus de soixante centimes repartent ainsi en remboursement de la dette²³ ». Et nous nous retrouvons tous à nous agiter comme les coasters, pour venir payer cette dette qui n’a servi qu’à construire les ruines à travers lesquelles nous errons, entre deux centres touristiques pimpants. À Port-au-Prince, même les arbustes du petit parc situé sur le Champ-de-Mars sont couverts de poussière. Ils ressemblent à des plantes en plastique oubliées sur un vieux chantier de démolition, au pied du palais présidentiel effondré. Les feux de circulation ne marchent pas, car l’État haïtien n’a jamais honoré son contrat auprès de la société qui les a installés²⁴. Les plaques d’égout ont disparu depuis tellement longtemps que la majeure partie de la population n’a jamais connu la chaussée autrement. La route est complètement défoncée, faut-il le préciser. Le camion est le plus dangereux, il a donc priorité sur le tap-tap, qui a priorité sur les bus plus petits et sur les petits quatre-quatre qui se faufilent tout de même nerveusement, de peur de s’échouer dans une foule de mendiants. Les motos-taxis traversent les intersections en klaxonnant et en priant le loa des carrefours. Nos richesses s’évaporent aujourd’hui, siphonnées à travers des câbles internet, et nous nous retrouvons à patauger dans la boue sèche de Martissant avec la peur des Ti-Machette, des Ti-Bois et autres gangs d’adolescents kidnappeurs, sans bien comprendre ce qui nous est arrivé.

    L’horizon caraïbe est aussi celui des voiles blanches, des Club Med et autres Sandals, celui du tourisme nautique, des barques misérables dans lesquelles on jette le poisson sous les feuilles de bananiers, aussi, entre les plongeurs à bouteilles et les jet-skis qui filent vers des horizons arrosés. L’horizon caraïbe est plus calme et plus prévisible. Mais qui ne sait pas qu’il faut se méfier de l’eau qui dort? De temps à autre, sans prévenir, il emporte les pêcheurs de vivaneaux en panne de moteur vers le large (on les repêchera au Mexique ou en Colombie, pour les plus chanceux). Ou bien il donne naissance à un cyclone exceptionnel, qui reviendra à contre-courant détruire les villages de pêcheurs construits à ras de l’eau à Soufrière, aux Cayes ou à Bull Bay. Car on habite la côte caraïbe comme les abords d’un lac, pour profiter du coucher du soleil depuis un vieux hamac pendu sous la tôle.

    Il en est de même des options politiques. Et au vingtième siècle, la Caraïbe aura connu deux grands horizons : l’horizon atlantique, girouette docilement orientée sur les modèles soufflés par le monde occidental; et un horizon caraïbe, luttant avec les caprices du vent derrière la montagne, comme une yole en équilibre précaire, tirant des bords pour passer sur la dangereuse barrière de corail. La yole est une belle image de la société caribéenne : il s’agit à l’origine d’un petit bateau de pêche sans quille (pour pouvoir naviguer sur les cayes), dont l’équilibre est géré par le ou les matelots s’appuyant sur les bois dressés, les barres en bois qu’on dispose sur le côté sous le vent pour empêcher le bateau de basculer. Un équilibre précaire qui se gère en

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