Un Pays Oublié: Scènes De Vie À Port-Au-Prince ...
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À propos de ce livre électronique
Ainsi que lexige la fatalit historique, dinnombrables compatriotes vivent loin de leur pays, de leurs traditions, de leur hritage culturel ... Ce qui tissait jadis le quotidien de leur existence, voire le rconfort de leur lieu de naissance la quitude de leur enfance la possibilit dun futur familier sest transform en une pile de regrets et sest ml avec les tentations de la terre daccueil pour se confondre lentement mais invitablement dans les mandres de leur mmoire. Les particularits de la vie en socit hatienne seffacent graduellement. Et floues deviennent ces distinctions vcues flous les mets dautrefois floues les gargotes disparues floue la jeunesse lcole flou le madigra dantan flous les instants romantiques L, finalement, au carrefour de la petite histoire, des souvenirs et des vains espoirs sinstalle pour daucuns un vide frquemment dmoralisant Et bien que la nostalgie ne remplace pas la terre natale, en manire de compensation Un pays oubli offre aux lecteurs ... une gerbe de rminiscences, une vocation de penses communes qui, peut-tre, hantant leurs aujourdhuis, errent en quelques coins brumeux de leur esprit ...
Jean-Frantz Gation
Né à Port-au-Prince, Haïti, Jean-Frantz Gation émigra aux États-Unis où il obtint une licence en journalisme et une maîtrise en littérature anglaise au Brooklyn College. Dix ans durant, ses nouvelles, revues, critiques et articles parurent dans Haïti-Observateur, un hebdomadaire publié à New York. Puis parurent Black Caribbean Authors in Search of Allegiance and Identity: A Post-Colonial Dilemma, son premier livre … suivi d’Otelo : Trajedi youn kriz jalouzi … d’Amlèt : Trajedi youn nonm ki pa ka deside-l … et d’Un pays oublié … Actuellement, il enseigne la composition anglaise et le journalisme à City University of New York.
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Avis sur Un Pays Oublié
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Aperçu du livre
Un Pays Oublié - Jean-Frantz Gation
Un pas oublié
Scènes de vie à Port-au-Prince …
Jean-Frantz Gation
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1663 Liberty Drive
Bloomington, IN 47403
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Phone: 1-800-839-8640
© 2014 Jean-Frantz Gation. All rights reserved.
No part of this book may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted by any means without the written permission of the author.
Published by AuthorHouse 07/25/2014
ISBN: 978-1-4969-2726-2 (sc)
ISBN: 978-1-4969-2725-5 (e)
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Table des Matières
Préface de Frantz-Antoine Leconte
Introduction
UN PAYS OUBLIÉ
Premier Livret : Vie et Société
I. Bals des merilan
II. Club Camaraderie
III. Fort Apache
IV. Jeunesse à l’École
V. Joudlan
VI. Michou et Nènè
VII. Nwèl
VIII. Panno kay lan bwadchenn
IX. Religion et superstition
X. Royal Cabaret
XI. Sexisme musical
XII. Sou blòk la
Deuxième Livret : Le ventre de Port-au-Prince
XIII. Akasan
XIV. Atomique
XV. Bougonnen Granmoun
XVI. Breton Mayi
XVII. Doukounou
XVIII. Eskape
XIX. Janjanbrèt
XX. Kaka bèf
XXI. Mabi
XXII. Pâté
XXIII. Wayal
XXIV. Wobè
Troisième Livret : Les gargotes de Port-au-Prince
XXV. Chez Pedro
XXVI. Chez Précile
XXVII. Ka Dane
XXVIII. Ka Ti Jòj
XXIX. La Maison Verte
Quatrième Livret : Politique tropicale
XXX. À bas les mulâtres!
XXXI. Bouki, sonne le glas !
XXXII. Ce que nous sommes
XXXIII. Concitoyens, je connais l’ennemi
XXXIV. En pensant à la terre promise
XXXV. Pour mémoire aussi
Cinquième Livret : Carnaval et Mardi gras
XXXVI. Au Défilé
XXXVII. Almannò
XXXVIII. Ayida
XXXIX. Bèf
XL. Chaloska
XLI. Diabolo
XLII. Dragon
XLIII. Kadans Ranpa et Konpa Dirèk
XLIV. Lougawou
XLV. Machann fèy
XLVI. Madan Aman
XLVII. Madan Brino
XLVIII. Otofonik, G.B.
XLIX. Procès de Vivi
L. San kanson
LI. Titato
LII. Trêve carnavalesque
Sixième Livret : Activités romantiques
LIII. Bonne à tout faire
LIV. Café … ou au lait ?
LV. Fanm osnon gason
Bibliographie
En hommage à mes parents
Louis Racine Gation … in memoriam …
Yvette Léa Balthazar Gation … in memoriam …
À Elda Borderon Gation, ma femme …
À Marie Laurène Borderon, youn manman ayisyèn toutbon …
À Jennifer Ann Gation Régis, ma fille …
À Thierry-Frantz Gation, mon fils …
Remerciements :
Je tiens à exprimer ma gratitude et mes
remerciements à ceux qui m’ont apporté leur précieuse
assistance lors du travail de
révision de ce livre :
Docteur Frantz Antoine Leconte …
Docteur Hugues Saint-Fort …
et à tous ceux dont les encouragements m’ont été d’un inestimable secours.
Prince, n’enquérez de semaine
Où elles sont, ne de cest an,
Qu’à ce refrain ne vous remaine :
Mais où sont les neiges d’antan ?
Ballade des dames du temps jadis
François Villon
Préface
Le fief de Jean-Frantz Gation
Depuis plus d’un siècle, on parle abondamment de la fabuleuse richesse culturelle du pays haïtien et surtout de l’incroyable créativité de ses écrivains et artistes. On peut illustrer ce qu’on veut dire au cours du 20ème siècle par le travail d’un génial satiriste, Maurice Alfredo Sixto (1919-1984) qui a su relever avec une patiente méthodologie d’ordre sociologique, de nombreux traits saillants de notre culture. Professeur de littérature, admirable conteur et humoriste, il s’est mis à l’avant-garde d’un mouvement, a initié une dynamique haïtiano-haïtienne qui faisait de notre culture une instrumentalisation ou une herméneutique du monde haïtien. C’était une invention, sinon un renforcement magistral de notre vécu, présenté avec une dose d’humour tonique et inédit. Les travers de la société, le bovarysme social, l’abusif des classes sociales, les profiteurs de tout acabit, les hommes et les femmes trompés et la vengeance de la race ; tout était prétexte à ce maître de l’humour pour fortifier son redoutable arsenal pluriel et étendre un peu plus son univers comique déjà presque unique. Puis, vint la tragédie de 1984, sa mort. L’homme hautement volubile de la scène discographique haïtienne s’est éteint et s’est tu pour l’éternité. Depuis, on se demande, avec raison ou non, si le théâtre sur disque du pays est orphelin. Les éclats de rire spontanés ne lui ont pas survécu ? Qu’est-ce qui nous reste de ces éblouissantes scènes de vie et de ces authentiques épisodes de la mémoire culturelle d’Haïti ?
Tout n’est pas épuisé, je crois. La verve joyeuse n’a pas tari. Heureusement. Cependant, il faut explorer avec courage et assiduité pour pouvoir relever de l’intelligentsia, de dignes émules, des écrivains pouvant employer ou extérioriser la magie de ce réservoir d’oraliture culturelle. Savoir que, Haïti, ce petit pays, regorge de trésors culturels, devient un constat d’évidence. On n’a qu’à jeter un regard dans la cité pour relever au quotidien ce ruissellement pictural de couleurs irrésistibles, ce flot d’harmonie scripturale et cette resplendissante sonorité musicale que nos peintres, nos poètes et nos musiciens génèrent pour le bonheur de la collectivité. Cette création ou cette émergence s’érige en un véritable défi qui sera peut-être relevé par Jean-Frantz Gation, habile professeur d’anglais et de journalisme à l’université, auteur de Black Caribbean Authors in Search of Allegiance and Identity : A Post-Colonial Dilemma (2003), des adaptations de deux tragédies de Shakespeare, Otelo : Trajedi youn kriz jalouzi (2003) et Amlèt : Trajedi youn nonm ki pa ka deside-l (2005), d’un roman L’anneau d’argent (2014) et puis Un pays oublié (2014). Il se situe entre Sixto, par cette sociologie du regard et le rire que ses propos provoquent, et, Georges Corvington (1926-2013), excellent historien, par la profondeur de sa pensée. Deux remarquables travailleurs de l’esprit qu’il a lui-même cités dans ses renvois.
Gation initie sa très riche introduction à partir d’une vérité que nul ne peut contester. Le travail et la fonction de la technologie bousculent nos habitudes. L’instantanéité des émissions télévisées, l’agression de l’internet entraînent la disparition des coutumes transmises de générations en générations, dans des frontières géographiques et culturelles particulières. Mais, le phénomène de l’exil qui dérange, désigne une vie loin de la mère-patrie, imposée à de célèbres personnalités, dirigeants politiques, intellectuels et artistes. Il sait aussi provoquer de sérieuses retombées et un processus de nostalgie centrifuge. On se sent éjecté de l’histoire et de la culture du pays, du locus familial, et du centre vers la périphérie. (1) Cette profonde détresse crée un phénomène de fiction qui investit la mémoire, réinvente l’enfance parfois, la reconstruction du pays, la recréation de tant de choses qui malheureusement n’existent plus. On s’engage à la recomposition d’une mythologie, c’est- à-dire d’une récupération mentale et globale de l’espace du passé.
On réagit en face de cette menace de perte graduelle de l’identité, par l’écriture, la musique, la sculpture ou tout autre mécanisme qui aide à ralentir la distanciation physique et sentimentale vis-à-vis de notre sol natif-natal. Cependant, une vie loin de notre terre natale nourricière nous enlise dans un phénomène d’accoutumance où s’effectue presque à notre insu l’acquisition d’habitudes de la communauté de résidence. Ce qu’on acquiert au pays d’adoption nous fait perdre aussi une bonne part de notre passé culturel, linguistique, littéraire, religieux, musical, culinaire et même vestimentaire. C’est que, l’addition qui se fait d’un côté cause une soustraction de l’autre : un gain et une perte à la fois. Ce processus d’acquisition/assimilation ou d’élimination assimilatrice est bien connu des sociologues, anthropologues et psychologues d’aujourd’hui. On finit toujours par adopter de nouvelles idiosyncrasies, comme le dit si bien Gation, de notre nouvel habitat.
Ce réquisitoire qui nous fait rire passe en revue en même temps les inégalités sociales, caractéristiques de notre pays. Les clubs pullulaient à la capitale, dont l’accès n’était pas ouvert au grand public, à une certaine époque. Ils n’acceptaient que les gens de l’élite socio-économique sous de fallacieux prétextes. Il manquait aux citoyens de la classe défavorisée un savoir-vivre requis et voire indispensable pour pouvoir se mêler à ceux de la grande société. Le club Camaraderie offrait l’un des meilleurs exemples d’exclusion de Port-au-Prince, malgré toutes les annonces enthousiastes de Radio Caraïbes et la retransmission fidèle de ses rencontres. Encore une fois, il faut citer Gation, « Camaraderie n’acceptait pas n’importe quel camarade ». Et pourtant ce club remplissait, sinon une fonction d’importance primordiale. C’est bien dans ce chic salon que les familles « d’en haut » donnaient de magnifiques soirées pour le beau monde de la capitale. Aux environs, de belles rues paisibles, un espace sécurisé. Les artères plantées d’arbres fruitiers maintenaient une fraicheur paradisiaque. L’hibiscus, les bougainvilliers et les flamboyants poussaient au milieu des grandes fleurs blanches et des jasmins. D…, le propriétaire du club, faisait toujours les cent pas pour surveiller et appréhender tous ceux qui ne satisfaisaient pas les critères de sélection. Il fallait suivre les exigences du milieu rigide et exclusif. Et même les groupes, Wébert Sicot, Citadelle et tout autre qui animaient ces fameuses soirées devaient se surveiller pour ne pas « choquer la pudibonderie des parents ». Mimèsis était de rigueur. Tout le monde s’engageait dans une tentative irrationnelle d’imiter autant que faire se pourrait l’accent parisien. Pour un peu, on se croirait aux Champs-Elysées ou/ et aux bords de la Seine.
La distinction des classes sociales s’exprimait même durant le carnaval. « Derrière les solos entraînants, les refrains descriptifs, les tournées de Rhum Barbancourt » et le déhanchement érotique, persistait la lutte interminable des classes à travers les masques de satin, de tulle et de papier. Ces distinctions nous renvoient justement au monde de l’esclavage concernant le port vestimentaire du colon, de l’affranchi et de l’esclave.
Au niveau des groupes carnavalesques par exemple se détachaient Diabolo, Deranje et Dragon qui appartenaient à des zones de rassemblement social aux moyens économiques différents. L’évidente hostilité entre eux était-elle issue de manipulation politique, s’interroge l’auteur avec raison.
Les défavorisés de la société stagnaient dans ce haut pourcentage (70%) de nos illettrés et appartenaient à une catégorie en dessous du seuil de tous les domaines imaginables de la vie nationale. Ils se refugiaient pendant les week-ends dans les corridors des quartiers populeux, dans des boîtes de nuit de fortune pour participer aux bals criminels, en référence au libertinage qui y était permis sur la piste. L’éternel prédateur des femmes de cette classe, le jeune homme de bonne famille, devenait leur véritable tombeur et s’attendait à être obéi et à obtenir ce qu’il désirait : « le dévergondage débordait de lui ». A défaut d’hôtel ou de motel à bon marché, il n’hésitera pas à se satisfaire d’un parc obscur, d’une galerie ou le siège de la voiture familiale.
Mais durant les ébats, il ne l’embrassera pas à pleine bouche, malgré les chaleureuses embrassades et la passion de l’étreinte. C’est un geste égalitaire qui n’est réservé qu’à une jeune fille de bonne famille. Elle n’est que partenaire d’une nuit ou partenaire de la nuit tout court. Cela évoque inévitablement le monde de l’esclavage. Le jour, le colon, maître incontesté des vies et des biens dans la colonie, n’accordait que du mépris à l’esclave noire et pourtant la nuit, il se hâtait pour s’introduire à sa case et jouir de sa science africaine particulière.
Qu’est-ce que j’appelle le fief de Jean-Frantz Gation ? C’est d’abord et surtout cette mémoire riche et fidèle, soutenue par une verve sans défaillance, qui nous fait revivre des scènes encore vibrantes de vérité et de présence. Une thématique vive et bousculée : l’expatriation et la perte des valeurs natales, l’inégalité sociale à l’horizon indépassable, le snobisme gastronomique. Le carnaval et la lutte des classes, mouvement culturel qui instrumentalise les mythes de tout un peuple et qui suppose rapprocher les gens, les unir dans une communion culturelle et nationale indéfectible. Le ventre de Port-au-Prince, vie et société, les inégalités dans le domaine de l’instruction, la musique, les clubs mythiques d’Haïti, la dictature pure et dure des Duvalier, le bonheur de l’enfance, la conquête des servantes et la recherche des aphrodisiaques. Tout cela prouve que Gation apprécie le passé collectif comme une sorte d’âge d’or qui nous laisse beaucoup de souvenirs nostalgiques, malgré ses lacunes et imperfections. Revisiter l’univers de l’enfance, c’est aussi revivre malgré l’innocence perdue, le bonheur du carnaval, de noël, du nouvel an et d’autres grandes fêtes nationales qui font remonter à la surface tant d’émotions obnubilées par les étapes de l’âge d’adulte ou de la vieillesse : une distance autant spatiale que chronologique.
Ce retour au passé doit prendre en compte ce que nous recommande Roland Sabra dans son article ‘Un drame du retour au pays natal’ du 15 février 2014 sur la pièce de théâtre « Nous étions assis sur le rivage du monde ». Il nous dit en citant Héraclite : « On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. Le pays de l’enfance que l’on a quitté n’est jamais plus celui que l’on croit retrouver. C’est un pays perdu ». Jean-Frantz Gation a vécu dans un pays singulier et Roland Sabra aura dit de ce pays, que c’est une terre « où Dieu n’aime pas les hommes : à la confusion des langues il a ajouté la distinction des couleurs. Il n’était pas obligé de le faire ». (2)
Frantz-Antoine Leconte
Notes.
¹- Frantz-Antoine Leconte. L’univers romanesque de Dany Laferrière. Les Editions Hafece, New York, 2014. p. 274.
²- Roland Sabra. Un drame du retour au pays natal, article sur « Nous étions assis sur le rivage du monde », pièce de José Pliya (15 février, 2014).
Introduction
Les temps ont changé.
Et Port-au-Prince a … beaucoup changé.
La plupart des gens, et plus particulièrement ceux qui vivent en dehors de leurs pays d’origine, ont tendance à embellir puis idéaliser les temps qu’ils ont vécu chez eux afin d’endurer un présent parfois pénible. Souvent, ils croient que c’est tout ce qui reste de leur jeunesse et, pour cette raison, s’y accrochent aussi longtemps qu’ils le peuvent, au risque de se laisser emporter par leur imagination. Au risque de ne plus différencier le vécu et l’irréel. Cependant, malgré cet inexorable attachement aux traditions, aux connaissances, aux divertissements d’autrefois, ces dénaturés culturels ne font que remuer les cendres froides d’une mélancolie inutile parce que … les temps ont changé.
Au fond, c’est simple.
L’immigration, l’émigration, le déclin de ce que l’on tenait pour moralité, l’inévitable présence des technologies, telles que l’instantanéité des émissions télévisées et l’agression de l’Internet … tout contribue à l’effritement des coutumes et habitudes nationales, à la disparition de personnages et lieux notoires, à l’oubli de friandises et mets appréciés par tant de générations. Ceci est pourtant excusable, compréhensible et moins douloureux quand on est chez soi. Etre à l’extérieur, cependant, quand ces particularités ethniques, que l’on croyait inébranlables, entrent dans la légende, donne l’impression d’être absent aux funérailles de parents proches.
Préoccupé par l’assimilation des valeurs de la patrie adoptée, on cultive, parfois sans s’en rendre compte, un mépris et un abâtardissement de sa propre culture. L’incapacité de se souvenir du bon vieux temps, de ces moments qui sentent le siècle précédent, se développe graduellement. Et ce ne sont que certaines stimulations agréables, telles que le fumet d’un repas d’enfance … un morceau de musique choyé … une expression vernaculaire d’antan … la solitude d’un matin d’hiver … ou la vue d’une scène familière, une de ces silencieuses sentinelles vivant dans la mémoire, qui raniment ces moments perdus dans la brume du temps.
Vagabondant dans le champ de mes réminiscences, j’ai marché encore dans des établissements qui ont changé de noms ou qui n’existent plus ; j’ai écouté les propos amusants ou tristes de gens oubliés ou morts ; j’ai savouré des gâteries et des plats abandonnés pour la cuisine moderne ou importée. À l’occasion, clignant de l’œil au lecteur, j’y ai ajouté à la fin de certaines narrations, dans la section Notes du livre, des recettes du pays que j’ai utilisées au cours des ans. Avec tout cela … je vous serais … reconnaissant, compagnons de ma promenade, de me pardonner certaines entorses à la vérité, de faire preuve d’indulgence à l’égard des idiotismes et des enfantillages dont j’ai saupoudré cette odyssée, car faire usage seulement de tournures comme il faut équivaudrait à un salèz ¹ d’hareng saur sans piment.
Au long de ce récit vous comprendrez peut-être pourquoi, sans cependant abuser de couleurs locales, l’emploi de merilan est préférable à infortuné, de zen au lieu de commérages, de kabicha plutôt que de roupillon. Des lecteurs imprégnés d’esprit puriste critiqueront sûrement les mots qui manquent aux convenances, mais leur … adoucissement à l’aide d’euphémismes ne reflèterait nullement le sens qu’ont les termes utilisés localement, et consisterait plutôt à déguiser la rudesse affectée à ces termes en question afin de satisfaire un besoin social.
Pas de narration fardée …
Toutefois, je n’ai pas l’intention de discuter à fond sur les idiosyncrasies particulières aux différentes couches de la société haïtienne. Je ne crois non plus apporter au lecteur une quelconque révélation quand je dis que notre société, comme beaucoup d’autres, est extrêmement complexe. Mais il convient de rappeler aux personnes qui n’ont jamais quitté le pays, à celles de la diaspora qui ont … trop oublié, à celles d’origine culturelle haïtienne nées et élevées sur terres étrangères et aux étrangers qui s’intéressent à certains aspects des mœurs d’Haïti, combien rigides mais parfois dissolues, sensées mais parfois risibles ou saugrenues étaient et sont toujours certaines de nos pratiques sociales.
Considérons quelques exemples …
Certains clubs, qui quoiqu’en principe étaient lors ouverts au public, refusaient subrepticement leurs services aux personnes qu’ils tenaient pour être de classe inférieure ou qu’ils jugeaient manquer de savoir-vivre. Pensons aussi à des écoliers défavorisés, qui, soutenus par les bourrades de parrains argentés, fréquentaient des établissements scolaires privés, mais se trouvaient trop souvent en butte au ridicule à cause de leurs vêtements d’occasion, c’est-à-dire les tenues odeyid, ou kenedi, ou pèpè ², ou de leur difficulté à s’exprimer convenablement en français, une condition appelée djòl sirèt ³.
Déguster une pomme dans les rues de la capitale a symbolisé pendant longtemps ce qu’il y avait de très chic, cultivant ainsi un snobisme gastronomique. Ceux qui ne pouvaient s’en offrir une croyaient qu’ils n’avaient pas vraiment vécu. Un envahissement relativement récent du marché haïtien par ce fruit importé mit son prix et sa consommation à la portée de toutes les bourses. La mangue locale, de son côté, qui, avec ses variétés, offrait toute une gamme de saveurs à un prix dérisoire, n’a jamais été prophète chez elle. Manger une mangue en public était … inélégant. Lavi sa a ! ⁴
Traditionnellement, le Port-au-Princien mange chez lui. Et la poignée de ceux qui, lors, en faisaient exception, fréquentait rarement les établissements huppés. Ils faisaient escale dans des gargotes, appelées railleusement restaurants des aveugles, qui soulageaient leurs ventres aux heures de besoin. La cuisine et le service manquaient de soin, mais ils prenaient avantage des prix modestes qui n’endommageaient pas leurs bourses menues. Contrairement à ce que penseraient la plupart des gens, ces lieux n’attiraient pas une clientèle uniquement constituée de démunis, d’étudiants, de soi-disant citoyens de troisième classe. On y rencontrait un grand nombre de maris … infidèles, voulant régaler leur petites amies sans courir le risque d’être vus en leur compagnie ; des petits-bourgeois, vieux et jeunes, de mœurs relâchées ; des femmes mariées ayant lié, à l’insu de leurs maris, des relations utiles ; certains natifs dont les agissements affectés de leurs familles les écartaient trop souvent de la cuisine créole … tous s’étaient, à un moment ou à un autre, adaptés aux décors de l’anonymat qu’offraient ces restaurants.
Cependant, l’Haïtien ne vivait pas seulement de délicieux mets et de convenances sociales. Son quotidien était malheureusement régi par une succession de débâcles politiques. Et au niveau national, où le phénomène est observé jusqu’à maintenant, on frise la catastrophe. L’histoire de notre pays est jonchée de ruines de ces entreprises, programmes qui étaient suggérés, commencés, puis avaient disparu … sans aucune explication, après avoir englouti des budgets aux dépenses incalculables. Lorsqu’on révise la gestion des gouvernements, administrations, ministères qui, à force de détournements, vols, gaspillage ou par absence de planification, ont vidé continuellement les caisses de l’Etat, aliéné l’aide extérieure, puis enrobé leur mauvaise foi ou leur incapacité dans un langage obscur, maintenu au cours d’une incurie bicentenaire, on comprend facilement la stagnation de la nation.
Ensuite viennent les jours de célébration patriotique nationale, les fêtes religieuses, le Mardi gras. En 1987, l’historien Georges Corvington écrit à ce sujet :
Copie fidèle [en 1924] des défilés carnavalesques des milieux occidentaux, le nouveau carnaval de Port-au-Prince sera considéré comme un progrès évident. Le peuple y trouvera certes à admirer et à se réjouir, mais seulement en spectateur passif ⁵.
Cette inaction fut de courte durée, car il semble difficile à une personne de descendance africaine de rester impassible au battement du tambour. On se plaît à dire que c’est dans notre sang. Nous aimons danser ? Peut-être. Mais derrière les solos entraînants, les refrains descriptifs, les tournées de Rhum Barbancourt et les gouyad ⁶ choquants, se déroulait l’un des plus vieux drames dont le mobile a toujours été enraciné dans l’épiderme social d’Haïti : la lutte interminable et rétrograde des classes. Et même si on dit que tous les madigra ⁷ sont masqués, la tradition distingue parmi les masques de satin, de tulle, de papier. Satin, indiquant les nantis. Tulle, la classe moyenne. Papier, les démunis.
Pendant que les trois Ks, Kennedy, Kastro, Khrouchtchev de la politique internationale s’affairaient autour de la crise de Cuba, l’attention, chez nous, se portait plutôt sur la querelle annuelle des trois Ds, Diabolo, Dragon, Deranje ⁸, du Mardi gras national. Commencée bien longtemps avant Cuba, cette querelle, ingrédient clef de chaque menu carnavalesque, l’épice tant appréciée par tous ceux qui savouraient ces festivités, n’était divertissante et superficielle qu’en apparence.
Ces clubs précités ne sont pas choisis, à proprement parler, simplement pour illustrer ce récit. Les moyens économiques, la zone de rassemblement (leur quartier général), l’appartenance sociale — déterminée par le statut des fanatiques — de ces groupes sont des facteurs d’importance pour une pareille comparaison. Ces données couvrent, d’un extrême à l’autre, toute l’aire d’influence sociopolitique et économique de la vie haïtienne. Du plus démuni au plus opulent. On se demande : La friction entretenue entre ces clubs carnavalesques, était-elle le produit d’une simple rivalité de madigra ? Etait-ce engendrée par des manipulations politiques ? Ou était-ce un aperçu de ce qui pourrait se passer si cette situation débordait du contexte carnavalesque ?
Autant de sujets, autant de questions. Plus de réponses que l’on ne soit capable d’en fournir.
Alors le matériel, choisi par prédilection, sert à exemplifier, et non à étudier à fond, quelques-unes de ces questions. Un pays oublié n’est pas un livre d’histoire ⁹. Grande ou petite. Ce n’est pas une étude psychologique ou psychanalytique ni une dissertation sophistiquée sur la sociologie, l’économie, la politique et la linguistique du pays. Ce n’est non plus le geste irraisonné d’un Haïtien qui n’a pas compris les conséquences des cinquante dernières années de politique nationale. C’est une excursion sentimentale et non réactionnaire. Quelques pas dans le passé. Les rêveries d’un promeneur nostalgique, mais qui ne s’adonne pas à un passéisme démodé. Mémoires autobiographiques, si l’on veut. Quelques comparaisons avec le présent. Un peu d’humour. Une bonne rasade de patriotisme. Une pincée de tristesse.
Un pays oublié est un terme utilisé au sens large pour rappeler certaines mœurs des Haïtiens, certains comportements des Haïtiens, certaines traditions honorées par les Haïtiens habitant principalement à Port-au-Prince. Ce livre n’a pas la prétention d’assurer littéralement la couverture complète, lire géographique, de toutes les mœurs, de tous les comportements, de toutes les traditions du pays.
Lecteurs d’un … âge certain, si vous trébuchez parfois sur des passages qui semblent inconsistants avec vos souvenirs, ne vous affolez pas. Ceci signifie peut-être que ce récit est présenté à partir d’une perspective différente de la vôtre. Lecteurs d’un … certain âge, amusez-vous en comparant ce que vous lisez avec ce qui vous entoure. Tenez compte que toute version d’un fait porte aussi en elle-même les particularités politiques, sociales et les préjugés du locuteur. Peut-être qu’en vieillissant je regarde mon pays à travers un prisme moins … idéaliste ou plus cynique qu’autrefois. Cela ne change en rien votre point de vue parce que chaque version est enceinte d’opinions. Les miennes ou les vôtres.
Et puis, un souvenir … ment toujours un peu …
Un pays oublié est organisé en livrets dont chacun renferme des morceaux choisis qui s’y rattachent par un thème particulier au livret dans lequel ils sont placés. Le contenu du livret suit un ordre alphabétique basé sur le titre de chaque morceau, sans attention à l’article, défini ou indéfini, qui débute ce titre.
Le livret Vie et société présente, entre autres narrations, un aperçu de la vie sociale des infortunés qui subissaient les rigueurs de l’état de domestique ; comment se célébraient la Noël et le jour de l’an ; comment deux familles de conditions économiques différentes trouvaient difficile de surmonter une extrême disparité de rang ; pourquoi la plupart des noctambules n’avaient d’autre choix que de pratiquer les maisons de tolérance ; comment les Haïtiens trouvaient le juste milieu entre le vodou et le christianisme ; comment la musique haïtienne codifiait le sexisme de l’Haïtien.
Dans Le ventre de Port-au-Prince nous dégustons indirectement des plats, des friandises, des boissons vendues dans les rues, sur les cours d’écoles, à l’ombre des galeries des magasins, autour des ministères publics, sur les parvis des églises. Savez-vous ce qu’est un breton ¹⁰ de maïs et combien de temps il faut pour le broyer ? Comment sucer un délicieux janjanbrèt ¹¹? Avez-vous jamais savouré un délicieux bol d’akasan ¹² fumant, agrémenté de sucre rouge et parsemé de bouchées de pain de mie ? Un doukounou ¹³ est-il vraiment aussi doux que nous ? Connaissez-vous le secret du kaka bèf ¹⁴ ? Se sent-on vraiment royal en mangeant un wayal ¹⁵ ?
Ensuite, nous ne pourrons, bien sûr, visiter toutes Les gargotes de Port-au-Prince, seulement celles dont les noms évoquent de nombreux souvenirs chez une certaine génération. Un sandwich à une heure tardive Chez Précile ? Et si on allait Chez Pedro pour un plat de bon griyo ¹⁶, cochon indigène, noir, de rigueur ? Ne négligez pas le succulent bouillon de Ka Dane ¹⁷! Et n’oubliez pas le fameux taso ¹⁸ de Ka Ti Jòj ¹⁹ !
Et sur une note non moins sérieuse, le livret Politique tropicale nous offre un regard sur les démêlés de classe et de couleur entre les … mulâtres et les noirs. En plus, nous avons l’opportunité de suivre l’émancipation de Bouki ²⁰, d’apprécier l’hypocrisie à laquelle fait face notre culture, de regarder à l’intérieur de notre conscience collective.
Mardi gras, le plus relaxant de tous les livrets, permet au lecteur de suivre d’assez près la tension des relations qui existait entre les démunis et les nantis. Ces modestes essais espèrent montrer comment le comportement des membres de chaque couche sociale changeait durant la parenthèse carnavalesque. « Sa magie, nous dit Robert Paret, ira jusqu’à créer l’illusion d’une harmonie sociale au-delà des contradictions de classes ²¹ ». Comment le langage de ces dépourvus devenait plus agressif en chansons, en dictons, en remontrances. Comment ceux qui vivaient dans l’aisance et l’affectation étaient soudainement mais temporairement saisis d’une démangeaison démocratique, d’un besoin de fraternisation. Comment certaines personnes couvraient leurs masques de société avec des masques de carnaval. Et comment même les forces de police ralentissaient l’ardeur avec laquelle elles fouettaient d’habitude les fesses du peuple.
En fin de rétrospection, le livret Activités romantiques, qui expose un aspect … rarement exploré de notre société, nous laisse jeter un coup d’œil dans l’alcôve du Port-au-Princien. Pourquoi le beau garçon de cour n’osait-il déclarer son amour à la fille de famille ? Pourquoi le beau monde s’enfermait-il dans un mutisme embarrassant lorsqu’on mentionnait le madoda ²² ou si on parlait de la madivin ²³ ? Pourquoi l’enfant de la bonne, qui grandissait dans la maison où elle travaillait, ressemblait-il étrangement au patron ? Pourquoi l’Haïtien faisait de son mieux pour épouser une femme à peau claire, mais entretenait une maîtresse à peau foncée ? Pourquoi, après avoir traversé les jours maigres de son mariage, il répudiait son épouse à peau foncée pour la remplacer par une femme à peau claire ?
Mais les temps ont changé. Les gens ont changé. Les usages et les goûts des gens ont changé.
Et si je n’étais pas un jouda ²⁴ professionnel qui d’habitude ne ratait pas une occasion d’observer le pays autour de moi, on m’aurait fait croire que l’Haïti que je vois aujourd’hui est le même qu’autrefois. Si je n’étais pas un Haïtien natif-natal, familier avec le batistè ²⁵ de maintes personnes, on m’aurait persuadé qu’elles étaient toutes fèt lan saten, epi yo devlope lan vlou ²⁶.
Mais, it’s me, it’s them ²⁷.
Aujourd’hui, presque toutes ces personnes ne se soucient guère de leur jeunesse, leurs coutumes, des gâteries, des bons et mauvais jours de l’Haïti d’antan. Exilées aux États-Unis, elles assimilent hâtivement tout ce que l’américanisme a à offrir … en Europe, se comportant tantôt à la parisienne, tantôt à l’italienne, elles se dépouillent immanquablement de presque tous leurs attachements ancestraux. Plus de lakay ²⁸, plus de taso kabrit ²⁹, adieu breton mayi ³⁰, et au revoir kola 15 … Pour ce qui concerne leurs sentiments patriotiques, elles ne gardent que de lointains et vagues souvenirs d’un pays oublié.
La porte est entrebâillée …
Ouvrez-la !
Premier Livret
Vie et société
Pour moi, la société humaine est un être réel au même titre que l’homme qui en fait partie. Cet être formé d’hommes, mais qui n’est pas la même chose que l’homme, a sa vie, sa puissance, ses attributs, sa raison, sa conscience, ses passions.
Pierre-Joseph Proudhon
Bals des merilan
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L A CONSCIENCE EST le langage que l’individu s’adresse à lui-même », a commenté Karl Marx. Une suggestion difficile à réfuter, mais qui demeure discutable puisque essentiellement l’individu doit être en mesure de comprendre et de jauger sa propre réalité. Un tel dialogue requiert une maturité sociale et politique, un niveau de développement intellectuel faisant défaut chez la plupart des Haïtiens qui n’ont pu manifester de sagesse et de justice à l’endroit de leurs concitoyens. Conséquemment, la nation en souffre, et les masses, principales victimes de toutes sortes d’iniquités, démunies d’éducation et de toutes possibilités de s’élever au-dessus de leur état grabataire, constituent une majorité de brouillons que les pauvres d’esprit d’alors qualifiaient de merilan .
Cette épithète accolée par dérision s’appliquait aux défavorisés qui, n’ayant pu choisir leurs parents, n’ayant pas été dégrossis par l’éducation, n’avaient donc pas rempli les … conditions d’admission en bonne compagnie. Tels que les mangues rachitiques et autres fruits gâtés dont se contentent généralement certains Haïtiens à cause des empiriques procédés de notre agriculture, les servantes et les garçons de cour figuraient parmi les merilan de la société haïtienne. Relatif à l’éducation, ils stagnaient dans la mare de nos plus de … 60% d’illettrés. Économiquement, ils siégeaient à un niveau tellement inférieur sur l’échelle nationale que les statistiques de successives administrations et les comparaisons internationales les considéraient comme des contribuables invisibles. Socialement, leur rôle