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Tempêtes sous les crânes
Tempêtes sous les crânes
Tempêtes sous les crânes
Livre électronique377 pages5 heures

Tempêtes sous les crânes

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À propos de ce livre électronique

« Tempêtes sous les crânes » décrit les évènements qui se sont déroulés en France et dans le monde après la deuxième guerre mondiale et qui ont provoqué l’explosion de mai 68, suivie par le départ du général de Gaulle et son remplacement par Georges Pompidou, ce qui n’était sans doute pas l’objectif de la révolte de cette génération.
Il ne s’agit pas précisément de la suite du récit « D’une guerre à l’autre », du même auteur, qui suivait l’évolution de deux familles dans les périodes douloureuses des deux guerres mondiales, mais il se situe dans sa continuité. Le lecteur rencontrera dans ce roman d’autres personnages imaginaires ou et réels, qui ont pour point commun d’avoir marqué chacune des époques évoquées.
Celles-ci sont successivement décrites par deux témoins dont le lien est le milieu des variétés. Le premier rapporte l’expérience de sa sœur qui deviendra rapidement une idole des années yéyé, alors que le second mènera une carrière plus difficile, mais progressera dans ce métier grâce à son opiniâtreté.
LangueFrançais
Date de sortie5 févr. 2018
ISBN9791029008153
Tempêtes sous les crânes

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    Tempêtes sous les crânes - Yves Le Denn

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    Tempêtes sous les crânes

    Yves Le Denn

    Tempêtes sous les crânes

    Les Éditions Chapitre.com

    123, boulevard de Grenelle 75015 Paris

    Du même auteur

    Romans :

    Kathy, Société des Écrivains, 2009

    L’homme qui devait mourir, Éditions Bénévent, 2011

    La Dame blanche, Éditions Bénévent, 2012

    Anamorphose, tome 1, Home-Jacking, les éditions Chapitre.com, 2015

    Anamorphose, tome 2, Faits et causes, les éditions Chapitre.com, 2016

    Récits de fiction historique :

    D’une guerre à l’autre, les éditions Chapitre.com, 2015

    Tempêtes sous les crânes, les éditions Chapitre.com, 2018

    © Les Éditions Chapitre.com, 2018

    ISBN : 979-10-290-0815-3

     « Tant qu’il y a de la vie, il y a de la révolte. »

    Françoise Giroud

    Avertissements de l’auteur

    Cet ouvrage n’est pas précisément la suite de mon roman D’une guerre à l’autre, mais il se situe dans sa continuité. On n’y trouvera pas les mêmes personnages, ni les mêmes lieux, cependant il s’inscrit dans une succession historique, qui puise ses racines dans la guerre 1939-1945, et dont les événements se déroulent dans la deuxième partie du XXe siècle.

    J’ai découpé mon récit d’une façon que le lecteur trouvera peut-être arbitraire, mais qui me semble suivre l’évolution de cette période, en sept parties qui sont les suivantes :

    – « Les déchirements de l’après-guerre », période qui va de la Libération aux événements qui ont précédé l’avènement de la Ve République, que j’ai appelée ainsi en référence aux différents déchirements idéologiques, politiques, culturels et coloniaux.

    – « Le tournant », quand la France voit revenir Charles de Gaulle, quand les Français veulent espérer en la paix et au progrès social.

    – « Quitte ou double » où les intellectuels redoutent le risque d’une prise de pouvoir par un président plébiscité par les Français les accords signés à Évian sont contestés de chaque côté de la Méditerranée, entraînant avec eux violence et soumission, alors que les enfants nés pendant ou après la guerre deviennent des adolescents voulant marquer leur différence dans la mode et la musique.

    – « Le temps des idoles », époque où la vague yéyé balaye tout sur son passage à l’instar du succès de « quatre garçons dans le vent ».

    – « Le prélude d’une crise », période précédant les mouvements de Mai 68, où les jeunes manifestent leur refus de la guerre au Viêtnam et d’une société hypocrite sur le plan sexuel et sans idéal.

    – « La révolte » qui va de mars à juin 1968, alors que les barrières sociales explosent, tandis que les barricades se construisent dans le bruit et la fureur des grenades et des matraques.

    – Et enfin : « L’après-Mai 68 » quand les yeux, après avoir cru à un monde utopique, cacheront leur dépit en constatant que la vague bleue effacera, le temps d’une élection, le rouge et le noir, et sera suivie par le départ de Charles de Gaulle qui marquera la fin d’une époque.

    On y rencontrera des personnages imaginaires et d’autres bien réels, à qui je demande la plus grande indulgence pour mes erreurs ou mes oublis. Toutes ces personnes ont un point commun : avoir marqué chacune de ces époques.

    Chaque période est décrite et vécue par deux personnages. L’un est issu d’une famille d’intellectuels, ce qui lui permet de parler plus facilement à la première personne, et l’autre, d’un milieu très simple et pauvre de la banlieue nord de Paris. Chaque partie est donc divisée en deux chapitres : l’un narratif et l’autre descriptif. Le lien entre ces deux témoins est le milieu des variétés que le premier décrit au travers de l’expérience de sa sœur qui deviendra rapidement une idole des années yéyé, alors que le second mènera une carrière plus difficile, mais progressera dans ce métier grâce à son opiniâtreté. Ces artistes connaîtront tous deux des hauts et des bas et prendront conscience que pour tenir, le plus important est de s’adapter tout en gardant sa personnalité.

    J’ai choisi de mettre en exergue cette phrase de Françoise Giroud dans l’hebdomadaire « L’Express » : « Tant qu’il y a de la vie, il y a de la révolte », car je pense que la révolte est un signe de réactivité de la jeunesse. Elle comporte parfois des actes excessifs, mais elle est salutaire pour le renouvellement des idées.

    PREMIÈRE PARTIE :

    Les déchirements de l’après-guerre

    1947-1957

    Chapitre 1

    Ma sœur Anne est née prématurément à la suite d’une bousculade pendant une marche de protestation, organisée en faveur des insurgés réclamant l’indépendance de Madagascar, à laquelle participait notre mère Léa. Âgé d’environ deux ans, j’étais témoin de la scène, car elle n’avait pas hésité à m’entraîner dans le flot des manifestants. Évidemment, étant donné mon âge à cette époque, mes souvenirs sont un peu flous, mais ce sont ces premières réminiscences qui sont aussi les plus marquantes. Léa – nous avons toujours appelé nos parents par leurs prénoms – fut emmenée rapidement à la maternité de Port-Royal qui, heureusement, se trouvait à quelques pas des portes du Jardin du Luxembourg où elle avait été bousculée.

    Antonio, notre père, était descendu en catastrophe de l’atelier qu’il occupait dans une soupente située au-dessus de l’appartement que nous occupions rue Monsieur-le-Prince, où son atelier d’artiste peintre était installé. Il avait débarqué dans la maternité, située dans le même quartier, en blouse large d’artiste peintre, maculée de taches – ce qui avait provoqué un mouvement de panique chez certains visiteurs –, la barbe en bataille et la pipe au bec.

    « Ma pauvre Léa, tu es complètement inconsciente ! », lui avait-il lancé.

    Puis il s’était calmé en apprenant qu’il avait enfin une fille, qu’il n’osa pas prendre dans ses bras tant elle semblait fragile.

    Sans doute avait-elle été imprudente, mais il oubliait de dire que, de son côté, il avait laissé notre frère aîné Léon, âgé de cinq ans, en compagnie de très jeunes filles, souvent déshabillées, qui lui servaient de modèle.

    Le soir même, il avait entraîné notre frère Léon dans la cave du Lorientais pour fêter cette troisième naissance avec ses amis de l’orchestre Abadie, car il associait son amour sans limites pour la musique de jazz à sa passion pour la peinture. Pendant ce temps, il m’avait confié à la garde d’Élisabeth, une voisine qui habitait l’entresol avec ses deux garçons et qui était notre bienveillante protectrice.

    Nous étions habitués à cette vie de bohème, car beaucoup des grandes personnes qui fréquentaient l’appartement – et même le quartier – vivaient d’une façon aussi insouciante, probablement pour se débarrasser des frayeurs qu’ils avaient connues pendant la guerre.

    Les parents en parlaient peu, et il avait fallu que Léa écrive un roman autobiographique pour que, beaucoup plus tard, nous comprenions ce que nos parents avaient vécu. Elle avait participé très jeune, alors qu’elle était encore lycéenne, aux grandes manifestations organisées pour soutenir le Front populaire comme celle du 14 juillet 1936. Pour elle, ce mouvement de trois grands partis politiques vers le progrès et la justice sociale semblait une évidence, alors que ses parents, libraires installés place de la Motte dans le centre de Limoges, manifestaient un certain scepticisme dans le soutien du Parti communiste à cette alliance.

    En août 1939, l’arrivée des armées allemandes dans Paris, la plongea dans une colère sourde qui la poussa, alors qu’elle fréquentait la prestigieuse École centrale de la rue d’Ulm, vers un groupe d’étudiants qui avait participé à la manifestation du 11 novembre 1940 à l’Étoile. Un nombre important de ses camarades refusaient la défaite, l’occupation étrangère et la législation antisémite, et s’étaient tournés vers différentes actions de résistance.

    Certains, comme Léa, avaient collaboré à la rédaction et à la diffusion de journaux interdits comme La Relève ou de tracts, d’autres avaient organisé des manifestations publiques, et déambulaient ostensiblement avec une étoile jaune sur les trottoirs des boulevards Saint-Michel et Saint-Germain, afin de montrer leur désapprobation envers les lois et les déclarations antisémites. Des journalistes collaborationnistes les avaient surnommés « zazous » en raison de leur tenue vestimentaire provocatrice : amples vestes à carreaux, pantalons larges tombant sur des chaussures à grosses semelles, et tenant par tous les temps un parapluie noir de style anglais.

    Pourchassé par la milice et les agents de police, un groupe de ces insolents et insouciants provocateurs avait trouvé refuge dans les locaux du 45, rue d’Ulm, guidé par un étudiant qui leur avait ouvert une porte dérobée, ce qui leur avait permis de passer dans les dortoirs réservés aux filles.

    C’est ainsi qu’elle fit la connaissance d’Antonio Paoletti, italien par sa mère et corse par son père, qui sut si bien la charmer et la faire rire que leur flirt se termina par une grossesse, que la jeune fille eut du mal à cacher à ses parents, quand elle retourna chez eux, à Limoges, pour les vacances d’été.

    Jamais Léa n’avait cherché à se débarrasser du bébé, comme certaines camarades le lui avaient suggéré. Comme Antonio, le père de cet enfant, elle vouait à la vie un amour tellement fort que personne n’aurait pu la convaincre de commettre ce qu’elle considérait comme un acte grave et dangereux. Même si elle ne portait pas de jugement accusateur envers les malheureuses qui avaient recours à des avortements clandestins, les conditions dans lesquelles se déroulaient ceux-ci étaient si atroces et les méthodes utilisées si moyenâgeuses qu’elle méprisait les personnes qui commettaient cet acte barbare souvent pour de l’argent. Elle sentait que tout son corps aurait refusé cette intrusion dans son intimité, non pas en raison de principes religieux ou par peur, mais dans un souci de préservation de ce chacun de nous a de plus précieux : l’instinct de vie. Elle aurait aussi pu abandonner son enfant sous X et le confier à un organisme comme la Croix-Rouge, ou le déposer comme le faisaient de pauvres filles sous le porche d’une église, mais elle était trop fière pour commettre un tel acte d’abandon et savait bien que, dans quelques mois, voire quelques années, elle en serait taraudée de remords. Peu lui importaient le regard et les réflexions des autres à partir du moment où celui qu’elle aimait non seulement approuvait sa décision et lui proposa même de l’épouser, même si l’un comme l’autre était plutôt des adeptes de l’union libre.

    Le mariage se déroula à Saint-Gilles, au sud du département, à la limite entre la Dordogne et la Corrèze, où les parents de Léa possédaient une maison de famille. La jeune femme y accoucha quelques jours avant que les Allemands n’envahissent la zone dite « libre », mais sous le contrôle du gouvernement de Vichy, dont certains collaborateurs zélés pouvaient se montrer plus impitoyables que les soldats de la Wehrmacht, afin d’obtenir les bonnes grâces de la Gestapo et des SS.

    Après être remonté sur Paris, Antonio apprit par des camarades de l’École des Beaux-arts qu’il était recherché dans le cadre du STO, le service du travail obligatoire, instauré par le gouvernement du maréchal Pétain, ce à quoi il ne tenait pas particulièrement, comme beaucoup de ses amis. Alors que les rames de métro et que les gares étaient sous surveillance, il prit le large et, après un voyage mouvementé, parvint à rejoindre sa femme et son fils. Léa lui conseilla de prendre discrètement contact avec le maire de la bourgade, vieil ami de la famille, qui était très proche des maquisards, solidement implantés dans les forêts avoisinantes, aidés et soutenus par la population.

    Depuis que les Allemands avaient franchi la ligne de démarcation, la résistance locale, renforcée par l’afflux des réfractaires au STO, s’était organisée et prenait des précautions plus importantes. La population locale se montrait coopérative, mais les collaborateurs et les délateurs étaient certainement plus nombreux que ceux qui résistaient à l’occupant. Par ailleurs, la division était vive entre ceux qui se réclamaient de l’Armée secrète et les Francs-tireurs. Les uns étaient soutenus par un encadrement venu de Londres et les autres, par des réseaux dirigés par le Parti communiste français qui englobaient des militants et des sympathisants, appelés aussi partisans.

    Antonio n’avait pas eu à faire de choix, comme il parlait parfaitement plusieurs langues, en particulier l’italien et l’anglais, car sa mère était calabraise et son père était né à Ajaccio, d’une famille dont l’une des branches poussait ses origines à Gibraltar. Il avait été placé par Max, l’homme à qui le maire l’avait confié, comme agent de liaison auprès d’un certain Harry, représentant le SOE britannique – Special operations executive – qui était chargé du ravitaillement en armes des différents maquis. Bien qu’il ne l’eût jamais physiquement rencontré auparavant, Max n’était pas un inconnu pour Antonio, car sa grande connaissance de l’Art sous ses différentes formes – et en particulier la peinture et sculpture – avait fait de lui un expert reconnu. De plus, il s’était rendu célèbre par sa participation à la guerre civile espagnole dans le camp des républicains, relaté dans un ouvrage qui avait rencontré un certain succès. Petit, le dos voûté, les traits émaciés, taciturne, cet homme pouvait passer dans la rue pour un personnage ordinaire, cependant, dès qu’il parlait et que ses mains de mettaient à décrire dans l’air de grandes arabesques, ses interlocuteurs interrompaient leurs conversations et ne pouvaient qu’écouter les propos qu’il prononçait d’une voix hachée par une respiration soumise aux aléas de la fumée de la cigarette qui ne le quittait jamais.

    Léa resta très peu de temps dans le Limousin, laissant notre frère à la garde de ses parents, et remonta sur Paris, car elle souhaitait passer le plus vite possible son agrégation. L’ambiance dans la capitale était plus tendue qu’en province. Les gens se refermaient sur eux-mêmes, car ils craignaient les dénonciations de toutes sortes. Celui-ci pour cause de marché noir, celui-là pour avoir aidé des Juifs à s’enfuir, d’autres pour soutien à la résistance, que les occupants et la police de Vichy appelaient terroristes, alors que pour la population rurale où elle avait séjourné, ils étaient les partisans. Elle fréquenta le Centre d’entraide des étudiants, place Saint-Michel, qui était le refuge des jeunes voulant résister. Elle continua à s’investir dans un réseau qui n’avait plus rien de l’amateurisme estudiantin qu’elle avait connu avant son départ.

    Ces chefs n’étaient plus des étudiants, comme ceux qu’elle avait connus au début de la guerre dans la cour de la Sorbonne quand ils manifestaient après l’arrestation du professeur Paul Langevin, il s’agissait de militants convaincus, organisés en petits groupes très structurés et fermés afin d’éviter les fuites et les aveux lors des interrogatoires. Elle savait bien qu’elle n’était qu’un petit grain de sable, comme lui avait répété son chef, et se contentait de parcourir Paris à bicyclette, porteur d’un message qu’elle apprenait par cœur ou parfois d’un article tapé à la machine qu’elle roulait à l’intérieur de la pompe de son vélo.

    Après la guerre, bien qu’il fût très pris par ses obligations littéraires et politiques, Max devint un familier de l’appartement de la rue Monsieur-le-Prince. Si Antonio avait très vite tourné la page de ses exploits de résistant malgré lui, Léa participait régulièrement à débats ou à des manifestations engagées. Parfois, ils s’affrontaient ouvertement, car leurs orientations politiques n’étaient pas les mêmes, mais ils se rejoignaient quand ils abordaient d’autres sujets comme l’art ou la littérature.

    Pour sa part, Antonio avait retrouvé ses amis peintres et musiciens, en particulier un certain Boris, grand escogriffe au visage blafard et aux yeux brillants comme des braises, qui vivait aussi vite qu’il parlait. Les repas improvisés – où l’on mangeait ce que l’on pouvait trouver, car le ravitaillement était aussi maigre que pendant la guerre – et les discussions s’éternisaient souvent très tard.

    Léa prétendait, à qui voulait l’entendre, que j’avais été conçu pendant la troisième semaine d’août 1944, dans les catacombes de Paris, refuge du quartier général des FFI, où Antonio l’avait rejointe pour participer à la libération de la capitale. Elle m’avait choisi le prénom de Pierre, en hommage à Pierre Brossolette, héros de la résistance au côté de qui elle avait combattu et qui s’était donné la mort quelques mois plus tôt en se jetant d’une fenêtre de la chambre de bonne dans laquelle il était enfermé au quartier général de la Gestapo, au 84, avenue Foch.

    La famille menait une vie libre, heureuse et un peu bohème. Les enfants, bien qu’ils ne fussent pas élevés dans un esprit religieux, avaient leurs parrains. Léon était très proche de Boris et de sa femme Michelle. Très vite, je vouais une admiration sans bornes à Max, avant même d’avoir pu lire ses livres, mais uniquement en l’écoutant alors que la fumée de sa cigarette faisait pleurer mes yeux. Nous étions si proches d’eux que nous les appelions l’oncle Boris et l’oncle Max. Pour sa part, Anne était très proche d’Élisabeth. Nous étions tous fascinés par cette femme, dont le grand-père avait été l’un des héros de la résistance des Armées blanches contre les Rouges, qu’elle appelait aussi les bolcheviques. Elle parlait parfaitement le français avec un fort accent et nous emmenait au Jardin du Luxembourg avec ses deux garçons. Igor, l’aîné, avait le même âge que moi et le cadet, Serge, avait un an de plus que notre sœur Anne. Nous passions d’agréables moments, car Élisabeth nous offrait des glaces et parfois nous invitait à assister au spectacle de marionnettes.

    Elle nous parlait de son enfance qui ressemblait à un conte de fées qui se serait mal terminé. Elle nous racontait qu’elle jouait dans le pavillon des enfants dans le Palais d’été du Tsar à Saint-Pétersbourg. Chaque enfant de la famille et des proches avait des nurses qui parlaient chacune une langue différente, ce qui expliquait qu’elle pouvait aussi bien parler le russe que l’allemand, mais aussi l’anglais et l’italien.

    Parfois, l’oncle Boris prenait plaisir à s’entretenir avec elle dans une langue qui nous semblait être le russe, mais aussi parfois en anglais ou en allemand. Elle montait souvent à l’appartement, pas seulement pour nous apporter des gâteaux, mais aussi pour travailler avec Léa qui lui confiait la traduction d’ouvrages étrangers.

    Léa se pliait difficilement aux contraintes d’une vie d’enseignante dans un lycée de la banlieue parisienne. Si bien qu’à la rentrée suivante, elle avait accepté avec joie la proposition de Max qui lui avait trouvé un poste de lectrice chez un éditeur installé, comme beaucoup d’autres, dans le quartier.

    De son côté, notre père travaillait très tôt le matin dans son atelier blotti sous les toits qui était son refuge. Il exposait ses toiles à la galerie de la Pléiade, rue de l’Université, et jouait de la clarinette ou du saxo, le soir, dans les caves de Saint-Germain-des-Prés, en compagnie de celui que nous appelions l’oncle Boris.

    Comme nos parents n’étaient pas souvent à la maison, Léon joua très vite un rôle plus important que celui d’un frère aîné. Il devint au fil des ans notre ami, notre confident et prenait très au sérieux son rôle de tuteur par défaut. Trois et cinq ans de différence peuvent sembler un écart peu important à l’âge adulte, mais cela représente pour des enfants une différence très importante.

    Dès que nous fûmes tous les trois scolarisés, nous nous organisâmes autour de notre frère aîné pour analyser les conversations qui nous parvenaient. Ainsi, nous entendions parler de guerres étrangères, comme celle de Corée, sans comprendre de quoi il s’agissait. Mais les propos tenus par les invités nous rendaient encore plus curieux. Ainsi, nous apprîmes que la Corée du Nord avait envahi celle du Sud. Cette invasion était l’occasion pour les invités de Léa de s’étriper entre les tenants d’un monde coupé en deux où les alliés d’hier – les États-Unis et l’URSS – étaient devenus les ennemis d’aujourd’hui. L’indignation fut à son comble quand le général qui commandait la force expéditionnaire américaine venue délivrer Séoul proposa d’utiliser des bombes atomiques pour séparer les deux camps. Cette proposition du général Mac Artur – j’appris son nom quelques années plus tard – fut unanimement condamnée par les amis de Léa et d’Antonio qui signèrent une pétition et descendirent dans la rue pour marquer leur désapprobation{1}.

    Dans la journée, l’appartement devenait notre propriété. Léon se chargeait de nous faire manger et veillait à ce que nous prenions notre bain. Mais quand le soir arrivait, et que les grandes personnes l’investissaient bruyamment, nous traînions encore un peu dans le séjour, profitant des câlins de Léa et de ses amis, puis nous allions nous réfugier dans nos chambres.

    Des changements s’opéraient dans les couples qui fréquentaient la maison et nous apportaient des sucettes, des bonbons ou des chewing-gums. L’oncle Boris ne venait plus avec Michelle, mais avec une jolie jeune femme qui avait un étrange accent et qui se prénommait Ursula. Cela n’empêchait pas Michelle de nous rendre toujours visite. Elle était parfois accompagnée d’un petit homme au visage rond et au regard étrange qu’il cachait derrière de grosses lunettes. Quand ce couple venait, nous nous asseyions dans un coin de la pièce et nous écoutions l’homme à lunettes, qui se prénommait Jean-Paul, en nous retenant pour ne pas rire. Personne ne pouvait l’interrompre. Il prenait sa respiration et se lançait dans de grandes phrases auxquelles, le plus souvent, nous ne comprenions rien. Parfois, Anne s’endormait et Léon la prenait dans ses bras pour la déposer dans son lit. Aux discours du nouveau compagnon de Michelle, elle préférait les farces et les plaisanteries de l’oncle Boris qui la faisait rire et qui la secouait en la soulevant au-dessus de sa tête. Mais, parfois, Boris s’essoufflait et devait s’asseoir pour reprendre sa respiration sous l’œil inquiet de son amie Ursula.

    Parfois, le ton montait entre Jean-Paul et Antonio. Je me souviens encore d’une conversation qu’ils avaient eue un soir à propos d’une ville appelée Berlin où des soldats avaient tiré dans la foule. Il y était aussi question d’un grand chef, nommé Staline, que tout le monde craignait et qui venait de mourir.

    – Il s’agit d’une provocation des impérialistes qui profitent de la mort du grand homme pour diviser les classes populaires, affirmait Jean-Paul.

    – Quand vous avez protesté contre l’utilisation de la bombe atomique et condamné le colonialisme, j’étais avec vous ! s’emporta Antonio. Mais vous ne voyez pas que les Soviétiques se comportent comme les nazis que nous avons combattus.

    Vexé, Jean-Paul était parti, les lèvres serrées sur sa cigarette, en s’accrochant au bras de Michelle qui le tirait vers la porte. Pour ne pas perdre la face, il avait répondu à notre père qui le toisait du haut de son mètre quatre-vingts :

    – Vous ne comprenez rien à la lutte des classes. Vous êtes un anticommuniste primaire !

    Puis, il était parti en haussant les épaules et en secouant sa cendre de cigarette sur le tapis-brosse de la porte d’entrée.

    – Quel malotru, s’était exclamé Antonio. Je ne peux pas t’empêcher de fréquenter ce freluquet, mais je ne souhaite plus le voir à la maison, avait-il prévenu Léa. J’ai l’impression que cet homme fait plus de bruit avec sa bouche qu’Armstrong avec sa trompette, et il est encore plus imprévisible.

    Dès qu’il fut parti, Anne, qui n’était pas encore entrée à la grande école, me demanda ce que voulait dire le mot « impérialiste ». Je n’en avais pas la moindre idée, aussi cherchai-je le mot dans le dictionnaire de Léon. Le livre disait : « Qui est favorable à l’empereur », ce qui nous laissa sur notre faim. Qui était l’empereur ? Où était-il ?

    Le lendemain, en passant devant le marchand de journaux, nous vîmes qu’une banderole ornée d’une faucille et d’un marteau barrait la façade du kiosque et disait :

    « DEUIL POUR TOUS LES PEUPLES

    qui expriment, dans le recueillement, leur grand amour

    POUR LE GRAND STALINE »{2}.

    Confusément, nous nous sommes dit que cet homme avait peut-être un rapport avec l’empereur dont parlait le dictionnaire. Le seul avec qui nous pouvions en parler était Léon, notre frère aîné. Celui-ci se mit à rire :

    « Vous n’avez peut-être pas tort, mais Staline n’était pas un empereur, c’était un tyran », nous déclara-t-il, sans pour autant nous aider dans notre quête de savoir.

    Une fois de plus, nous avons consulté le dictionnaire et nous avons appris qu’un tyran était une personne qui agissait d’une façon brutale. Alors, pourquoi le peuple devait-il l’aimer ?

    Il y avait aussi d’autres mots qui revenaient souvent dans la bouche des adultes et pour lesquels nous nous posions beaucoup de questions. Des mots qui évoquaient le plaisir comme « amour », « joie », « jeu »… D’autres qui posaient des interrogations comme « argent », « politique », « affaires ». Puis, ceux qui font peur : « mort », « guerre », « défaite ». Ces trois derniers mots sonnaient si fort dans ma tête que j’éprouvais l’envie irrésistible de les écrire sur le cahier réservé aux travaux du soir.

    Le samedi matin, l’instituteur avait laissé en haut du tableau noir la date de la veille, « Vendredi 7 mai 1954 » et il avait ajouté en dessous à la craie les mots suivants : « défaite de Dien-Bien-Phu ». Puis il avait accroché une grande carte cartonnée qui représentait la péninsule indochinoise.

    Il nous désigna, avec sa longue baguette en bois, le Tonkin au nord, et les autres pays comme l’Annam au centre et la Cochinchine au sud, ainsi que le Laos et le Cambodge. Pour la première fois, il nous confia qu’il avait été fait prisonnier en Allemagne et nous parla de son aversion pour toutes les guerres dont beaucoup, selon lui, auraient pu être évitées.

    Pour terminer, il nous lut un poème que je n’oublierais jamais et qui me marquera durant toute ma vie : « Le dormeur du val », d’Arthur Rimbaud. En particulier, la dernière strophe :

    « Les parfums ne font pas frissonner sa narine ;

    Il dort dans le soleil, la main sur la poitrine,

    Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit. »

    Ce fut mon premier choc littéraire. Alors qu’il récitait ce poème, mon regard se posa sur la reproduction d’un dessin que notre instituteur avait accroché au-dessus du tableau noir et qui représentait un jeune garçon jouant du fifre et vêtu d’un pantalon rouge et d’une veste noire à boutons dorés et coiffé d’un calot. Le maître nous avait expliqué qu’il s’agissait d’un tableau d’un peintre appelé Édouard Manet et qu’il représentait un enfant de troupe de la garde impériale de Napoléon III. Ceux-ci marchaient en tête des troupes en jouant du fifre et du tambour et se trouvaient de ce fait les plus exposés.

    Un an plus tard, en novembre, alors que je préparais l’examen pour entrer en 6e, et que j’avais le même maître, dont la responsabilité s’exerçait sur les élèves de 8e et de 7e – car c’est ainsi que dans notre école nous nommions les classes qui dans d’autres établissements s’appelaient CM1 et CM2 – il nous expliqua que de nouveau la guerre frappait de l’autre côté de la Méditerranée. Cette fois, il accrocha sur le tableau une carte qui représentait le bassin méditerranéen. Il pointa avec sa baguette les départements français d’Algérie, situés entre le Maroc et la Tunisie, colonies françaises dont l’indépendance était en cours de négociations{3}. Il nous expliqua que plusieurs soldats ainsi que des civils dont un couple d’instituteurs avaient été tués dans un autocar qui circulait dans le massif des Aurès. Cette attaque ainsi que d’autres massacres, déclenchèrent, quelques mois plus tard, l’état d’urgence et la mobilisation du contingent.

    C’est alors que je compris pourquoi ces mots « mort, guerre, défaite » qui avaient été si souvent prononcés devant nous que je m’en étais imprégné. À tel point que le lendemain du désastre de Diên Biên Phu, je n’avais pas pu m’empêcher de les écrire sur mon cahier de devoirs pour m’en libérer. À la suite de ce débordement inconscient de mes préoccupations, ma mère avait été convoquée par l’instituteur afin de mieux comprendre mes réactions. Mais que pouvait-elle répondre ? Qu’elle était pacifiste, qu’elle avait soutenu les efforts du gouvernement dirigé par Pierre Mendès France, et qu’elle ferait en sorte de me tenir à l’écart d’informations traumatisantes.

    Mais comment ne pas entendre à la radio les commentaires des journalistes ? Comment faire pour ne pas voir les photos des premières pages des journaux et des magazines accrochées sur la façade des kiosques ?

    Je conserve des souvenirs précis de cette dernière année. Une des raisons vient du fait que nous n’avions qu’un seul enseignant depuis deux ans et que cet instituteur avait une personnalité attachante, qui nous inspirait plus de respect que de crainte. Il portait une blouse grise et parlait d’une voix forte. Je le vois encore marcher dans les allées de la salle de classe, les mains derrière le dos, énonçant notre dictée journalière, avant la récréation, puis commentant nos fautes après celle-ci. Chaque erreur de grammaire ou d’orthographe était expliquée et nous devions noter sur un carnet tous les mots sur lesquels nous avions commis une erreur.

    Cette année-là, les troupes soviétiques étaient intervenues à Budapest pour réprimer une émeute populaire{4}.

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