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Le gai cimetière: Saga identitaire
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Livre électronique304 pages4 heures

Le gai cimetière: Saga identitaire

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À propos de ce livre électronique

Le sida fait rage parmi les membres de la troupe.

Le Gai Cimetière prend la suite de La Chanson du Bac. L’histoire se situe alors que le Carrousel est définitivement fermé, la troupe dissoute, et que la mystérieuse épidémie porte déjà un nom : le sida. Le trouble avait déjà laissé la place à l’inquiétude, l’hécatombe provoque la terreur. C’est au travers du calvaire de son amie Lola que Bambi parcourt cette période. Les membres restants de l’ancienne troupe renforcent leurs liens d’amitié et tentent de faire front. Rien n’empêche les amis de disparaître dans des souffrances et des conditions lamentables. Pourtant, parmi tant de malheurs, la troupe ne cesse de baigner dans cet humour habituel indispensable à la vie, et jusqu’à la mort...
Marie-Pierre Pruvot signe sans doute le plus sombre de ses récits. Toujours avec pudeur et sensibilité, elle rend un hommage à ses amis-artistes disparus : Lola, Folamour, Délire, Belciel et Bernard, Kiki Moustic, Charmeuse, Flafla, et même Gina... et bien d’autres. Portant encore aujourd’hui les stigmates de cette traversée douloureuse, Marie-Pierre Pruvot adresse un dernier adieu à ses amis disparus, à leur spectacle, à la troupe, et enfin à cette vie qu’avec Coccinelle, Capucine et d’autres elles avaient inventée...

Découvrez la suite de La Chanson du Bac, retrouvez les survivants et plongez dans l'horreur de leurs souffrances.

EXTRAIT

C’était comme la mort. Angoissant. Irrémédiable. M’arrachant au cauchemar, les yeux toujours fermés, je repoussais l’image encore si vive qui m’avait assaillie dans le sommeil. « Bonjour, Monsieur ! » me disaient des élèves accourus vers moi de tous les coins de la cour du collège. Ils n’étaient pas moqueurs. Leurs regards étaient accusateurs, dénonciateurs. Dans l’impossibilité de fuir, d’agir pour me défendre, je m’étais réveillée, terrorisée.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Marie-Pierre Pruvot est née le 11 novembre 1935 en Algérie. Elle s’installe à Paris à l’âge de 18 ans et devient une figure emblématique des nuits parisiennes sous le nom de scène de « Bambi ». Encouragée par son amie Coccinelle ainsi que par la troupe des cabarets « Chez Madame Arthur » et « Le Carrousel », Marie-Pierre parcourt le monde et se produit dans divers spectacles. Dans les années 60, Marie-Pierre reprend ses études, passe le bac en 1969 et devient professeur de Lettres Modernes en 1974 et obtient les Palmes Académiques. Aujourd’hui à la retraite, elle est l’auteure de plusieurs ouvrages : J’inventais ma vie, France, ce serait aussi un beau nom.
LangueFrançais
ÉditeurEx Aequo
Date de sortie30 janv. 2017
ISBN9782359626599
Le gai cimetière: Saga identitaire

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    Aperçu du livre

    Le gai cimetière - Marie-Pierre Pruvot

    cover.jpg

    Résumé

    Le Gai Cimetière

    Tome 5 du roman «J’inventais ma vie»

    Le Gai Cimetière prend la suite de La Chanson du Bac. L’histoire se situe alors que le Carrousel est définitivement fermé, la troupe dissoute, et que la mystérieuse épidémie porte déjà un nom: le sida. Le trouble avait déjà laissé la place à l’inquiétude, l’hécatombe provoque la terreur. C’est au travers du calvaire de son amie Lola que Bambi parcourt cette période. Les membres restants de l’ancienne troupe renforcent leurs liens d’amitié et tentent de faire front. Rien n’empêche les amis de disparaître dans des souffrances et des conditions lamentables. Pourtant, parmi tant de malheurs, la troupe ne cesse de baigner dans cet humour habituel indispensable à la vie, et jusqu’à la mort...

    Marie-Pierre Pruvot signe sans doute le plus sombre de ses récits. Toujours avec pudeur et sensibilité, elle rend un hommage à ses amis-artistes disparus: Lola, Folamour, Délire, Belciel et Bernard, Kiki Moustic, Charmeuse, Flafla, et même Gina... bien d’autres. Portant encore aujourd’hui les stigmates de cette traversée douloureuse, Marie-Pierre Pruvot adresse un dernier adieu à ses amis disparus, à leur spectacle, à la troupe, et enfin à cette vie qu’avec Coccinelle, Capucine et d’autres elles avaient inventée...

    Marie-Pierre Pruvot est née le 11 novembre 1935 en Algérie. Elle s’installe à Paris à l’âge de 18 ans et devient une figure emblématique des nuits parisiennes sous le nom de scène de « Bambi ». Encouragée par son amie Coccinelle ainsi que par la troupe des cabarets « Chez Madame Arthur » et « Le Carrousel », Marie-Pierre parcourt le monde et se produit dans divers spectacles. Dans les années 60, Marie-Pierre reprend ses études, passe le bac en 1969 et devient professeur de Lettres Modernes en 1974 et obtient les Palmes Académiques. Aujourd’hui à la retraite, elle est l’auteure de plusieurs ouvrages : « J’inventais ma vie », « France, ce serait aussi un beau nom ».

    Marie-Pierre Pruvot

    Le gai cimetière

    Nos années noires du sida

    J’inventais ma vie Tome 5

    Roman

    Dépôt légal novembre 2014

    ISBN : 978-2-35-962-659-9

    collection Hors Ligne

    ISSN : 2108-629X

    ©2014 éditions Ex Aequo - Tous droits de reproduction d'adaptation ou de traduction intégrale ou partielle réservés pour tous pays. Toute modification interdite.

    Éditions Ex Aequo

    6 rue des Sybilles — 88370 Plombières les bains

    www.editions-exaequo.fr

    Mes remerciements à Laurence Schwalm

    pour sa collaboration attentive et son amitié.

    Préface

    Danse avec la Mort

    Il court, il court le sida : il entraîne dans sa danse toute une galerie de personnages qu’on croirait sortis d’un roman de Genet par leur gouaille et leur flamboyance, mais qui sortent en fait de la mémoire de Marie-Pierre Pruvot et dont l’évocation permet au lecteur de parcourir le plus singulier des cimetières.

    Journal de bord d’une rescapée ? Réalisme magique appliqué au récit d’une hécatombe ? Carnaval mortuaire sous forme de parabole ? On aura raison d’hésiter à déterminer le genre littéraire du cinquième tome des mémoires de Bambi, tout comme on acceptera, au fil des pages, d’hésiter entre le rire et les larmes : si nos héroïnes ne peuvent refuser la main macabre du « sidoux », elles opposent à l’inexorable défaite du corps malade une fête où les traits d’esprit, l’art de la dérision et l’entretien des souvenirs se conjuguent sur fonds de bulles de Champagne, d’éclats de rire et d’une tendre complicité entre amies qui sont toutes des anciennes du Carrousel, de ce mythique cabaret parisien qui a marqué la culture de cabaret transgenre des années 1950 jusqu’aux années 1970.

    Ressuscitant un jargon d’époque propre aux cercles des transsexuels et des gays que fréquentait Bambi (où aller à la tirette veut dire se faire faire un lifting et être bordille signifie être une traînée), on découvre chaque personnage à travers son nom de scène (Lola, Délire, Mimi, La Fée, Léda Label, Everest, Charmeuse, etc), étant donné que chaque personnage mène sa vie naturellement comme un rôle extraordinaire adapté pour la vie quotidienne, face au miroir devant lequel Baudelaire recommandait que tout artiste se prenant pour œuvre d’art devait vivre en permanence. Les années du Carrousel sont finies, certes, mais la vie reste une apparition où l’on défie avec esprit et artifice la marche du Temps et l’éboulement des nouvelles générations. Le gai cimetière propose, avec beaucoup de pudeur et de dignité derrière ce vernis de fanfare, la dernière entrée en scène des amies de Bambi qu’elle accompagne dans leur lutte contre la maladie en ce début des années 1990, au plus fort de l’épidémie du sida.

    « Il y a des gens qui disent qu’elle a la bête, mais va savoir », « Je me demande quelle sera la prochaine, je sens rôder la mort », « il fallait être raisonnable, ne pas voir du sida partout ». C’est la grande question qui structure la première partie du récit : qui a la bête et qui ne l’a pas encore, qui l’avoue enfin et qui persiste à le nier. On apprend qu’Angelo est parti en prison, alors qu’il était à l’hôpital. Que Belciel a un kyste au cerveau, qu’il ne faut pas confondre avec une maladie opportuniste. Que Lola ne peut assister à l’enterrement de Charmeuse parce qu’elle souffre des infiltrations de silicone, et seulement de cela. On entre dans le Gai cimetière comme dans les premières pages du Fil, ce beau roman de Christophe Bourdin : entre déni, espoir et hypocondrie. Puis vient le temps où pudiquement, face à l’imminence des hospitalisations à répétition, on se déclare malade à des amis choisis juste avant que le sida lui-même ne se déclare, c’est-à-dire que l’on passe du statut de séropositif à celui de sidéen. Les deux héroïnes du roman, Délire et Lola, se déclarent à Bambi, et cette dernière nous invite à la suivre dans les coulisses de ce double et ultime accompagnement.

    Chaque communauté a ses préjugés, et au début de l’épidémie, les anciennes du Carrousel pensent que le sida ravage les homosexuels et les travestis, mais les ignore : elles sont miraculeusement épargnées par la bête (l’auteur parle, rétrospectivement, d’un « accès de folie collective »). Or l’abattage n’épargne personne, et très vite le fléau gagne aussi le cercle des anciennes. Un triangle structure le récit : Bambi, personnage de confiance en raison de son intégrité et de son ancienneté, est la confidente de deux amies qui entretiennent une relation des plus ambiguës entre elles, et qui sans jamais se revoir se parlent beaucoup au téléphone et s’observent dans leur lutte mutuelle pour la survie. D’un côté, Délire la jeune garce, indépendante, qui a conservé ses seins mais s’est remise en garçon et fait une carrière de journaliste au service de David Girard (ancien prostitué devenu un potentat du business gay, se racontant dans Les nuits de citizen gay). Fière et farouche, Délire aimait s’habiller en rien du tout et se tenait autant que possible à distance du milieu qu’elle devait pourtant labourer pour son métier. On l’imagine très bien entre la Divine de Genet et celle de John Waters. À l’opposé, plus vieille école, la spectaculaire Lola, qui sort en Lola, et qui incarne avec éclat le glamour de la femme vamp à l’épreuve de la vieillesse et des naufrages amoureux : elle évoque la Lola Montès de Max Ophüls et aussi celle de la chanson de Copacabana (her name was Lola, she was a showgirl). Tandis que Délire voudra mourir le plus loin de toutes, Lola finira par se déclarer auprès de ses amies qui l’assisteront dans son agonie. Peut-être que la scène la plus touchante du roman est celle où Bambi, auprès de Délire à l’hôpital, découvre l’importance de sa mère dans sa vie : « c’est mon ange », murmure péniblement une Délire épuisée. Le lecteur, comme Bambi, n’oubliera pas l’image de l’étreinte et du baiser entre Délire et sa mère dans l’antichambre de la mort.

    Le gai cimetière est un document de première importance sur les ravages du sida dans la communauté transsexuelle : il existe si peu d’archives, de littérature, de documents sur le lourd tribut payé par les trans (aujourd’hui encore) à l’épidémie du sida. On y découvre aussi des questions spécifiques à cette communauté, par exemple la peur de perdre sa féminité et de ne plus pouvoir passer à cause des avancées de la maladie (Lola subit une ablation des seins), et aussi la peur que pendant l’enterrement, on parle de la défunte au masculin ou que sa famille barre l’accès aux amies transsexuelles (comme dans le cas de Sloughi). Enfin, et surtout, Le gai cimetière est une épopée de l’amitié, du lien intense, parfois conflictuel et moqueur, mais toujours d’une tendresse et d’une force bouleversantes, qui a soudé les anciennes du Carrousel dans cette épreuve de l’épidémie où les rescapées ont passé leur temps à soutenir celles qui ont lutté contre la maladie. On a presque honte d’être encore vivant et en bonne santé lorsqu’on referme la dernière page du livre, et en même temps on a envie de faire comme Bambi et les autres survivantes à chaque retour d’enterrement : ouvrir une bouteille de Champagne, boire en l’honneur de la disparue et lui rendre hommage en faisant malgré tout triompher la bonne humeur.

    Les lecteurs assidus de Bambi reconnaîtront son univers : les références à Saint-Simon et Madame de Boigne, le passage météorite de Coccinelle, l’exercice peu flatteur de l’introspection et l’entretien sans faute du jardin de l’amitié. Il faut saluer le style du roman, ou plutôt la qualité de sa morsure : il retranscrit avec finesse et cruauté cette danse avec la mort qui rythme tout le livre. Lorsque Lola connaît un regain d’énergie : « La maladie s’était faite discrète, la malade régnait ». La prose se fait féline, la syntaxe parfois d’un euphémisme tranchant, miroitant ce jeu du chat et de la souris des personnages face à la bête. Les parties s’enchaînent implacablement, comme les cycles de la maladie, et garnissent immanquablement les tombes d’un cimetière dont le lecteur se souviendra longtemps encore.

    Maxime Foerster

    Auteur de Elle ou lui ? Une histoire des transsexuels en France

    Professeur de littérature française à Southern Methodist University, Dallas, Texas.

    Avertissement au lecteur :

    Les photos qui figurent dans cet ouvrage avec l’autorisation des personnes représentées ne sont là que pour donner corps aux personnages du roman, qui sont fictifs.

    1

    C’était comme la mort. Angoissant. Irrémédiable. M’arrachant au cauchemar, les yeux toujours fermés, je repoussais l’image encore si vive qui m’avait assaillie dans le sommeil. « Bonjour, Monsieur ! » me disaient des élèves accourus vers moi de tous les coins de la cour du collège. Ils n’étaient pas moqueurs. Leurs regards étaient accusateurs, dénonciateurs. Dans l’impossibilité de fuir, d’agir pour me défendre, je m’étais réveillée, terrorisée.

    Je voulais chasser l’image dévorante, chasser la voix nombreuse, « Bonjour, Monsieur ! », mais l’affreuse scène vivait imprimée en moi. Je reconnaissais, à peine interprétée et amplement dramatisée, l’aventure récemment arrivée à Lola. Dans la rue, en bas de la chambre de bonne qu’elle habitait provisoirement, se détachant d’un groupe de petites filles, deux gamines entre dix et douze ans s’étaient approchées d’elle et lui avaient dit haut et fort « Bonjour, Monsieur ! » Lola avait pensé s’évanouir. Je la comprenais maintenant. Elle aurait aimé disparaître sous terre non sans avoir auparavant occis les fillettes. Mais, rassemblant toutes ses forces, elle avait mimé l’inattention et avait rejoint l’air distrait, dans l’espoir qu’elle n’aurait rien remarqué, Gina qui l’attendait à quelques pas.

    Le soir, venant dîner chez moi, Lola avait raconté l’affaire et ajouté ses commentaires : « Ce serait arrivé chez moi, à Pigalle, ça n’aurait pas été grave. Tout le monde me connaît, et les gamines auraient pu s’égosiller, elles n’étaient que deux gamines mal élevées. Tandis que là, dans ce quartier, c’est comme si elles m’avaient crié travelo, travelo ! Je me demande bien qui a pu leur dire, les renseigner, les pousser peut-être… À moins que ça ne se voie, qu’elles n’aient compris elles-mêmes… C’est horrible, je ne vais plus oser sortir… Et le comble — je ne t’ai pas tout raconté — Tu ne sais pas ce qu’a fait cette idiote de Gina qui a un œil terrible et qui avait tout remarqué ? Au lieu de faire la morte, elle va droit aux gosses — pour montrer qu’elle passe mieux que moi — et leur dit en prenant sa petite voix :

    — Les enfants, c’est pas gentil ce que vous avez dit à la dame !

    — C’est pas une dame, c’est un monsieur !

    Tu te rends compte, ces gosses, quel culot !... Et j’ai été forcée d’entendre tout ça, plus morte que vive… L’autre idiote a insisté. Elle est partie dans des explications :

    — Ne dites pas de bêtises. Vous croyez que c’est un homme parce qu’elle porte une perruque. C’est qu’elle a perdu ses cheveux à cause d’un traitement contre le cancer.

    Mais tu te rends compte d’une conne ! Non seulement parler de chute de cheveux, avouer une perruque — pourquoi pas une prothèse dans les seins et les hanches en silicone, tant qu’elle y est —, mais encore aller m’inventer un cancer, à moi qui suis superstitieuse… »

    Tout en faisant les cornes pour conjurer le sort et pour m’amuser, Lola avait commencé à sourire et avait poursuivi : « Je lui ai dit :

    — Dans ce cas-là, il vaut mieux se taire, faire la sourde oreille !

    Elle m’a répondu :

    — C’est ça ! Je vais laisser dire qu’on est des travelos. Toi, tu risques rien, tu rentres à Pigalle, tandis que moi, je reste, voilà le Hixe ! »

    Lola avait éclaté de rire en répétant le cuir de Gina. C’était sa vengeance. (Les cuirs de Gina faisaient partie des gags de notre petit groupe.) Elle riait aussi d’elle-même, de ses frayeurs. En même temps, elle se moquait d’une critique que je lui faisais souvent, et qu’elle feignait de ne pas entendre : cette perruque était excellente pour la scène, elle était même bonne pour aller la nuit faire la jolie chez Angelo, mais, à la ville, ça ne passait pas, ça faisait homme en femme…

    Lola avait ri, mais les faits n’en étaient pas moins inquiétants. Sans la perspective de rentrer chez elle dès que son immeuble serait réhabilité, là-bas, à Pigalle, où elle se fondait dans la faune ordinaire, jamais elle n’aurait pu trouver la ressource de surmonter la dénonciation des regards, les quolibets, toute l’hostilité du quartier.

    Mais moi. Je m’étais vue dans les mêmes affres que Lola. J’avais beau vouloir tenir ce cauchemar pour rien de plus qu’un mauvais rêve, le mal ne m’en avait pas moins atteinte. Il me rongeait. J’en voyais chaque jour les progrès, et chaque jour mon cœur se serrait davantage, tout mon être se nouait dans la crainte, dans l’attente de l’événement mystérieux et terrible. Perdre mes cheveux. Qu’en serait-il dans quinze jours seulement, à la rentrée, si le mal poursuivait sa progression au rythme où il me ravageait depuis huit jours ? Que faire ? Que dire ? Comment paraître devant l’administration, les collègues, les élèves ? Pas de parade. Dans ma folle angoisse — la nuit, tout se dramatise —, je m’en prenais à Lola du mal qui m’arrivait. C’était elle qui m’avait mis peu à peu en tête que j’avais vieilli. Oui, c’était elle qui l’avait dit : « Dommage d’avoir été si belle et de se retrouver toute chiffonnée, les traits tout affaissés… » Depuis, je ne m’étais plus vue qu’avec des bajoues, le front labouré, les yeux battus. J’avais couru à la tirette acheter à prix d’or un peu de jeunesse. Et j’en avais été satisfaite jusqu’au 14 juillet. Lola disait : « C’était pas un luxe ! »

    Et maintenant ? Dès le premier shampoing, les cheveux étaient tombés en abondance. Le déplorable phénomène n’avait fait que s’amplifier. Je me demandais, à voir l’épais volume resté dans les dents du peigne comment je pouvais en avoir encore sur la tête. J’en parlais discrètement autour de moi, on me répondait sur le même ton détaché que j’avais pris pour questionner, que c’était normal après une telle opération. Pas sûr ! Maintenant la chute avait pris en profusion et en compacité, et on voyait, sous l’éclairage de la salle de bain luire la peau du crâne à travers les rescapés. J’étais déjà obligée de recourir à des ruses de chauve pour pouvoir sortir sans autre artifice, et la bombe de laque faisait régner sur ma tête un ordre despotique, mais précaire : un fort vent l’aurait malmené… Et il soufflait toujours dans la cour du collège un vent d’aérodrome.

    Chaque heure, chaque seconde, la catastrophe s’aggravait, je me désagrégeais. Tout mon être s’envolait avec mes cheveux morts, et je ne sentais vivre en moi qu’un être inconnu qui s’épuisait à maintenir une apparence. Non ! La rentrée ne pouvait pas se faire. En vacances, on reste chez soi, à l’abri des regards. On sort si on peut, quand on veut. Mais au travail, affronter une multitude d’yeux inquisiteurs, malveillants ! Je me sentais défaillir. Lola s’était fait insulter par des gamines. Tant pis pour elle. Elle l’a un peu cherché. Je lui ai dit et répété que sa perruque est très belle, qu’elle lui va très bien, mais pas à la ville. Elle aurait été parfaite en scène, à l’époque heureuse du Carrousel, ou, à défaut, la nuit, assez bonne pour fréquenter ce bouge de chez Angelo, avec maquillage et tenue de star. Là, d’accord ! Mais en plein jour, pour faire ses courses ! Et dans le métro, à toujours avoir peur de la bousculade, ou que quelqu’un la lui arrache, pour jouer, comme ils disent. Cette énorme touffe platine, agrémentée de lunettes papillonnantes, et des mains avec des ongles immenses et d’un rouge… ça ne va pas avec des chaussures plates et un jean, dans le métro, même en dissimulant un peu l’énorme poitrine… L’œil était trop attiré… Lola ne comprenait-elle pas une chose aussi simple ? « C’est une crétine », disait Délire. Il est vrai qu’elle le disait de tout le monde, y compris d’elle-même. Il y avait un peu de ça. Pourquoi ne pas faire permanenter ses cheveux pour leur donner un peu de volume. Il lui en restait bien autant qu’à moi… Ou alors une petite perruque châtain clair, discrète. On ne penserait pas même à détailler, à comprendre… elle passait. Mais avec la toison de la fortune, ou peu s’en faut, elle attirait l’œil. On voyait. Ça se voyait, elle ne passait pas. Ce n’était pas sans raison que j’évitais de me montrer avec elle dans certains endroits : autant me dénoncer moi-même, surtout si moi aussi, désormais, comme elle, je…

    En me réveillant du cauchemar, au lieu d’en sortir, je m’y replongeais. L’hypothèse d’une si grande misère m’était insupportable. Pourtant, je la voyais approcher d’instant en instant. Au-dehors, la nuit était d’un calme bouleversant. C’était comme un vide immense que mon imagination peuplait de visions effrayantes. Maintenant, ma dégradation s’imposait à moi. Je l’avais dans l’esprit, monumentale, qui s’infiltrait dans les coins et les plis, imprégnait tout, colorant tout des sombres teintes de mon deuil. Je voulais me raisonner, relativiser, me comparer à des camarades très malades, peut-être condamnés, il me semblait que ma croix était plus lourde, puisque je devais trouver une solution urgente, que je n’en imaginais aucune qu’invivable, honteuse, et que le temps passait, passait, et détruisait. Et je me représentais Lola venant dîner chez moi, le soir même, comme prévu, arrivant accablée de soucis, de faux cheveux et de canicule, et j’y voyais une image de moi-même, inattendue, et que j’aurais voulu terrasser. Non, Lola ! Ne viens plus, ne viens plus me voir, je te hais !

    Non seulement je lui reprochais d’exister, je m’en prenais aussi au sort qui l’avait rapprochée de chez moi. Depuis que son immeuble avait brûlé et qu’elle avait miraculeusement survécu grâce à un ancien pompier qui se trouvait chez elle, elle s’était exilée de Pigalle et habitait à proximité de chez moi, dans l’immeuble de Gina. Elle venait me voir au moins deux fois par semaine. Je l’aidais, nous dînions, je la raccompagnais. Que de lettres d’affaires querelleuses et compliquées ne m’avait-elle pas déjà fait écrire. Et recommencer un grand nombre de fois, soit qu’elle eût oublié un détail ou confondu les personnes, les objets ou les dates, soit que je n’eusse pas pris un ton assez menaçant, ou encore que je n’avais tout simplement rien compris à ce qu’elle m’avait expliqué. Si je rechignais à tout reprendre, c’était elle qui gloussait, se moquait de moi, prétextait qu’elle avait fait exprès pour tester mon amitié, ma patience, mon savoir-faire. Invariablement, je cédais. Alors elle recommençait à me raconter ces histoires abracadabrantes, ses démêlés sans fin avec son syndic, et je me donnais un mal fou à retrouver le fil de cet écheveau inextricable.

    Eh bien, non ! c’était fini, je ne voulais plus rien entendre, je ne voulais plus la voir jusqu’à ce que son immeuble soit restauré, et qu’on reprenne, comme avant l’incendie, un rythme de rencontres éloignées. Ou plutôt, pas de rencontres du tout. Pourquoi la revoir ? Au nom d’un passé commun, strip-tease, Carrousel, travelo ? Merci beaucoup. Je m’en étais dégagée. J’avais changé de vie. J’étais une honorable fonctionnaire. Tandis qu’elle… Il fallait rompre tout de suite, lui fermer ma porte. Elle ne m’apportait plus rien. Elle me compromettait. Elle était morte pour moi.

    ***

    Voilà comment je m’étais rendormie. La haine de Lola, mon amie, ma sœur, m’avait envahie, était venue refouler l’angoisse de me voir devenir chauve, et m’avait doucement ouvert les portes du sommeil. Lorsque le soir elle arriva chez moi, toute vibrante encore de cette agitation qui donne l’impression d’agir, elle était bien loin de se douter que j’étais passée la nuit précédente par une crise dont elle avait fait tous les frais. Elle se mit aussitôt à babiller à propos de carrelage, de moquette, de rideaux, de meubles, et, agitant les lettres du syndic, de l’entrepreneur, ronchonna après ces magouilleurs à qui elle allait apprendre à vivre. Ils allaient voir un peu s’ils l’a prenaient pour une andouille ! « Monte dans ton bureau, tu vas voir la réponse qu’on va leur faire, ils vont être verts de peur. » Elle se rendit compte à mon expression que je n’allais pas bien, que ce n’était pas le moment. « Bon, bon, c’est pas pressé, on fera ça demain. Qu’est-ce que tu as, ça ne va pas ? Tu trouves que je t’ennuie ? Puisque c’est comme ça, pour t’amuser, je vais t’en raconter une bien bonne. »

    Nous étions assises dans la véranda. J’étais censée servir un verre de vin en apéritif, je ne le faisais pas. Elle commençait déjà à sourire de ce qu’elle allait raconter : « Je suis allée hier chez Angelo. » Elle riait, guettant sur mon visage une expression de réprobation, car je lui conseillais de ne plus fréquenter ce bouiboui où se côtoyaient les putes du Bois, les voyous, la drogue, le virus, la mort. Si j’avais quitté le Carrousel depuis des années, Lola y était restée, doyenne d’âge, à chanter, à danser, à strip-teaser, jusqu’à ce que notre cabaret ferme définitivement. Le chômage, alors, n’avait pas effrayé Lola. Pourquoi se serait-elle laissé abattre ? N’avait-elle pas jusque-là, chaque nuit, après le spectacle, rejoint le bar d’Angelo, entre quatre et six heures jusqu’à des huit et neuf heures du matin, pour finir avec quelques amis au « Lola’s Bar » c’est-à-dire chez elle, dans son salon, pour ne se coucher que vers midi ! Assurément, elle n’avait pas attendu après le Carrousel pour vivre et s’amuser. Aussi, avait-elle fait comme si le naufrage de notre cabaret n’avait pas été un drame. Elle avait continué tous les soirs à se peindre comme pour la scène et était arrivée chez Angelo dès minuit, pour y rester jusqu’au matin, assistant au retour progressif de toutes les bonnes gagneuses du Bois dont un des luxes était de faire couler à flots du champagne pour fêter Lola.

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