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Gustave Dron, une statue vivante
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Gustave Dron, une statue vivante
Livre électronique369 pages5 heures

Gustave Dron, une statue vivante

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À propos de ce livre électronique

Les Tourquennois connaissent bien le nom « Gustave Dron ». Une avenue, un centre hospitalier, une station du métro de la métropole lilloise portent ce patronyme. Une statue monumentale honore le personnage à l’entrée de la grande ville.
L’homme public a été célébré : le médecin hygiéniste de la fin du dix-neuvième siècle sut en effet se doter des moyens politiques d’agir concrètement en faveur des plus démunis. Député dès 1889, maire en 1899 puis sénateur jusqu’à son décès en 1930, les traces de ses œuvres sociales ne manquent pas sur sa ville.
Mais de l’homme privé, de sa personnalité complexe, de ses relations avec ses proches, à commencer par Maria son épouse, ou les géants de l’Histoire régionale et nationale (Jaurès, l’abbé Lemire) de la « Belle Epoque » aux années d’après-guerre, il ne demeure que des traces ténues.
Le pari de ce récit historique consiste à donner chair humaine à ce que le temps a statufié et figé dans la pierre. Retrouver les sensations, l’air du temps, les paysages, les dialogues avec des personnes, célèbres ou anonymes. Ne rien sacrifier à la vérité, imaginer le reste… à Tourcoing, dans le Nord, en France.
LangueFrançais
Date de sortie29 oct. 2020
ISBN9782312078458
Gustave Dron, une statue vivante

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    Aperçu du livre

    Gustave Dron, une statue vivante - Jean-François Roussel

    cover.jpg

    Gustave Dron,

    une statue vivante

    Jean-François Roussel

    Gustave Dron, une statue vivante

    Roman biographique

    Préface de Jean-Pierre Balduyck

    LES ÉDITIONS DU NET

    126, rue du Landy 93400 St Ouen

    © Les Éditions du Net, 2020

    ISBN : 978-2-312-07845-8

    Les livres sont faits pour unir les hommes par-delà la mort et nous défendre contre l’ennemi le plus implacable de toute vie, l’oubli.

    Stefan Zweig, Le bouquiniste Mendel

    Préface

    DIALOGUE AVEC LA STATUE

    Préfacer un livre donne le privilège de le lire avant son impression. Cet honneur peut se refuser. Je l’accepte volontiers, avec la responsabilité de convaincre les lecteurs de découvrir un ouvrage exceptionnel qui sort des sentiers battus.

    Jean-François Roussel ose éclairer la personnalité, l’ampleur humaine méconnue, du plus illustre des Tourquennois. L’auteur respecte les faits établis sans craindre de les illustrer par des dialogues et des lieux qui renforcent l’authenticité du récit.

    Dès les premières lignes parcourues, je me suis rendu devant la statue de Gustave Dron érigée à l’entrée de Tourcoing. Ce genre de sculpture de qualité, nous indique une allure, une taille mais ne parle pas. Cependant, je dois reconnaître que l’artiste illustre bien l’homme droit, laïc et volontaire qu’il fut.

    Comme beaucoup de Tourquennois, je qualifie Gustave Dron de plus grand maire de Tourcoing. Il mérite que son nom soit attribué à une avenue, un hôpital, une station de métro. N’oublions pas que sa politique a fait que Tourcoing fut une ville à la pointe de la lutte contre la mortalité infantile, de la prophylaxie sanitaire, de l’accueil des anciens dans un hospice municipal qui deviendra par la suite un lieu emblématique de la ville par sa beauté architecturale et son histoire. Son action fut exceptionnelle pour l’époque, ne serait-ce que l’implantation d’une ferme pour produire un lait de qualité pour les nourrissons, d’un sanatorium pour tous. Ce fut un maire impliqué dans l’écoute et le dialogue social.

    La plume de Jean-François Roussel scanne ce que l’oubli ne doit pas emporter : les tempêtes, les drames, les luttes que Gustave Dron a dû subir. La mort prématurée de Maria, son épouse militante qui incarnera le visage de la République et son combat pour la promotion des femmes. Cette blessure ne guérira jamais et la citatrice restera visible jusqu’à la fin de sa vie.

    Les incidents provoqués lors des élections législatives de 1898 sont décrits dans une procédure parlementaire détaillant les échauffourées avec des Linsellois, alors manipulés, qui lancent des pierres lors de la venue du candidat Dron ; l’ami qui s’interpose, sérieusement blessé, les tracts diffamatoires dont les écrits résistent hélas, à l’usure du temps. Parfois aussi, les défaites électorales dues aux trahisons des membres de sa formation politique.

    Gagnées, les élections ne provoquent pas chez Gustave Dron une joie naïve mais une volonté de se remettre sans délai au travail, car pour lui l’action concrétise le projet. À contrario, ses adversaires, jamais brisés, s’accommodent de la mortalité des enfants et profitent de la misère du peuple embrigadé dans la soumission.

    Le récit de Jean-François Roussel n’évite pas les risques, car la méthode s’apparente au toupet ! L’imaginaire dans la réalité des faits, le résultat se nomme justice.

    Comment comprendre que ce maire hors du commun, malade, isolé à la fin de sa vie, médecin reconnu, puisse mourir seul, dans la lucidité de son agonie, sur le sol froid du 18 rue des Piats ?

    Lors de ses funérailles, une foule immense accompagnera pourtant sa dépouille jusqu’au cimetière du Pont de Neuville. Les Tourquennois témoigneront ainsi du respect porté à leur maire. Et, pourrions-nous nous dire : pourquoi pas plus tôt ?

    Ce livre permet de décrypter la statue de Gustave Dron, les souffrances, les peurs, les combats de l’homme mais aussi la force de son idéal, sa conception de la République.

    Je suis fier de lire qu’un député-maire de Tourcoing ait choisi de soutenir Jean Jaurès, de voter la réhabilitation du capitaine Dreyfus et de cheminer avec l’abbé Lemire, député progressiste d’Hazebrouck.

    On comprend que le bilan de Gustave Dron ait façonné le personnage. L’action de Gustave Dron peut se juger par son bilan incontestable.

    Nous pouvons désormais l’aimer pour ce qu’il fut.

    Jean-Pierre Balduyck

    Maire honoraire de Tourcoing

    Avant de commencer

    Amie lectrice,

    Ami lecteur,

    L’histoire qui va commencer est celle d’un homme – Gustave Dron – dont la vie a traversé la naissance du vingtième siècle, la « Grande Guerre » et la montée des menaces vers la « Seconde Guerre Mondiale ». Les contemporains de Dron sont, pour nous, des aïeux, des grands-parents, des mères et des pères. Les femmes et les hommes animant ce récit ont réellement existé ou sont le fruit de l’imagination de l’auteur. Les événements majeurs – à Tourcoing comme en France – sont historiques. Certaines situations, certains dialogues relèvent du plausible et du vraisemblable. Le pari de ce livre consiste à donner vie aux faits historiques sans les trahir.

    Bonne lecture.

    Depuis combien de temps est-il ainsi allongé, la joue droite posée sur le carrelage frais, tordu de douleurs au point de ne pouvoir esquisser le moindre geste, vomissant à intervalles réguliers un infâme mélange de sang et de bile après que son estomac ait expulsé tout son contenu ?

    Il n’a ni souvenir, ni projet. Ni passé, ni avenir. Seulement ce supplice atroce engloutissant la totalité de sa conscience. Sa vue : rouge. Son audition : les coups affolés de son cœur. Le goût dans sa bouche est celui d’un fer en fusion. Il ne perçoit plus rien au bout de ses doigts tordus et engourdis. L’odeur environnante est celle du sang, du vomi, de l’urine et de tout ce que son corps a brusquement lâché, toutes ses forces étant mobilisées par la lutte désespérée contre la torture infligée à sa poitrine, sa gorge, ses mâchoires, son épaule gauche, ses bras, ses poignets. S’il y croyait, il se sentirait comme le Christ sur la croix.

    Cela dure depuis… Il ne sait pas… Il ne sait plus…

    Peu à peu, cependant l’étau lui broyant le torse se relâche. Il parvient à remuer les doigts de sa main droite reposant sous son corps. L’autre bras, il ne le sent pas, il ne le sent plus. Avec ce répit, ses facultés lui reviennent tout doucement. Il était dans sa chambre. Oui. Et il s’est dirigé vers la salle de bain attenante. Oui. Et là… Le foudroiement de la douleur. L’écroulement. La chute. Le choc du crâne contre le rebord de la baignoire.

    Il est médecin, cela lui revient à l’esprit. Il sait ce qui lui arrive. C’est une nouvelle crise. Mais là, il est seul dans la grande maison. Personne ne pourra lui porter secours à temps. L’autre fois, c’était dans le métro. On l’avait immédiatement pris en charge. Il s’en était sorti. Maintenant, il ne peut même pas appeler, encore moins crier. Sa mâchoire est inerte. Il va mourir. Seul. Et on trouvera son corps demain matin. Il le sait à présent. Il va mourir.

    Un petit vent léger soulève les rideaux de la salle de bain et caresse sa joue inerte. Il voit, maintenant que la douleur s’est assagie, la lumière jaune des lampadaires de la rue éclairer la base du feuillage des arbres. Et la lune. La lune à travers les branches. Les ramures se balançant doucement.

    Cela lui revient peu à peu : il est médecin, sénateur-maire de Tourcoing. C’est l’été de l’année 1930. Le mois d’août. La nuit. Il s’appelle Dron. Gustave Dron.

    PREMIÈRE PARTIE

    Belle Époque

    1880-1912

    Chapitre 1

    Tourcoing le 20 novembre 1880

    Mon Cher Henri,

    Voilà déjà trois mois que je suis installé à Tourcoing et je n’ai pas eu une heure à moi, raison pour laquelle je ne te donne de mes nouvelles qu’au terme de ce long délai. Tu voudras bien m’en excuser.

    Après l’internat, j’ai quitté Paris pour rejoindre mon cher bourg natal de Marcoing, non loin de Cambrai. J’y ai séjourné quelques semaines auprès de ma famille. Mon père est toujours aussi absorbé par son mandat de maire et ma mère se consacre à la maison. Mes sœurs, Marie, Bellonne et Zélie sont, chaque année, plus belles et ne manquent pas de prétendants dont un certain Achille, par ailleurs conseiller municipal, lequel se montre très entreprenant avec Marie. Zélie que tu as rencontrée lors de sa visite à Paris en février dernier, m’a demandé de tes nouvelles avec insistance… À ta place, je prendrais cette marque d’intérêt avec optimisme !

    En août, sur les conseils du Docteur Dewyn dont je t’ai déjà longuement parlé, j’ai délaissé ce havre bucolique pour Tourcoing où, en effet, l’ouvrage ne manque pas.

    Mon cabinet est situé non loin du centre, dans une rue dénommée « de la Cloche » pour une raison que j’ignore. Je te déconseille, au demeurant, de chercher à en faire un motif de plaisanterie à mes dépens !

    Tourcoing est une ville en pleine expansion liée au développement de l’industrie textile. Songe qu’au cours des vingt dernières années, la population s’est accrue de 20 000 habitants pour dépasser le nombre des 50 000. Il en résulte que le vieux bourg, jadis resserré autour de son église et de son petit château – détruit il y a seulement trois ans – commence à se trouver à l’étroit. Jusqu’à ces dernières années, les ateliers et le logement des patrons étaient installés pêle-mêle dans le centre et les rues principales le desservant, ces dernières n’étant autres que les ancestrales voies de communication reliant Tournai sur l’Escaut à Wervicq sur la Lys, ainsi que Lille à Courtrai.

    De nouvelles fabriques – peignages de la laine, tissages, filatures – s’installent en périphérie, pour ainsi dire au milieu des champs. Signe qui ne trompe pas sur la prospérité de la cité : une succursale de la Banque de France s’est implantée en 1866. De même, une Chambre de Commerce et un Tribunal de Commerce ont été installés il y a dix ans. Tourcoing et sa jumelle, Roubaix, sont désormais reliées par un boulevard dont il se dit qu’il portera de nom de notre grand Gambetta. L’axe coupe droit à travers champs. Le chemin de fer dessert Tourcoing et une gare y fait station depuis le milieu du siècle. La Compagnie du Nord assure un service régulier depuis Paris, en passant par Lille, à une vitesse approchant les cent kilomètres par heure. Ce qui te permettra de venir me rendre visite de temps en temps.

    Le centre de la cité conserve toutefois des allures de gros bourg avec sa « Grand-Place » et son marché. On y trouve tout le nécessaire dans ses commerces : une librairie, un marchand de cycles, un coiffeur-barbier, des hôtels, des restaurants, un chocolatier aux délicieux produits… Les cafés et estaminets sont innombrables, certains accueillant des pistes de jeux dont l’un, fort prisé, auquel nous devrons nous affronter : la bourloire. Ce qui est singulier, c’est qu’à quelques dizaines de mètres de ces activités urbaines, le promeneur rencontre une ferme au toit de chaume dispensant des parfums de foin et même, en pleine rue, des moutons (que l’on nomme ici « blanques bêtes ») broutant les coins d’herbe d’une petite place secondaire.

    Autour de Tourcoing, de nombreux bourgs, plus ou moins importants, conservent une activité dominée par l’agriculture. Toutefois, des fabriques textiles commencent à s’y installer à la recherche d’espace libre et de main-d’œuvre paysanne peut-être plus docile que celle des cités urbaines. C’est le cas de Linselles ou de Bousbecque que l’on peut rejoindre en diligence depuis Tourcoing ou en louant un fiacre à la journée.

    Pour en revenir à ma ville d’adoption, une nouvelle mairie au style monumental est en cours de finition. La municipalité s’y est installée depuis quelques années, s’épargnant ainsi le voisinage pesant de l’église paroissiale. C’est autour de ce nouvel Hôtel de Ville que se situera désormais le nouveau cœur de Tourcoing. Des artères importantes s’y branchent déjà dont une rue baptisée « Nationale ».

    Car ici, la République prend peu à peu sa place légitime. Certes, le député élu en 1877, un certain Désiré Debuchy, filateur est un ancien partisan de Mac Mahon. Mais, malgré les forteresses que constituent pour les partisans de l’ordre ancien, les communes paysannes – Bousbecque, Linselles, Halluin, Roncq, Bondues, Mouvaux, Neuville en Ferrain –, le parti républicain gagne des voix parmi les ouvriers. Et si la municipalité est encore aux mains des conservateurs, six des nôtres ont été élus au conseil en janvier 1878.

    En réalité, nous avons face à nous un patronat conservateur et catholique particulièrement réactionnaire. Les curés sont ici tout-puissants. Le doyen de Saint-Christophe – Van Bockstael – a ainsi fait acheter par les Hospices – pourtant placés sous la tutelle de la municipalité – un terrain sur la voie desservant Roubaix pour y construire une nouvelle église, instrument nécessaire à son emprise sur les électeurs. L’abbé Leblanc, principal du collège communal, instille à ses élèves des idées rétrogrades. Il qualifie la Révolution de 1789 de « funeste » et considère le suffrage universel comme « contraire à la raison ». Ces tristes sires tiennent la municipalité dans leurs mains. Il nous faudra bien arracher toute cette mauvaise herbe ! Et là encore, notre cause progresse. Pas plus tard qu’au début de ce mois, les religieux d’un couvent de la ville ont été expulsés faute de se conformer à l’obligation faite aux congrégations de se dissoudre ou d’obtenir une autorisation des pouvoirs publics. Cela ne s’est pas fait sans résistance, mais force est restée à la Loi. Je sais bien, mon Cher Henri que, tout en étant catholique toi-même, tu ne partages pas la pensée ni n’approuves l’action de ces extrémistes. Ne vois donc dans les lignes qui précèdent et qui te sembleront peut-être outrées, qu’une détermination farouche à substituer la raison à l’obscurantisme dans la conduite des affaires publiques et le destin des Hommes.

    L’exercice de mon métier de médecin me conforte en effet, chaque jour davantage, dans la conviction qu’il faut améliorer le sort des plus modestes, hommes, femmes et enfants. Cela, seule la République laïque peut y contribuer. Lors de mon année d’externat aux côtés du Docteur Dewyn à l’hôpital Saint-Sauveur de Lille, j’ai pleinement mesuré la gravité des pathologies liées à la misère affectant les populations du quartier très pauvre dans lequel l’établissement est implanté. Grâce à l’appui de mon mentor, je viens d’être élu à la commission d’inspection des logements insalubres, chargée de repérer et de visiter les habitations dangereuses pour ses occupants. Ce que je vois dans certains quartiers de la ville me ramène à ce cri que Victor Hugo lança dans la « Légende des Siècles » après l’enquête parlementaire à laquelle il participa en 1851 : « Caves de Lille, on meurt sous vos plafonds de pierre ». Certes, ici ce ne sont pas des caves que j’inspecte, mais des « courées » qui ne valent guère mieux. Dans certains hameaux périphériques, on a ouvert des sortes d’impasses très étroites, de chaque côté desquelles se sont construites des rangées de maisons basses. On y accède par un boyau s’ouvrant sur la rue. L’hygiène y est déplorable : les lieux d’aisance sont communs à toute la cour (jusqu’à une vingtaine de maisons), les égouts sont inexistants et les eaux sales sont collectées par une rigole traversant la cour en son milieu. J’ai lu les archives. La situation ne s’améliore pas. En juin-juillet 1849, le choléra a tué 11 des 30 habitants d’une cour située non loin du centre ; une semblable épidémie a frappé de nouveau en 1866 dans une autre courée à proximité de Roubaix. Rien de sérieux n’ayant été entrepris, sinon de vains arrêtés municipaux « réglementant l’établissement des courées » et les mêmes causes produisant les mêmes effets, il y a fort à craindre que de pareilles tragédies ne se produisent à nouveau avant longtemps.

    Vois-tu, mon Cher Henri, je pense que tout se tient. Nous sommes médecins et notre mission est de soigner et de guérir les corps humains. Mais ce sont bien les conditions d’existence des femmes, des hommes, de leurs enfants qui déterminent l’état de santé de nos patients. Or, si guérir est bien, prévenir est mieux. L’amélioration de la vie ouvrière ne saurait dépendre du seul bon vouloir des patrons. Ceux-ci sont tout – puissants dans leurs fabriques et même en dehors, avec l’appui des curés et de leur volonté de contrôle des consciences. Seuls, le gain maximal et la préservation de leur « ordre moral » leur importent. Il faut donc que la République, confortée sur ses bases (liberté, laïcité), s’empare des lieux de pouvoir afin d’assainir le corps social. Me voici donc plus résolu que jamais à conforter ma mission première de médecin par un engagement politique destiné à me donner les moyens d’agir sur les causes profondes des maux dont souffrent nos patients.

    Je crains de t’assommer en t’infligeant plus longtemps mes discours. Aussi, j’y mets un terme. Provisoire, tu le devines.

    Je t’espère en pleine possession de tes moyens au moment où tu vas rejoindre l’équipe du Professeur Charcot à la Salpêtrière. Je suis impatient que tu m’en dises plus sur les maladies du système nerveux devant lesquelles nous restons trop souvent impuissants, nous autres médecins généralistes. Je partage sans réserve ta conviction qu’il y a dans les recherches de ton maître comme un vaste continent à conquérir pour la science moderne.

    Tu embrasseras de ma part, tes parents ainsi que ta sœur Louise, tu connais les sentiments qu’elle m’inspire. Tente de la convaincre de t’accompagner lorsque tu viendras – bientôt je l’espère – à Tourcoing.

    Je te fais une accolade toute fraternelle, mon Cher Henri, et compte te lire bientôt.

    Gustave (et non plus, et plus jamais, Jean-Baptiste ainsi que j’en ai décidé il y a déjà quelque temps !)

    ***

    Maria Leloir arpentait le salon de la grande demeure familiale, s’assurant avec sa mère, Marie-Célestine, que les invités ne manquaient de rien. Les cheveux rassemblés en chignon, portant une longue jupe et un corsage fermé jusqu’au cou et serré à la taille, Maria, du haut de ses vingt-et-un-ans, attirait le regard des hommes présents. On recensait, parmi l’assistance, tout ce que Tourcoing comptait de membres des « couches nouvelles » de la bourgeoisie « éclairée » : ingénieurs, journalistes, professeurs, instituteurs, notaires, avocats, médecins, vétérinaires, pharmaciens… En somme, les enfants chéris de la nouvelle République.

    Un piano à queue trônait dans un coin de la vaste pièce et plusieurs rangées de chaises étaient disposées en demi-cercle. En cette fin d’après-midi de mars 1881, les Leloir offraient un récital privé chez eux, place Thiers, dans l’hôtel particulier jouxtant la grande filature construite sur des terrains jusque-là agricoles, à deux pas de la nouvelle avenue rejoignant Roubaix. Au programme, trois Nocturnes de Gabriel Fauré ainsi que le Concerto numéro deux de Camille Saint Saëns. Un jeune pianiste italien du conservatoire de Lille interpréterait les œuvres avant qu’un buffet et des rafraîchissements ne soient servis.

    Marie-Célestine Leloir consulta l’horloge indiquant que la réunion dans la bibliothèque de son mari aurait dû se conclure depuis plus d’un quart d’heure. Elle s’efforça de dissimuler son impatience sous des sourires aimables, s’enquérant des dernières nouvelles des uns et des autres.

    La famille Leloir occupait une place non négligeable dans la vie politique tourquennoise. Chrysostome Leloir, fondateur de la filature, était un fervent républicain, engagement lui ayant valu de passer quelques jours en prison lors du coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte en 1851. Ses quatre fils – Fidèle, Jules, Louis et Henri – avaient repris l’affaire sous le nom de Leloir Frères et s’impliquaient, à leur tour, dans la vie publique. Louis, oncle de Maria, était ainsi le chef de file des républicains tourquennois élus au conseil municipal depuis 1878. Il siégeait parmi les opposants aux maires conservateurs : Charles Roussel-Desfontaines puis Pierre Debuchy. Jules, mari de Marie-Célestine et père de Maria, était, quant à lui, membre du conseil d’administration des Hospices dont la compétence couvrait l’hôpital et les « hospices » pour vieillards et orphelins. En janvier dernier, les conservateurs avaient gardé la mairie, remportant la majorité dès le premier tour. Mais les républicains avaient saisi le conseil de préfecture au sujet de diverses irrégularités dans le scrutin et l’élection fut annulée. On revoterait donc le 10 avril prochain et la réunion s’éternisant, au grand dam de Marie-Célestine, avait pour objet de mettre au point les derniers détails de la campagne.

    Enfin la double porte donnant sur le vestibule s’ouvrit et plusieurs hommes firent leur entrée à la suite de Jules Leloir et de son frère Louis. Ceux-ci saluèrent les invités par de chaleureuses poignées de mains ou des salutations plus retenues selon le degré de proximité des frères avec les personnes présentes.

    Maria observa le manège de son père et de son oncle avec un sourire dubitatif trahissant son habitude des mœurs mondaines et politiques, et tout autant son esprit vif et indépendant. Il y avait là, outre les frères Leloir, tous les responsables républicains tourquennois : le très modéré Victor Hassebroucq, notaire honoraire et partisan d’une alliance des républicains et des conservateurs les plus éclairés, Fidèle Lehoucq plus radical, Édouard Sasselange, François Dervaux, le docteur Léon Dewyn… Ensemble, ils venaient de mettre sur pied une liste de « Défense des libertés publiques » comptant vingt-deux républicains et dix des candidats conservateurs de janvier, choisis parmi les plus libéraux. Un bon compromis scellé dans le bureau des Leloir avant d’être, pour ainsi dire, consacré par le récital de piano offert aux partisans des uns et des autres dans le grand salon. Maria remarqua que ce petit groupe de notables comprenait également un homme qu’elle apercevait pour la première fois et dont l’allure se singularisait parmi ses pairs. Il était jeune – moins de trente ans – assez grand, le front haut, la chevelure brune et la barbe courte. Un beau jeune homme vraiment. Comme il passait près d’elle en rejoignant le second rang des chaises, elle croisa son regard profond et franc, gage, selon les critères de Maria, d’intelligence et de générosité. Le jeune homme lui sourit en inclinant la tête.

    Les invités s’assirent. Les personnalités regagnèrent leurs places, établies selon leur rang et l’importance de leur apport à la campagne : financement, influence, prestige. Jules et Louis Leloir se raclèrent la gorge invitant le public au silence.

    Une seconde double porte placée derrière le piano s’ouvrit alors et un tout jeune homme portant habit et arborant de longs cheveux d’un noir de geai entra dans le salon. Des applaudissements nourris le saluèrent. Il s’inclina devant l’assemblée et Maria Leloir le rejoignit près du piano. L’artiste lui fit un baise-main et elle s’inclina à son tour devant le public. Jules Leloir couvait sa fille d’un regard attendri et admiratif.

    – Mesdames et Messieurs, il m’échoit l’honneur de vous présenter Signore Arturo Del Ponte, Prix de Rome, élève de la Villa Médicis, évidemment promis à un avenir prestigieux.

    Les applaudissements reprirent de plus belle et Maria sourit tandis que ledit Del Ponte ne la lâchait pas du regard.

    – Signore Del Ponte va nous interpréter quelques œuvres de Gabriel Fauré et de Camille Saint Saëns. La première de celles-ci est le tout récent Nocturne numéro 2 en Si majeur, opus 33/2.

    Comme le jeune pianiste rejoignait son instrument, Maria étonna l’auditoire en lançant :

    – Signore e signori un puro momento di grazia musicale.

    Del Ponte, surpris, se retourna et adressa un sourire à Maria. Le salon bruissa de murmures admiratifs. Maria ajouta :

    – And for our English friends present here tonight : a great happiness of subtle harmony.

    Maria sourit une dernière fois sous les applaudissements et rejoignit sa place, au premier rang, entre sa mère et son oncle Louis qui lui décocha un clin d’œil ravi.

    Assis juste derrière elle, le jeune homme élégant auquel Maria avait prêté attention à son arrivée écoutait distraitement les notes un peu mélancoliques du Nocturne numéro 1 de Fauré que Del Ponte interprétait à présent. Il ne pouvait détacher son regard de la fine nuque sous les cheveux relevés de Maria. Toute sa formation, son tempérament même, le portaient à une approche scientifique et pratique de l’existence. À ses yeux, les élans sentimentaux devaient être considérés comme des pulsions de la nature enrobés de romantisme, ce dernier étant destiné à les rendre présentables. Il en allait ainsi de ce qu’il ressentait à l’égard de Louise, la sœur d’Henri, qu’il n’avait hélas pas revue depuis son installation à Tourcoing. Son éloignement, son emploi du temps chargé, tout avait contribué à affaiblir son désir, affadissant ce qui lui avait semblé unique et extraordinaire lors de leurs brèves rencontres à Paris. En réalité, il ne pensait presque plus à elle et ne se préoccupait pas davantage de son éventuelle prochaine visite. Il observait en revanche, avec un intérêt tout particulier, les mouvements de tête de Maria. Cette toute jeune femme ne manquait ni d’aplomb ni de culture, puisqu’elle semblait aussi polyglotte que mélomane. Et puis elle avait eu ce coup d’œil à son passage, révélant une personnalité affirmée voire entreprenante qui n’était pas pour lui déplaire. Il ne prisait guère les tempéraments effacés bien qu’étant lui-même souvent sur la réserve, non pas timide mais un tantinet distant tant que la confiance n’était pas installée. Ce mélange de sensualité, de finesse et de raffinement lui plaisait et il se surprit à ressentir une sourde jalousie envers ce pianiste italien et ses regards appuyés en direction de la jeune femme lorsque celle-ci annonçait l’œuvre à venir, les sourires qu’elle-même lui adressait alors. Même les hochements de tête de Maria lui parurent suspects lorsque tel ou tel mouvement de la partition semblait la ravir. Tout entier absorbé par ces préoccupations si éloignées de son état d’esprit normal, il fut surpris d’entendre que la dernière œuvre entendue – l’allegro appassionato opus 70 de Saint Saëns – achevait le récital. Il se leva comme tout le monde et ovationna le jeune prodige, lequel se courbait devant l’assistance, les deux mains posées sur les genoux, ses cheveux longs flottant devant son visage.

    Marie-Célestine Leloir s’avança devant l’auditoire et lança d’une voix claire :

    – Signore Del Ponte ne peut hélas poursuivre avec nous cette soirée. Il est attendu à Lille et rejoint Rome demain à la première heure.

    On applaudit à nouveau.

    Louis Leloir se tourna vers sa nièce.

    – Inutile de traduire ta mère, Maria. J’expliquerai cela à nos amis anglais.

    – Bentornati a Roma ! se surprit à maugréer dans sa barbe le jeune homme debout derrière Maria.

    Les invités s’étaient dispersés dans le salon par petits groupes entre lesquels des serveurs slalomaient avec des plateaux de coupes de champagne. Le jeune homme, planté devant les hautes fenêtres, observait, pensif, la place Thiers, ses rangées de jeunes arbres et son kiosque, déjà plongés dans la pénombre.

    – Maria, je te présente le Docteur Dron, médecin prometteur et fervent républicain ! annonça une voix dans son dos.

    Se retournant, il fit face à la jeune femme ayant si brillamment animé le récital. Celle-ci lui souriait. Dron admira les grands yeux noisette plantés dans les siens sans gêne apparente et ressentit à nouveau une émotion jusque-là absente de sa courte expérience des relations

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