À cœur perdu
Par Marc Géraud
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À propos de ce livre électronique
Que lui avait donc caché la cartomancienne, qui dix ans auparavant lui avait prédit son avenir ?
Le témoignage poignant et tendre d’un chirurgien qui va tout remettre en question en voyant, quelques années plus tard, la vie de l’autre côté de la blouse.
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Aperçu du livre
À cœur perdu - Marc Géraud
À cœur perdu
Marc Géraud
À cœur perdu
LES ÉDITIONS DU NET
126, rue du Landy 93400 St Ouen
Edition précédente
ISBN 978-2-36035-142-8
L’Àpart éditions, janvier 2013
© Les Éditions du Net, 2020
ISBN : 978-2-312-07312-5
Ce n’est pas que j’ai peur de la mort, mais je préfère ne pas être là quand ça arrivera,
Woody Allen
Ce livre est dédié à tous ceux qui ont su être à mes côtés, sous quelque forme que ce soit, sans eux je n’aurais pu surmonter cette épreuve, et à l’équipe de cardiologie de la Pitié-Salpêtrière qui effectue plus de quatre-vingts greffes de cœur par an. Je n’oublierai jamais leur gentillesse et leur disponibilité.
Introduction
Juin 2003, Collioure
On se lance à fond, Nathalie et moi. Le premier qui atteint la tour de garde, là-haut, aura gagné. Il faut se modérer car la distance semble plutôt importante, la pente raide, sacrément raide, dirais-je même. J’entends ma respiration s’accélérer, mon cœur battre de plus en plus fort, mes jambes se lancer dans la course, je parviens à passer devant elle, maintenant je mène la course, il faut que je maintienne l’allure et me répète pour me doper : « Cœur-jambes-respiration-souffle », bien inspirer, continuer à garder le rythme, « cœur-jambes-respiration-souffle », j’ai de grandes chances de gagner, « allez, mon Marco, c’est bon, continue… », « Cœur-jambes-respiration-souffle », l’écart se creuse entre Nathalie et moi, la tour se rapproche, « cœur-jambes-respiration-souffle »… Je vois Nathalie loin derrière qui semble peiner de plus en plus, « cœur-jambes-respiration-souffle », encore un virage, elle n’a plus aucune chance de repasser en tête, « cœur-jambes-respiration-souffle », non, elle n’a plus aucune chance de repasser en tête, « cœur-jambes-respiration-souffle », ça y est la tour est à moi !
Yes yes yes ! J’ai gagné, quelle fierté ! Une double victoire : moi, le rescapé, j’ai battu ma femme (dix ans plus jeune et en pleine forme), mais surtout j’ai gagné sur moi-même. Je fais une petite vérification : rien n’a craqué, tout a résisté au choc, mon cœur a tenu le coup. Je suis très essoufflé, transpirant de partout, mais rien de plus normal après l’effort que je viens de fournir. Je suis très attentif à la réaction de mon cœur et plutôt fier de lui, il bat fort mais impeccable, un vrai champion pour la première fois que je le mets à l’épreuve !
Oui, mais…
Alors que je me remets de cet effort surnaturel en contemplant le paysage et en essayant de reprendre progressivement mon souffle, je suis bizarrement intrigué par une sensation nouvelle dans mon corps, difficile au début de savoir d’où elle vient, mais c’est une impression étrange que je ne connais pas, je me palpe et comprends que cela surgit de ma poitrine. Oui c’est ça, dans mon thorax, derrière mes côtes, mon cœur semble frapper à l’intérieur de moi-même comme pour manifester son existence, comme pour demander de sortir de cette cage où il est emprisonné…
Arrachez-moi ce cœur
Qui bat si fort dans ma poitrine
Je m’en porterai bien mieux…
I. Accident voyageur
Dimanche 4 août 2002,
TGV Narbonne-Paris, 22 heures
Demain, je serais au bloc en train d’opérer. Je savourais ces derniers instants de vacances. Des vacances qui n’avaient pas été de tout repos. Cette année nous avions voulu innover et rompre le rituel des vacances en Corse. C’était Claude, mon ami de vingt ans, qui avait tout organisé : pour l’été ce serait en Turquie et en caïque. L’ambiance avait été donnée dès notre arrivée à Bodrum : après avoir cherché notre bateau plus d’une heure au milieu des cinquante mille autres, dans une chaleur suffocante, traînant derrière nous nos bagages trop lourds, nous avions enfin trouvé notre caïque – le plus délabré et probablement le plus nauséabond de tous tellement l’odeur de pétrole était forte à bord. La première impression en découvrant nos cabines dans la cale fut particulièrement éprouvante : il faisait au bas mot quarante degrés sans un brin d’air dans ce que l’on osait à peine appeler « chambre » ! Une fois allongés sur nos couchettes, nous avions le plafond à cinquante centimètres au-dessus de nos têtes : impossible de respirer. Autant dire qu’il faudrait être plutôt souple et peu ambitieux pour le moindre ébat amoureux. Pour compléter ce tableau déjà peu réjouissant au niveau confort, les mauvaises surprises s’accumulèrent. D’abord, les membres d’équipage chargés de nous accueillir à bord n’avaient pas prévu de nous préparer à dîner et pourtant nous étions au bord du malaise après cinq heures de voyage harassant : charter, retard, chaleur, transfert, bagages tout ça sans transition après des semaines épuisantes de boulot. Et, surtout, nous étions amarrés devant la boîte de nuit la plus bruyante de tout le port, discothèque en plein air bien sûr. Inutile de dire que le bruit était à la limite du supportable, les vibrations de la sono qui se répercutaient sur le bateau nous ont rendus à moitié sourds et hystériques pour le reste de la nuit.
Heureusement, les jours qui suivirent furent plus calmes et agrémentés d’une mer turquoise. J’étais parti avec mes trois enfants, Antoine treize ans, Charlotte onze ans et Claire dix ans. Ils passaient leur temps à faire des plongeons, à nager, ou à taquiner le capitaine, Haddock bougon et gentil à la fois. Le cuistot s’était révélé à la hauteur de nos ambitions culinaires et nous préparait de bons petits plats avec les poissons que nous pêchions, principale occupation après le petit dej. On passait ensuite d’interminables repas à refaire le monde entre copains, à l’ombre du grand taud tendu à l’arrière du bateau, la mer était d’huile, à quelques centimètres de nous, et nous vivions des moments délicieux. On finissait l’après-midi dans l’eau ou sur les coussins à siester en bouquinant. C’étaient nos premières vacances officielles ensemble, Nathalie et moi. Je passais mon temps à la regarder, à la détailler, à l’admirer. Nous nous aimions comme des adolescents depuis notre rencontre un an plus tôt, elle s’entendait à merveille avec mes trois cocos et je me réjouissais de voir tout ce petit monde « recomposé » bien s’accorder. C’était pour moi une grande satisfaction, la première vraie satisfaction depuis mon divorce, deux ans plus tôt.
La vie à bord avait fini par trouver un rythme de vacances et de plaisir. La nuit, nous avions choisi d’abandonner définitivement nos couchettes puantes pour dormir à la belle étoile sur le pont, certes sans intimité mais au moins avec la voûte céleste pour ciel de lit. Bref, la belle vie.
Je dévorais avec frénésie un thriller exaltant et inattendu, intitulé Créances de sang, de Michael Connelly. Il serait adapté à l’écran par Clint Eastwood quelques mois plus tard. L’histoire d’un flic à la retraite depuis une transplantation cardiaque. Amené malgré lui à enquêter sur l’assassinat de… celle qui lui avait donné son cœur. Comment aurais-je pu deviner, à ce moment-là, que cette lecture était si prémonitoire ?
Après la Turquie, alors que mes trois cocos s’apprêtaient à retrouver leur mère en vacances au Maroc, nous avions convenu, Nathalie et moi, de passer la dernière semaine de juillet à Narbonne au bord de la piscine, chez ses parents. Sa mère, dont j’avais adopté le surnom de Mamounette, cachait mal son bonheur de savoir Nathalie enceinte. Malgré mes quarante-cinq ans sonnés, je savais que j’allais dans quelques mois reprendre les biberons, les couches et tout le tutti quanti et cela pour vingt ans au moins.
Finalement, je n’étais pas mécontent de remonter seul, ce 4 août, sur Compiègne et de profiter d’un sursis supplémentaire de célibat. Certes, je bosserais à la clinique mais savoir que Paris, si particulier et calme au mois d’août, m’attendait était une perspective heureuse et reposante. Nathalie m’y rejoindrait plus tard et nous pourrions encore profiter ensemble de la capitale à l’heure estivale.
Le Train à Grande Vitesse filait, je somnolais. Pol, le beau-père de Nathalie, était assis en face de moi, plongé dans son polar. Le Créances de sang ouvert sur mes genoux glissa et je le rattrapai avant qu’il ne se perde sous le siège. Mes pensées partaient à la dérive. Je pensais à ce flic transplanté. Ce doit être bizarre de vivre avec le cœur d’un autre, d’avoir en soi quelque chose qui ne vous appartient pas et qui peut à tout moment décider de prendre le dessus. Et puis le cœur, c’est particulier, chargé d’émotions. Comment ça se passe quand on a peur, quand on est amoureux ou quand on a des sensations fortes ? Bat-il plus vite lui aussi alors qu’il n’est pas concerné ? Je n’arrivais pas à imaginer. Pol s’était endormi. Je me remémorais ma dernière journée de vacances. Ce matin, on était encore en VTT à arpenter le maquis du massif de la Clape avec la mer en toile de fond. J’adorais ces odeurs de maquis, cette chaleur étouffante, ce soleil cuisant et ces fortes couleurs méditerranéennes. J’avais encore en tête l’odeur de la garrigue, le tzitzitzi enivrant des cigales quand il est trop intense, encore le dos brûlant, la peau cramée. Tout aurait dû me retenir là-bas. Même notre TGV qui eut plus d’une heure de retard à cause d’un suicide en gare de Béziers. Quel désespoir pousse à se jeter sous un train pour se donner la mort ? Et quel traumatisme pour le conducteur qui voit la scène, impuissant !
Je commençais à réaliser que nous n’allions pas arriver de bonne heure à Paris. Il me faudrait alors récupérer ma voiture au troisième sous-sol du parking de la gare et remonter à Compiègne. Le périphérique, l’Al, encore une heure de route. D’ailleurs, où avais-je bien pu laisser mes clés. Je farfouillai dans mes poches en vain. Rien, pourvu que je ne les aie pas oubliées à Narbonne, je serais bien dans la galère. Ouf, soulagé, elles étaient au fond de mon sac. Pas très compliqué à trouver, j’avais choisi de voyager minimaliste : clés, bouquin, portable, carte bleue, un T-shirt et basta…
Une heure de route encore pour rejoindre Compiègne. Je ne serai pas couché avant deux heures du mat… Et demain matin, le bloc. Quelle horreur ! J’avais peut-être calculé un peu trop juste, comme toujours. J’allais certainement fonctionner au radar. Déjà, reprendre le boulot était une perspective peu réjouissante, mais redémarrer par le bloc, c’était carrément brutal, sans transition après un mois de break Je n’avais pas eu trop le choix. Inutile de gamberger, de toute façon il était trop tard pour appeler la clinique !
Le TGV avait ralenti à l’approche de Paris, j’essayais de lire les noms des villes sur les panneaux qui défilaient mais impossible, nous allions trop vite. Que c’est glauque, les banlieues la nuit… Pol venait d’émerger :
– Pol, tu veux que je te dépose en voiture rue du Bac ?
– Non c’est sympa, mais tu as encore de la route, surtout ne t’occupe pas de moi, si je me dépêche j’ai le temps d’attraper le dernier métro.
Le train entrait en gare, ballottant pour trouver sa voie, les passagers se préparaient, déjà tous debout, pressés de quitter le wagon. Dès « l’arrêt définitif du train » et le pschitt de l’ouverture de porte, la lutte pour la vie commença : précipitation, bousculade, coups de coude, accrochage des valises… Chacun avait hâte d’aller se coucher. Pol devint fébrile, trépidant, prêt lui aussi à s’engouffrer dans l’escalier qui descend au métro. Il était minuit et demi.
– Salut, Pol, on se fait un dîner cette semaine ? Pas de réponse, il avait déjà disparu… Paradoxalement, je ne me sentais pas si pressé, j’étais bien, profitant pleinement du temps qui passe, savourant le moment présent, cette sensation de totale liberté qui m’était accordée temporairement avant… avant d’affronter une telle inconnue, un tel renouveau, cette sorte de bourrasque. Quel pari fou avec la vie que d’accepter par amour de tout recommencer à quarante-cinq ans.
Un doute m’envahissait : et si j’arrêtais tout, et si je décidais de ne pas me réengager dans cette nouvelle vie de couple, les bébés, les couches, les nuits blanches, les poussettes, la voiture familiale, l’école maternelle, l’apprentissage de l’écriture, des divisions, les devoirs du soir, vingt ans supplémentaires de bons et loyaux services ? Je pourrais très bien décider de tout arrêter maintenant, rester célibataire, libre, ne m’occuper que de moi, ralentir, prendre mon temps, pro-fi-ter…
Je remonte le quai, perplexe face à cette interrogation fondamentale, au milieu des bousculades, d’un côté un groupe d’ados déchirés par les adieux, de l’autre un mari parisien en short et tongs venu chercher sa femme et ses enfants : embrassades, cris, retrouvailles. Je m’amuse à regarder tous ces gens, j’adore cela et retrouve l’odeur de la ville, cette odeur un peu âcre mélange de transpiration, d’asphalte chaud, d’huile, de poussière, de papiers gras.
Je décide d’accélérer le pas, enjambant quelques valises, zigzaguant au milieu de toute cette foule qui semble se déplacer au ralenti quand, soudain, une douleur atroce me traverse la poitrine mais… ouah… qu’est-ce que c’est que cette douleur ? Elle s’amplifie de plus en plus, devient intolérable, m’écrase, m’étouffe, j’ai du mal à respirer, je ne peux plus parler, j’ai même du mal à tenir debout. Je mets ma main sur mon torse : j’ai peut-être été la victime d’une balle perdue, la cible d’un sniper, mais non, pas de sang. Allons au plus simple. Une douleur intercostale ? Un faux mouvement en descendant du train ? Non, la douleur est trop violente et elle augmente en intensité, suffocante. J’ai maintenant l’impression qu’un quinze tonnes me passe dessus. Mes cours de médecine me reviennent instinctivement en boucle : douleur constrictive, impression de chape de plomb sur la poitrine, irradiation vers la mâchoire et les poignets, pas d’antécédent notable : le verdict était assez univoque et sans la moindre ambiguïté ! Les deux seuls diagnostics, possibles, pas très réjouissants étaient rupture d’anévrisme thoracique ou infarctus du myocarde.
À choisir, j’opterais volontiers pour le second scénario, le premier ne me laissant plus beaucoup de temps à vivre vu les circonstances. Non, ce n’est pas possible, pas un infarctus maintenant ! Ici en pleine gare de Lyon, en plein renouveau, en pleine reprise de la vie. Je me fais un film, c’est mon penchant dramaturge, ce n’est peut-être qu’un point de côté à la con. Mais la douleur devient si intense que je vais m’écrouler, je vacille, essaye de me rattraper au poteau qui est là pour épargner mon fute encore blanc, mais tant pis pour mon fute blanc et pour le quai dégueulasse, je tombe. Je me sens mal, tellement mal. J’ai la tête qui tourne, je me sens partir… et cette douleur atroce dans le cœur… Je ne sais pas pourquoi mais me revient à l’esprit la scène du débarquement du film de Spielberg, Il faut sauver le soldat Ryan, l’image de tous ces pions qui tombent comme des mouches sur la plage d’Omaha Beach, ces mecs qui s’arrêtent là pour toujours alors que les autres, dans l’indifférence la plus totale ou peut-être pour sauver leur propre peau, continuent d’avancer comme si de rien n’était. Personne ne se rend compte que j’agonise derrière