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Les génies au long cours
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Livre électronique404 pages5 heures

Les génies au long cours

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À propos de ce livre électronique

Jusqu’au début du 20e siècle, la grande majorité des génies mourait avant 50 ans et n’avait donc, après leur apprentissage, qu’une courte période d’activité d’environ 30 ans. Quelques-uns seulement ont eu la chance de vivre plus de 80 ans et d’avoir une carrière d’une durée double de celle de la majorité de leurs contemporains. L’auteur les a nommés les génies au long cours et a sélectionné parmi eux ceux qui ont changé d’orientation pour, en milieu de carrière, se réinventer un nouveau destin. Il les a choisis dans les domaines les plus divers (beaux-arts, littérature, politique et sciences) et a retenu les noms suivants : Michel-Ange (1475-1564), Newton (1642-1727), Voltaire (1694-1778), Franklin (1706-1790), Hugo (1802-1885), Verdi (1813-1901), la Reine Victoria (1819-1901), Tolstoï (1828-1910), Monet (1840-1926), Freud (1856-1939), Picasso (1881-1973) et Mandela (1918-2013).
LangueFrançais
Date de sortie20 mai 2015
ISBN9791029002892
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    Aperçu du livre

    Les génies au long cours - Jean Rivière

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    Les génies au long cours

    Jean Rivière

    Les génies au long cours

    De Michel-Ange à Mandela

    Les Éditions Chapitre.com

    123, boulevard de Grenelle 75015 Paris

    Du même auteur

    W. D. Howells, pionnier et coordinateur du mouvement réaliste américain (1837-1920) Lille : Atelier des publications des thèses, 1972

    Le monde des affaires aux Etats-Unis Paris : Armand Colin, 1973

    Les Etats-Unis à l’horizon de la troisième révolution industrielle

    Presses universitaires de Nancy, 1986

    Le système économique américain : emprise et entreprise

    Presses universitaires de Nancy, 1988. Seconde édition en 1991

    Enfance suspendue, jeunesse confisquée Paris : Editions Thélès, 2007

    Mondes en mutation dans un système en crise Paris : L’Harmattan, 2011

    © Les Éditions Chapitre.com, 2015

    ISBN : 979-10-290028-9-2

    Sommaire

    Sommaire

    Entrée en lice

    Michel-Ange (1475-1564) ou le phare de la Renaissance

    Interlude I

    Isaac Newton (1642-1727) ou le mouvement universel

    Voltaire (1694-1778) rebelle à tous les pouvoirs

    Benjamin Franklin, héraut des deux mondes (1706-1790)

    Interlude II

    Victor Hugo (1802-1885) ou le verbe indigné

    Giuseppe Verdi (1813-1901) ou une vie d’opéras

    La Reine Victoria (1819-1901) ou les aléas de la puissance

    Léon Tolstoï (1828-1910) ou peut­on changer sa (la) vie ?

    Interlude III

    Claude Monet (1840-1926) ou l’Impressionnisme pleinement assumé

    Sigmund Freud (1856-1939) : une ville, une vie, une voie nouvelle

    Pablo Picasso (1881-1973) ou la somme réinventée de l’art universel

    Nelson Mandela (1918-2013) ou un destin africain exemplaire

    Envoi

    Table des matières

    1

    Entrée en lice

    Les démographes ont remarqué depuis plusieurs années que les octogénaires et les nonagénaires constituent aujourd’hui une génération à eux seuls. Leurs effectifs, en nombre et en proportion, ne feront que s’élargir au fil des ans dans un contexte où, souvent en Europe, la faible natalité n’arrive pas à remplacer la population existante. Ils étaient autrefois des patriarches : à peine quelques unités sur cent naissances enregistrées. Enfant en 1939, je n’ai connu que des dames octogénaires. Aucun homme pour moi donc dans ce groupe

    La conscience de ce phénomène et l’idée de l’appliquer à l’étude des grands génies me sont venues au cours d’une visite à l’exposition Claude Monet dans les galeries du Grand Palais en 2009-2010. Partant des premiers tableaux de Monet dans la droite ligne de Charles-François Daubigny et de l’école de Barbizon, on aboutissait en fin de parcours à la féerie des Nymphéas. A supposer que Monet soit mort avant 50 ans, nous n’aurions eu ni les tableaux londoniens, ni les Cathédrales de Rouen, ni les Nymphéas.

    A une époque où, jusqu’au 20e siècle, l’espérance de vie était inférieure à 50 ans, les génies octogénaires avaient une double carrière : un apprentissage d’environ vingt ans, une première carrière jusqu’à 50 ans et une seconde jusqu’à 80 ans, cette seconde chance n’étant accordée qu’à une infime minorité. Certes tous les octogénaires (artistes, savants, écrivains, hommes politiques) n’ont pas eu une seconde carrière : beaucoup ont persévéré dans l’accomplissement médiocre ou accompli de leur premier élan. Nous ne retiendrons donc ici que ceux qui ont eu une double carrière, s’y sont consacrés jusqu’au bout et ont été un modèle pour les générations futures.

    Beaucoup d’octogénaires au talent accompli dans leur art ou leurs diverses activités n’ont pas renouvelé ou bouleversé les idées et les pratiques de leur époque ou légué un message original qui s’est perpétué après eux. Je citerai par exemple quelques peintres. Lucas Cranach l’Ancien (1472-1553) excelle dans tous les genres : tableaux mythologiques et religieux, portraits (celui de Luther est le plus célèbre) et gravures. Il demeure partout un excellent professionnel, mais pas un créateur audacieux. Jean-Simon Chardin (1699-1779) vit dans toutes les mémoires par son Benedicite et son Enfant au toton, même si La Raie de sa période finale demeure un chef-d’œuvre de la nature morte. Elisabeth Vigée-Lebrun (1755-1842) reste dans un registre apaisé et flatteur pour peindre la haute société de son temps.

    Parmi les musiciens, je citerai le cas de Georg-Philipp Telemann (1681-1767) qui brilla dans tous les genres (opéras, musique instrumentale religieuse et profane) mais ne laissa ni postérité, ni enthousiasme chez ses auditeurs. Camille Saint-Saëns (1835-1921) nous charme toujours pas sa perfection formelle s’opposant aux envolées allemandes et italiennes : sa Danse Macabre, son Carnaval des animaux et son Samson et Dalila resteront au répertoire des professionnels et à l’appréciation du grand public, mais ce compositeur n’a pas fait bouger les lignes d’un classicisme enchanteur, certes, mais peu innovant.

    Si mon choix visait uniquement la longévité, je choisirais la carrière du quasi-centenaire Bernard Le Bovier de Fontenelle (1657-1757), neveu de Corneille, dont les Entretiens sur la pluralité des mondes mit la science nouvelle à la portée des classes supérieures : il demeure un vulgarisateur audacieux par les défis qu’il porte à l’ordre établi et surtout par la façon dont il avait décelé les avancées de Newton par rapport à Descartes.

    Les génies fulgurants

    Une objection que l’on peut faire à ma liste des génies octogénaires est qu’il n’est nul besoin d’avoir vécu 80 ans ou plus pour laisser une trace durable dans l’histoire de l’humanité. Les génies qui ont vécu « peu d’années suivies d’une longue mémoire », sort promis à Achille dans l’Iphigénie de Racine, sont légion. On peut parler ici d’un phénomène de fulgurance. J’en citerai de nombreux exemples pour bien situer ce phénomène et ne choisirai que des génies authentiques morts avant 40 ans.

    De la liste des génies musicaux éclate un véritable feu d’artifice où domine Mozart (1756-1791) auquel spontanément professionnels et amateurs donnent une place éminente dans le panthéon de la musique. Milos Forman dans son film Amadeus nous montre le désespoir de Salieri de ne pouvoir reproduire le phrasé inimitable de la musique du maître de Salzburg. Bellini (1801-1835) s’exprime tout entier dans sa Norma dont la cavatine, Casta Diva, chantée par la Norma elle-même est une des plus belles expressions lyriques de tout le répertoire du grand opéra. Pour Georges Bizet (1838-1875), son opéra Carmen est le plus joué au monde. Franz Schubert (1797-1828) a légué au répertoire universel son Roi des aulnes, sa Truite et sa Rose de bruyère. On pourrait en dire autant d’Un Américain à Paris, Rhapsody in blue et Porgy and Bess de George Gershwin (1898-1937).

    Quant à la littérature, je dois me contenter de donner une courte liste : les écrivains morts avant 40 ans sont légion partout. En France, François Villon (1431-1463) et Joachim Du Bellay (1522-1560) ouvrent la marche. André Chénier (1762-1794) doit à son sort tragique d’y figurer. Au 19e siècle, Arthur Rimbaud (1854-1891) et Lautréamont (1846-1870) mènent la colonne des poètes maudits. Le premier signa son « Dormeur du val » à 16 ans et « mourut à la littérature » à 22 ans. Au 20e siècle Raymond Radiguet (1903-1923) reste l’inoubliable auteur du Diable au corps et du Bal du comte d’Orgel. Le météore Boris Vian (1920-1959), ingénieur de formation, poète, dramaturge et parolier, a secoué et fait trembler le monde littéraire. Souvenir personnel : appelé en Algérie, un musulman, partisan du FLN, m’a fait écouter chez lui une chanson de Boris Vian, interdite à l’époque : Le déserteur, interprétée par Mouloudji.

    Chez les Anglais, je citerai d’abord Robert Burns (1759-1796) dont le poème « For auld lang syne »est devenu le « Ce n’est qu’un au revoir » universellement connu et chanté. Le trio romantique John Keats (1795-1821), P. B Shelley (1792-1822) et Lord Byron (1788-1824) a disparu en trois ans en Italie et en Grèce. Chez les Américains, Stephen Crane (1871-1900) a vu son œuvre The Red badge of Courage devenir sous la forme d’un film de John Huston, une œuvre majeure dans la littérature sur la guerre. Le chef-d’œuvre de Frank Norris (1870-1902) McTeague fut adapté au cinéma sous le titre de Greed, la grande œuvre flamboyante, mais maudite, d’Eric von Stroheim. Le romancier Thomas Wolfe (1900-1938) s’est fait un critique étonnamment acerbe de sa patrie.

    Et puis, à lui seul, Alexandre Pouchkine (1799-1837) est sans doute le cas le plus emblématique. Tombé dans le piège d’un duel absurde, il demeure près de 180 ans après sa mort le plus fleuri de tous les écrivains russes et même le plus présent dans la vie des tous les jours du Russe moyen. Ses Boris Goudounov, Eugène Onéguine et Dame de pique restent inscrits à jamais au patrimoine mondial de la littérature et/ou de la musique universelles. Fauché en pleine gloire, il est devenu depuis un mythe inaccessible à l’usure du temps et à l’épreuve des bouleversements inouïs qu’a subis sa patrie.

    La peinture abonde en génies fulgurants et je me contenterai de citer ceux qui ont le plus marqué leur époque. Masaccio (1401-1428) avec son Adam et Eve chassés du paradis nous fait découvrir la force et l’harmonie des corps et de leurs muscles après un millénaire où on les avait systématiquement cachés. Raphaël (1483-1520) allie harmonie des lignes et chatoiement des couleurs pour nous livrer d’inoubliables Vierges à l’Enfant débordant de vie et de grâce, de grandes fresques symboliques de la Renaissance, comme L’Ecole d’Athènes et des putti (angelots) à faire damner un saint. Le Caravage (1571-1610) sait jouer de toutes les subtilités de l’ombre et de la lumière pour rendre réels les sujets profanes et religieux.

    Pour Antoine Watteau (1684-1721), je laisse à Baudelaire dans son poème « Les Phares » le soin de le présenter :

    Watteau, ce carnaval où bien des cœurs illustres,

    Comme les papillons, errent en flamboyant,

    Décors frais et légers éclairés par des lustres

    Qui versent la folie à ce bal tournoyant.

    Richard Bonington (1802-1828), voyageur intrépide de l’Angleterre à l’Italie, élève de Gros et ami de Delacroix, fait frémir vents et marées dans des paysages terrestres et marins, tout en subtiles couleurs et au dessin limpide. Théodore Géricault (1791-1824) ne se résume pas au Radeau de la Méduse car il a su tout autant sonder les tréfonds d’un esprit à la dérive comme dans La folle que faire sentir la fougue de la nature animale dans des tableaux où des cavaliers cherchent à dompter leur monture. Seurat (1859-1891) eut le temps au cours de sa brève existence de déconstruire, sans le détruire, l’impressionnisme de Monet avant de le reconstruire scientifiquement, à sa manière. Vincent Van Gogh (1853-1890) restera l’archétype du peintre maudit qui n’a vendu qu’un tableau au cours de sa brève carrière, mais dont l’œuvre entier fait entrer dans l’art la vibration de la lumière et l’intensité de formes déconstruites suivant une harmonie des couleurs qui lui est propre. Il lèguera aux fauves et aux expressionnistes une chaleur sans pareille ainsi que des couleurs et des formes délibérément anormales. Antonin Artaud parle à son sujet dans son livre Van Gogh, le suicidé de la société de son « pinceau en ébriété ». Henri de Toulouse-Lautrec (1864-1901) est un dessinateur aux traits fulgurants qui est le père sans conteste de l’affiche moderne, fondée en grande partie sur le contraste des couleurs et le trait acéré du dessinateur. Tous ces génies authentiques sont donc morts avant 40 ans et forment un florilège de la culture universelle dans le domaine de la peinture. Ils restent aussi des modèles inoubliables, mais ils n’ont pas été à proprement parler des maîtres qui ont fait école. Ils arrivent armés de pied en cape pour réussir individuellement, souvent de façon éblouissante, mais la brièveté de leur vie ne leur a pas laissé le temps du suivi ou de la métamorphose qui est la marque des génies mûris par l’expérience.

    Pour la fulgurance du génie en science, je citerai d’abord le cas de Blaise Pascal (1623-1662). Ses expériences sur l’équilibre des liquides et la pesanteur de l’air en font un pionnier de la physique moderne. Il inventa une machine à calculer et fut un précurseur dans le domaine du calcul des probabilités. Il se fit aussi le critique virulent de la casuistique jésuite dans Les Provinciales et analysa avec finesse les comportements humains et les problèmes d’apologétique religieuse dans ses Pensées. Le cas d’Evariste Galois (1811-1832) est encore plus fulgurant lui qui, à la veille d’un duel qui lui fut fatal, rédigea une lettre dans laquelle il exposait ses idées sur le rôle des groupes dans la résolution des équations algébriques, enjoignant aux mathématiciens de son époque de poursuivre son œuvre  inachevée.

    Quant à la fulgurance géostratégique, personne ne peut mieux la personnifier qu’Alexandre le Grand (356-323 avant JC). Elève d’Aristote, il soumit définitivement la patrie de son maître, la Grèce, puis en quelques années, l’Asie mineure, le Proche-Orient et l’Egypte. S’engageant au-delà de l’Euphrate et du Tigre, il bat définitivement les Perses et pousse avec une armée épuisée jusqu’à l’Indus. Ainsi était-il devenu le maître de tous les territoires où s’étaient déployées les grandes civilisations de l’Antiquité. Le Grec Plutarque au Ier siècle après JC lui rendit un vibrant hommage dans ses Vies parallèles en mettant en contraste son destin avec celui de Jules César. De la Renaissance à la Révolution française, les Vies parallèles furent le plus lu de tous les ouvrages des auteurs de l’Antiquité grâce à la traduction du grec en français de l’humaniste Jacques Amyot.

    Le roi de Suède Gustave Adolphe (1594-1632), autre génie militaire fulgurant, permit par ses victoires et sa science diplomatique et stratégique d’établir un pouvoir sans partage de son pays sur le mer Baltique, en exerçant son imperium sur l’Allemagne de l’Est, la Pologne et les Etats baltes. Seule la bataille de Poltava, perdue par Charles XII en 1712 contre les troupes russes, conduisit à un affaiblissement durable de la puissance suédoise, mais cette nation conserva sa souveraineté sur la Finlande jusqu’en 1809 et sur la Norvège jusqu’en 1906.

    Les génies accomplis

    Ils entrent dans une seconde catégorie comprenant les génies qui, dans tous les domaines, ont accédé à l’excellence, sans avoir souvent loin de là atteint l’âge de 80 ans. Ils représentent un accomplissement exceptionnel, voire unique. Ils sont pour tous des modèles d’excellence. Je placerai parmi eux ceux que l’on peut considérer comme les maîtres incontestés de la littérature universelle : Dante (1265-1321) pour l’Italie, Cervantès (1547-1616) pour l’Espagne, Shakespeare (1564-1616) pour l’Angleterre et Molière (1622-1673) pour la France.

    Dante est à lui seul une synthèse et un aboutissement des traits essentiels de la culture médiévale. Elle repose d’abord pour lui sur le culte de l’amour de plus en plus désincarné, mais qui n’est pas moins intense, après la mort de Béatrice Portinari. Elle lui inspira une autobiographie spirituelle La Vita nuova : les poèmes y sont entremêlés de commentaires en prose où s’insèrent des messages prophétiques. Dans La Divine Comédie, les cercles de l’Enfer, la montagne du Purgatoire et les ciels du Paradis scandent une montée de Dante et de Béatrice vers le Sinaï de la demeure de Dieu où ils parviennent et où ils rencontrent les grands personnages bibliques et Saint Augustin.

    Cervantès nous fait prendre conscience des contradictions de la vie dans une nation qui a perdu son assise féodale pour se fondre dans un empire qui croule sous l’or du Nouveau Monde, résiste aux Turcs et aux « gueux » des Provinces-Unies, en épuisant ce qui lui reste de sa substance vive. Don Quichotte demeure pour nous la narration du destin d’un héros dépassé par les événements, comme dans les romans d’apprentissage : récit étonnamment moderne puisqu’il substitue au déroulement glorieux de l’intrigue dans les romans de chevalerie les échecs successifs dont son héros sait tirer les leçons. La réussite personnelle est de savoir faire face à un monde qui se délite et où les leurres (moulins à vent) vous attendent à toutes les étapes d’une vie tourmentée et d’un destin incertain.

    Il n’existe pour aucun écrivain, sauf Shakespeare, un fossé aussi grand entre un destin banal d’acteur, de directeur de théâtre et de bon père de famille et une œuvre exceptionnelle que beaucoup, à juste titre, considèrent comme la plus remarquable de toute l’histoire de la littérature universelle. Sans vouloir énumérer toutes ses œuvres, on peut dire qu’il est passé chronologiquement d’une première période contrastée entre fresques historiques et comédies légères, à une seconde incluant les grande tragédies (Hamlet, Macbeth, Othello entre autres) et à une troisième autour d’un cycle féerique qui se termine avec La Tempête. Le monde de Shakespeare est celui de la terreur et de la passion, du malentendu et du quiproquo, de la fantaisie et de l’évasion. La retraite du barde six ans avant sa mort en 1616 peut s’interpréter comme le sentiment d’avoir accompli son rêve ou la conscience de ne pas avoir pu dégager la signification ultime de son œuvre. L’angoisse et le plaisir se mêlent inextricablement dans la vie de ce « pauvre acteur qui se pavane et frétille une heure sur la scène avant qu’on n’en entende plus parler. » (Macbeth).

    Molière, c’est une vie au théâtre (où il meurt) et pour le théâtre. Sa scène est devenue tout simplement le Français ou La maison de Molière. On peut réduire l’apport de Molière à l’adage antique d’une comédie qui cherchait à corriger les moeurs par le rire, mais c’est dans les écarts les plus monstrueux entre la norme et la réalité de la condition humaine que réside son génie : Tartuffe, Harpagon, Alceste, Dom Juan, Monsieur Jourdain, Argan son autant de héros de l’extrême dont la fin heureuse, traditionnelle dans la comédie, n’est pas toujours au rendez-vous : ainsi d’Alceste et de Dom Juan. Le théâtre de Molière, dans ce qu’il a de plus profond, nous présente des êtres dénaturés qui ne retrouvent pas nécessairement la raison : ainsi d’Harpagon allant retrouver sa chère cassette à la fin de L’Avare. Dans un monde où les femmes doivent arracher le droit de s’instruire et de se marier à leur guise et où les bourgeois vivent chaque jour la contradiction entre leur réussite financière et leur médiocre statut social, Molière n’est ni un réformateur, ni un précurseur des Lumières, mais un humaniste lucide qui nous fait entrer dans les contradictions de son siècle.

    Remarque importante : ces quatre génies ont réalisé leurs chefs-d’œuvre à une époque où la langue de leur pays se stabilisait. Il subsiste donc peu d’archaïsmes dans leurs écrits, accessibles à tout public cultivé.

    A ces quatre écrivains géniaux, j’ajouterai trois génies accomplis dans d’autres domaines : le musicien Jean-Sébastien Bach (1685-1750), le peintre William Turner (1775-1851) et le savant Louis Pasteur (1822-1895).

    Bach a été le plus accompli des grands compositeurs du Siècle des Lumières : musicien d’église aussi bien du côté catholique que protestant avec ses cantates, ses oratorios, ses messes, ses motets et ses chorals, il est aussi le grand maître profane des Concertos brandebourgeois. Il hérite des Italiens l’harmonie de ses sonates et de ses concertos et des Français son goût pour le divertissement et l’ornementation. Beethoven, Mendelssohn, Schumann, Honegger et Stravinsky ont profité de ses leçons.

    William Turner est reconnu unanimement comme le précurseur de l’impressionnisme. Certes, il s’inspire comme paysagiste des leçons de Claude Lorrain. Mais, alors que le séjour en Italie a inspiré aux autres peintres, y compris Corot, des tableaux classiques dans la tradition romaine, lui, en revient impressionniste avant la lettre et ses tableaux évoluent, au fil des ans et des œuvres, dans le sens d’une dématérialisation du sujet observé et d’une palette originale qui s’inspire des états et des métamorphoses de la lumière. Il ne restera aux Impressionnistes qu’à le suivre ou à le recréer : Whistler et Monet en sont les insignes continuateurs.

    Louis Pasteur va donner le coup mortel décisif à la théorie de la génération spontanée par ses études entre 1857 et 1863 sur les fermentations alcoolique, lactique et butyrique. Ces travaux l’amènent à mettre au point une méthode de conservation des aliments qui porte son nom : la pasteurisation. Il arriva à convaincre le monde médical que des micro-organismes sont à l’origine des maladies contagieuses et des infections en chirurgie. Sa découverte d’un vaccin contre la rage a contribué à sa renommée universelle. L’Institut Pasteur, son enfant, a servi de modèle partout dans le monde et a été à l’origine de la découverte du virus du sida.

    Les génies accomplis sont donc des esprits exceptionnels ayant travaillé dans les domaines les plus divers et qui ont réalisé des œuvres ou concouru à des découvertes qui ont enrichi de façon décisive la culture universelle et la science la plus exigeante.

    Je ne prétends à nulle exhaustivité et j’aurais pu inclure parmi eux Léonard de Vinci (1452-1519), Balzac (1799-1850), Dickens (1812-1870), Renoir (1841-1919), Charles Darwin (1809-1882), Einstein (1879-1955), Marie Curie (1867-1934) ou Franklin D. Roosevelt (1882-1945). L’évidence de leur génie saute aux yeux de ceux qui se sont familiarisés avec leurs œuvres, leurs découvertes ou leurs réalisations.

    Les génies au long cours

    A côté des génies fulgurants et accomplis, j’inclus une nouvelle catégorie dont je me propose de faire le sujet de cette étude : les génies au long cours. Ils ont été à la fois des précurseurs reconnus et des modèles pour les générations futures dans les différents domaines où ils ont excellé. Je me suis tenu à l’âge de 80 ans révolus : ainsi De Gaulle (1890-1970) a manqué le coche de quelques jours, mais dura lex, sed lex. Une dérogation ouvrirait la voie à toutes les dérives.

    Je me suis tenu au chiffre de douze personnalités, assez large pour inclure tous les aspects de vie culturelle, politique et scientifique et assez restreint pour ne pas sombrer dans le catalogue. Voici donc la liste retenue par ordre chronologique de naissance :

    Michel-Ange (1475-1564)

    Isaac Newton (1642-1727)

    Voltaire (1694-1778)

    Benjamin Franklin (1706-1790)

    Victor Hugo (1802-1885)

    Giuseppe Verdi (1813-1901)

    La Reine Victoria (1819-1901)

    Léon Tolstoï (1828-1910)

    Claude Monet (1840-1926)

    Sigmund Freud (1856-1939)

    Pablo Picasso (1881-1973)

    Nelson Mandela (1918-2013)

    Les douze génies représentent tous les arts plastiques (certains plusieurs) :

    Peinture : Michel-Ange, Monet et Picasso

    Sculpture : Michel-Ange et Picasso

    Architecture : Michel-Ange

    La musique est représentée par Verdi, la littérature par Voltaire, Hugo et Tolstoï, le pouvoir politique par la Reine Victoria et Nelson Mandela, mais aussi Voltaire, Hugo et Franklin, les sciences et la médecine par Newton, Franklin et Freud.

    Les différentes nationalités s’équilibrent : deux Italiens (Michel-Ange et Verdi), trois Français (Voltaire, Hugo et Monet), un Américain (Franklin), un Sud-Africain (Nelson Mandela), un Russe (Tolstoï), un Espagnol (Picasso), deux Britanniques (Newton et la Reine Victoria) et un Autrichien (Freud).

    J’ai eu moi-même une triple formation de linguiste, de littéraire et d’historien : je ne prétends pas à la compétence universelle, mais je tâcherai de juger en humaniste et en toute impartialité ces génies si divers que je ne manquerai pas de replacer précisément dans leur époque sans en faire jamais des idoles intouchables.

    Quelles sont les raisons de mes choix ?

    Michel-Ange se situe dans une époque charnière entre une Renaissance florentine et un mouvement qui s’étendra à l’ensemble de l’Europe. La diversité de ses talents est sans pareille : dessinateur, sculpteur, peintre, architecte, urbaniste et poète. Son legs à la civilisation européenne jusqu’au 18e siècle est sans égal.

    Isaac Newton est à l’origine de la science moderne à partir des travaux de Copernic, Galilée, Kepler et Huygens. Sa découverte de la gravitation universelle nous a fait complètement changer la vision de l’espace où nous vivions. Il consacra la seconde partie de sa vie à réformer en profondeur le système monétaire britannique.

    Voltaire est un défi perpétuel aux puissants par sa verve, son audace et son sens de la justice et par sa mise en cause des « vérités » et des institutions les mieux établies.

    Franklin est le double inventeur de la physique appliquée et d’une nation, les Etats-Unis, dont il a puissamment contribué à la naissance.

    Hugo est le verbe indigné dans toute sa puissance et son efficacité dans une œuvre lyrique, épique, théâtrale et romanesque qui met à nu les défauts inhérents à notre civilisation et toutes les injustices individuelles et collectives

    Verdi marque l’apogée de l’opéra italien et du bel canto, empruntant ses sujets très largement à Hugo et Shakespeare, tout en se faisant le promoteur de l’unité italienne.

    Victoria est à la tête du plus grand empire du monde et a vécu l’apogée de la puissance britannique et tous les aléas d’une gloire bien établie, puis contestée.

    Tolstoï a su produire des chefs-d’œuvre où se mêlent intimement destinée collective et vie intime et a sans cesse tenté de mettre son existence en accord avec ses principes.

    Monet a vu de son vivant et a contribué à promouvoir la plus grande métamorphose picturale depuis la Renaissance, nous forçant à voir sans cesse au-delà des apparences.

    Freud nous a montré que nous ne savions pas qui nous étions véritablement et que nous ne pouvions nous retrouver qu’en nous reconnectant avec nos plus intimes pulsions.

    Picasso, génial peintre classique comme il nous l’a montré dans sa jeunesse, a su déconstruire notre monde pour le rebâtir, toujours provisoirement, suivant ses impulsions et les leçons des maîtres de tous les temps et en changer le sens ou le sujet en quelques coups de crayon, de pinceau ou de ciseau.

    La vie de Nelson Mandela a constitué le plus cinglant démenti à ceux qui voyaient dans les Africains des êtres incapables d envergure politique, de lucidité et de sens du compromis.

    2

    Michel-Ange (1475-1564) ou le phare de la Renaissance

    Cette fonction de phare tenue par un artiste que l’on peut considérer comme un prodige dans les quatre arts, dessin, sculpture, peinture et architecture, Baudelaire dans son poème « Les Phares » a su en dégager l’essentiel :

    Michel-Ange, lieu vague où l’on voit des Hercules

    Se mêler à des Christs et se lever tout droits

    Des fantômes puissants qui dans les crépuscules

    Déchirent leur suaire en étirant leurs doigts

    A Florence, où Laurent le Magnifique exerce son pouvoir de 1469 à 1492, se met en place un mécénat éclairé dans une cité qui, depuis le début du quattrocento, a vu se succéder les génies les plus merveilleux en peinture (Masaccio, Fra Angelico, Verrocchio, Piero della Francesca, Fra Filippo Lippi, Uccello, Botticelli, Ghirlandaio, entre autres) et en sculpture où dominent les figures de Donatello et de Luca della Robbia. Période bénie que cet interlude de 23 ans où Laurent exerce le pouvoir, car les bouleversements en Europe et à Florence même vont amener une transformation systémique du monde d’alors, telle qu’on n’en avait pas vue depuis la fin de l’Empire romain d’Occident au 5e siècle. C’est à juste tire que les historiens font débuter l’époque moderne à la Renaissance.

    En 1453, la bataille de Castillon met fin à la guerre de Cent Ans et consolide les monarchies anglaise (après la fin de la guerre des Deux Roses) et française (après l’élimination de Charles le Téméraire). Charles VIII, Louis XII et François 1er seront attirés par l’eldorado italien, n’y renonçant quasi définitivement qu’après la défaite de Pavie en 1526. Entre temps, les ambitions de Charles-Quint se sont précisées et Allemands et Espagnols resteront présents, par des liens familiaux et dynastiques dans toute l’Italie jusqu’à la fin du 18e siècle, n’accordant qu’un minuscule Etat au Duché de Savoie et laissant se déliter la puissance de Venise et de Gênes.

    La prise de Constantinople

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