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Les Arches de Walse
Les Arches de Walse
Les Arches de Walse
Livre électronique647 pages9 heures

Les Arches de Walse

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À propos de ce livre électronique

Sur Walse, Bérellins et Moans vivent ensemble, leur population soudée autour de trois grandes Cités. Au fil des années, leur société commune s’est développée grâce à l’extraction des précieuses navilithes, roches chargées en une énergie très convoitée. Mais les tensions s’accumulent et l’étau de l’histoire se resserre autour d’un monde en souffrance.
Sérine, jeune Bérelline de la Cité d’Orkhamir, entreprend un nouveau voyage en quête de vérité. Sa route croisera le destin d’une Moan en fuite, d’un ancien mineur et d’une Entité vagabonde, à travers les paysages de Walse et les drames qui se jouent à sa surface.
Depuis l’obscurité des Forêts fossiles aux glaces des Monts Siekter, des ruines d’un temps perdu à l’immensité des plaines de l’Est, le monde de Walse s’apprête à livrer tous ses secrets.
LangueFrançais
Date de sortie12 juin 2019
ISBN9782411000626
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    Aperçu du livre

    Les Arches de Walse - Caroline Duflot

    cover.jpg

    Les Arches de Walse

    Caroline Duflot

    Les Arches de Walse

    LEN

    126, rue du Landy 93400 St Ouen

    Direction Littéraire : Wilfried N'Sondé.

    L’illustration de la couverture a été réalisée par Anna Lakisova.

    La carte de Walse en page 9 a été dessinée par Laura Pigeon.

    © LEN, 2019

    ISBN : 978-2-411-00062-6

    Walse… un petit monde perdu dans un univers de semblables…

    Une colonie abandonnée par les siens…

    Deux civilisations vivant en symbiose sur une terre fertile…

    Un vaste océan flottant dans le ciel…

    De splendides vaisseaux, seuls donnant accès aux étoiles…

    Depuis quand les Forêts ont-elles cessé de vivre ?

    Quand les Chanteurs se sont-ils tus pour l’éternité ?

    Pourquoi les Sages, des étoiles se sont-ils rapprochés ?

    Que recèlent ces Terres désertes, interdites à toute vie ?

    Prologue

    Le feu crépitant illumine les visages silencieux. Sa lumière étend de longues ombres derrière chacun de nous, des ombres qui dansent doucement avec le lent mouvement des flammes. Autour du groupe, la nuit noire ne permet plus d’apercevoir ni les courbes des collines, ni l’horizon au-delà de l’immense plaine verdoyante qui nous entoure. Seule se laisse deviner la silhouette impressionnante de l’Aérien qui flotte doucement à une vingtaine de mètres, arrimé au sol par de solides cordes et de robustes pieux ancrés dans la terre. Son bois craque en produisant un doux ronronnement, et sa coque se balance et flotte dans la brise. Ses voiles sont repliées, uniques touches claires au sommet des mâts.

    Tous nous sommes là, assis autour du feu. L’un le fixe d’un regard vide, une autre dessine de lents cercles avec une de ses serres dans le sol meuble, et un troisième a ses yeux fixés sur la pâle lueur verte de la lune au lever. À mes côtés, mon amie observe sa lame avec attention, la faisant tourner lentement sur sa pointe et admirant le reflet des flammes sur sa surface métallique. Et moi, je regarde chacun d’entre eux. Tout s’est passé si vite ces derniers mois, suite à ma traversée de l’océan. Ma rencontre avec la Bérelline et sa compagne Moan, l’obscurité des Grandes Mines, les glaces éternelles, les déserts épineux, les grandes plaines de l’Est… Tant de paysages, de rencontres. Bientôt, toute cette grande aventure sera terminée. Ce monde reprendra le cours de son histoire, plus serein et plus vivant, et moi, je reprendrai ma route. Leur avenir ne sera bientôt plus le mien. Je ne suis qu’un élément de traverse dans cette histoire.

    Je ne crois pas être la seule à me douter de ce qu’il risque de se produire. J’espère seulement… que nous n’avons pas fait le mauvais choix. Mais je ne crois pas. Les Entités sont de curieuses créatures… Une énergie éternelle… qui favorise la vie. Nous réussirons.

    Mais profitons encore de ce dernier moment passé ensemble. D’un léger soupir, je me couche sur le côté et abaisse ma tête jusqu’au sol. Rien que le crépitement du feu et le vent dans les herbes. La lumière de la lune. Et l’Océan au-dessus de nous. Une main vient se poser sur ma joue et descend jusqu’à mon épaule. Profiter encore de ce moment… Je ferme les yeux et me laisse doucement emporter par le sommeil.

    Chapitre 1 : Souvenirs fossiles

    « Les plaines inondées d’Armenor sont vivement déconseillées à tout voyageur ce mois-ci, d’importantes précipitations ont enfoui les terres sous cinq mètres d’eau…

    Les champs de Meneri subissent une nouvelle vague de sécheresse, ce qui sera probablement dommageable pour les récoltes de cette année. Les récoltes fruitières devraient quant à elles être avancées de plusieurs semaines…

    Le Nova, premier modèle de la troisième génération d’Aérien, a pris son envol aujourd’hui depuis la cité d’Orkhamir. Premier à être doté de la technologie N3, il devrait devenir le cargo majoritaire dans les années à venir. Sa construction n’aurait pas été possible sans les talents de l’architecte Alsid et la capacité de production des Grandes Mines de Myste ouvertes il y a cinq ans…

    La cité de Laminas prospecte actuellement dans les Montagnes Bleues de Siekter dans le but d’ouvrir une nouvelle mine. Cela sera un formidable… »

     « Ça suffit comme ça » se murmura Sérine en enroulant le rouleau d’information. Elle prit la chope fumante qui se tenait sur la table et y trempa les lèvres. Elle avala quelques gorgées de la boisson aux herbes poivrées qu’elle avait commandée. Cela piquait un peu la gorge, mais il n’y avait rien de tel pour se réveiller le matin.

    Un grand Moan de couleur sombre s’approcha d’elle :

    « Bonjour, mon capitaine, dit-il d’une voix enjouée.

    – Je t’ai déjà dit de ne pas m’appeler comme ça, Perse, répondit Sérine en lui souriant.

    – Pardon, mon général.

    – Tu ne changeras jamais, soupira-t-elle en s’étirant longuement.

    – Quoi de beau comme nouvelles cette semaine ? s’enquit-il en baissant ses grands yeux vers le rouleau de papier.

    – Rien de passionnant. Orkhamir est toujours à se vanter de ses nouvelles mines.

    – On peut les comprendre… grogna Perse de sa voix rauque. Ils gagnent des points en termes économiques, en faisant perdre son monopole à Meneri…

    – Grand bien leur fasse. » fit Sérine d’un ton neutre.

    Elle avala les dernières gorgées de son breuvage et reposa la chope sur la table. Torchon à la main, le Moan frotta machinalement le dossier de la chaise qui faisait face à Sérine. Cette dernière s’apprêta à se lever.

    « Tu pars donc aujourd’hui de notre petit village, tu n’as pas changé d’avis ? demanda Perse.

    – Oui, je m’en vais. Je dois reprendre ma route, tu sais bien.

    – J’aurais espéré que tu me tiennes compagnie encore quelques jours.

    – J’aime beaucoup ton auberge, mais le devoir m’appelle, répondit-elle avec un regard entendu.

    – Toi non plus, tu ne changeras jamais. Toujours à courir par monts et par vaux. Je ne te retiens pas. »

    Il s’affaira aussitôt à débarrasser la table de sa cliente. Sérine observa les serres de l’hôtelier s’emparer de sa chope et essuyer rapidement sa table en bois massif usée par le temps. Les longues plumes aux teintes bleu-gris et rouge sang parant ses bras étaient maculées d’un brun forestier. L’âge les faisait chatoyer de toute une diversité de couleurs qui se fondaient et se mélangeaient entre elles.

    « C’est moi où tu commences à faire des plumes blanches ? le taquina Sérine.

    – Ne m’en parle pas, ça me donne un sacré coup de vieux. Tu verras dans quelques années, tu seras comme moi, rétorqua-t-il.

    – J’ai encore un peu de temps devant moi.

    – Eh bien, profites-en. Un jour, tu verras tes premiers cheveux blancs, et tu auras envie de te poser quelque part… pourquoi pas dans le village de ce bon vieux Perse, hein ? »

    Sérine lui sourit et lui tapota le bras tendrement. Il lui rendit son sourire et retourna à son comptoir.

    Sérine se leva et regarda autour d’elle. Pas grand-monde dans l’auberge, les clients l’avaient déjà tous quittée. Au-dehors, des bruits de voix indiquaient que le village de Tersime avait repris vie après la nuit. La salle principale de l’auberge dans laquelle elle se trouvait était typique des constructions Moan forestières. Elle était élaborée autour du tronc d’un immense arbre qui servait de pilier central à l’ensemble de la structure. Le long du tronc, de minces escaliers grimpaient vers les étages supérieurs où se trouvaient les chambres. Le bar et le salon étaient tout en bois brun, noir et beige, et parsemés de tables et de chaises. Leurs murs étaient tapissés d’étagères de bibelots ou de gravures, et de lampes à résine. La lumière orangée qu’elles projetaient s’associait à celle de l’âtre construit le long du mur circulaire externe. Çà et là, quelques herbes géantes poussaient là où le plancher n’avait sciemment pas été refermé. Leurs longues feuilles venaient caresser le plafond de la pièce, ajoutant une touche de couleur verte à l’ambiance feutrée.

    Sérine réajusta sa tunique de cuir et le fourreau de sa lame accroché à sa taille. Elle attrapa d’une main son arc et son carquois et repoussa sa chaise de l’autre main.

    Elle était une Bérelline, seule espèce humanoïde de ce monde. Une silhouette élancée, des cheveux sombres et épais, et une peau d’un brun cuivré uniforme.

    La Bérelline remonta le bord de ses hautes bottes usées par les voyages et noua ses cheveux dans son dos. Elle était prête à repartir. Son sac de voyage endossé, elle se tourna vers l’hôtelier.

    « Perse, il est temps pour moi de te dire au revoir.

    – Bon vent, ma petite, fais bien attention, et reviens vite me donner de tes nouvelles, fit-il en se retournant vers elle. Là où tu vas, les forêts ne sont plus depuis longtemps.

    – Je sèmerai alors des graines sur mon chemin. » répondit-elle à la formule de politesse.

    Sur ces mots, ils se saluèrent de la main et Sérine sortit dans l’air frais du petit matin. Devant elle, les arbres de la Forêt Fossile s’élevaient vers le ciel. Les énormes troncs sombres, morts depuis des centaines d’années, s’étaient grisés avec le temps. À leurs pieds, quelques dizaines de structures avaient été construites : des habitations et des ateliers d’artisans en bois, ou de simples abris de toile pour l’accueil des itinérants ou des différentes manifestations organisant la vie du village… Le sol forestier dépourvu de végétation s’étendait sous les arbres, ponctué de multiples taches et rais de lumière. Les hautes branches, dénuées de feuilles depuis bien longtemps, permettaient à la lumière de pénétrer jusqu’au sol, mais la pénombre restait constante dans ces bois. L’humidité du matin créait une ambiance embrumée où chaque rayon semblait transpercer l’air.

    Çà et là, Moans et Bérellins se croisaient et vaquaient à leurs occupations. Les uns partaient, outils à la main, cultiver leur lopin de terre, d’autres escaladaient le tronc de leur arbre-gîte pour évaluer le niveau des réserves d’eau douce accumulées et préservées au cœur des troncs, d’autres encore discutaient avec animation de la météo changeante et du dernier rouleau d’information apporté par les coursiers. À une centaine de mètres, un Bérellin ambulant vendait toutes sortes de tissus fabriqués à Orkhamir. Sur la gauche, la cheminée d’un artisan laissait échapper une épaisse fumée noire ponctuée d’étincelles brillantes qui s’élevaient rapidement et disparaissaient dans l’air.

    Sérine observa une belle Moan qui passait devant elle, tenant son enfant par la main. Dépassant nettement les deux mètres de haut, sa silhouette avienne était dotée d’une démarche lente et paisible. Deux solides et hautes jambes, couvertes d’un cuir épais et terminées par trois doigts aux serres épaisses – le troisième à l’opposé des deux premiers – supportaient un corps d’oiseau incliné vers l’avant. Au sommet d’un cou allongé, la tête était munie d’un bec court, arrondi sur sa partie supérieure et puissant, et de deux grands yeux bleus. Une courte queue dotait l’extrémité du corps, terminée par un faisceau de longues plumes colorées de jaune, de rouge et de turquoise. Les deux bras grêles étaient également pourvus de serres et portaient au niveau du coude de longues et élégantes plumes alaires, plus esthétiques que fonctionnelles. L’ensemble du corps, hormis les jambes et les avant-bras, était partiellement couvertde plumes. La peau d’un gris-bleu très sombre était souvent visible sous le plumage. Probablement originaire de la Forêt Fossile, cette jeune Moan portait de nombreuses plumes maculées d’un brun forestier qui brisait l’éclat de ses couleurs vives.

    Sérine resta quelques instants en haut des marches du perron, huma l’air frais de la forêt, et observa le village s’animer peu à peu à l’ombre des grands arbres.

    Mais elle ne put contempler la forêt envahie par la brume matinale très longtemps : une longue ombre provenant du sud s’avançait entre les troncs, masquant la lumière du soleil – une ombre si gigantesque que tout le village sombra un instant dans l’obscurité. Sérine leva la tête pour voir passer un énorme Aérien au-dessus d’eux, à une altitude très inhabituelle pour un engin de cette taille. La couleur argentée de sa figure de proue, la forme caractéristique de cette statue bérelline : il s’agissait sans conteste du Nova, le cargo dont la conception nouvelle avait souvent fait la une des rouleaux d’informations ces derniers temps. Des craquements secs indiquaient que sa coque frottait contre les branches des hautes cimes, et les branches les plus fragiles tombaient en pluie sur le village, accompagnées de filets d’eau froide. L’Aérien cherchait probablement à se poser en urgence. Mais il n’existait aucune aire d’accueil pour Aérien aux abords de ce village ! pensa Sérine.

    Un Moan s’indigna dans sa langue, mélange de sonorités claires, de claquements de bec et de mouvements de plume. Il indiqua à son entourage une clairière ensoleillée située à quelques centaines de mètres, seul terrain dégagé dans les environs, qui servait à la fois de terrain de jeu, de lieu de rencontre et de fête.

    Curieuse de comprendre ce qui pouvait pousser un Aérien flambant neuf à se poser en catastrophe dans une Forêt Fossile inhospitalière, Sérine emboîta le pas aux quelques villageois qui étaient partis vers la clairière, et qui se couvraient la tête de leurs bras pour éviter les branches se brisant au sol. Distancée par les grands pas des aviens, elle traversa les bois d’un pas rapide.

    Quand elle fut tout proche, elle entendit la clameur des passagers avant de voir le fantastique vaisseau. Après le dernier rideau d’arbres, elle apparut sur un terrain dégagé, pourvu d’un tapis de mousse et d’une herbe rase et jaunie. Au-dessus du sol, un navire portant deux hauts mâts flottait doucement. Sa coque rutilante comportait de multiples éraflures. La clairière était assez étroite et, en levant les yeux derrière l’Aérien, on pouvait remarquer le sillage du vaisseau dans la canopée au moment de son atterrissage forcé. Seul un léger ronronnement trahissait l’activité de l’engin qui lui permettait de rester statique dans l’air. De grandes quantités d’eau s’écoulaient encore le long de sa coque. Quelques ingénieurs étaient déjà descendus par une échelle de corde pour constater les dégâts, tandis que le pilote rassurait les personnes situées sur le pont.

    À leur vue, Sérine recula d’un pas pour rester dans l’ombre du sous-bois. Elle connaissait certains d’entre eux, puisqu’ils travaillaient à l’aérogare d’Orkhamir. Et les revoir, très peu pour elle. Elle se contenterait, pour une fois, d’observer la scène :

    « L’état de la coque ? demanda l’ingénieur supérieur.

    – Rien d’anormal, monsieur. L’atterrissage a été un peu brusque mais nous n’avons pas percuté d’arbre. Seulement quelques rayures mineures…

    – Bon sang, il fallait vraiment que ça arrive pendant le vol inaugural. J’ai la poisse ! pesta le premier sans vraiment écouter son subordonné.

    – Nous ne pouvions pas prévoir. Cette chose est venue du ciel comme un boulet de canon…

    – Cette chose a brisé le mât central au moment de l’émergence du Nova ! s’énerva le supérieur. C’est un moment particulièrement critique pendant le voyage d’un Aérien !

    – Cela se répare, tenta de raisonner le second.

    – Ce navire a coûté une fortune ! Le mât principal est tombé sur le pont et a brisé le bastingage, les voiles se sont déchirées, et cela va certainement me coûter ma place !

    – Reprenez-vous, Orp, raisonna un troisième, pas la peine d’en faire tout un drame. » C’était un ingénieur plus âgé qui venait de terminer d’effectuer le tour du navire. « Aucun blessé, une coque intacte et un système de vol indemne. Nous pourrons rentrer sur Orkhamir dans les meilleurs délais. Ravalez votre fierté, nous ne sommes jamais à l’abri d’un incident. »

    L’ingénieur supérieur se renfrogna et acquiesça.

    Un grand Moan sortit alors du couvert des arbres et s’avança vers les ingénieurs :

    « Bonjour, Bérellins, pouvons-nous vous être utiles ? les salua-t-il en déployant largement ses plumes alaires colorées de rouge rosé.

    – Bonjour, Moan. Excusez notre irruption, nous avons eu un accident regrettable… expliqua le troisième ingénieur.

    – Il semble que vous ayez un mât brisé, coupa l’avien. Nous autres Moans pouvons peut-être vous aider à évacuer la partie qui s’est effondrée sur le pont.

    – Nous vous en serions reconnaissants, en effet. Oh, vous êtes venus nombreux ! » s’étonna le Bérellin en voyant s’avancer une petite dizaine d’autres Moans.

    Il y avait des enfants accompagnés de leur mère, tout émerveillés de voir leur premier Aérien, des individus plus âgés aux plumes dépareillées, et d’autres pleins de vigueur qui se hâtèrent vers l’échelle de corde pour grimper sur le pont.

    L’arrivée de congénères d’un village voisin fut l’objet de quelques acclamations du côté des passagers Moans, tandis que les Bérellins, tout aussi ravis, leur laissaient la place pour travailler. Les Bérellins pouvaient difficilement rivaliser avec la force des Moans : ils n’y paraissaient pas avec leurs membres d’apparence frêle, mais ils cachaient sous leur plumage des muscles efficaces et des os solides. Les qualités des Bérellins relevaient plutôt de l’habileté et de la minutie. De ce fait, les deux peuples, en s’associant plusieurs centaines d’années auparavant, avaient su trouver le moyen de se compléter dans leurs ouvrages tout en établissant une relation pacifique.

    Sérine décida de partir. Le Nova repartirait bientôt, une fois les morceaux récupérés et solidement attachés au pont, et la Forêt Fossile retrouverait son calme. Elle retourna tranquillement sur ses pas et bifurqua bientôt en direction de l’ouest, où elle avait prévu de reprendre sa route. Elle repéra un vieux sentier qui s’enfonçait entre les arbres. À peine discernable, le sol tassé et parsemé d’empreintes serpentait dans la pénombre et disparaissait au loin. Sérine le connaissait pour l’avoir emprunté plusieurs fois. Ses pensées restèrent un moment fixées sur le Nova. Quelle sorte d’obstacle avait bien pu rencontrer un si grand navire pour être déstabilisé à ce point ? Ils avaient parlé d’une chose venue du ciel… serait-il possible qu’une météorite… Cela serait une coïncidence bien improbable. Ou un animal gigantesque qui aurait surgi de l’Océan dans le ciel ? Ces grands reptiles marins étaient parfois si impressionnants qu’ils semblaient pouvoir briser un Aérien en deux d’un coup de queue… Mais cela n’était jamais arrivé auparavant et ces animaux effleuraient rarement la surface des eaux claires de l’océan. Non, elle ne voyait pas ce qui avait pu arriver. Et visiblement, aucun des membres du personnel ni des voyageurs n’avait encore découvert de restes de cette « chose ». Ce qui avait percuté le navire avait disparu dans les eaux et, quoi que ce soit, ne réapparaîtrait probablement plus jamais à la surface.

    Toute à ses réflexions, Sérine s’enfonça au cœur de la forêt et de son silence. C’était une contrée étrange à traverser qui perturbait souvent les voyageurs non préparés. Seuls de larges troncs droits et largement espacés tenaient encore debout, et leurs immenses ramifications projetaient un jeu d’ombre et de lumière mouvant sur le sol de la forêt. Les tons bruns, gris et beiges apportaient un réconfort certain à la voyageuse. Le craquement des branches et brindilles écrasées sous ses pas résonnait dans cette forêt aux allures de cathédrale. Tout était si vieux ici, et à la fois si paisible. Bien que la lumière du soleil baignât la canopée dénudée, il ne faisait réellement jour que lorsque le soleil se trouvait proche du zénith et que les rayons ne se trouvaient plus bloqués par les énormes troncs.

    Autour d’elle, Sérine percevait le martèlement d’une antilope sautant sur les couches séculaires d’humus forestier. Un peu plus loin, c’était une procession d’insectes aux longues ailes brunes qui s’envolaient en hélice vers le ciel, puis là-haut, un grand rongeur à la queue bifide, friand d’écorce, qui grattait la surface d’une énorme branche. Les arbres avaient beau avoir perdu toute vie depuis bien longtemps, ils faisaient le bonheur d’une multitude d’espèces aux populations peu abondantes, qui se nourrissaient de ce que la forêt pouvait encore offrir : des écorces, des branches, de la sève séchée, des mousses, des herbes…

    En dehors de la faune discrète, on croisait peu de monde dans ces forêts. À l’exception du large sentier forestier qui menait aux différents hameaux de la Forêt, les voyageurs de commerce et visiteurs de toutes origines évitaient de pénétrer dans l’immense boisement. On racontait toutes sortes d’histoires et de légendes à son propos : les manifestations bruyantes de certains animaux nocturnes et la sensation que le temps s’était arrêté dans ces bois en avaient effrayés plus d’un. Les alentours étaient si semblables au détour de chaque butte ou derrière chaque arbre qu’on pouvait tourner en rond sans s’en rendre compte. Sérine connaissait bien ces lieux pour y avoir séjourné régulièrement ces dernières années, et elle était désormais habituée à cette monotonie et au silence qui les caractérisaient. À une période de sa vie, elle avait eu besoin de s’isoler de ceux qu’elle connaissait, et avait trouvé ici un endroit idéal pour se cacher et réfléchir. La tranquillité de ce lieu, son éloignement de la vie trépidante des Cités, l’impression que le temps s’y écoulait plus lentement… elle avait aimé vivre et voyager dans cette Forêt, séjourner quelques semaines à Tersime, puis s’en aller, découvrir les contrées voisines, et enfin revenir conter ses histoires à Perse. La jeune Bérelline urbaine était rapidement devenue une voyageuse itinérante courageuse, mais dont le sens de la vie s’était perdu quelques temps.

    Elle l’avait retrouvé désormais. Il n’était plus temps de s’attarder ici. Elle n’était pas revenue à Tersime pour y rester, mais pour débuter un nouveau voyage. Il lui fallait comprendre ce pourquoi elle s’était battue cinq ans auparavant, ce qui l’avait poussé à quitter sa famille, sa Cité, son métier et tout ce qui la rattachait à une vie confortable. Tout cela était terminé pour elle, mais elle ne regrettait pas cette décision. Elle ne savait pas ce que lui réservait la route qu’elle venait d’entreprendre, mais elle entretenait l’espoir d’une forme de rédemption de ses erreurs passées. Elle voulait croire que tout prendrait bientôt un sens.

    Chapitre 2 : Parelyr sub Pentalyr

    Ses pas l’avaient conduite sans encombre jusqu’à la lisière ouest de la Forêt Fossile. Au-delà des derniers arbres, le bois laissait la place à un paysage vallonné couvert d’une lande d’herbes et de buissons. À l’horizon, le déclin du soleil bleu se parait de couleurs dorées, son disque troublé par les eaux qui flottaient entre le ciel et la terre. Son rayonnement inondait la végétation d’une lumière chaude, qu’un léger souffle de vent faisait onduler avec grâce. Sérine ferma les yeux et étira longuement ses bras au-dessus de sa tête. Elle aimait cette sensation d’être la seule personne aux alentours, cette liberté de pouvoir marcher où bon lui semblait, camper où elle le souhaitait, et assister aux couchers de soleil en toute sérénité. Lorsque la sphère devenue rose orangé disparut derrière l’horizon, la luminosité baissa subitement et la température chuta de quelques degrés. Il était temps de monter le campement et de faire un feu avant qu’il ne fasse nuit noire. Connaissant aussi bien la tranquillité de la Forêt en journée que son inhospitalité la nuit, Sérine choisit de s’écarter de la lisière des bois avant de s’arrêter. Quelques centaines de mètres suffiraient pour éviter d’éventuels prédateurs.

    Bien que les nuits fussent assez fraîches, Sérine se savait protégée du froid dans ces contrées, grâce au massif forestier fossile qui barrait la route aux vents glacés des montagnes de l’est. Une galette de céréales et des fruits séchés constituaient son dîner. Alors qu’elle faisait tourner des feuilles aromatiques dans sa tasse d’eau chaude, elle entendit un léger bruit de pas qui venaient dans sa direction. Un fin bruissement d’herbes écrasées, entrecoupé de longues pauses, caractéristique de la démarche légère et des larges enjambées d’un Moan. Et de quelqu’un qui ne voulait pas se faire remarquer. Par prudence, la main de Sérine vint se poser sur la garde de son épée. Le métal gainé de cuir avait une présence rassurante contre sa paume. Bientôt, un bec timide apparut à l’orée du campement, puis une tête, un cou, et tout un corps de plumes. Sérine, qui avait au fil des années rencontré de nombreux peuples Moans, remarqua de suite les plumes bleu turquoise, particulièrement fournies, qui ornaient le cou de cette Moan.

    « Bonsoir, Bérelline, salua-t-elle avec politesse, en courbant le cou. Votre feu a attiré ma curiosité. »

    Sa voix était douce et pleine de retenue. Sérine l’observa promener un regard anxieux sur l’ensemble du petit campement, évaluant de potentiels dangers. Cette Moan était inquiète et craignait une mauvaise rencontre.

    « Bonjour, Moan des Monts Siekter, répondit Sérine d’un ton avenant, sans quitter ses yeux du regard. Que faites-vous si éloignée de vos terres ? »

    À ces mots, la Moan cessa son observation et planta son regard bleu dans celui de la Bérelline. L’air méfiant que l’on pouvait y lire n’avait rien d’engageant. Sérine raffermit sa prise sur son épée. La Moan était très susceptible… ou vraiment à fleur de peau.

    « Comment savez-vous d’où je viens ? gronda-t-elle d’un ton brusque.

    – Les plumes, bien sûr. » répondit Sérine d’une voix sûre. Son ton ne devait pas trembler. Elle n’avait pas peur des Moans… Mais certains pouvaient être très imprévisibles. « La question était peut-être un peu trop indiscrète, veuillez m’ex…

    – Vous êtes un soldat ? Vous avez une arme… » l’interrompit l’avienne en désignant d’une serre le fourreau posé à côté d’elle.

    Sérine fronça les sourcils. Elle sentait la conversation lui échapper et cela ne lui plaisait guère. Les Moans pouvaient avoir des réactions excessives face à quelque chose qui ne leur plaisait pas, et il valait mieux faire attention dans ces cas-là. Un coup de serre était vite parti…

    « Mon épée ne me quitte jamais, mais je ne suis qu’une voyageuse… répondit-elle pour rassurer la Moan. Peut-être pourrions-nous échanger quelques mots autour d’une tasse de thé… »

    La Moan se détendit devant ce ton accueillant. Après avoir jeté des regards inquiets autour d’elle, elle replia ses longues jambes et s’assit en face de Sérine, laissant le brasier les séparer.

    Sérine ne cessa une seconde de la regarder avec appréhension. Une Moan des montagnes de l’Est, seule et loin de chez elle, c’était rare et cela n’était pas très bon signe.

    « Je m’appelle Sérine, se présenta la Bérelline en posant sa main droite en haut de sa poitrine.

    – Parelyr sub Pentalyr, répondit la Moan en répétant ce même geste de politesse.

    – Je ne vous demanderai pas de quel village vous venez, puisque cela semble être une question à ne pas poser, mais peut-être pouvez-vous me dire où vous vous rendez… supposa la Bérelline en engageant la conversation.

    – Je… Je voulais me rendre à Orkhamir… mais je ne crois pas… finalement… que ça soit une très bonne idée, répondit-elle en baissant la tête. Ses serres se mirent à dessiner de lents cercles dans la terre. Ma situation est un peu compliquée, avoua-t-elle, reprenant sa voix douce et calme.

    – La mienne n’est pas tellement simple non plus. » soupira Sérine.

    Un instant de silence s’établit entre elles. Mettant ses suspicions de côté – il n’y avait pas lieu de s’alarmer outre mesure – elle changea de sujet de conversation.

    « Un thé aux herbes ? proposa de nouveau Sérine en souriant.

    – Je veux bien, merci. » répondit Parelyr. Elle attrapa la tasse que lui tendait la voyageuse et observa le liquide fumant s’y écouler en tournoyant.

    « Vous savez si bien faire les thés aux herbes, vous les Bérellins. Nous, nous avons toujours privilégié les racines, le goût est plus doux. »

    Sérine sourit. Elle échangea sur le fait que les Bérellins étaient trop fainéants pour creuser le sol et préféraient cueillir les feuilles, et qu’ils agissaient également souvent par méconnaissance des multiples racines enterrées sous leurs pieds. Un sourire timide apparut au bord du bec de Parelyr.

    Mais une seconde plus tard, son sourire s’évanouit et toutes deux relevèrent la tête avec raideur, le regard fixé sur les ombres qui les entouraient. Quelques cliquetis métalliques avaient suffi à signaler la présence d’un troisième individu.

    Un coup de vent soudain souffla le feu de camp et les plongea dans le noir. Aussitôt, un sifflement traversa l’air et un cri de douleur strident émana de Parelyr. En une seconde, Sérine arma son arc et l’une de ses flèches fut tenue prête à filer vers une cible qu’elle devinait à peine dans l’ombre. Au même instant, le son feutré de serres écrasant l’herbe se déplaça rapidement. Le déchirement d’une tunique brisa le silence, suivi du frottement métallique d’une épée, puis d’un second cri de douleur, d’origine bérelline cette fois. Parelyr était passée à l’attaque malgré sa blessure. Sérine ne savait que faire. Ses rétines étaient encore marquées par les flammes vives du feu de camp et elle ne pouvait se risquer à tirer vers un ennemi qu’elle n’identifiait pas. Un éclat de lumière éblouissant émana de l’ennemi et révéla un groupe de trois personnes. Le crissement d’une épée fut suivi d’un nouveau gémissement. Une masse s’effondra au sol et quelqu’un s’enfuit dans l’ombre. Le silence retomba.

    À peine quelques secondes s’étaient écoulées, et Sérine, toujours prête à décocher une flèche, profita de ce bref moment de calme pour crier :

    « Qui êtes-vous, lâches ! Pourquoi nous attaquez-vous ? »

    Pas de réponse. Cependant, des murmures furent échangés. Sérine n’en saisit que les derniers mots : « Je l’ai aussi reconnue. »

    Le feu de camp se ralluma subitement et flamboya comme s’il ne s’était jamais éteint. Sérine s’efforça de ne pas en paraître étonnée, à peine plissa-t-elle les yeux pour se soustraire à l’éblouissement de la lumière des flammes. L’arc orienté vers ses ennemis, elle n’avait pas relâché la tension de ses muscles. Sa flèche ne tremblait pas.

    « Répondez au lieu de faire acte de vos artifices !

    – Mademoiselle Condore, peut-être devriez-vous abaisser votre arme, et nous serions plus à même de vous répondre. » proposa un des hommes, une grande silhouette enveloppée de lourds pans de tissus sombres, et portant à la main un long sceptre de bois, au bout duquel était fixée une pierre cristalline polie aux reflets rougeâtres. Il s’agissait d’un Mage.

    « Vous n’êtes pas en position de réclamer quoi que ce soit ! Répondez ! » ordonna-t-elle d’un ton sans équivoque. Ne pas montrer qu’elle avait peur. Elle n’avait rien à se reprocher.

    « Forces d’intervention de Laminas ! » s’exécuta immédiatement un jeune Bérellin à l’épée dégainée et à la main tremblante. Il reçut un regard noir de la part du Mage mais tâcha de garder la tête haute.

    « J’avais fini par le deviner, merci, s’entêta Sérine. Les couleurs de vos tenues ne laissaient aucun doute. Vous n’avez pas répondu à ma seconde question ! »

    Le Mage reprit la conversation en main et parla d’une voix forte :

    « La Moan qui vous accompagne est une fugitive qui doit être jugée pour faute grave. Elle doit être reconduite à la Cité de Laminas dans les plus brefs délais. Je vous somme de coopérer avec nous pour sa capture.

    – Cette Moan et moi nous sommes rencontrées à la tombée de la nuit et nous n’avons partagé que quelques paroles sans importance. Je n’ai aucun lien avec elle et n’ai aucune connaissance de sa situation. Et après ce qu’il s’est passé, elle ne reviendra probablement pas dans les environs. Aussi je vous prie de me laisser… finir mon thé tranquillement.

    – Vous nous voyez désolés de vous avoir importunée, Mademoiselle, répondit le Mage d’un ton mielleux. À l’avenir, cependant, vous vous garderez de côtoyer à nouveau cette Moan. Vous ne voudriez pas être accusée de complicité.

    – À l’avenir, je vous recommanderai de ne plus m’appeler par mon nom, vous ne me connaissez pas, et je ne vous connais pas, argua-t-elle avec colère en abaissant son arme. Et occupez-vous de votre soldat, bon sang ! Il se vide de son sang ! »

    En effet, le troisième membre du groupe, qui s’était effondré au sol pendant l’affrontement, venait de se relever, se tenant le bras en esquissant une grimace de douleur. Sans doute lui avait-on appris à cacher sa souffrance car il s’efforçait, tant bien que mal, de rester droit sur ses pieds. Le jeune Bérellin se précipita vers son compagnon pour le soutenir et récupérer son épée tombée au sol.

    « Partons, décréta le Mage.

    – On ne peut pas le laisser comme ça ! s’exclama le jeune soldat qui avait passé le bras de son compagnon par-dessus ses épaules.

    – J’ai dit : partons ! Il a encore deux jambes, il peut marcher. »

    Les lourds tissus sombres du Mage claquèrent et se gonflèrent tandis qu’il se détournait de la Bérelline. Le groupe s’éloigna silencieusement d’où il était venu. Au-delà d’une colline voisine, leurs montures les attendaient probablement en silence.

    Un Mage, un Mage ! se répétait Sérine pour elle-même tout en attisant son feu de camp.

    Elle avait entendu des rumeurs sur une utilisation détournée des navilithes à l’intention des forces d’intervention, mais de là à en voir la concrétisation sous ses yeux ! L’inquiétude envahit son esprit… Qu’avait donc fait la Moan pour mériter d’être chassée de la sorte ? Pourquoi les forces de Laminas se chargeaient-elles de sa poursuite alors que ce territoire se trouvait sous la juridiction d’Orkhamir ?

    La jeune Bérelline s’abrita sous sa tente et rabattit une couverture sur son dos, appuyant sa tête sur ses bras repliés. Elle s’efforça de calmer les battements de son cœur en respirant calmement, puis elle ferma les yeux.

    ***

    La nuit était avancée et Sérine ne parvenait pas à trouver le sommeil. Elle était tourmentée par des bruits de pas et des bruissements de feuilles, et craignait de voir une nouvelle troupe de soldats l’encercler. Ce n’était pas vraiment les soldats qu’elle craignait. Le Mage, en revanche… Elle ne connaissait guère la technologie qu’ils utilisaient, et elle n’avait jamais trop apprécié ce qu’ils appelaient magie. Faire voler des Aériens était une chose, mais utiliser cette énergie pour se battre était bien plus dangereux.

    S’assurant que son arc et ses flèches étaient toujours à portée de main et son épée bien placée sous son oreiller d’herbes, elle tâcha de se vider l’esprit. Plusieurs minutes passèrent, et les bruits feutrés recommencèrent.

    Le cœur battant, la Bérelline se redressa, s’accroupit au seuil de la tente et arma son arc avec la vivacité d’une Endyme. Mais il s’agissait de Parelyr, qui avançait sous la lueur des braises, le pas hésitant. Elle boitait douloureusement et ses membres tremblaient – de rage, de douleur, ou peut-être les deux. Le sang s’écoulait en un mince filet le long de sa cuisse gauche.

    « C’est toi, constata Sérine en abaissant son arme.

    – Je suis sincèrement désolée pour ce qu’il s’est passé. Je ne devrais même pas être là à te parler. Je tenais juste… »

    La Bérelline l’arrêta d’un geste de la main.

    « Ne dis rien. Tu es blessée et tu trembles… s’inquiéta-t-elle. Viens te réchauffer près du feu. »

    Parelyr s’arrêta un instant, hésitante. Sérine réitéra son offre d’un geste de la main. La Moan y répondit d’un regard reconnaissant et s’assit, restant en appui sur son bras gauche pour soulager son membre inférieur. La Bérelline s’enquit de sa santé.

    « Je devrais m’en sortir, répondit-elle, le souffle court. Je me suis assurée qu’ils avaient quitté le secteur, j’espère que je ne suis pas en train de t’attirer des ennuis. »

    Sérine rejeta dans un coin de ses pensées l’avertissement du Mage. Elle n’avait jamais eu l’intention d’en tenir compte.

    « Ne t’inquiète pas pour moi, je sais me défendre, la rassura Sérine. La façon dont ils ont attaqué… Ce ne sont que des lâches et des imbéciles. Quoi que tu aies fait pour te mettre dans cette situation, je ne peux pas te laisser repartir dans cet état. Fais-moi voir tes blessures. »

    Elle ne pouvait se résoudre à abandonner un voyageur solitaire, même si elle prenait de grands risques à l’aider. Si elle-même se retrouvait blessée, elle serait soulagée qu’un autre voyageur lui apporte son aide. Et elle ne voulait pas rejeter une personne recherchée par un gouvernement. Elle avait trop à leur reprocher elle-même. En soupirant silencieusement, Sérine rentra dans son abri et alla chercher son nécessaire de secours.

    Une flèche s’était enfoncée dans la cuisse gauche de la Moan et y était toujours plantée. Sur son poitrail, deux entailles en V, longues mais superficielles, s’étendaient en remontant sur son cou. Elles saignaient encore abondamment à chaque mouvement. Les plumes turquoise étaient maculées du sang rouge de l’avienne.

    « Ces entailles, ce ne sont pas des marques d’épée… constata Sérine en écartant doucement les plumes sanguinolentes.

    – Je crois que c’est ce Bérellin, avec sa sphère aveuglante, qui les a provoquées.

    – Le Mage, répondit-elle machinalement. Je ne sais pas ce qu’ils sont capables de faire, tu devrais faire particulièrement attention à eux à l’avenir… J’imagine que c’est toi qui as blessé le soldat ?

    – Oui. Me voilà probablement avec une charge supplémentaire contre moi maintenant. » se lamenta Parelyr en secouant la tête.

    Sérine leva la tête et croisa le regard bleu clair de la Moan. Parelyr y répondit sans ciller, sans dire un mot. Acceptant son silence, Sérine sourit imperceptiblement puis désigna sa cuisse :

    « Il va falloir que je retire cette flèche. »

    ***

     « J’imagine que tu te poses beaucoup de questions… accorda la Moan tandis que Sérine terminait consciencieusement de nouer un dernier bandage au niveau de sa blessure. L’hémorragie de sa poitrine s’était arrêtée et Sérine l’avait recouverte d’une pâte à base de feuilles cicatrisantes.

    – C’est bien possible, répondit-elle sans lever les yeux de son travail.

    – Je ne veux pas t’attirer d’ennuis. Je partirai dès que possible. »

    Sérine acquiesça.

    « Crois-tu que tu seras capable de te rétablir seule ? Sais-tu où trouver un refuge par ici avant de reprendre ton chemin ? »

    Parelyr secoua la tête d’un air las.

    « Non, je ne sais pas où aller. Je sais à peine où je suis. »

    Sérine soupira. Sans guide et poursuivie par les forces de Laminas, Parelyr ne parviendrait jamais jusqu’à Orkhamir. Ce qu’allait faire Sérine était irresponsable. Mais elle connaissait les Moans. Elle savait qu’en l’aidant, elle gagnerait sa loyauté. Et celle d’un Moan était précieuse.

    « Dors ici. Demain, je me rends au village de Tonacour. Tu y trouveras des gens pour t’aider à rejoindre Orkhamir. Je me fiche de savoir ce que tu as fait, mais je ne laisse personne aux mains des soldats. »

    Parelyr acquiesça, les yeux emplis de gratitude. Elle s’apprêta à parler mais les mots refusèrent de sortir. Elle lui laissa prendre le temps de s’exprimer. Lorsque sa gorge se dénoua, Parelyr put enfin prononcer quelques paroles :

    « J’ai laissé derrière moi un village en flammes et une terre en danger, avoua-t-elle. Voilà pourquoi on me poursuit. Mais je compte bien réparer tout cela. Je ne sais comment, mais j’y arriverai. »

    Sérine leva vers elle de grands yeux surpris et inquiets.

    « J’ai aussi été contrainte d’abandonner mes enfants, ajouta Parelyr d’une voix tremblante.

    – J’en suis désolée. » compatit Sérine. D’innombrables questions brûlaient ses lèvres, mais elle sentait que la Moan aurait des difficultés à poursuivre. Cela n’expliquait pas vraiment pourquoi elle était recherchée, mais elle en savait déjà un peu plus. « J’ai terminé. » conclut-elle en rangeant ses affaires de soin.

    Elle se releva, laissant Parelyr examiner ses bandages l’air satisfait.

    « Je te remercie. Vraiment.

    – Pas de quoi. Tu devrais te reposer maintenant. Je vais veiller sur le camp jusqu’au lever du jour… au cas où. Je crois que je ne pourrai pas me rendormir de toute façon. »

    ***

    Au petit matin, ce fut la lumière bleutée du soleil qui réveilla Parelyr du sommeil profond dans lequel elle avait plongé. Les membres raides, elle releva la tête lentement et peina à se relever sur ses hautes jambes. La surveillant du coin de l’œil, Sérine s’activait à effacer toute trace de leur présence.

    « Bien dormi ? demanda-t-elle.

    – Pas vraiment, je me sens épuisée. Mais c’est plutôt à toi que je devrais poser la question. Tu n’as pas dormi à cause de moi. »

    Sérine haussa les épaules et éluda la question d’un geste de la main.

    « Je suis habituée. »

    Parelyr leva un bec interrogateur.

    « Les prédateurs peuvent rôder autour des camps, expliqua la voyageuse. Quand je ne peux pas trouver un abri sûr pour la nuit, je dois veiller de longues heures dans le noir. »

    À vrai dire, elle n’aurait rien eu contre quelques heures de sommeil.

    « Tes blessures ? ajouta-t-elle en baissant son regard vers les bandages de la Moan.

    – Ça va beaucoup mieux. Je devrais pouvoir te suivre. »

    Sérine s’approcha d’elle et examina la blessure sur sa poitrine et sur sa cuisse. Les plaies étaient en bonne voie de cicatrisation. La Bérelline resserra le bandage de la cuisse pour le voyage.

    « Tonacour se trouve derrière cette ligne de collines à l’horizon. Il ne faudra pas traîner si on veut y arriver avant la nuit. C’est un endroit tranquille, tu y trouveras d’autres Moans pour t’aider. »

    Parelyr acquiesça silencieusement.

    Elles prirent la route. Parelyr boitait et trébuchait fréquemment, mais elle se reprenait chaque fois sans se plaindre. Sérine, qui la surveillait discrètement, voyait bien que la Moan s’efforçait de ne pas ralentir le voyage. Les Moans étaient très fiers et toléraient peu de paraître affaiblis face à des Bérellins. Parelyr ne semblait pas différente.

    Les premières heures, la marche dans les herbes de l’immense plaine qui s’offrait à elles n’avait d’intérêt que par la course du vent dans la végétation ondoyante, et les reflets lumineux à la surface inférieure du ciel océanique : un Océan qui enveloppait le monde, flottant au-dessus des basses couches de l’atmosphère et filtrant les rayons de leur énorme soleil.

    Au fil de la journée, des bosquets d’arbres rachitiques apparurent, ponctuant les landes. Des tourbières et des marais tapissaient le fond des vallons. Çà et là, de grands herbivores détalaient en voyant apparaître les deux voyageuses, et de petites créatures poilues filaient dans leur terrier. Au bord des ruisseaux, de fins vers chitineux voletaient de leurs multiples paires d’ailes translucides, s’exerçant à la pêche de minuscules organismes. L’observation de cette faune était un constant émerveillement pour Parelyr qui n’avait jamais vu ces espèces dans ses montagnes. Pour son peuple, la connaissance des organismes avec lesquels ils partageaient leur environnement était indispensable. Pour les Bérellins, qui appréciaient avant tout de vivre en groupe dans leurs cités de pierre, c’était une chose ennuyeuse et sans intérêt. Sérine s’était comportée comme tout Bérellin… au début. Mais depuis cinq ans maintenant qu’elle avait quitté Orkhamir et adopté une vie d’itinérance, elle avait appris à voir la nature sous un autre jour. Loin d’être aussi passionnée que Parelyr, elle respectait néanmoins ces animaux et ces plantes qui avaient façonné les paysages qui les entouraient.

    En ce jour, l’intérêt pour la faune était plus qu’un désir de connaissance pour Parelyr. C’était une façon de tromper la douleur de ses blessures, tirées et malmenées par l’effort. Au fur et à mesure des heures qui passaient, ses pas devenaient plus douloureux et la Moan dut ralentir. Sérine réadapta son rythme sans un mot, et elles continuèrent leur route.

    À la fin de la journée, les premières maisons de bois et de terre cuite apparurent entre les collines. Devant elles, des champs aux couleurs variées serpentaient et se mêlaient à des alignements d’arbres fruitiers.

    « Tonacour, présenta Sérine avec soulagement. Aucune route ne dessert ce petit village, à peine un sentier pour guider les voyageurs. Ils ne sont guère plus qu’un point sur une carte.

    – Ils tiennent à leur tranquillité, constata Parelyr.

    – En quelque sorte. Jusqu’à il y a quelques années, une route reliait Tersime à Myste en passant par Tonacour. »

    Parelyr la regarda avec des yeux ronds. Ces noms de ville ne lui disaient rien. Sérine s’interrompit :

    « Tu ne connais pas du tout la région, constata Sérine. Je vais te montrer. » La Bérelline fouilla dans une poche latérale de son sac et en extirpa une feuille de papier usée et gondolée par l’humidité. Elle la déplia pour dévoiler une carte de toute la région qui s’étendait à l’ouest d’Orkhamir.

    « Nous sommes ici, pointa-t-elle en désignant le petit point représentant Tonacour. La route reliait donc Tersime à Myste, et passait par ce village. » Sérine traça de son doigt une ligne imaginaire. « Mais l’ouverture des Grandes Mines de Myste a causé des désaccords entre les villageois d’ici et la Cité d’Orkhamir, et le village entier a décidé de s’isoler. Ça n’a pas plu à la Cité, mais après de longues discussions et quelques confrontations… un peu musclées… Orkhamir a accepté et a coupé les ponts avec le village. La route a été laissée à la végétation et a fini par disparaître sous les herbes. En fait, le tracé que nous avons emprunté aujourd’hui suit cette ancienne voie. »

    Sérine leva les yeux vers le petit village rustique qui étendait ses longues rues pavées au fond de la petite vallée. Le soleil couchant dorait les maisons d’une riche lumière. Rien n’aurait laissé penser qu’une si petite ville ait pu oser tenir tête à la grande Cité d’Orkhamir. « Désormais Tonacour vit en parfaite autarcie, bien qu’elle garde des contacts commerciaux avec Tersime. Mais ne va pas prononcer le nom de Myste devant un des villageois, avertit-elle.

    – Comment sais-tu tant de choses ? demanda Parelyr, impressionnée.

    – J’ai beaucoup voyagé ces dernières années.

    – Pourquoi ? »

    Sérine tourna la tête vers elle, se demandant si elle pouvait lui faire confiance. Le long regard que la Bérelline lui adressa dut la perturber car la Moan détourna la tête avec un air confus, prête à s’excuser d’avoir posé une question trop indiscrète. Sérine la devança et répondit :

    « Je suis à la recherche d’un groupe de villageois ayant habité un village… qui n’existe plus. »

    Parelyr leva un visage interloqué.

    « Cela fait longtemps que tu…

    – Non, la coupa Sérine. Je ne cherche pas depuis longtemps. Continuons à marcher, nous pourrons bientôt nous reposer. » ajouta-t-elle sans plus s’attarder sur le sujet. La Moan en savait déjà plus qu’il n’en fallait.

    Leur arrivée dans le village fut accueillie sans chaleur. Quelques villageois les observèrent avec intérêt mais détournèrent rapidement la tête pour vaquer à leurs occupations. Ils croisèrent un grand Moan aux plumes éclatantes, qui leur sourit mais passa sans s’arrêter. Sérine, peu habituée à un tel comportement dans un village aussi reculé où chaque nouvelle tête devenait un petit événement, se retourna vers l’individu dans l’intention de le héler. Mais il avait déjà disparu au coin d’une maison. Parelyr, en retrait, maintenait sa jambe blessée levée au-dessus du sol pour reposer son appui. Elle semblait épuisée et elle ne cessait de jeter des regards inquiets par-dessus son épaule.

    Laissant la Moan exténuée en arrière, Sérine avança dans la rue principale. Elle ne tarda pas à repérer l’auberge qu’elle cherchait et monta les quelques marches de bois pour s’assurer que l’établissement était bien ouvert. Un petit coup d’œil à l’intérieur lui indiqua qu’aucune mauvaise surprise ne les y attendait. Seuls quelques Bérellins encore vêtus de leurs tenues de travail prenaient un verre après une dure journée dans les champs.

    Se retournant vers la rue, Sérine siffla pour attirer l’attention de la Moan. Celle-ci leva les yeux et Sérine, tenant la porte d’entrée ouverte, l’invita à entrer d’un signe de la main. Parelyr ne se fit pas prier et parcourut les quelques mètres qui la séparaient de la bâtisse mansardée. À l’intérieur, une ambiance feutrée agrémentée d’une forte odeur de thé baignait l’atmosphère de la pièce. Les deux voyageuses s’assirent dans un coin, proche d’une fenêtre, d’où elles voyaient une grande partie de la rue principale.

    « Les villageois ont un comportement étrange… trop indifférent, murmura Sérine.

    – Je suis fatiguée. Et inquiète, soupira Parelyr. N’avais-tu pas dit qu’il s’agissait d’un village tranquille ?

    – Si, c’était ce que je croyais. »

    Le tenancier de l’auberge arriva vers elles en terminant d’essuyer un large saladier.

    « Qu’est-ce que je vous sers, mesdemoiselles ? »

    Un

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