Enseigner les sciences: Problèmes, débats et savoirs scientifiques en classe
Par Christian Orange
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À propos de ce livre électronique
L’école se contente trop souvent d’enseigner les résultats de la science et non les problèmes qui les ont engendrés. Elle y ajoute généralement une initiation à une démarche scientifique qui prétend prouver ces résultats.
Pourtant dans la pratique scientifique, l’important n’est pas de collectionner les faits « vrais ». Les sciences sont des savoirs critiques et dynamiques qui s’interrogent en permanence sur ce qui est possible, impossible et nécessaire. De tels savoirs critiques peuvent-ils être travaillés en classe ? Dans quelle mesure l’école peut-elle répondre à l’exhortation de Gaston Bachelard et « rendre à la raison humaine sa fonction de turbulence et d’agressivité » ?
La thèse développée ici est que les savoirs scientifiques sont indissociables des pratiques d’argumentation et de débat et que ces pratiques ne sont pas seulement des moyens d’accéder aux savoirs mais en constituent le cœur même. Cela rend indispensable l’introduction de situations de débat et de véritables échanges argumentatifs dans la classe de sciences. Mais de telles situations ne sont pas faciles à mettre en œuvre et posent à l’enseignant plusieurs questions : Sur quels problèmes faire porter les débats ? Quels objectifs peut-on leur assigner ? Quelle place doit y tenir le professeur ?
Après avoir présenté les relations entre débats et savoirs scientifiques, cet ouvrage éclaire ces questions par l’analyse de plusieurs exemples pris à différents niveaux de la scolarité. Il étudie la dynamique argumentative de la classe et dégage les conditions pour que des savoirs raisonnés et critiques se construisent.
À PROPOS DE LA COLLECTION LE POINT SUR... PÉDAGOGIE
Destinée aux étudiants en sciences de l'éducation, aux futurs enseignants et aux enseignants du terrain, de la maternelle au supérieur, cette nouvelle collection fait le point sur les recherches et les pratiques en pédagogie.
- Des synthèses précises et ancrées dans les recherches les plus récentes.
- Des thèmes classiques qui constituent des incontournables.
- Des problématiques communes aux pays de la francophonie...
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Aperçu du livre
Enseigner les sciences - Christian Orange
problématisation.
Introduction
L’enseignement des sciences est en permanence questionné : on met en avant la chute des effectifs dans les filières scientifiques ; on interroge l’intérêt des élèves ; on stigmatise leur niveau aux évaluations internationales. Bref, il faut le réformer ! L’objet de cet ouvrage n’est ni d’accepter tels quels, ni de discuter ces diagnostics. Ils nous intéressent pour ce qu’ils sont : des interrogations sur les sciences qui doivent s’enseigner et sur la façon de le faire. Dans les différents pays, les solutions proposées aujourd’hui sont proches et intéressantes à examiner. Elles s’inscrivent d’abord dans l’approche par compétences qui gagne tous les systèmes éducatifs. Elles disent aussi, souvent, la nécessité de lier davantage l’enseignement des sciences et la vie quotidienne. Elles promeuvent enfin un enseignement fondé sur une démarche d’investigation.
Si certaines de ces préconisations ont une réelle pertinence, nous pensons qu’elles évitent ou règlent bien rapidement la question essentielle : celle de la spécificité des savoirs scientifiques scolaires au regard de la quantité d’informations maintenant disponibles partout et des entreprises de vulgarisation diverses.
L’approche par compétences a le mérite d’affirmer que les apprentissages ne peuvent se limiter à une restitution d’un texte de savoir ou à de simples informations. Mais la définition, dans les disciplines scientifiques, des compétences va rarement au delà de la tautologie ou des évidences. Les programmes français définissent les compétences comme un ensemble de connaissances, de capacités à les mettre en œuvre et d’attitudes. Ils précisent, pour les sciences de la vie et de la Terre que, à côté des connaissances, l’élève doit avoir une maîtrise suffisante
« de capacités et d’attitudes permettant d’utiliser ces connaissances, et d’effectuer des choix raisonnés au cours de leur vie d’adulte et de citoyen » (programmes des collèges, 2008, p. 10).
Ce sont des intentions banales et bien générales. Quelles utilisations de ces connaissances sont envisagées ? Qu’est-ce que faire un choix raisonné ? Quand on se tourne vers le détail des capacités, on ne trouve que des listes de « capacités déclinées dans une situation d’apprentissage ». En voici quelques exemples (classe de cinquième, 12-13 ans) : « Observer, recenser et organiser des informations relatives au trajet des aliments et l’arrivée des enzymes dans le tube digestif » ; « Faire (en respectant des conventions) un schéma fonctionnel de l’absorption intestinale ».
Les capacités visées ne seraient-elles que ce que l’on demande de faire aux élèves dans les situations d’apprentissage ? Ou s’agit-il de dire qu’acquérir des capacités revient à réaliser en classe les actions correspondantes ? On ne voit pas alors en quoi cette nouvelle approche serait différente de l’enseignement fondé sur des « activités » que l’on propose aux élèves depuis de nombreuses années.
La proximité de ce qui s’enseigne à l’école avec la vie quotidienne mérite également un examen critique. On y voit une source de motivation pour les élèves et le gage d’une utilité sociale de l’école. Alain (1932, Propos n° 27) notait que « ce qui intéresse n’instruit jamais ». Sans reprendre à notre compte cette provocation, rien ne dit que la présentation utilitariste des savoirs soit la plus motivante. Et que faire alors des savoirs dont l’utilité immédiate hors de l’école n’apparaît pas ? C’est le cas d’une partie importante des savoirs scientifiques. Doivent-ils être retirés des programmes ? Pour nous, l’étude des œuvres (et les savoirs scientifiques en sont) n’a pas pour but une utilisation immédiate mais bien la formation de l’esprit. Astolfi (2008) remarque que les savoirs enseignés à l’école doivent être de véritables outils pour penser qui ouvrent de nouvelles façons de voir le monde. À « l’usage pragmatique » des savoirs, ne faut-il pas préférer un usage scientifique de ces savoirs ?
« Car si on veut voir dans la connaissance une véritable activité intellectuelle de l’élève, il faut admettre que toute connaissance comporte en elle-même des compétences qui lui sont inhérentes » (Carette & Rey, 2010, p99).
Et à la motivation externe, préférer la motivation interne, celle qui prend sa source dans le travail même des savoirs et les défis que cela représente (Astolfi, 1992, p46) ? Il nous semble donc indispensable de questionner ce que veut dire s’y connaître en sciences (Reboul, 1980).
Reste la démarche d’investigation. Elle présente l’intérêt de faire référence à des échanges entre élèves et à des débats. Cependant son interprétation souffre d’un certain nombre d’ambiguïtés. D’abord, elle ressemble fort à une méthode qui vaudrait formation en elle-même : apprendre selon la démarche d’investigation construirait des capacités d’investigation scientifique. Mais aussi, elle donne une place prépondérante aux investigations empiriques, au détriment des pratiques de modélisation, au moins aussi importantes en science. Si bien qu’elle laisse penser que le seul critère pour valider ou éliminer une hypothèse serait l’expérimentation. Comme nous le verrons, cette idée d’un savoir scientifique vrai parce que prouvé empiriquement laisse totalement de côté un des aspects essentiels des savoirs scientifiques : leurs compétences critiques.
Il nous semble donc nécessaire d’interroger toujours plus précisément la nature des savoirs scientifiques et des savoirs scientifiques scolaires, de façon à préciser les compétences que l’on peut attendre des élèves et les moyens de les y faire accéder. Nous le ferons ici en organisant notre analyse autour des débats scientifiques dans la classe. Non pas que ces débats permettraient, à eux seuls, d’accéder aux savoirs. Mais bien parce qu’ils sont, selon nous et comme nous le développerons, la condition de possibilité de tout savoir scientifique :
« Il faudrait donc pousser les élèves, pris en groupe, à la conscience d’une raison de groupe, autrement dit à l’instinct d’objectivité sociale […]. Autrement dit, pour que la science objective soit pleinement éducatrice, il faudrait que son enseignement fût socialement actif. » (Bachelard, 1938, p244).
Ce sont en fait les liens entre les savoirs scientifiques, leurs apprentissages, les problèmes et les débats scientifiques dans la classe qui nous serviront de guide. Cette question a donné lieu depuis plusieurs décennies à des études didactiques. Dans les pays francophones, les travaux de Johsua et Dupin (1989) ont été précurseurs, qui ont introduit l’expression de « débat scientifique dans la classe » et, avec elle, la référence explicite à l’activité des chercheurs. Cependant l’intérêt des échanges argumentés entre élèves est signalé pratiquement depuis le début des recherches didactiques, à la fin des années 70, et l’idée semble largement partagée par les didacticiens des différents pays (Newton & al., 1999). Pour beaucoup d’entre eux, l’importance donnée aux débats contrecarre la tendance forte des enseignants à réduire l’activité scientifique uniquement au travail expérimental (Gil-Perez, 1993 ; Newton & al., 1999).
Ces dernières années ont vu se développer des recherches sur les relations entre les activités langagières et les apprentissages scientifiques (Vérin, dir., 2001 ; Jaubert et Rebière, 2002 ; Jaubert, 2007 ; Buty & Plantin, 2008 ; etc.). Ces recherches, qui ont généralement associé des didacticiens des sciences et des spécialistes de sciences du langage, ont permis d’apporter des regards nouveaux sur ces questions, en croisant les regards didactique, épistémologique et langagier. Le but de cet ouvrage est donc de faire une présentation de quelques uns de ces développements récents, en mettant l’accent sur la problématisation des élèves et sur les savoirs scientifiques considérés comme des compétences critiques.
Dans un premier chapitre, nous discuterons des liens entre problèmes et savoirs scientifiques. Nous le ferons à partir de l’analyse d’un cas qui nous servira de fil rouge et nous donnera l’occasion de présenter les principales références épistémologiques et didactiques. Le deuxième chapitre sera plus particulièrement consacré aux débats scientifiques en classe portant sur des modèles explicatifs. La dynamique de ces débats sera étudiée à l’aide d’outils conceptuels empruntés notamment aux sciences du langage. Le troisième et dernier chapitre portera sur la façon dont le travail des problèmes et les débats peuvent servir d’appui pour construire des savoirs scientifiques en classe et les institutionnaliser. En conclusion nous reviendrons sur les apports de ces études pour penser aujourd’hui l’enseignement des sciences.
Remarques liminaires
1) Cet ouvrage s’intéresse aux relations entre savoirs, problèmes et débats dans les apprentissages scientifiques. Ce faisant, il explore une part souvent négligée par les enseignants et les préconisations officielles qui survalorisent les investigations empiriques (observations et expériences). Une conséquence du point de vue adopté est que ces investigations empiriques ne sont que peu abordées ici. Il ne s’agit aucunement pour nous de nier leur importance dans les apprentissages scientifiques mais la place manquait pour développer cet aspect. Sur ce sujet, on pourra se référer à Larcher (dir., 2003) et au numéro 28 de la revue ASTER.
2) Nous avons parfois dû présenter rapidement l’état actuel des savoirs scientifiques sur une question donnée pour le comparer aux idées explicatives des élèves. Ces présentations n’ont pas la prétention de rendre compte précisément de ces savoirs mais simplement d’en donner une idée suffisante pour permettre cette comparaison. Les spécialistes voudront bien excuser les simplifications inévitables.
3) Un certain nombre de transcriptions d’extraits de débats sont présentées dans les différents chapitres. De façon à en simplifier la lecture, nous avons opté pour une forme proche d’un texte écrit, notamment par la ponctuation. Nous avons bien conscience que cela ne correspond pas aux normes généralement adoptées par les spécialistes des sciences du langage puisque la ponctuation n’existe pas à l’oral. Ils voudront bien ne pas nous tenir rigueur de ce choix.
4) Nous avons essayé de rendre la plus claire possible la présentation des problèmes et des concepts didactiques qui organisent nos propos. Il a fallu cependant utiliser certains termes didactiques qui ne sont pas très courants. Pour cela un glossaire est proposé en fin d’ouvrage qui reprend leur explicitation.
Chapitre 1
Savoirs et problèmes scientifiques
dans la classe
SOMMAIRE
1 Présentation du cas qui va nous servir d’appui
2 De la question de départ au problème et aux savoirs
3 Du problème travaillé aux savoirs en construction
4 Travail du problème et caractéristiques des savoirs scientifiques
5 Conclusion
Les analyses didactiques des enseignements et des apprentissages se caractérisent par l’importance qu’elles donnent aux savoirs en jeu. Il nous faut donc avant tout interroger la nature des savoirs scientifiques et ce que veut dire y accéder. Pour ce faire, et de façon à concrétiser la discussion, nous allons nous appuyer sur un cas : celui d’une classe de CM1-CM2 qui travaille sur la nutrition humaine ; nutrition est entendue ici au sens large comme l’ensemble des fonctions qui concourent à régler les échanges de matière et d’énergie entre l’organisme et le milieu extérieur.
Nous voulons insister sur un point : ce cas n’est pas choisi parce qu’il est un modèle d’enseignement à imiter mais parce qu’il va nous permettre de présenter un certain nombre de repères construits par la didactique des sciences pour comprendre la question des accès aux savoirs scientifiques. Nous pourrons ainsi expliciter nos références théoriques. Ce sera aussi l’occasion d’illustrer les spécificités d’une analyse didactique des situations d’apprentissage.
1 Présentation du cas qui va nous servir d’appui (Orange, 2003b)
La question travaillée
Cette classe travaille sur la question : « Comment ce que j’ai mangé peut-il me donner des forces ? ». Nous reviendrons sur la signification et la formulation de cette question qui n’a pas été apportée de but en blanc dans la classe par le maître : celui-ci à d’abord engagé les élèves dans une discussion sur « à quoi sert de manger ? ». Parmi les différentes propositions des élèves (à vivre, à réparer les blessures, à grandir, à avoir des forces, etc.) certaines ont été éliminées lors des échanges et l’enseignant a proposé de retenir l’une de celles qui semblaient faire accord : donner des forces à tout notre corps.
À partir de là les élèves ont essayé, d’abord individuellement puis en groupes de 3 ou 4, de répondre par un schéma et un texte à la question : « Comment ce que j’ai mangé peut-il donner des forces à tout notre corps ? ». Les groupes ont produit des affiches (voir figure 1, plus bas). Cette première séance dure environ 70 minutes.
Le débat collectif sur les affiches produites par les groupes (une heure)
Les affiches réalisées lors de la première séance ont servi de support au débat scientifique dans la classe à la séance 2. Ce débat a permis l’identification par la classe de plusieurs aspects du fonctionnement de la nutrition.
Des organes aux fonctions (une séance d’une heure)
À partir de travaux individuels des débats sont menés sur les organes qui servent dans la nutrition et sur le rôle de ces différents organes. Les élèves identifient ainsi plusieurs sous-fonctions dans la nutrition : transformation des aliments, tri, transport aux parties du corps, utilisation.
La réalisation des différentes fonctions (deux séances d’une heure)
Les élèves ont travaillé en groupes à l’aide de documents différents pour définir où et comment se réalise chacune des fonctions identifiées. Puis le résultat de ces recherches a été mis en commun et discuté. Cela conduit à l’établissement d’une trace écrite (texte et schéma).
2 De la question de départ au problème et aux savoirs
La question travaillée par la classe est donc : « Comment ce que j’ai mangé peut-il me donner des forces ? ». Cette question n’a pas été retenue au hasard : elle correspond à un certain nombre de choix didactiques eux-mêmes appuyés sur un cadre théorique épistémologique (quelle est la nature des savoirs scientifiques et comment fonctionne la science ?) et didactique (qu’est-ce qu’apprendre des sciences, quelles difficultés cela présente et comment aider les élèves à faire ces apprentissages ?). Le but ici est de présenter ces choix et ces cadres.
Partir d’une question pour faire des sciences ?
Le premier choix fait dans cette séquence est