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Deux îles aux confins du monde: Islande et Groenland
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Deux îles aux confins du monde: Islande et Groenland
Livre électronique412 pages5 heures

Deux îles aux confins du monde: Islande et Groenland

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À propos de ce livre électronique

Il est incontestable que l’Islande et le Groenland sont deux territoires différents, bien qu’ils soient voisins. Le Groenland a été qualifié de plus grande île du monde. Pendant près de cinq siècles, des Scandinaves vécurent là dans des colonies bien délimitées tandis que sur le reste de l’île, vivaient des Inuits. L’Islande a connu un peuplement modeste. Les Islandais construisirent une société qui ressemblait aux autres sociétés nordiques, même si l’habitat était bien plus dispersé qu’ailleurs, l’économie moins variée et les structures sociales dissemblables. Il existe nombre de différences entre l’Islande et le Groenland, mais également de nombreuses ressemblances. Les deux îles partagent le fait d’être situées aux confins septentrionaux. Elles furent longtemps soumises à une autorité étrangère. Pendant longtemps, elles demeurèrent si éloignées du « centre » européen que c’est à peine si on les mentionnait. L’Islande et surtout le Groenland attirèrent les explorateurs, à l’instar de bien d’autres territoires au Nord du monde. C’est la fascinante histoire de la constitution de l’image de ces deux îles aux confins du monde que l’historien Sumarliði R. Ísleifsson nous raconte dans cet essai remarquable, contribuant ainsi à l’histoire de l’imaginaire du Nord et de l’Arctique, des lieux peu étudiés, et encore souvent représentés par des lieux communs, accumulés par des siècles de discours.
LangueFrançais
Date de sortie8 août 2018
ISBN9782760549906
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    Aperçu du livre

    Deux îles aux confins du monde - Sumarlidi Isleifsson

    Bibliographie

    Introduction

    En Islande (comme j’ai pu le lire et l’entendre), les esprits prenant l’apparence de votre père ou de votre mère, après la mort de ces derniers, conversent avec vous aussi naturellement que s’ils étaient en vie. D’autres esprits, comme ceux qui errent, sont parmi eux, dépourvus de tout séjour et d’habitations, et, transis de froid, ils se plaignent […] qu’ils se rendent au mont Hekla pour se réchauffer. Ce mont Hekla dont beaucoup concluent qu’il s’agit de l’entrée de l’enfer, car à proximité on y entend des hurlements et des gémissements tels qu’Ixion, Titius, Sisyphe et Tantale, soufflant tous ensemble dans une seule trompe de détresse, ne pourraient jamais en s’unissant les égaler¹.

    Thomas Nashe, The Terrors of the Night

    Ce texte fut composé par le poète anglais Thomas Nashe (1567-1601), qui le publia dans son ouvrage Terrors of the Night en 1594. L’Islande y est véritablement décrite comme un monde de merveilles où les esprits se montrent aux gens au même titre que n’importe quel autre individu. C’est également en ce lieu que se trouve l’entrée de l’enfer, d’où l’on entend des hurlements et des cris de terreur. Nashe fait référence à des héros légendaires de la Grèce antique pour rendre compréhensible sa vision de l’Islande. Conformément à ces associations, l’Islande est un lieu maléfique, un lieu de folie et de châtiment. Les représentations que Nashe se fait de l’Islande sont ainsi assez claires. Pouvons-nous, à partir de ce texte, déduire des choses plus générales? Est-il représentatif du discours sur l’Islande tel qu’il existe depuis le début du XVIIe siècle, ou bien en existe-t-il des descriptions d’un autre genre? On peut encore se demander comment ce discours est apparu, quelles en sont les racines et quel objectif il poursuit. Ces questions nourrissent et orientent cet ouvrage qui s’intéresse aux représentations, vues de l’extérieur, des peuples et des nations, de même qu’à la nature de ces représentations, à la manière dont celles-ci sont apparues et se sont construites.

    Le titre de ce livre, Deux îles aux confins du monde. Les représentations de l’Islande et du Groenland du Moyen Âge au milieu du XIXe siècle, permet d’en définir et d’en délimiter d’emblée le sujet. Il y sera question des représentations que se font les Occidentaux de ces deux îles les plus septentrionales de l’Europe, et leurs attitudes à leur égard seront comparées². Les représentations dont il est ici question sont appelées images ou images nationales. La principale problématique de cette recherche est de comprendre comment ces images extérieures à l’Islande et au Groenland se sont formées et quelles en sont les caractéristiques principales. Les images que l’on s’est forgées de ces deux terres sont-elles semblables ou présentent-elles des divergences? Quels sont les éléments qui les unissent ou qui les distinguent, et pour quelles raisons? Ces recherches se concentrent avant tout sur l’Islande, le Groenland servant d’élément de comparaison. On aurait pu opter, pour cette fonction, pour d’autres lieux, mais le choix s’est porté sur le Groenland, qui est le territoire le plus proche et qui est lui aussi une île située au nord, mais qui est bien différent sous d’autres aspects. La raison de ce choix tient également au fait qu’au cours des siècles passés, les deux pays ont fait l’objet de récits contemporains, ce qui rend la mise en perspective plus pertinente.

    Il est incontestable que ces deux territoires sont différents, bien qu’ils soient voisins. Le Groenland a été qualifié de plus grande île du monde et son étendue est vingt fois supérieure à celle de l’Islande. C’est un espace montagneux et, pour l’essentiel, recouvert de glace. Il est très peu peuplé. La chasse et la pêche ont dominé l’activité économique jusqu’au cœur du XXe siècle et on n’y trouve guère de zones de peuplement urbain, du moins rien qui ne puisse être comparé à la plupart des pays européens³. Pendant près de cinq siècles, de la fin du Xe siècle à la dernière partie du XVe, des Scandinaves vécurent là dans des colonies bien délimitées tandis que sur le reste de l’île vivaient des populations originaires des régions les plus septentrionales du continent américain, essentiellement des Inuits pour la période qui nous intéresse. On considère qu’ils étaient arrivés au Groenland au début du second millénaire⁴. Les habitants d’origine scandinave étaient chrétiens tandis que les Inuits ne le furent pas avant le XVIIIe siècle.

    L’Islande est par ailleurs une île volcanique, aussi septentrionale que le Groenland bien que beaucoup plus petite. De grandes portions de son territoire sont inhabitables dans la mesure où celui-ci consiste pour l’essentiel d’espaces montagneux pauvres en végétation, comme c’est le cas pour le Groenland. En comparaison avec d’autres pays, l’Islande a également connu un peuplement modeste, bien que plus important que celui du Groenland, et l’activité économique s’est bâtie sur l’élevage du bétail et la pêche. Au XIXe siècle, les Islandais bâtirent une société qui ressemblait à de nombreux égards aux autres sociétés nordiques, même si l’habitat était bien plus dispersé qu’ailleurs, l’économie moins variée et les structures sociales relativement différentes.

    Il existe ainsi nombre de différences entre l’Islande et le Groenland, mais également de nombreuses ressemblances. Les deux îles partagent le fait d’être situées aux confins septentrionaux et d’être éloignées du «centre» que représente l’Europe occidentale. Elles furent longtemps soumises à une autorité étrangère, d’abord celle de la Norvège, puis celle du Danemark. Dans les principaux domaines, l’administration était ainsi entre les mains d’étrangers et la gestion économique relevait pour l’essentiel d’ordres émis par les autorités danoises. Pendant longtemps, les deux îles demeurèrent si éloignées du «centre» européen que c’est à peine si l’on prenait la peine de les mentionner et, dans ces cas, elles n’étaient qu’une étape vers une autre destination, notamment pour ceux à la recherche d’un passage maritime par le nord pour rejoindre l’Extrême-Orient. Pendant longtemps, les relations avec ces pays furent irrégulières, particulièrement dans le cas du Groenland, où elles s’interrompirent aux XVe et XVIe siècles. L’Islande et surtout le Groenland étaient à ce point isolés qu’ils attirèrent les explorateurs, à l’instar de bien d’autres confins et territoires coloniaux du monde.

    La réputation des pays et des peuples ne se conforme pas uniquement à ce qu’en disent les statistiques, qu’elles concernent la démographie, la position géographique, la taille ou la situation d’un pays. Les informations de ce type entrent bien entendu en ligne de compte dans l’analyse qui est ici proposée, mais cette dernière relève avant tout de l’histoire des idées. Afin de pouvoir expliquer l’origine et l’évolution des images relatives à l’Islande et au Groenland, il conviendra de se demander si (et dans ce cas, comment) des facteurs déterminés ont pu exercer une influence sur les descriptions de ces pays. Ces facteurs sont, par exemple, les représentations associées aux terres de l’extrême Nord, aux îles en général, aux confins (en tant que territoires éloignés du centre où s’exerce l’autorité culturelle et économique), à l’étendue de ces espaces, au degré de pouvoir qui en émane et, enfin, à la race et aux origines des populations qui y vivent. On se demandera également si les représentations associées à ces facteurs ont influencé les descriptions de ces deux pays, et de quelle manière. Se manifestent-elles de façon similaire ou non à propos du Groenland et de l’Islande? Sont-elles positives ou bien négatives? Et comment la puissance de ces «savoirs» et de ces traditions a-t-elle orienté la manière dont les étrangers ont vu ces deux îles? Et pour finir, ces images ont-elles été stables ou ont-elles été au contraire soumises à de régulières évolutions, à moins qu’elles aient été à la fois stables et mouvantes?

    La période qui nous intéresse commence avec les premières descriptions de l’Islande et du Groenland à la fin du XIe siècle et va jusqu’en 1850. Il est donc clair qu’il ne s’agit ici que de dégager des tendances générales. Il n’a pas semblé possible de s’aventurer au-delà de cette date, car la recherche aurait pris trop d’ampleur et, au moins dans le cas de l’Islande, d’importantes ruptures apparurent à partir de ce moment. Au milieu du XIXe siècle, les relations avec ce pays connurent une considérable amélioration du fait de l’augmentation du nombre de voyageurs. Cet afflux touristique entraîna une évolution des idées jusque-là dominantes⁵. Il est toutefois opportun de signaler que la situation fut sensiblement différente en ce qui concerne le Groenland. Les auteurs qui s’y intéressèrent avaient longtemps nourri l’espoir d’y retrouver les descendants des colons scandinaves, convertis au christianisme, qui s’étaient autrefois installés sur l’île. Au cours des XVIIIe et XIXe siècles, ces espoirs s’amenuisèrent, puis disparurent lorsqu’il fut bien établi que les seuls habitants de ce pays étaient des Inuits, en dehors bien sûr des quelques ressortissants danois qui y vivaient. Cette ancienne population norroise avait donc totalement disparu.

    Plusieurs concepts fondamentaux seront utilisés dans cette étude, dont, tout d’abord, la notion d’«image», qui est polysémique. Elle servira ici pour des images ou des représentations que l’on forme sur les autres et également sur soi-même⁶. Les images dont il sera question sont celles, collectives, portant sur des groupes de populations et de peuples, sur leur extranéité et leur altérité; on s’intéressera donc à la manière dont on parle de ces derniers en tant qu’ils incarnent l’autre, étant entendu que lorsque l’on utilisera ce concept d’image, il ne s’agira pas uniquement de représentations nationales dans l’acception moderne du terme, mais dans un sens plus large. À cet égard, ce concept servira également à propos de groupes ethniques de toutes les époques, bien avant l’apparition des Étatsnations, et il est susceptible de s’étendre à des ensembles plus vastes, comme aux habitants d’un continent.

    Dès qu’il est question de représentations et d’extranéité, certains concepts sont essentiels, comme ceux de pouvoir et d’absence de pouvoir, liés à leur tour au couple conceptuel centre-périphérie. L’extranéité – ou l’exotisme – sera également envisagée à la lumière d’autres notions, comme l’opposition Nord-Sud ou encore celle d’insularité. De tout temps, les descriptions d’îles ont été associées à l’exotisme. L’insularité est également intriquée dans la relation utopie-dystopie, à tel point qu’il n’est souvent guère possible de faire la part des choses⁷.

    On s’appuiera pour l’essentiel sur des méthodes, traditionnellement mises en œuvre en histoire, consistant à exploiter des sources de différentes origines afin de reconstruire, autant que possible, une forme de réalité. La réalité étudiée ici s’exprime à travers les représentations relatives à deux territoires et aux populations qui y vivent. Il est important de souligner que les sources à partir desquelles on a travaillé sortent généralement de l’horizon des historiens, ce qui a conditionné la nature même de cet ouvrage et l’objectif poursuivi par son auteur: analyser, pour une époque donnée, des représentations et en repérer la manifestation dans des textes et des images de cette époque. Le but n’est donc pas, à quelques exceptions près, de sonder la véracité de leur contenu ni de reconstituer un processus historique déterminé. Notre approche relève avant tout de l’histoire et de l’évolution des idées. Quelques points méthodologiques doivent cependant encore être précisés. Les approches imagologiques qui s’appliquent aux caractéristiques des pays et des peuples, au sens large du terme, telles qu’elles apparaissent dans la littérature, dans l’iconographie et dans d’autres domaines, sont fondamentales. Les recherches traitant du colonialisme ont été également fort sollicitées et leurs méthodes ont été mises à profit pour faire apparaître l’essence des différentes représentations relatives au Groenland et à l’Islande. On reviendra plus loin dans cette introduction sur cette question.

    Les sources utilisées dans cet ouvrage proviennent principalement d’Europe occidentale, surtout d’Angleterre et d’Allemagne. Un certain nombre de documents issus du monde scandinave ont été pris en compte, notamment lorsque ces sources connurent une audience au-delà des pays nordiques, mais également, dans une moindre mesure, des documents émanant du sud de l’Europe. Il est évidemment impossible d’examiner tous les textes mentionnant les deux îles. En ne considérant que l’Islande, les seuls titres de livres et articles qui lui ont été consacrés au cours des derniers siècles rempliraient un livre entier⁸. On pourrait dire la même chose du Groenland.

    Nos sources sont assez diverses: manuscrits, relations de voyage, récits, ouvrages historiques et géographiques, textes littéraires et dissertations sur la littérature, l’économie ou la nature. Et on pourrait poursuivre cette énumération. Comme il s’agit ici d’étudier des images, le matériau sélectionné se compose surtout de textes où les représentations et les opinions portées sur les autres apparaissent clairement et ont été diffusées vers un large public. Cette sélection exclut les rapports et comptes rendus détaillés en matière d’économie, de géologie, de linguistique et, en fait, les travaux menés dans bien d’autres domaines en liaison avec ces deux pays. La raison en est évidente: ce type de travaux relevant d’approches scientifiques ou techniques laisse peu de place aux images qui nous intéressent. On a donc privilégié les documents où ces images se donnent à voir, comme c’est le cas dans les récits de voyage et les ouvrages des siècles passés traitant d’histoire et de géographie. Nous intéressent également les documents iconographiques, comme les illustrations ou les cartes géographiques auxquelles peuvent être adjointes différentes informations liées au milieu naturel, à la vie économique ou de nature ethnographique. Cette documentation constitue un corpus considérable. On a opéré une restriction rigoureuse en limitant l’analyse aux ouvrages publiés et qui bénéficièrent d’une certaine diffusion, et en écartant ainsi ceux qui ne le furent pas et qui restèrent plus confidentiels. En outre, ces derniers expriment moins d’images standardisées que les premiers, qui s’appliquent à répondre aux attentes de leurs lecteurs. C’est pour cette raison que l’auteur d’un ouvrage destiné à la publication aura tendance à user de stéréotypes qui susciteront un écho chez son lecteur. Enfin, on doit signaler le fait qu’il aurait été possible d’utiliser comme sources des œuvres de fiction qui ont l’Islande ou le Groenland pour cadre afin d’en analyser les images proposées. Cette documentation n’a toutefois pas été retenue ici, le corpus des sources étant amplement suffisant.

    Cette recherche se fonde principalement sur deux catégories de sources. La première regroupe des ouvrages généraux traitant des deux pays. Leurs auteurs ont souvent construit leur travail sur des textes provenant d’autres sources, qu’ils ont plus ou moins reformulés. En passant en revue ce type de discours, bien que le corpus ne soit pas exhaustif, on peut espérer obtenir une vision d’ensemble satisfaisante des idées dominantes pour chaque époque et mettre en évidence les modalités de leur évolution et de leur transformation. Ces ouvrages généraux se présentent sous des aspects divers. Ils traitent volontiers de géographie et d’histoire, comme c’est le cas de l’Historia de gentibus septentrionalibus; d’Olaus Magnus (1490-1557), qui parut à Rome en 1555. Dans ce genre d’écrits, l’Islande et le Groenland font généralement l’objet d’informations sommaires, égrenées sur quelques lignes ou parfois quelques pages. Il y a pourtant des exceptions dès le début du XVIIe siècle. À partir du milieu du XVIIIe siècle, le discours consacré à l’Islande, au Groenland et à d’autres territoires de l’extrême Nord s’accrut et devint plus varié, et donc plus riche. Se développèrent par exemple à cette époque les livres destinés à un public d’enfants et d’adolescents. De tels récits nous intéressent dans la mesure où ils proposent souvent des images simples et claires⁹.

    La seconde catégorie de sources se compose de récits sur l’Islande et le Groenland émanant de témoins oculaires. Il s’agit souvent de relations de voyage ou d’écrits d’explorateurs, mais également de textes composés par des individus qui, pour différentes raisons, séjournèrent sur l’une des deux îles, parfois même longuement. Les récits de voyage existent depuis fort longtemps et ils offrent en général une vision nettement contrastée entre ce qui est connu et familier et ce qui relève de l’extranéité. Rappelons cependant que ces sources sont susceptibles de nous enseigner bien d’autres choses, car elles constituent d’excellents témoignages de l’évolution historique dans de nombreux autres domaines. Avec la découverte de nouveaux horizons, les récits de voyage se multiplièrent, mais c’est au XIXe siècle que ce genre littéraire connut son apogée. Ce dernier ne se laisse d’ailleurs pas facilement définir, car il présente des affinités avec d’autres genres, comme les mémoires. Il est clair que certaines relations de séjour sur l’une des deux îles qui nous intéressent ici appartiennent plutôt à cette catégorie. On peut également les rapprocher des œuvres de fiction – et dans ce cas, il s’agit de romans d’aventures. Citons les fameux Voyages de Gulliver au XVIIIe siècle de l’auteur anglo-irlandais Jonathan Swift (1667-1745) ou le tout aussi célèbre Robinson Crusoé du romancier anglais Daniel Defoe (1660-1731). Ajoutons les affabulations émanant de voyageurs, et il est opportun de remarquer que la frontière entre relation de voyage et fiction littéraire est assez floue. Il faut encore citer les guides de voyage et ceux destinés aux pèlerins, les livres qui sont intermédiaires entre ouvrages encyclopédiques et récits de voyage, et quelques autres encore. Il s’avère donc délicat, et il est important de le noter, de différencier distinctement ces récits de voyage d’autres genres. Pour simplifier, ce terme désignera ici tous les récits émanant de témoins oculaires ou présentés comme tels¹⁰. Les récits de voyage ne sont pas nombreux avant 1600, mais ils s’accroissent progressivement, notamment au XIXe siècle. À partir de ce moment, un choix doit être opéré entre de nombreux ouvrages et il nous faut suivre un fil directeur consistant à prendre pour exemples des textes qui, d’une part, donnent à voir les changements qui se produisent et qui, d’autre part, offrent une vision différente de ces îles du Nord.

    Outre ces deux groupes de sources, cartes et illustrations ont été utilisées dans cette recherche. Les premières illustrations associées à l’Islande et au Groenland insérées dans des livres datent du milieu du XVIe siècle. De tels témoignages iconographiques illustrèrent sporadiquement les textes consacrés à ces deux îles jusqu’à l’aube du XIXe siècle. À partir de 1800, le nombre d’images disponibles augmenta avec le développement des publications liées à ces pays car, à cette époque, différentes sortes de périodiques commencèrent à publier des articles pourvus d’illustrations sur ces sujets. Les revues populaires ouvrirent notamment leurs colonnes à des images de territoires aussi lointains qu’exotiques¹¹. Pour la première période envisagée ici, les cartes géographiques furent également utilisées comme sources. Avec le XVIe siècle s’ouvrit une période de grande production cartographique, dans un contexte d’expéditions d’exploration et de grandes découvertes. Encore faut-il avoir à l’esprit que les cartes d’alors étaient assez différentes de ce qu’elles devinrent ensuite, dans la mesure où l’on y représentait des images, mais aussi du texte illustrant différents aspects des territoires cartographiés. Elles offrent ainsi un reflet assez précis des images que l’on se faisait des peuples et donnent parfaitement à voir quels étaient les lieux considérés comme civilisés et ceux qui étaient étrangers. Elles montrent même les endroits où résidaient des créatures monstrueuses et à moitié humaines¹². C’est par conséquent sur ces sources que l’on se concentrera dans ce livre: les ouvrages généraux, les livres liés aux voyages, au sens le plus large du terme, et, dans une certaine mesure, les illustrations et les cartes.

    Concepts et théories

    Représentations

    D’autres, trop charmés par les usages et les modes de leur propre pays, trouvent étrange et risible tout ce qui en diffère. Ainsi, ce que dans un pays l’on qualifie de convenable, est considéré comme indécent dans un autre. Ce qu’un Espagnol appellerait honnêteté et dignité est vu par telle autre nation comme de l’arrogance et de l’affectation. Ce qui en France est désigné comme courtoisie et effronterie est appelé par d’autres inconvenance et inconstance¹³.

    Ludvig Holberg, Dannemarks og Norges Beskrivelse

    Ces propos critiques exprimés au début du XVIIIe siècle par le professeur et écrivain dano-norvégien Ludvig Holberg (1684-1754) offrent un exemple de l’opinion générale qu’ont les gens sur d’autres groupes ou d’autres peuples¹⁴. Holberg dit à la fois que les normes auxquelles se réfèrent les peuples peuvent s’avérer fort différentes les unes des autres, et que ceux fort absorbés par leur propre narcissisme considèrent celles des autres comme étranges et ridicules. Holberg relate en réalité la manière dont peuvent se manifester les images nationales.

    La notion d’image est, comme on l’a vu, l’un des concepts clés de cette recherche¹⁵. Elle ne sera pas employée ici pour des images en tant que métaphores, mais plutôt comme

    la silhouette mentale de l’autre qui apparaît déterminée par des caractéristiques comme la famille, le groupe, la tribu, le peuple ou la race. C’est une telle image qui détermine l’opinion que nous nous faisons des autres et qui contrôle notre comportement à leur égard. Les discontinuités et les différences culturelles (découlant des langues, des mentalités, des usages quotidiens et des religions) déclenchent des jugements et des images positives ou négatives¹⁶.

    C’est ainsi que le chercheur italien Manfred Beller définit en quelques mots le concept d’image, ses fonctions et ce sur quoi il se fonde, à savoir la distinction entre «nous» et «les autres». Cette distinction est un élément fondamental des images au sens où l’on entend ce mot ici, et elle est inhérente à tous les systèmes culturels, vastes ou modestes. Les peuples et les sociétés s’assignent une position centrale et positionnent «les autres» ailleurs, en en faisant, de façon plus ou moins marquée, des étrangers. Ils les relèguent volontiers dans une sorte d’espace marginal, les considérant éventuellement comme des barbares¹⁷. En anglais, on a recours, pour désigner ces idées, aux concepts d’otherness ou d’alterity¹⁸. Cette distinction est attestée depuis les débuts de l’histoire, mais c’est à l’époque moderne qu’elle prend une importance particulière, avec la naissance des puissances coloniales européennes. Celles-ci représentaient le centre de pouvoir éduqué et tout ce qui se trouvait en dehors avait statut de périphérie culturelle et économique¹⁹.

    Il faut également mentionner le fait que le concept d’image(s) est souvent qualifié par d’autres vocables, bien qu’ils n’aient pas tout à fait le même sens, tels que cliché(s), stéréotype(s) et préjugé(s). La notion littéraire de «topos/topoi» présente également des affinités²⁰ avec le concept d’image, qui est cependant plus large dans la mesure où il s’applique à des phénomènes collectifs. Les différences sémantiques restent quand même peu évidentes et l’usage de ces concepts s’en trouve un peu brouillé. Par exemple, la notion de «représentation» est souvent interchangeable avec celle d’image²¹. On notera que dans ce travail, le terme d’«image» est souvent utilisé au pluriel, à rebours de l’usage le plus fréquent, lorsqu’il est question de «l’image» de l’Islande ou d’autres nations. On considère en effet, souvent à tort, qu’il n’existe qu’une représentation prédominante, mais les choses sont globalement plus complexes et on peut par conséquent discerner des représentations de différentes sortes²².

    Les chercheurs qui étudient les images nationales les observent en tant qu’éléments intégrés dans les opinions des gens dans la vie quotidienne. Elles sont partout et sont profondément intégrées dans le monde idéologique et relationnel dans lequel nous évoluons, un univers de représentations qui souvent repose sur de longues traditions. Elles pourraient avoir une influence déterminante sur la manière dont nous percevons le monde dans la mesure où, pour l’essentiel, nous ne voyons pas les choses avant d’en donner une définition, mais plutôt l’inverse. Cela signifie que les «préjugés» exercent une forte influence sur la manière dont les gens font l’expérience des situations et des phénomènes²³. L’imagologie constitue donc une méthode permettant d’étudier comment les stéréotypes émergent dans ce qu’expriment notre propre culture et celle des autres, d’étudier leur origine, leurs caractéristiques et les formes sous lesquelles ils se manifestent.

    Les images présentent deux faces qui, indépendamment l’une de l’autre, ne sont pas cohérentes et ne font pas sens, et sont donc liées de manière solidaire, car elles interagissent l’une sur l’autre et sont dialectiques. Lorsque des images de soi (self-images en anglais; auto-stereotypen en allemand) se forment, il se crée également des images extérieures ou de l’étranger (external images, images of the other en anglais; hetero-stereotypen en allemand)²⁴. Ce sont donc d’oppositions entre «nous et les autres» qu’il s’agit ici, les autres représentant ce qui est étranger (the other).

    On suppose généralement que l’autoévaluation et l’image de soi sont positives tandis que les images extérieures sont négatives, dans la mesure où l’on perçoit son propre environnement comme normal et allant de soi tandis que les autres sociétés sont vues comme étrangères et (souvent) négativement perçues puisqu’elles se distinguent de la supposée normalité²⁵. Ces attitudes sont souvent égocentriques ou ethnocentriques, mais on trouve de nombreux exemples d’images de soi négatives et d’images des autres positives, notamment les images de soi dans le contexte où les confins sont comparés au «centre». Dans l’histoire culturelle, on peut observer d’innombrables signes de dichotomies similaires, entre royaumes et peuples (on a l’exemple des Danois et des Allemands), à l’intérieur d’un même royaume (comme entre les Écossais et les Anglais), mais encore entre régions et villes, entre villes et villages. Il faut signaler une distinction entre ce qui nous est familier, où l’ordre règne, et ce qui nous est étranger, dans les territoires périphériques, là où le désordre prédomine. À la Renaissance, ce genre de distinctions fut lié à la colonisation et on peut considérer que l’Europe occidentale devint une sorte de centre, tandis qu’une grande partie, voire l’ensemble, du monde fut alors perçue comme étrangère²⁶. Dans le cadre de cet ouvrage, il est tout à fait pertinent de considérer le fait que les stéréotypes de ce type faisaient partie de la manière dont on percevait le monde et étaient intégrées dans la vision que portaient les populations occidentales sur les autres parties du monde, vision qui se caractérisait par une idéologie de la supériorité. Selon cet angle de vue, les autres furent volontiers regardés comme valeur insignifiante. C’est ce phénomène que le célèbre chercheur jamaïcain Stuart Hall a appelé the West and the Rest lorsqu’il a étudié la genèse des représentations que se faisaient les pays occidentaux des autres parties du monde²⁷.

    Les images nationales reposent en partie sur des dispositions qui ne changent que difficilement. Les couples conceptuels qui nous occupent principalement sont les suivants: petitesse-grandeur, pouvoir-absence de pouvoir, Nord-Sud, Est-Ouest, noir-blanc, centre-périphérie, île-continent, pour n’en citer que quelques-uns. On parle ainsi en termes de règles déterminées associées à la production d’images, de «constantes culturelles dans l’imaginaire stéréotypé²⁸». Les images ont souvent de profondes racines historiques et se caractérisent par «le mélange, d’une façon en apparence chaotique, de faits historiques, de rhétorique, de légendes et de malentendus, intentionnels ou non²⁹». Elles sont par conséquent issues d’une longue histoire et, dans le cas de l’Islande, on peut faire remonter certaines représentations aux premières descriptions de cette île au XIe siècle et les suivre jusqu’à l’époque contemporaine, comme on le verra plus loin.

    À toute époque, des images nationales, parfois nombreuses, ont été à l’œuvre dans chaque pays, reposant sur différentes traditions. Elles ne constituent en aucun cas des phénomènes simples. Elles peuvent se montrer à la fois changeantes et stables, positives et négatives, homogènes ou composites, manifestes ou peu visibles, d’où la complexité qui leur est inhérente.

    On considère, comme on a pu le voir, que les images nationales ne sont pas une forme de faits tangibles, mais qu’elles relèvent au contraire des idées³⁰. Les chercheurs qui analysent les images nationales dans cette perspective ne considèrent pas que des nations ou des groupes particuliers présentent des caractéristiques intrinsèques et quasi immuables. Ils estiment au contraire que la culture et les spécificités culturelles sont des phénomènes imprégnés par les circonstances, par l’histoire et par les interactions culturelles³¹. Le présent travail a précisément comme objet principal d’analyser les récits sur l’Islande et le Groenland en tant que représentations des «autres». L’objectif n’est donc pas de découvrir si ces récits sont fondés ou non, ce que s’efforça de faire jadis l’érudit islandais Arngrímur Jónsson (1568-1648) dans ses ouvrages, comme de nombreux auteurs après lui. Ces positions sont donc à l’opposé des idées qualifiées d’essentialistes qui assignent à des nations ou à des groupes spécifiques telles ou telles qualités naturelles. Ces manières de penser remontent à la nuit des temps et étaient courantes chez les auteurs de l’Antiquité et du Moyen Âge, comme l’indique le chercheur américain James S. Romm³².

    Bien que l’on suppose ici que les images nationales ne sont que des «images», elles ont cependant fortement influencé la vie quotidienne des peuples en jouant un rôle déterminant sur les plans politique et économique. Leur rôle n’est ainsi pas moindre dans la «réalité» collective que toute autre expérience liée aux différentes valeurs et normes qui affectent l’existence de chaque être humain³³. L’un des exemples les plus manifestes de cela est fourni par les images négatives dont pâtissent depuis longtemps les Noirs, les Juifs ou les musulmans dans les sociétés occidentales. Ces images ont eu, et c’est presque un euphémisme de le dire ainsi, une réelle influence sur la vie réelle des populations en question³⁴.

    Notre tâche principale consiste donc ici à analyser les images nationales et de projeter un éclairage sur leur origine, leurs spécificités, leur contexte de production et leur finalité. Ceux qui se consacrent depuis longtemps à ces questions considèrent qu’ils doivent révéler le rôle négatif que, selon eux, les représentations standardisées à l’égard des autres ont pu jouer³⁵. D’autres points de vue ont toutefois été avancés sur cette question. Certains chercheurs ont ainsi signalé qu’il existe de longues traditions consistant à promouvoir des images positives de ce qui est étranger, cherchant à éviter les simplifications en ce domaine³⁶. La probabilité de stéréotypes négatifs n’est réelle que lorsqu’une sorte de combat pour le pouvoir s’instaure, comme l’histoire de l’Europe en fournit de nombreux exemples. La chercheuse américaine Mary Louise Pratt a par ailleurs indiqué qu’il n’était peut-être pas d’une grande importance que des récits particuliers présentent des signes soit négatifs, soit positifs. Les descriptions positives des colonies et des confins revêtent souvent un air d’innocence ou d’anticonquête, pour reprendre son expression, et malgré ce trait, elles assument en fait les mêmes références présentes dans la plupart des

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