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L'Arctique de la littérature norvégienne: De Fridtjof Nansen à Anne B. Ragde
L'Arctique de la littérature norvégienne: De Fridtjof Nansen à Anne B. Ragde
L'Arctique de la littérature norvégienne: De Fridtjof Nansen à Anne B. Ragde
Livre électronique628 pages8 heures

L'Arctique de la littérature norvégienne: De Fridtjof Nansen à Anne B. Ragde

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À propos de ce livre électronique

Dans cet essai, l’un des rares traduits en français sur la littérature de Norvège, le critique et professeur de littérature Henning Howlid Wærp, qui vit lui-même dans l’Arctique norvégien à Tromsø, réfléchit au rôle de l’Arctique dans la littérature de son pays, avec quelques excursions du côté danois et suédois. Il offre ainsi une réflexion historique d’ensemble, à partir des récits d’exploration et de voyage du XIXe siècle, sur la littérarité des territoires arctiques et de leurs représentations, puis sur l’appropriation culturelle norvégienne régionale de l’Arctique, et enfin sur la poétique que l’on peut dégager de ces territoires froids dans les œuvres littéraires contemporaines.
LangueFrançais
Date de sortie5 janv. 2022
ISBN9782760549289
L'Arctique de la littérature norvégienne: De Fridtjof Nansen à Anne B. Ragde
Auteur

Henning Howlid Wærp

Henning Howlid Wærp est professeur de littérature nordique à l’Université arctique de la Norvège (UiT) à Tromsø. Spécialiste du romancier Knut Hamsun, il a aussi publié de nombreux ouvrages sur le roman, la poésie et le poème en prose, ainsi que sur les rap¬ports entre l’environnement et la littérature. Lui-même poète, il est par ailleurs critique de poésie au principal journal de Norvège, le Aftenposten.

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    Aperçu du livre

    L'Arctique de la littérature norvégienne - Henning Howlid Wærp

    Qu’est-ce que l’Arctique, et où est-ce ?

    Chapitre 1

    Vers le nord !

    Arctique : du grec, « septentrional », de arktos, ours > constellation la Grande Ourse, une constellation dans le ciel de l’hémisphère Nord.

    Si l’on imagine l’Arctique fait d’étendues d’eau salée, de glace, de toundra et de vie animale, et si on pense que cette région doit être protégée contre l’activité humaine, on oublie qu’environ 4 millions de personnes vivent au nord du cercle polaire, dont 10 % de population autochtone. Et si on a recours à une définition plus vaste de l’Arctique que les régions au nord du 66e parallèle (voir le chapitre 2 pour les définitions), on parle d’une population beaucoup plus importante. Il y a beaucoup de culture dans la nature septentrionale.

    Ceci est un livre sur la littérature polaire nordique dans son acception la plus large, tant du point de vue du genre que de la géographie. Les littératures de fiction et de non-fiction y sont représentées. Les grandes expéditions polaires ont été lues et analysées, ainsi que des romans et de la poésie rédigés dans les régions environnantes, des récits de voyage, de chasse à la baleine, d’hivernage, et de la littérature pour enfants. D’après ma propre définition, l’Arctique comprend aussi l’extrémité nord de la Norvège, conformément à une définition assez nouvelle du concept sur laquelle je reviendrai au chapitre suivant. Petter Dass et Arvid Hanssen, Cora Sandel, Herbjørg Wassmo, Knut Hamsun et Lars Berg sont donc par conséquent des auteurs de l’Arctique.

    Les chapitres n’ont pas besoin d’être lus l’un après l’autre, étant donné que le livre ne traite pas d’un seul et unique raisonnement uniforme. Le concept de l’« Arctique » est trop complexe et composite, et les textes font en outre référence au « Nord » de diverses façons. Chaque chapitre propose sa propre bibliographie.

    Qu’y trouve-t-on ? Les grands héros polaires – Fridtjof Nansen, Roald Amundsen et Otto Sverdrup – ont chacun un chapitre. C’est aussi le cas de l’ingénieur et aéronaute suédois Salomon August Andrée. Helge Ingstad et l’explorateur polaire danois Knud Rasmussen occupent une place importante. La littérature polaire en tant que rétroviseur et critique de civilisation (mot clé : pastorale), et en tant que courant technologique et scientifiquement tourné vers l’avant (mot clé : avant-garde) est à l’origine de deux chapitres, tout comme l’ours polaire, peut-être le symbole le plus fort de l’Arctique. En plus d’un panorama des descriptions de l’ours polaire dans le cadre de ce qu’on appelle les « animal studies », ces deux chapitres sur l’ours comprennent une section sur la littérature enfantine, une sur le roman policier polaire (Monica Kristensen) et couvrent certains grands chasseurs d’ours polaires tels que Henry Rudi et Hilmar Nøis. Tous les noms n’apparaissent pas dans les noms de chapitre ; par exemple, Wanny Wollstad ou John Giæver se trouvent dans le chapitre sur la pastorale ; Regine Normann et Andreas Markusson sont évoqués dans le chapitre sur les comptoirs commerçants de Nord-Norge ; Inga Elisabeth Næss et Estrid Ott le sont dans le chapitre sur les livres pour enfants concernant le Svalbard. Pourtant, tous les noms et tous les livres ne sont évidemment pas mentionnés, en premier lieu parce que le domaine est vaste, mais aussi parce que j’ai essayé de choisir des textes et des auteurs sur lesquels on n’a pas encore beaucoup écrit, ou pas beaucoup de ce point de vue arctique et littéraire.

    Les réflexions généralistes et les considérations théoriques sont développées en partie dans les deux premiers chapitres, en partie en lien avec les études des chapitres suivants. Par exemple, une discussion sur ce qui fait d’un récit d’expédition une bonne lecture se retrouve aussi bien dans le chapitre sur les livres polaires de Roald Amundsen que dans celui sur l’expédition d’Otto Sverdrup depuis le nord du Canada, tandis que la présentation du genre « dans les traces de » – « second journeys » – figure dans le chapitre sur En skis à travers le Groenland de Nansen et dans celui sur le voyage en ballon vers le pôle Nord de l’ingénieur Andrée.

    « L’exploration de la partie la plus septentrionale de la Terre »

    Je commencerai par une courte description de « l’exploration de la partie la plus septentrionale de la Terre », en partant de Nord i tåkeheimen (Dans les brumes du Nord), de Fridtjof Nansen (1911), une œuvre historicoculturelle dont c’est précisément le sous-titre. Nansen est au sommet de sa carrière d’explorateur polaire quand il commence ce travail au début du XXe siècle, et il était celui qu’il fallait pour donner ce genre de récit, après avoir traversé les glaces du Groenland et navigué sur le Fram vers le pôle Nord – entre autres.

    Le projet de Nansen est d’étudier et de faire un bilan des connaissances sur le Nord – les voyages septentrionaux et les représentations sur le monde boréal – de l’Antiquité à son époque, en s’intéressant tout particulièrement aux expéditions polaires. Il commence par l’Antiquité, Homère et L’Iliade et L’Odyssée (environ 700 av. J.-C.), poursuit avec l’historiographie d’Hérodote, et ajoute en commentaire qu’on trouve chez Homère comme chez Hérodote des représentations d’un peuple heureux, très au nord, qui vit « sous la voie resplendissante » (le ciel clair boréal) (Nansen, 1911, p. 12). Pythéas de Marseille (env. 330 av. J.-C.), un commerçant et explorateur grec qui a effectué des voyages dans l’ouest et le nord de l’Europe, fait l’objet d’un chapitre entier chez Nansen ; il fut le premier dans le monde gréco-romain à décrire le soleil de minuit et le pays qu’il nommait « Thulé », peut-être la côte norvégienne, en tout cas d’après les théories de Nansen. « Nous savons fort peu de choses sur Pythéas, mais il nous apparaît comme l’un des découvreurs les plus doués et les plus intrépides que le monde ait vus », écrit Nansen (p. 56).

    En 140 de notre ère, l’astronome et mathématicien égyptien Ptolémée, qui vivait à Alexandrie, a dessiné une carte du monde couvrant les terres déjà connues, entre la mer du Nord et les sources du Nil. L’intérêt de sa contribution fut de représenter la surface courbe de la Terre sur une carte plane, avec des degrés de latitude équidistants et des longitudes qui se rejoignaient aux pôles, de telle sorte que les proportions dans les distances soient exactes. Mais, souligne Nansen, les connaissances sur le Nord avaient régressé depuis Pythéas, cinq siècles plus tôt, puisque Ptolémée a déplacé Thulé depuis le cercle polaire vers le sud, de 66° à 63° Nord. Nansen conclut ainsi le chapitre sur l’Antiquité (jusqu’en 500 apr. J.-C.) :

    À la fin de l’Antiquité, les terres émergées et immergées du Nord demeurent dans les brumes de l’inconnu. De nombreux éléments indiquent qu’il y a toujours eu un lien avec le Nord, et de vagues informations sont parfois parvenues dans le monde des érudits. Pourtant, ces brumes se dissipent parfois un peu, et nous distinguons au Nord de grands territoires, un nouveau monde dans son entier, avant qu’elles retombent et que tout disparaisse comme par magie. C’est à croire que personne n’a éprouvé de besoin scientifique assez fort pour se consacrer pleinement à éclaircir ces questions obscures. (p. 95)

    Dans les sources grecques et romaines que Nansen cite et discute, le Nord est assez étranger et lointain, et il est surprenant que dans son introduction, Nansen choisisse d’évoquer le Nord par une métaphore locale, « Nordheimen » : « En suivant la façon dont les représentations sur le Nordheim apparaissent dès le début, et changent ensuite d’une époque à l’autre » (p. V). En utilisant ce mot pour l’Arctique, l’écrivain Nansen affirme son identité tout en donnant l’impression d’une réévaluation consciente sur le plan idéologique du Nord.

    Dès le haut Moyen-Âge, Ottar du Hålogaland est un héros pour Nansen. Le chef norvégien Ottar, qui vivait « le plus au nord de tous les Norvégiens » – vraisemblablement à Lenvik ou à Malangen, un peu au sud de la ville actuelle de Tromsø –, est allé voir en 890 le roi anglais Alfred pour lui parler de sa vie dans le Nord et de ses voyages : « Ottar déclara qu’il découvrirait un jour jusqu’où le pays s’étendait vers le nord, ou s’il y avait des gens qui vivaient encore plus au nord que le pays inhabité » (Ottar, 1994, p. 13). Après six jours de navigation, Ottar avait atteint l’endroit où le pays marquait un virage brusque vers l’est, ce qui est aujourd’hui le cap Nord. Il suivit ensuite la côte dans cette direction pendant neuf jours, jusqu’à la mer Blanche. « Le Grec Pythéas fut le premier, et il arriva environ au cercle polaire », écrit Nansen : « Environ 12 siècles plus tard, le Norvégien Ottar continue à remonter la côte norvégienne vers le nord, et va jusqu’en mer Blanche. Il établit ainsi que la Scandinavie s’étendait bien au nord » (1911, p. 132).

    Pour Nansen, la façon objective, mesurée et rationnelle dont Ottar raconte est exemplaire : « Ce récit court et clair d’un voyageur objectif, qui relate ce qu’il a vu, constitue rien que par sa clarté et sa concision un contrepoids bienvenu à des représentations antérieures vagues et brouillonnes sur des régions boréales et inconnues » (p. 130). Nansen examine une longue série de sources écrites, plus particulièrement la colonisation de l’Islande par les Norvégiens, à partir de 860 environ, et les sagas, ainsi que la découverte et la colonisation du Groenland (à partir de 986 environ) et les voyages au Vinland, mais aussi la littérature médiévale des géographes arabes. À l’approche de la page 600 de Nord i tåkeheimen, le lecteur n’en est pourtant pas plus loin que le début du XVIe siècle et les découvertes portugaises au nord-ouest. Nansen termine son livre en disant que « [m]aintenant commence la véritable histoire de l’exploration polaire » (p. 574). C’est sur celle-ci que Scott Keltie, de la Royal Geographical Society, lui avait demandé d’écrire, mais après plus de cinq années de travail, il n’était toujours pas arrivé à ce qu’il était censé faire, « un volume sur l’histoire des voyages vers le pôle Nord », en partie parce que d’autres choses l’accaparaient constamment, en partie parce qu’il voulait absolument s’en tenir aux sources originales après avoir découvert que de nombreux auteurs se citaient les uns les autres et reproduisaient des erreurs (p. V). Son chapitre introductif révèle des traces du projet originel quand Nansen écrit :

    Quand la pensée, en rêve éveillé, se retourne vers le passé, un cortège sans fin de personnages acharnés, transis de froid défile devant nous – comme une seule gigantesque épopée sur la faculté humaine à se consacrer pleinement à une idée, qu’elle soit juste ou fausse – en grands vêtements, certains droits et puissants, d’autres courbés et faibles, au point de ne presque plus pouvoir progresser devant les traîneaux, beaucoup épuisés et sur le point de mourir de faim, de froid et du scorbut. Mais tous regardent vers l’avant et l’inconnu, au-delà du coucher du soleil, vers l’endroit où le combat final doit avoir lieu. (p. 1)

    Ces lignes rappellent le genre d’expéditions polaires dont Nansen luimême avait fait l’expérience, et non les voyages marins des Grecs et des Romains ou l’historiographie sur le Nord.

    Si Nansen avait ajouté un volume ou deux, ou mené à bien sa mission, les trois tentatives du Néerlandais Willem Barentsz pour découvrir un passage nord-est vers la Chine auraient probablement occupé une place centrale. La Compagnie néerlandaise de commerce en mer Blanche fut fondée en 1565, et le souhait de poursuivre vers l’est fut toujours présent. En 1594, deux expéditions furent mises sur pied et atteignirent la mer de Kara, au nord de la Sibérie. Willem Barentsz était cartographe et navigateur. L’année suivante, l’État néerlandais envoya une nouvelle expédition de sept bateaux, mais les conditions glaciologiques les forcèrent à faire demi-tour un mois seulement après leur départ. De la troisième expédition, dont Barentsz est le chef, on trouve un journal détaillé, publié en 1598, par le membre d’équipage Gerrit de Veer : Récit du troisième voyage vers le nord, vers les royaumes de Cathay et de Chine, en l’an 1596. On y lit que cette expédition-là aussi a échoué dans sa tentative de transporter des marchandises – vêtements, tissus et velours destinés aux Chinois – vers l’Orient, puisqu’elle s’est retrouvée prise par les glaces en Nouvelle-Zemble, où les membres d’équipage ont dû hiverner après avoir quitté le navire. Avant cela, le 9 juin 1596, le bateau de Barentsz avait quand même découvert Bjørnøya, et quelques jours plus tard, le 19 juin 1596, ils avaient vu une terre à 80° Nord, une série de sommets escarpés qui s’élevaient d’une île qu’ils baptisèrent « Spitzberg ». L’archipel fut ensuite renommé « Svalbard » par la Norvège. De la côte ouest, le journal de de Veer évoque plusieurs endroits qu’on devine être Norskøyene, Fuglesangen, Forlandsundet et Fuglehuken, et dans un fragment qui reste du journal de Barentsz, plusieurs endroits peuvent être identifiés parmi ceux qu’il décrit : le Magdalenafjord, l’Isfjord et le Bellsund actuels, entre autres (de Veer, 1997, p. 197).

    Pendant l’hivernage involontaire en Nouvelle-Zemble au cours de cette expédition, dans une cabane en rondins et en planches qu’ils ont réussi à construire, Willem Barentzs dessine une carte de l’Arctique qui comprend pour la première fois le Svalbard et Bjørnøya, et qui donne une représentation plus fidèle de la côte ouest de la Nouvelle-Zemble. En juin 1597, les hommes quittent la cabane et partent dans deux petits bateaux en direction de la péninsule de Kola ; le bateau amiral est toujours prisonnier des glaces. Le 20 juin, Barentsz meurt du scorbut, mais sa carte de l’Arctique est conservée et publiée en 1598. Le Svalbard y est représenté, baptisé « Het nieuwe land ». Cette carte confère un renom futur à son auteur, et une mer porte son nom, la mer de Barents.

    Les descriptions de Gerrit de Veer permettent de remarquer qu’ils datent d’une époque où l’on avait relativement peu d’expérience de l’Arctique, comme le montre par exemple cette description dans son journal de l’été 1596 : « Le 5 juin, nous avons vu la glace pour la première fois. Nous étions étonnés, car nous avons d’abord cru qu’il s’agissait de cygnes blancs. L’un de nos hommes était sur le pont, et il s’est soudain mis à crier qu’il voyait des cygnes blancs » (p. 46). Ce sont des glaces flottantes. Une semaine plus tard, les hommes voient leur premier ours polaire, un événement dont la description montre encore une fois le peu de connaissances de l’Arctique : « Le 12 juin au matin, nous avons vu un ours blanc, et nous avons ramé dans sa direction. Nous pensions que nous n’aurions qu’à jeter une corde munie d’un nœud coulant autour de son cou, mais à notre approche, il est devenu si violent que nous n’avons pas osé » (p. 48). La tentative de le capturer à l’aide d’une corde et la lutte longue de quatre heures qui s’est ensuivie indiquent qu’ils ignoraient tout des forces des ours polaires et des risques encourus quand on les affronte.

    La compression des glaces est aussi inconnue de Gerrit de Veer et de ses hommes, comme le montre ce passage de son journal daté du 30 août 1595 :

    Le 30 août, la glace se mit à serrer encore plus fort qu’avant, et un puissant vent de sud charriait une neige dense. Tout le bateau était poussé vers le haut, il se mit à grincer et à craquer de partout, donnant l’impression de devoir se briser en mille morceaux. C’était affreux à entendre et à voir, oui, les cheveux se dressaient sur nos têtes, tant ce spectacle était désagréable. (p. 18)

    De grandes parties de l’Arctique étaient toujours inconnues des Européens au milieu du XVIe siècle. Comme la folkloriste Marit Anne Hauan l’écrit, le récit de de Veer montre que les participants de cette expédition sont inexpérimentés dans leur rencontre avec les régions polaires, que les animaux, la nature et le climat leur sont étrangers et leur donnent du fil à retordre, mais aussi qu’ils apprennent petit à petit à gérer cette vie dans l’Arctique. Ils ne dissimulent ni leur peur ni leurs souffrances, en conséquence de quoi ce compte rendu semble bien éloigné de la masculinité polaire que nous connaissons aujourd’hui à travers les évocations des 100 dernières années au moins, qui paraissent nettement plus brutes et n’expriment que peu les impressions, et ont peut-être un registre plus limité pour des êtres humains, écrit Hauan (2012, p. 113).

    Avec la carte de Willem Barentsz, ce sont d’importantes parties de l’océan Glacial au nord et à l’est de la Norvège qui ont été cartographiées. Et les nombreuses expéditions qui suivront en Arctique – pour la plupart des tentatives de trouver une route maritime vers l’Orient à travers un passage nord-ouest ou nord-est – ont été bien recensées, entre autres par Matti Lainema et Juha Nurminen dans Ultima Thule. Oppdagelsesreiser i Arktis (Utlima Thule. Voyages d’exploration dans l’Arctique, 2010), et je n’essaierai pas d’exposer encore une fois ces éléments. En revanche, je fais un bond en avant dans le temps pour souligner le changement de vision de l’Arctique à la période romantique : on assiste à une réévaluation d’une région surtout vue jusqu’alors comme froide et effrayante, et qu’on ne considérait pas comme une destination à part entière, plutôt comme une route maritime possible vers l’Orient. La chercheuse allemande Marie-Theres Federhofer indique qu’autour de 1750, la perspective sur le Nord change nettement : le philosophe français Charles de Montesquieu, l’un des pionniers de la pensée démocratique, déclara que les régions septentrionales étaient la source de la liberté de l’Europe. Un nouveau critère apparaissait donc dans la discussion européenne sur la différence entre le Nord et le Sud, le critère politique. Avant Montesquieu, les régions septentrionales avaient longtemps été représentées comme des contrées non civilisées et inférieures sur le plan culturel, tandis qu’au sud, là où la grande culture gréco-romaine était née, on trouvait le berceau de la civilisation européenne. Aux yeux de Montesquieu, les habitants du Nord n’étaient pourtant pas du tout les barbares germains qui dévastèrent la civilisation romaine, mais des gens conscients, courageux et fiers. La liberté était une caractéristique essentielle de ce peuple qui ne s’était jamais soumis à personne. Montesquieu argumentait ainsi non seulement contre le préjugé répandu que le Nord était une région inculte, mais il réhabilitait ce dernier et le posait comme supérieur sur les plans politique et moral (Federhofer, 2011, p. 140).

    Cette idée est prolongée par les romantiques allemands, et le Nord prend une signification prophétique, d’après Federhofer :

    À la différence des érudits de la Renaissance et de la période baroque, les romantiques ne s’intéressaient pas à une étude historique rétrospective d’un passé et d’une culture germaniques communs. Au contraire, ils aspiraient à un renouveau, un « nouveau monde » et une « nouvelle ère ». Et c’était le Nord qui pouvait répondre à cette vision d’un nouvel avenir, d’un futur différent. Dans les textes littéraires des romantiques, les régions septentrionales devenaient donc une utopie, des contrées auxquelles s’attachaient des attentes énormes et qui se montraient par conséquent supérieures à d’autres. (p. 52)

    Dans une antithèse nord-sud, les régions septentrionales jouent tout à coup le rôle principal. Le Nord est perçu comme un barycentre lointain, inconcevable, mais malgré tout sensible.

    Un autre point de vue sur l’Arctique, très loin de l’histoire des idées, apparaît chez le naturaliste Charles Darwin quand il présente l’Arctique comme « les limites extrêmes de la vie », dans son célèbre ouvrage de 1859, L’origine des espèces. Darwin n’avait jamais voyagé dans le Nord, il était parti vers le sud pour un tour du monde à la voile sur le Beagle de 1831 à 1836. On ne trouve donc pas grand-chose sur l’Arctique dans son ouvrage ; Darwin se base sur des sources secondaires, hormis quelques considérations générales comme celle-ci : « En remontant vers le nord […], on rencontre plus de formes rabougries, dues à l’action directement nuisible du climat, qu’en sens opposé […] Dans les régions arctiques […], il n’y a plus d’autre lutte pour l’existence que celle avec les éléments » (1873, p. 74).

    En parallèle avec une exploration des régions les plus septentrionales, que ce soit sur le plan géographique ou naturaliste, une réflexion perdure dans la littérature sur la façon dont l’homme doit comprendre l’Arctique et l’appréhender. C’est ce que je vais maintenant étudier.

    Carte de l’Arctique de Willem Barentsz, Amsterdam, 1598. C’est la première fois que le Svalbard figure sur une carte, sous le nom de « Het nieuwe land ». Le 19 juin 1596, le bateau de Barentsz avait aperçu une terre à 80° Nord, une série de sommets escarpés qui se dressaient sur une île qu’ils appelèrent le « Spitzberg ».

    Collection de la Bibliothèque de l’UiT.

    Photographie reproduite avec la permission de la Bibliothèque de l’UiT.

    Deux types d’exploration de l’Arctique : Barry Lopez et Glenn Gould

    Comme je l’écrivais, Charles Darwin n’est jamais allé en Arctique. En revanche, si quelqu’un a une expérience personnelle sur laquelle fonder ses descriptions, 100 ans plus tard, c’est l’auteur américain Barry Lopez, aujourd’hui l’un des principaux représentants du genre « nature writing », qui n’est pas de la fiction, mais une non-fiction personnelle proche de l’essai. Dans Arctic Dreams (1986), Barry Lopez écrit : « Au Sud, un long printemps donne aux oiseaux l’occasion de pondre deux ou trois séries d’œufs, si la première est pillée ou détruite par les intempéries. En comparaison, un oiseau polaire ne dispose que d’une courte période d’ensoleillement » (Lopez, 1987, p. 48). Lopez est fasciné par l’Arctique, il n’emploie pas d’expressions telles que rabougries pour parler des formes de vie qu’on y rencontre, comme le faisait Darwin, mais il souligne que les conditions de vie difficiles dans ces contrées limitent le nombre d’espèces :

    Sur les 3 200 espèces environ de mammifères qu’on peut trouver en allant vers le nord, on n’en trouve que 23 à peu près qui vivent au-delà de la limite de la région forestière, dans ce désert froid et où la lumière est rare. Sur environ 8 600 espèces d’oiseaux, six ou sept seulement […] hivernent dans les contrées les plus au nord, soixante-dix seulement à peu près viennent nicher dans le Nord. Sur les innombrables espèces d’insectes, on n’en dénombre qu’environ 600 dans l’Arctique. Sur les 30 000 espèces environ de poissons, moins de 50 se sont adaptées à la vie ici. (p. 49)

    Voyager du sud vers le nord permet de voir que la diversité biologique se réduit, et la liste des mammifères locaux est si courte qu’on peut l’apprendre en un clin d’œil, écrit Lopez :

    Si nous continuions notre progression, nous arriverions bientôt dans un pays où on ne trouve ni vers de terre ni nécrophores, un endroit où la moisissure et la pourriture sont presque inconnues, sur le gravier sans vie du désert polaire. […] Plus au nord, « le printemps » et « l’automne » seraient de plus en plus passagers, jusqu’à ne plus durer que quelques semaines. Vous trouveriez finalement que l’hiver dure nettement plus longtemps que l’été. Et pour finir, les deux définiraient ensemble ce paysage infini. (p. 44)

    Lopez résume ainsi ses voyages : « L’impression générale quand on arrive du sud est que l’on quitte un monde très compliqué pour entrer dans un très simple » (p. 42). Et c’est précisément en cela que réside tout l’intérêt pour Lopez. En même temps, l’Arctique est un cadre exigeant : « Il a la préférence des gens robustes et pratiques, de gens attentifs au moindre signe de vie dans un paysage en apparence uniforme et infini pour le novice » (p. 98). Il ne faut pas tomber dans le romantisme et croire que les autochtones et les chasseurs du Nord vivent en parfaite harmonie ou en parfait équilibre avec la nature, écrit Lopez (p. 182) en citant les Inuits, qui ont un grand respect pour les animaux et les nuances du paysage, et pensent pour cette raison que l’homme n’en sait finalement pas si long ; ils rencontrent la nature avec peur, lilira (respect tendu) et kappia (angoisse) – mais aussi avec enthousiasme. Le paysage arctique porte une identité beaucoup plus profonde et subtile que nous le comprenons, et notre devoir à son égard est donc simple, pour Lopez : aller à sa rencontre l’esprit ouvert, avec respect. Son livre Arctic Dreams se termine sur un salut : « Je m’incline de nouveau, bien bas, vers le Nord » (p. 351).

    Contrairement à Barry Lopez, qui décrit l’Arctique sous l’angle écologique et celui de la rencontre entre l’homme et la nature, le pianiste canadien Glenn Gould a un projet tout culturel. En 1967, Gould réalise un documentaire radiophonique pour la CBC (Canadian Broadcasting Corporation), intitulé The Idea of North, dans lequel cinq voix échangent leurs réflexions sur le nord du Canada. Gould rassemble le tout et le double d’un fond sonore de train sur des rails, ce qui donne la sensation que tous sont en route pour le Nord. Le Nord est devant. L’origine du projet vient d’une conversation entre Glenn Gould et un chercheur d’or, Willy Maclean, un aventurier, dans un train entre Winnipeg et Churchill, au Manitoba, 1 000 miles dans le Muskeg Express. Gould a ensuite invité Maclean dans un studio pour le faire parler sur sa conception du Nord, avant de répéter l’expérience avec une infirmière (Marianne Schroeder), un sociologue (Frank Vallee), un économiste (R.A.J. Phillips) et un géographe (James Lotz). Gould veut obliger le spectateur à écouter plusieurs voix en même temps, comme quand il écoute de la musique ; une voix est parfois assourdie en arrière-plan, une autre s’impose, mais c’est le but et non le résultat d’un mauvais son en studio. Il utilise aussi une autre image, celle de l’auditeur qui devient comme un serveur dans un wagon-restaurant et qui surprend des fragments de nombreuses conversations.

    Il faut une forte personnalité pour aller au Nord, dit une voix de cet enregistrement. Quand les problèmes surviennent, vous ne pouvez pas vous défiler. « The non-conformists go north », dit une autre (Gould, 1992, transcription de l’enregistrement). Le Nord est empreint de solitude, mais aussi de visibilité, tout le monde connaît tout le monde. La seule voix féminine, Marianne Schroeder, souligne que l’isolement fait apparaître « a sense of sharing this life ». Mais le Nord porte aussi des notions telles que pauvreté, alcoolisme, racisme et sexisme. Quel est l’avenir dans le Nord ? Les forages pétroliers sont une réponse, une autre est la récréation, notre dernier contact avec une nature intacte. La nature sauvage est un défi permanent. « For Canadians, the north is the war », dit Maclean, le chercheur d’or, avant d’ajouter : il faut en apprendre l’humilité. Une autre voix dit : « The north is the land of very thin margins. » Lors d’un voyage dans le Nord, on entre dans l’inconnu et l’instable : « As if everything must have a form : the north is not in a form. »

    Plusieurs centaines d’heures en studio ont été nécessaires au montage de The Idea of North, qu’on peut considérer comme un patchwork d’expériences canadiennes au nord du 60e parallèle. Gould pensait que le septentrional, qu’il posait comme un synonyme d’isolement, était générateur d’individus créatifs. On trouve derrière l’idée que l’urbain limite, tandis que le septentrional ouvre. Pourtant, les différentes déclarations empêchent de réduire le septentrional à une idée unique, à une caractéristique.

    Hamelin et Chartier : une échelle pour la nordicité

    Dans son article « Towards a Grammar of the Idea of North » (2007), Daniel Chartier présente la recherche effectuée par le géographe canadien Louis-Edmond Hamelin sur le septentrional. Quand Hamelin a commencé sa recherche tournée vers le Nord, dans les années 1940, il a découvert que le Canada n’était pas considéré comme septentrional ; par exemple, l’adjectif nordique en français ne s’appliquait qu’à l’Europe. Le Canada ne se définissait pas non plus comme vers le nord, mais vers le sud. Ce n’était peut-être pas étonnant, puisque la plupart des grandes villes canadiennes se trouvent au sud, pas si loin de la frontière avec les États-Unis. Mais Hamelin voulait orienter la conscience des Canadiens vers le nord. Il estimait que l’anglais et le français manquaient de mots pour désigner le septentrional, et soulignait : « Thus the need to create new words to grasp the North in all its complexity » (Hamelin cité dans Chartier, 2007, p. 39). En 1965, Hamelin proposa le terme français nordicité et celui nordicity en anglais. Le concept doit donc comprendre « [a] system of thought, knowledge, vocabularies, intercultural know-how, arts and humanities sensibilities, expressions of opinion, application in territorial, political and economic fields ; in short, nordicity denotes the state of a northern country » (cité dans Chartier, 2007, p. 40).

    Hamelin indique que la latitude mais aussi la hauteur peuvent créer la « nordicité » ; par exemple, les Alpes sont perçues comme septentrionales. Les discours dans lesquels les Alpes s’inscrivent correspondent aux discours arctiques. Hamelin utilise à ce sujet les termes montagnité en français et altitudinality en anglais. Dans le Sud, on peut trouver des régions de nordicité locale. La complexité du concept est importante pour lui, car le septentrional a souvent été simplifié, rattaché à des catégories et à des clichés immuables. Hamelin veut en faire un concept vivant.

    Le Nord est divisé chez Hamelin en quatre régions ou zones donnant un nombre de « valeurs polaires » différentes en fonction d’une liste de critères qu’il a lui-même établie :

    – le Pré-Nord (200 points),

    – le Moyen Nord (500 points),

    – le Grand Nord (800 points),

    – l’Extrême Nord (900-1 000 points).

    Le nombre de valeurs polaires données dépend des 10 critères suivants : altitude, température estivale, température annuelle moyenne, conditions de la glace, précipitations, saison de la pousse, accès à la terre, accès à l’air, population et activité économique. Malgré tout, Hamelin pense important de prendre en compte d’autres aspects, tels que l’histoire coloniale, les traités politiques, l’apport en énergie, le sport et la culture.

    L’idée essentielle chez Hamelin est que la valeur polaire peut changer : quand les mines de Schefferville, au Québec, ont ouvert dans les années 1940, la ville a perdu en nordicité et est passée chez Hamelin de 533 à 295 valeurs polaires. La raison en est la hausse de l’activité économique et de la population, et l’amélioration des infrastructures, qui ont fait baisser le nombre de valeurs polaires. Puis, quand les mines ont été fermées dans les années 1970, le score polaire est remonté instantanément, à cause de la désertion et de la chute de l’activité économique. La ville se renordifiait.

    Daniel Chartier indique que l’avantage du modèle de Hamelin est de rendre intéressant le Nord pour les études. Par le passé, le Nord avait assez peu intéressé les historiens, affirme-t-il.

    On peut évidemment se montrer critique par rapport à plusieurs des critères de Hamelin quant à ce qui rapporte des valeurs polaires. Par exemple, pourquoi l’exploitation minière est-elle incompatible avec « nordique » ? Il suffit de voir le Svalbard et les mines de charbon, pourrait-on objecter du côté norvégien. Que la glace dans la mer et le pergélisol rapportent beaucoup de valeurs polaires ne correspond pas non plus à la Norvège ; en raison du Gulf Stream, le chenal le long des régions du Nordland, du Troms et du Finnmark est libre de glaces, et le pergélisol dans les terres est inconnu. Ces critères rapportent donc zéro valeur polaire à la région. Il en va de même pour l’accès à l’air, c’est-à-dire les liaisons aériennes vers ces régions : s’il y a des liaisons quotidiennes avec ces endroits, la liste de Hamelin ne décerne aucune valeur polaire. Dans le nord de la Norvège, l’offre de transports aériens est bien développée, même très au nord du cercle polaire. Mais Hamelin accepterait sans doute sans mal ces arguments. Il ne cherche pas à poser une définition aussi stricte qu’unique, au contraire : il trouve important que plusieurs facteurs entrent en ligne de compte quand on parle du Nord, résumés en quatre points comme suit : 1) le septentrional doit être vu de façon circumpolaire et non depuis un continent donné ; 2) il faut développer un vocabulaire propre au septentrional (et approprié pour lui) ; 3) le septentrional doit être vu comme une somme de géographique, de social et de culturel ; 4) il ne faut pas perdre de vue que la frontière du septentrional est fluctuante. Hamelin donne un exemple de ce dernier aspect en se fondant sur la région de Montréal, au Québec, caractérisée au fil du temps comme : déserte (un endroit inintéressant), puis comme une utopie (un endroit qu’on cherche à atteindre), une frontière (un endroit à explorer) et, pour finir (aujourd’hui), comme récréative (un lieu de vacances).

    Daniel Chartier, de l’Université du Québec à Montréal, a fait entrer dans le domaine des études littéraires les travaux du géographe Hamelin avec le Laboratoire international de recherche sur l’imaginaire du Nord, de l’hiver et de l’Arctique. Chartier et son groupe de recherche ont analysé plus de 1 200 textes littéraires et films pour les définir en fonction du septentrional. « Qu’est-ce qui peut conférer à un texte littéraire de la nordicité ? » est la principale question qu’ils posent. L’endroit (ou le contexte) est un facteur, il est souvent question de l’Alaska ou du Yukon, des endroits qu’on peut définir à l’aide de mots clés tels que fuite, richesse et utopie. D’autres éléments nordiques sont l’alcool et la tempête de neige, souvent des éléments importants pour la construction d’un contexte narratif de suspense et d’aventures, entre autres avec des associations aux récits de Jack London ou au film de Charlie Chaplin La ruée vers l’or. Le caractère littéraire peut aussi donner des signaux nordiques, comme dans un contexte canadien : l’Inuit, le pionnier, le Scandinave, le Viking, l’Autochtone, le commerçant, le découvreur, le missionnaire, le chercheur d’or, l’artiste, le propriétaire de saloon, la prostituée et le shérif. Chartier indique plus loin que le personnage ne renvoie pas à une seule association, mais à toute une série : le missionnaire évoque des images de froid, de solitude, d’épreuve intérieure, de contact avec les Autochtones, les Inuits et les commerçants ; le découvreur est associé au monde marin, au « bout du monde », au brouillard, aux rapports d’expédition, etc.

    Dans ce travail de faire une liste des traits septentrionaux dans la littérature et le cinéma, dans le but de lier la géographie et la littérature, le discours et la culture, il est important pour Chartier que chaque nouvelle lecture soit capable d’influencer les critères utilisés par le chercheur, pour que le cadre ne soit pas trop rigide. Intégrer le sâme et l’inuktitut, par exemple, permettra de modifier les critères, dit-il, en concluant que les « [r]epresentations of North are discovered like layers of discourse, laid down by different cultures, and picked up on and shaped by different movements » (Chartier, 2007, p. 35). Chartier explique aussi qu’un voyage dans le Nord, souvent influencé par le temps et le climat, est – en plus d’un voyage extérieur – un voyage intérieur, une quête.

    Aller vers le Nord, qu’est-ce que c’est ?

    À l’entrée « Ultima Thule/The North », Graham Huggan écrit dans The Routledge Companion to Travel Writing : « Travel writers have long been fascinated by the north, which is as much an idea as it is a place, and which functions as a synonym for travel as well as writing » (Huggan, 2016, p. 331). Que le concept de « Nord » serve de synonyme à la fois de voyager et d’écrire, voilà un postulat téméraire, mais c’est un bon point de départ pour moi dans un livre où je souhaite à travers la lecture d’un certain nombre de textes parler de ce que le Nord est et a été, et de la façon dont la rencontre avec le Nord se déroule. Le Nord est une métaphore composite pour le processus inépuisable de « storytelling », affirme Huggan (p. 331).

    Qu’y avait-il d’attirant dans le Nord – en plus des matières premières et des routes commerçantes –, qu’est-ce qui attisait l’imagination ? Le pôle Nord magnétique, peut-être, découvrir où il était : où arrivons-nous si nous choisissons de suivre la direction indiquée par l’aiguille de la boussole ? On voit quelquefois le Nord comme vierge et pur, parfois fémininement dangereux, voir à ce sujet les personnages de la culture populaire tels que la Reine des neiges (H.C. Andersen), la sorcière des glaces (C.S. Lewis, Narnia), entre autres. Le Nord peut être « innocent » – et ceux qui le peuplent sont considérés comme des enfants de la nature, ou ils peuvent au contraire passer pour de dangereux barbares aux pouvoirs surnaturels. Le Nord est connoté obscurité et le Nord est connoté lumière. C’est un paysage dans lequel il est ardu de laisser des traces : le plus souvent aucune forêt à déboiser, aucun lopin de terre à cultiver. Les Inuits manifestent leur présence dans le paysage à l’aide de pierres, en déplaçant et en utilisant ce qui se trouvait déjà là ; le septentrional s’articule autour de ces compositions lapidaires (Davidson, 2005, p. 197).

    Le Nord semble un endroit toujours plus lointain, écrit Peter Davidson dans son livre The Idea of North. On peut être au sud sans avoir envie d’aller plus au sud, mais le Nord s’échappe, il est toujours plus loin : « As you advance towards it, the true north recedes away northwards » (Davidson, 2005, p. 19). Davidson souligne que l’expression We leave for the north tonight évoque l’image d’un endroit plus difficile – climat plus rude, étendues désertes –, plus haut – le Nord en tant que défi. We leave tonight for the south évoque au contraire l’idée de voyager par envie : bien-être, chaleur ; un endroit plus facile. On part dans le Sud pour rencontrer d’autres personnes, dans le Nord pour se rencontrer soi-même. Le méridional est souvent associé au féminin, le septentrional au masculin.

    Sherill Grace, dans son livre Canada and the Idea of North, insiste sur le même aspect, mais d’un point de vue différent, plus critique, sur la tradition de considérer le Nord comme associé au masculin : « It assumes an objectifiable feminine Other in the physical terrain that can be (indeed must be) penetrated, revealed, put to use, tamed, and controlled » (2007, p. 48). La masculinité du découvreur ou du scientifique est renforcée par le voyage dans le Nord, d’après Grace.

    Pour Fridtjof Nansen, dans Nord i tåkeheimen (Dans les brumes du Nord), il y a dans le masculin lié à l’Arctique un élément spirituel avant tout. Depuis les premiers voyages des Norvégiens, les périples en océan Arctique ont apporté des biens matériels à l’humanité, comme d’importantes quantités de poissons, de baleines et de phoques, écrit Nansen, et elles ont apporté des éléments importants dans la connaissance de régions et d’environnements difficiles, mais pas seulement :

    […] elles ont apporté une foule d’autres choses : elles ont endurci la volonté humaine de vaincre les difficultés ; à travers la mollesse des époques qui se sont succédé, elles ont été une école de masculinité et de dépassement de soi, elles ont montré les idéaux masculins aux générations à venir ; elles ont nourri l’imagination, offert des contes aux enfants, élevé la pensée des adultes au-dessus des corvées quotidiennes. Enlevez les voyages arctiques de notre histoire, n’en est-elle pas appauvrie ? (1911, p. 3)

    La nature arctique contient pour ainsi dire des qualités morales, ou plus exactement, la rencontre avec l’Arctique a toutes les qualités pour élever la morale à travers la maîtrise d’une nature exigeante. En même temps, la beauté de l’Arctique et le suspense lié aux voyages dans le Nord sont d’une nature propre à élever notre ressenti de la vie, estime Nansen.

    Que cherche l’homme dans la glace et le froid ? Nansen renvoie à l’œuvre noroise Le miroir des princes (Kongespeilet, XIIIe siècle), une œuvre encyclopédique de la partie norvégienne de la littérature noroise qui rassemble une part importante des connaissances d’alors en matière de géographie et de sciences sociales, de commerce et de science politique, etc. Cette œuvre a la forme d’un dialogue entre un père avisé et un fils avide de connaissances. Après avoir reçu des informations sur le Groenland et la mer du Groenland, le fils demande à son père pourquoi les gens partent pour des régions aussi froides et dangereuses, ce à quoi le père répond :

    Tu aimerais savoir ce que les gens vont chercher dans ce pays, malgré les risques encourus. C’est le résultat de trois types de tendances chez les gens. La première est le désir de rivalité et de célébrité, car il est dans la nature humaine d’aller là où l’on espère rencontrer de grands dangers et, par là, s’assurer louanges et renommée. Un autre élément est la soif de savoir : il est aussi dans la nature humaine d’explorer et de voir les choses dont on a entendu parler, de savoir si elles correspondent ou non à ce qu’on en dit. Le troisième est le désir de se procurer des richesses. Car les hommes cherchent des biens partout où ils ont entendu dire qu’on pouvait en trouver, même si cela doit impliquer de grands dangers. (Le miroir des princes, 2000, p. 57)

    La tendance humaine à regarder vers le nord peut avoir plusieurs explications : l’instinct de concurrence, l’honneur et la renommée, le suspense, la soif de connaissance et le désir d’apprendre, la chasse aux ressources ou à un bon revenu. Le miroir des princes fait référence à la nature humaine, ce à quoi Nansen souscrit quand il met en relation l’Arctique et « l’évolution de l’espèce humaine » (1911, p. 3). Nansen écrit plus loin que l’histoire des voyages polaires est « un seul et unique vaste développement du pouvoir de l’inconnu sur l’âme humaine » (p. 3).

    Dans une réflexion assez récente sur l’Arctique, l’auteure canadienne Margaret Atwood écrit : « Turning to face north, face the north, we enter our own unconscious. Always, in retrospect, the journey north has the quality of dream » (citée dans Grace, 2007, p. 77). C’est joliment dit. Mais j’ajouterais que l’Arctique n’est pas seulement un rêve, ou « une illusion », pour reprendre le terme utilisé par Nansen – d’une façon positive –, mais aussi une réalité. J’ai souhaité examiner ces deux aspects dans mon livre Det nordlige faktisk og forestilt (Le septentrional, réel et représenté).

    Dans The Idea of North de Glenn Gould, la matière est canadienne. Le sujet de mon livre, ce sont les voix de et dans l’Arctique nordique. Les anthropologues canadiens ont été particulièrement actifs dans la réflexion sur le septentrional, ce qui vient probablement de la part importante de régions arctiques à l’intérieur des frontières nationales canadiennes. Il y a pourtant eu d’autres projets de recherche en sciences humaines dans le Nord et l’Arctique ces dernières années : en 1995, l’Université d’Umeå a fondé The Northern Space, un groupe de recherche qui a publié en 2002 l’anthologie Narrating the Arctic. A Cultural History of Nordic Scientific Practices (dirigée par Bravo et Sörlin) ; le centre de recherche Imagination Borealis. Perception, Reception and Construction of the North, à l’Université de Kiel, fondé en 1999, est un centre interdisciplinaire regroupant historiens, ethnologues, historiens de la littérature et historiens de l’art ; Främmande nord : Utifrånperspektiv på det nordliga rummet (Nord inconnu : perspective extérieure sur l’espace boréal), de l’Université d’Umeå, fondé en 2002, se fixe pour but d’étudier les récits de voyage sur la calotte glaciaire boréale de 1775 à 1914 ; Iceland and Images of the North est un groupe de chercheurs internationaux dont la direction se trouve à Reykjavik, et qui a publié en 2011 l’anthologie Iceland and Images of the North (dirigée par Isleifsson et Chartier) ; Denmark and the New North Atlantic est un projet de recherche de 2013 de l’Université de Copenhague sur la relation historique et actuelle du Danemark à l’Islande, le Groenland et les îles Féroé – pour n’en citer que quelques-uns. Dans mon université, l’Université de Tromsø, rebaptisée UiT – L’Université arctique de Norvège en 2013, nous avons depuis 2006 le groupe de recherche Arktiske diskurser (« Discours arctiques ») (voir la

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