Je ferme les yeux pour couvrir l'obscurité
Par Kelly Berthelsen
3.5/5
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À propos de ce livre électronique
Avec une introduction et une chronologie de Daniel Chartier, titulaire de la Chaire de recherche sur l’imaginaire du Nord, de l’hiver et de l’Arctique et professeur à l’Université du Québec à Montréal.
Traduction du danois par Inès Jorgensen et validation linguistique à partir du texte original groenlandais par Jean-Michel Huctin.
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Aperçu du livre
Je ferme les yeux pour couvrir l'obscurité - Kelly Berthelsen
France
TABLE DES MATIÈRES
INTRODUCTION : « DU NORD NOUS VIENT LA NOIRCEUR »
La beauté de la désolation
Une petite collectivité
Le « saoulagement »
Quelques doutes moraux
Les bonheurs
Regard sur le colonialisme
Une force première et parfois surnaturelle
Les pensées noires
JE FERME LES YEUX POUR COUVRIR L’OBSCURITÉ
I
Qasapi
L’argent des congés payés
Le client de la cafétéria
Ça soulage
Tu me dégoûtes
L’emprunteur
La vengeance
II
J’ai rencontré un jour un vieillard et il m’a raconté ceci
Interview du premier ministre
Ils sont arrivés vêtus de leurs plus beaux habits de fête
L’embauche
Je le vois
Aqissiaq
Les hommes désobéissants
La collerette de perles
Le secret le plus secret de la NASA
Souvenirs de jeunesse
L’élection du conseil municipal
Un grand homme
III
C’est mon temps de repos à moi
Le passager du bus
Pauvre homme
Je suis jaloux
La visite
La lumière
CHRONOLOGIE CULTURELLE DU GROENLAND
BIBLIOGRAPHIE
INTRODUCTION
« Du Nord nous vient la noirceur »
Mon Nord à moi était différent, il y avait […] l’alcool, […] le silence, le froid, la désespérance. Le mot venait de me traverser. La désespérance est un mot du Nord, un mot qui se colle au Nord¹.
Il y a si peu de livres traduits en français venus du Groenland que le lecteur — par ailleurs peut-être déjà familier avec les œuvres écrites sur ce pays par des étrangers comme Jørn Riel et Peter Høeg et l’esprit rempli des images de pureté, de grandeur, de blancheur et de froid qu’ils ont véhiculées — se trouvera décontenancé en lisant ce petit recueil de nouvelles. Il aura l’impression (certes privilégiée compte tenu de la rareté dans laquelle l’ont maintenu les éditeurs) d’entrer dans un monde jusqu’à ce jour occulté, loin des paysages grandioses dans lesquels des personnages se perdent dans les glaces et meurent de faim et de froid. Lorsqu’il fermera ce livre, le lecteur mesurera la distance qui sépare « l’imaginaire du Nord et de l’Arctique », construit depuis des siècles par les cultures européennes et nord-américaines, et les propos urgents et désespérants de cet écrivain groenlandais sur son pays, propos rongés de pensées noires, de haine, de révolte et d’un profond désarroi moral et social.
Dans un article sur la littérature groenlandaise, Karen Langgård et Birgit Kleist Pedersen, toutes deux professeures à l’Université du Groenland, rappellent les débuts de cette littérature, « souvent présentée comme une réussite dans un contexte pan-inuit² », et largement méconnue, sauf en traduction danoise³. Certains faits culturels du Groenland défient l’imagination : on y rapporte dès 1860 un taux d’alphabétisation de 100 % (donc largement supérieur à celui de l’Europe à la même époque) et le pays, pourtant peu peuplé (55 000 habitants), dispose aujourd’hui d’une université, d’une bibliothèque nationale, d’une association d’écrivains, d’un théâtre national, etc. Jeune et multilingue, le Groenland renvoie à une entité inuite plus vaste tout en s’inscrivant dans une construction nationale européenne ; il représente, pour la plupart des autres peuples autochtones du monde, un espoir et un modèle.
Les quelques critiques de l’œuvre de Berthelsen, parues en 2003 lors de la publication du livre en groenlandais et en traduction danoise, témoignent de la surprise d’y lire une telle noirceur sociale et morale⁴. Le réalisme noir de Kelly Berthelsen, inspiré par des anecdotes de la vie courante, ouvre sur un monde décourageant, sans espoir et sans appel. Il s’inscrit dans le genre de la « littérature de confession » propre au tournant du siècle au Groenland, à grande distance de l’optimisme surréel des premières œuvres romanesques de ce pays, telles Le rêve d’un Groenlandais⁵ de Mathias Storch et Trois cents ans après (Grønlandshavn en 2021)⁶ d’Augo Lynge, qui imaginaient le futur d’un Groenland fort prospère.
Kelly Berthelsen est né en 1967 dans un petit village de pêche du sud du Groenland, Ammassivik. Pendant que sa mère travaillait dans une épicerie et que son père était parti à la pêche, il passait du temps avec sa grand-mère, qui lui racontait les histoires de sa jeunesse et du folklore groenlandais. À la maison, son père lisait à voix haute les livres qui s’y trouvaient. C’est au cours de séjours au collège Dartmouth et à l’Université de l’Alaska à Fairbanks qu’il prend conscience de la situation de son pays :
C’est pendant ces années à l’étranger que je me suis rendu compte que la vie pouvait être dure au Groenland. Pourtant, les histoires de ceux qui souffrent le plus sont peu connues. J’ai décidé d’écrire pour qu’on puisse les connaître. Mon travail d’écrivain consiste à témoigner des difficultés des miens. Je veux raconter leur histoire⁷.
Tour à tour poète, historien, essayiste, traducteur et novelliste, Kelly Berthelsen offre aux lecteurs cette douleur de vivre, ce désarroi et cette profonde solitude des siens.
La beauté de la désolation
Le poète français Charles Baudelaire cherchait une certaine beauté dans la noirceur, tentant de dégager « les fleurs du mal ». Le Nord et l’Arctique ont historiquement été représentés de l’extérieur comme des espaces de pureté, de blancheur et de vacuité, de l’intérieur comme des lieux de tension, parfois de laideur, de violence et de déchéance ; la jonction des deux positions conduit à un ambigu esthétique : la « désolation », faite de grandeur et de pauvreté. L’écrivaine finlandaise Rosa Liksom a finement repris ce double regard dans son œuvre⁸, présentant la Laponie comme un lieu à la fois de perversion et de bonheur, que sa narratrice jamais ne juge. L’absence de jugement face à ce qui pourrait être vu comme « le mal », « la souffrance » ou « la violence » permet une représentation sensible d’un réalisme pourtant brutal.
On retrouve cette ambiguïté chez Kelly Berthelsen. Par exemple, dans « L’argent des congés payés », ses personnages trouvent la joie dans la situation misérable d’un lendemain de beuverie :
Sans nous lever, nous commençons à boire des bières au lit, et nous parlons des événements drôles de la veille. Un des invités était comme d’habitude très drôle et nous avons beaucoup ri. C’est bien d’avoir quelqu’un comme ça parmi nous, si nous ne l’avions pas, où seraient toutes les joies de la vie⁹ ?
Le lecteur discerne l’absence de jugement du narrateur lors de plusieurs passages ; ici, une mère ingrate est présentée comme « si mignonne, [même si elle] ne s’occupe pas bien de son enfant¹⁰ ». Dans la nouvelle « Pauvre homme », on retrouve exceptionnellement des énoncés moraux, mais ils sont sarcastiques, ce qui laisse penser qu’il existerait une « morale de la misère » qui rend plus fort et permet de « faire face aux problèmes¹¹ ».
Dans toute l’œuvre, la recherche d’une certaine beauté dans la misère renvoie à un procédé rhétorique qui vise en fait à renforcer le rendu de la noirceur. La « gentillesse » d’une femme permet ainsi au narrateur de poursuivre, le lendemain de fête, l’abus d’alcool que son sommeil a momentanément interrompu :
Je n’ai pas envie d’avoir la gueule de bois toute la journée, et je demande à mon invitée, que je n’ai pas conquise, s’il y a des restes d’hier. Elle me dit que nous avons des masses de bières. Elle a caché beaucoup de bières dans le placard, lorsque mes invités sont devenus trop invasifs. Comme je lui en suis reconnaissant et comme elle est gentille¹² !
Le lecteur ne sourit pas en lisant ces lignes ; il découvre plutôt l’incongruité de la situation, où la recherche du bonheur se manœuvre dans une misère sans fin. L’effet est réussi : délicatement, l’auteur arrive à faire prendre conscience d’une certaine noirceur groenlandaise sans user de morale ou de jugement.
Une petite collectivité
Le Groenland compte 55 000 habitants ; outre sa capitale Nuuk, où vivent un peu plus de 15 000 personnes, les « grandes » villes du pays — et parmi elles, Qaqortoq au sud, où vit Kelly Berthelsen — ne rassemblent guère plus de 5 000 habitants et sont tellement éloignées les unes des autres que les transports, autrefois par kayak ou umiaq, puis par traversier, aujourd’hui par avion, renforcent le sentiment d’éloignement : plus qu’une île, le Groenland est une constellation de postes isolés les uns des autres, réunis par une même identité. À grande distance, séparés par la mer, les glaciers, les icebergs et les rochers, des univers se découvrent ici et là, accrochés à quelque fjord rocailleux, ouvrant sur un petit monde tourné sur lui-même face à l’océan, et adossé à un arrière-plan de blancheur infinie : l’inlandsis.
Nombreux sont les écrivains¹³ qui ont évoqué dans leurs œuvres la « loi du silence » inhérente aux petites collectivités, qu’elles soient au Groenland ou ailleurs : celle qui permet de taire les fautes, de rendre supportable la société réduite des siens, de contenir la violence, parfois de la dissimuler, de continuer à vivre malgré les hargnes et les querelles, mais qui, dans sa dissimulation des écarts, atteint surtout les plus faibles — les différents, les femmes, les enfants — et rend inaudible la violence dont ils sont parfois les victimes.
Une prise de parole tardive survient parfois, comme c’est ici le cas dans les nouvelles « Tu me dégoûtes » et « La vengeance ». La prise de conscience que les malheurs de la vie d’adulte ne sont peut-être pas dus à soi-même, mais à des gestes malsains subis au cours de l’enfance provoque une vive colère : « À cause de toi, ma vie a été noire comme du charbon. À cause de toi, mon âme sentait mauvais ; elle sentait la souffrance¹⁴. »
Où qu’ils soient, les petits villages sont des maisons de verre où tout se voit, mais rien ne se dit. L’information y circule toutefois, comme le relate avec amusement l’auteur :
Comme nous n’étions que peu d’habitants ici, nous étions toujours au courant quand les autres habitants faisaient quelque chose d’inhabituel. Il nous arrivait parfois de souhaiter faire quelque chose sans que les autres s’en aperçoivent, mais d’un autre côté, c’était agréable que rien ne soit caché¹⁵.
La vie des petites collectivités induit ses propres règles, que certains appellent dans l’Arctique « la loi du Nord », amalgame de comportements codés de survie dans la nature, mais aussi de gestion de la violence et des conflits, sans recours à la loi civile. Ainsi, dans « L’argent des congés payés », un homme raconte au narrateur qu’il a dû intervenir la veille, au cours d’une beuverie, pour expulser un