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Le LIEU DU NORD: Vers une cartographie des lieux du Nord
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Le LIEU DU NORD: Vers une cartographie des lieux du Nord
Livre électronique402 pages5 heures

Le LIEU DU NORD: Vers une cartographie des lieux du Nord

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À propos de ce livre électronique

Comment proposer une « cartographie du Nord » par l’analyse de lieux ou d’espaces qui concentrent une ou plusieurs formes de mémoire, tout en étant parfois laissés à l’abandon, voire condamnés à l’oubli ? Comment ces « territoires discursifs » se sont-ils constitués et, s’il y a lieu, ont-ils été abandonnés ? Comment ont-ils été réinventés ou convoqués par l’art, la photo­graphie, la politique, la muséographie, le tourisme, la musique, l’architecture, le cinéma, la littérature ? Sont-ils partie prenante d’une mémoire septentrionale commune à plusieurs cultures du Nord ou d’une mémoire universelle ? Sont-ils aujourd’hui l’objet de visées prospectives ? Les articles qui composent le présent ouvrage, provenant d’une dizaine de pays, se veulent une réponse, bien partielle, mais tout de même nouvelle, à toutes ces interrogations.

Avec des articles de Stéphanie Bellemare-Page, Jan Borm, Daniel Chartier, Florence Davaille, Alice Duhan, Tiffany Johnstone, Sabine Kraenker, Paul Landon, Brian Martin, Carmen Mata Barreiro, Odile Parsis-Barubé, Manon Regimbald, Jette Rygaard, Katri Suhonen, Ulla Tuomarla, Stéphanie Vallières et Maria Walecka-Garbalinska.

Ce livre est copublié par les Presses de l’Université du Québec et l’Université de Stockholm.
LangueFrançais
Date de sortie4 févr. 2015
ISBN9782760541542
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    Aperçu du livre

    Le LIEU DU NORD - Stéphanie Bellemare-Page

    p. 22.

    Le Nord palimpseste

    Mémoires, polyphonies et oublis

    La richesse mémorielle d’un lieu presque déserté. Les îles Diomède dans l’imaginaire autochtone, sibérien et américain

    Stéphanie Bellemare-Page Université du Québec à Montréal

    Résumé – Lieu de passage, de commerce et d’échanges entre les Yupiks et les Tchouktches depuis des siècles, les îles Diomède, situées au cœur du détroit de Béring à mi-chemin entre l’Alaska et la Sibérie, sont présentes dans plusieurs légendes ancestrales. Elles ont aussi été marquées par l’histoire récente, puisque durant la Guerre froide, elles sont devenues une zone de haute tension à la frontière de l’ex-Union soviétique et des États-Unis. Nous proposons de dresser un portrait de ce lieu du Nord en mettant en relief les formes de mémoire (folklorique, ancestrale, autochtone et militaire) et de nordicité¹ (spatiale, historique, autochtone) qui le constituent par l’analyse de différents types de discours : récits de voyage, journaux de bord, légendes, romans et histoire toponymique.

    En parcourant les cartes de l’Arctique et en explorant les archipels du Nord, on remarque la présence de deux toutes petites îles, au cœur du détroit de Béring, à distance presque égale des côtes américaine et asiatique. Petite Diomède et Grande Diomède forment un lieu plutôt exigu et quasi déserté qui attire néanmoins l’attention, si ce n’est que par sa toponymie et sa situation géographique exceptionnelle. Quand on parcourt la littérature et les légendes des peuples qui ont exploré ces îles ou y ont habité, on comprend l’importance de celles-ci sur les plans géopolitique, historique et symbolique, par la quantité d’idées, de discours et de mythes qu’elles ont générés dans la mémoire humaine et qu’elles continuent d’alimenter encore aujourd’hui. Les îles Diomède, vues comme des territoires discursifs² convoqués par l’Histoire, la littérature orale et écrite, sujets à des conceptions plutôt inusitées de la temporalité, nourrissent, par leur mystère, un imaginaire à la fois ancestral, futuriste et utopique.

    Les îles Diomède ont la particularité d’être très petites – Grande Diomède est d’une superficie de 10 km², et Petite Diomède, de 7,3 km² – et d’être très près l’une de l’autre, puisqu’à peine 4 km les sépare³. Même si elles sont peu accessibles en raison des conditions climatiques qui y sévissent, et peu habitées à cause de leur relief accidenté, elles ont été et sont toujours à la croisée des imaginaires asiatique et occidental, russe et américain, tchouktche⁴ et yupik. C’est donc moins la connaissance physique, sensorielle ou empirique de ce lieu qui nous intéresse que les rêves ou les histoires fabuleuses qu’elles ont fait naître, ce qui, en soi, témoigne de leur portée mythique et de leur densité mémorielle.

    Une mémoire nordique multiple et complexe

    Le Nord, lieu de passage souvent difficile d’accès en raison des conditions climatiques extrêmes, stimule l’imagination. Au carrefour de territoires nordiques hautement stratégiques, les îles Diomède forment un lieu qui existe presque essentiellement dans l’imaginaire des peuples qui les ont visitées ou qui y ont habité. Par ailleurs, loin d’être morte, la mémoire de ce lieu, aussi excentré géographiquement soit-il, est ­constamment ravivée en raison de la portée utopique de ses mythes fondateurs.

    En effet, les îles Diomède sont indissociables de la mémoire ancestrale de la Béringie, ce vaste territoire devenu mythique grâce au « pont de glace » qui aurait permis la migration des peuples asiatiques en Amérique il y a 12 000 ans⁵. Cette histoire devenue utopie continue de nourrir l’imaginaire, comme en témoignent les nombreux projets futuristes apparus à différents moments de l’histoire et ayant pour objectif de relier les îles aux deux continents.

    Outre cette mémoire ancestrale, l’imaginaire des îles, à la frontière de l’Alaska et de la Sibérie, fut aussi vivement marqué par une mémoire autochtone, celle des chasseurs de morses, de phoques et de baleines de l’Alaska et de la Tchoukotka (région orientale de la Sibérie), qui en ont fait un lieu de passage, de commerce, de rituels et de festivités⁶. Seuls des Autochtones y ont habité et y ont fondé des villages qui, à l’exception de celui sur la côte sud de Petite Diomède, ont tous dû être abandonnés. La vente de l’Alaska aux États-Unis par la Russie en 1867 a entraîné une première division symbolique des deux îles, Petite Diomède appartenant aux États-Unis et Grande Diomède, à la Russie. La mémoire autochtone a ensuite été bouleversée par les tensions opposant les États-Unis et l’Union soviétique au temps de la Guerre froide : ainsi, le pont de glace qui permettait aux habitants de passer d’une île à l’autre durant l’hiver fit place à un « mur de glace » invisible, bien entendu, occupé militairement de part et d’autre par quelques gardes côtiers qui surveillaient cette frontière américano-soviétique sous haute tension.

    On constate donc que les mémoires ancestrale, autochtone, historique et militaire ont façonné l’imaginaire des îles Diomède, devenues, pour plusieurs, un espace mental riche et complexe : un regard sur leur toponymie met en lumière les enjeux et les rapports de force existant entre les peuples qui se les sont appropriées.

    Une riche toponymie

    La toponymie des îles Diomède est multiple et chacun des noms portés par celles-ci témoigne de leur histoire. Tout d’abord, celui à qui l’on doit le nom de « Diomède » est le navigateur danois Vitus Béring, qui fut mandaté en 1724 par Pierre Le Grand pour explorer les limites de son royaume, les frontières entre l’Asie et l’Amérique, pour identifier les noms de lieux et cartographier la côte⁷. Béring a fait la découverte des îles le jour de la Saint-Diomède, soit le 16 août de l’année 1728⁸, comme en témoigne son journal de bord. Cette dénomination fut retenue par la suite par les Français et les Anglais. Sur le plan étymologique, elle évoque la mémoire chronologique d’un récit de voyage, et met donc en relief non pas les caractéristiques ­topographiques du lieu, mais plutôt des référents religieux orthodoxes.

    Après Béring, les Russes nommeront Petite Diomède « Krusenstern », du nom du premier de leurs compatriotes à avoir navigué autour du monde en 1803-1806, et Grande Diomède, Ostrov Ratmanova (du nom de Ratmanov, vice-amiral de Krusenstern). Ces toponymes mettent en valeur deux héros de l’histoire nationale russe, à la différence de ceux qui furent utilisés par les Tchouktches et les Yupiks et qui font davantage référence au territoire. En effet, dans la langue yupik, Grande Diomède se nomme « Imaklik », qui signifie « dans la mer⁹ ». Les Yupiks nomment Petite Diomède « Ingalik », qui signifie « à l’opposé » ou « en face de¹⁰ ». Dans l’imaginaire yupik, les deux îles sont toujours perçues comme étant indissociables, alors que dans l’imaginaire américain ou russe, elles sont séparées par une frontière à la fois mentale et géopolitique.

    Dans la langue populaire, tant en Russie qu’aux États-Unis, on a pris l’habitude de surnommer les Diomède « l’île d’aujourd’hui » et « l’île du lendemain », puisque la ligne géographique de changement de date passe exactement entre les deux îles ; cette ligne imaginaire crée entre les deux rives du détroit de Béring le plus important décalage horaire de la planète, soit une journée entière¹¹. Cela fait dire aux Yupiks qu’en observant Grande Diomède, ils tournent leur regard vers l’avenir. Dans ce cas-ci, cette toponymie est une représentation claire d’un espace mental, d’un rapport à la territorialité, mais aussi et surtout à la temporalité. Il faut savoir que Grande Diomède a un rôle à jouer dans les repères temporels des habitants de Petite Diomède puisqu’elle constitue une sorte de calendrier naturel : la façon dont l’ensoleillement surplombe ses montagnes permet aux Yupiks d’identifier certains moments clés de l’année tels que le début ou la fin des saisons de chasse¹².

    Malgré tout ce qui, en raison des activités humaines et des décrets de toutes sortes, a pu séparer les deux îles, il reste que dans l’imaginaire tchouktche et yupik, elles ne formaient à l’origine qu’une entité, comme en témoigne le mythe fondateur du détroit de Béring et des îles Diomède, commun à ces deux nations autochtones.

    Un mythe fondateur

    La légende entourant « l’apparition » des îles Diomède est racontée dans le récit Drums of Diomede¹³ d’Arthur Eide, un instituteur américain d’origine norvégienne assigné sur Petite Diomède par le gouvernement en 1910.

    Ce mythe correspond à quelques détails près à l’histoire recensée par l’anthropologue du Centre de recherche Alaska-Sibérie, Alexander Dolitsky, qui lui a été racontée par un vieil homme tchouktche, du nom de Pakayka, en 1948¹⁴. Voici un résumé de cette légende cosmogonique, qui rappelle le mythe du grand déluge : Inetlin (Petite Diomède) et Imeglin (Grande Diomède) ne formaient qu’une seule île, où se trouvaient deux montagnes. Le meilleur chasseur de l’endroit se nommait Tepeklin. Un jour, alors qu’il chassait le phoque, il fut attaqué par l’une de ces bêtes, qui le blessa grièvement. Une femme réussit à l’en libérer et remit l’animal en mer. C’est alors que se produisit un déluge immense qui détruisit le village de Petite Diomède et sépara les terres à jamais, les deux montagnes devenant deux îles séparées par la mer.

    Dans son récit La bible tchouktche ou le dernier chaman d’Ouelen, publié en 2003, l’écrivain sibérien Youri Rytkhèou fait aussi référence à ce mythe qui évoque un grand déluge : d’après sa version, Naou, la mère de tous les Tchouktches, enfantait des hommes et des baleines. Les hommes avaient des liens de sang avec les animaux marins, et c’est pourquoi ils ne les chassaient jamais. Un jour, l’un de ces hommes tua une baleine et le grand déluge qui s’ensuivit fut leur châtiment pour cette « entorse aux commandements ancestraux¹⁵ ».

    Ces légendes sont porteuses du même mythe fondateur dans lequel les terres submergées par la mer ne formaient à l’origine qu’une seule étendue. Elles portent aussi en elles le rêve d’une réunification des îles et des peuples qui y ont habité, un rêve qui influence la vision que nous en avons.

    Deux îles, une seule terre

    Même si elles ne parlaient pas la même langue, les différentes nations autochtones qui vivaient aux abords du détroit de Béring communiquaient, échangeaient, faisaient du troc, et fêtaient la fin de la saison de la chasse, à Ouelen, comme le raconte l’écrivain Youri Rytkhèou. Arthur Eide y habitait au début du xxe siècle et relate dans son récit que les habitants de Petite Diomède et de Grande Diomède étaient du même peuple, et se mariaient entre eux¹⁶. Il faut savoir qu’à l’époque, les deux îles étaient perçues comme un seul et même territoire. Les femmes allaient récolter sur Grande Diomède des feuilles, des racines et des baies qu’elles ne trouvaient pas sur leur île. Il mentionne également que des enfants de Grande Diomède étaient présents dans sa classe de Petite Diomède¹⁷.

    La perception des deux îles comme un tout indivisible est encore présente dans l’imaginaire tchouktche contemporain. Rytkhèou, dans son récit, dit de son personnage Mletkin, qui rêve de voyages : « Un monde insaisissable l’appelait, l’attirait par ses côtes bleutées qui se dessinaient derrière les îles Imèklin et Inètlin, et son cœur s’échappait comme un oiseau du nid¹⁸. » Le jeune homme sera engagé comme matelot à bord d’un baleinier américain. La vision des îles qui se fondent en une seule image apparaît à la fin du récit et témoigne de l’omniprésence de ce mythe fondateur dans l’imaginaire tchouktche : « Quand il arriva devant le rocher solitaire de Sènloun, Mletkin obliqua à gauche et, raquettes aux pieds, s’avança dans la mer en laissant sur sa droite les îles Imèklin et Inètlin qui ne dessinaient plus qu’une seule masse noire¹⁹. »

    Les échanges entre les peuples autochtones seront abruptement interrompus après la fermeture de la frontière américano-soviétique, en 1947, au début de la Guerre froide. Eva Menadelook, écrivaine alaskienne, raconte dans le récit « Growing up in the Shadow of the Ice Curtain » l’histoire de son arrière-grand-père, Yalaali, qui a quitté son village sibérien pour aller vivre à Petite Diomède, où il a épousé une femme yupik. En juillet 1947, un groupe de 19 habitants de Petite Diomède entreprirent un voyage en Tchoukotka sans savoir que le même jour, le département de l’Intérieur informait les autorités du village que la frontière était désormais fermée à tous les Alaskiens²⁰. Les habitants partis en Tchoukotka demeurèrent détenus pendant trois mois, puis furent relâchés en octobre 1947. Après la fermeture des frontières, cet homme fut coupé de ses racines sibériennes et, du coup, des membres de sa famille. Pour l’écrivaine, cet événement tragique a eu pour conséquence de la priver de toute recherche généalogique sur ses ascendants. Du jour au lendemain, les ponts se sont rompus entre les familles de Petite Diomède et leur parenté dans la région de Tchoukotka, ce qui n’est pas sans rappeler, à moindre échelle, la séparation de familles allemandes au moment de la construction du mur de Berlin. Dès lors, un véritable « rideau de glace », comme on l’appela, sépara désormais les deux îles, ce qui en fit un microcosme des tensions politiques entre l’Union soviétique et les États-Unis. La même année, en 1947, les habitants de Grande Diomède seront expulsés vers des petites villes de la République de Tchoukotka : à Novoye Chaplino²¹ et à Sirenikis²².

    Les hostilités entre les camps soviétique et américain affectent également les activités de quiconque s’aventure près de la frontière de Grande Diomède, accueilli par des tirs de sommation. Petite Diomède est à ce moment pourvue d’un poste avancé de la garde nationale, à flanc de montagne, qui observe l’île adverse, dépeuplée de ses habitants, devenue un poste d’observation soviétique²³ :

    La ligne avait coupé tous les fils invisibles qui reliaient les îliens de Béring. Elle avait séparé les frères, les amis, les ennemis traditionnels, dépecé les légendes, réorienté les mœurs, canalisé les violences claniques, aboli les repères naturels et brouillé les rituels. Elle leur avait imposé un axe du bien et du mal et les avait mêlés à une guerre qui n’était pas la leur, se substituant à leurs luttes tribales et à leurs rivalités intimes. […] La bipolarisation entre les deux blocs avait été réductrice de tout leur imaginaire²⁴.

    L’accès physique désormais interdit à une partie aussi importante du territoire transforme celui-ci en un espace strictement mental et imaginaire, nourri des légendes du passé. Avec la pérestroïka, vers la fin des années 1980, la frontière s’assouplit, les relations entre l’Union soviétique et les États-Unis s’apaisent quelque peu. Un « vol de l’amitié », parti de Nome en Alaska pour se poser à Provideniya, en Tchoukotka, transportant des hommes politiques de l’Alaska, des fonctionnaires, des journalistes et des aînés yupiks de l’île Saint-Laurent, atterrit en juin 1988 au cœur du territoire yupik soviétique, et annonce la fin symbolique de quatre décennies de Guerre froide dans la région du détroit de Béring²⁵. Après 1990 a lieu l’expédition franco-soviétique entreprise par Jean Malaurie vers la côte est de la Tchoukotka, la première permise par les autorités depuis des décennies. C’est durant ce voyage qu’il découvre l’île d’Yttygran et ce qu’il nommera L’allée des baleines²⁶.

    Une mémoire futuriste

    Cimetière animal ? Monument ? Lieu de culte et de dépeçage des baleines ? Ou simple camp de base pour les chasseurs ? Quand il explore l’île ­d’Yttygran, située en pleine mer de Béring, près de la côte de la Tchoukotka, Jean Malaurie est fasciné. À son avis, la centaine de cétacés dépecés qui s’y trouvent n’y sont pas alignés à tout hasard :

    Chaque peuple a des hauts lieux auxquels son imaginaire est lié. Yttygran/Arakamchechen sont évidemment de ces hauts lieux […] ; c’est le site chamanique le plus vaste ; sans le moindre doute, le plus extraordinaire. De l’avis même de ses découvreurs en 1976-1977, il est là un espace sacré unique dans la culture esquimaude et même dans toute la zone circumpolaire. […] Face à la route des baleines mysticètes en route vers le nord dans leur migration annuelle, ce haut lieu, aujourd’hui désert, témoigne de la recherche constante et pathétique d’hommes voulant vivre, lors d’assemblées rituelles, en communion mystique avec les Esprits de la nature²⁷.

    En se basant sur les recherches menées par Jean Malaurie, André Coutin avance l’hypothèse selon laquelle l’allée des baleines pointerait vers Grande Diomède, qui a l’allure d’une baleine en demi-plongée²⁸, signe indicateur que la portée symbolique de ces îles est, pour les nations autochtones ­béringeoises, encore plus importante qu’on ne le croit.

    Dans son journal d’expédition, Jean Malaurie rêve d’un grand portique en pierre et en os de baleines qui, situé en un lieu significatif, tel que les îles Diomède, en ferait les portes du pôle²⁹. André Coutin poursuit ce « rêve délirant » en souhaitant voir se réaliser le vœu de Glenn Gould : un concert qui aurait lieu deux fois l’an, aux deux solstices, qui pourrait réunir les tambours des Diomède et la musique de Bach, chacune des deux cultures « aidant l’autre à ne pas mourir³⁰ ». On constate que la valeur de la découverte du lieu sacré abandonné qu’est l’allée des baleines n’est pas que patrimoniale : elle est également imaginaire puisque le projet utopique qu’elle fait naître renoue ce lien invisible entre les îles de la mer de Béring qui s’était, au cours du xxe siècle, rompu.

    La richesse discursive d’un lieu, investi par des légendes et récits du passé, s’observe également par les rêves qu’il inspire. Les projets visant à unir les deux continents et à développer les îles Diomède ont toujours existé : déjà, à la fin du xixe siècle, Perry Collins avait entrepris un projet de ligne télégraphique qui relierait l’Europe, l’Asie et l’Amérique, et passerait sous le détroit³¹. Depuis deux décennies, ils regagnent en popularité : mise en place de stations météorologiques, développement de circuits touristiques, création d’un parc national béringien sibéro-alaskien, approbation d’un projet de tunnel sous le détroit par le gouvernement de Vladimir Poutine… Grâce à sa situation géographique stratégique, ce territoire presque déserté donne lieu à toutes sortes d’initiatives et d’idées inspirées de ses mythes fondateurs. L’une d’elles est un concours intitulé « Bering Strait Project International Ideas Competition³² » tenu en 2009 dans le but de créer un pont ou un tunnel qui relierait les continents américain et asiatique, de tenir compte des conditions climatiques extrêmes et de développer des infrastructures à la fois visionnaires et respectueuses de l’environnement. L’objectif du projet, tel que défini par les organisateurs, était : « […] an elimination of all the barriers like spatial disconnection of national borders and chronological disconnection of today and tomorrow, and thus, stepping forward to peace and prosperity for all earth and mankind³³ ». L’un des critères était l’utilisation des îles Diomède pour symboliser la continuité entre les deux continents. Le premier prix fut attribué à une équipe de l’Amérique du Sud, dont le projet de développement, Diomede Archipelago³⁴, consistait en un pont à la fois pour véhicules, trains à haute vitesse, et pipelines, et prévoyait l’aménagement d’un parc naturel. Le deuxième prix fut remporté par un groupe coréen, dont le projet Bridge the Memory consistait à recycler des sous-marins nucléaires américains et russes pour en faire un gigantesque pont transpacifique.

    Au-delà de leurs objectifs de développement et de leur louable volonté de relier les peuples – sans toutefois, comble de l’ironie, tenir compte des quelques dizaines d’habitants qui vivent encore aujourd’hui sur Petite Diomède –, les projets futuristes que ce lieu inspire dévoilent surtout le désir de redessiner la carte des îles Diomède, de les réinventer en recyclant leurs mythes et en exploitant leur riche mémoire pluriculturelle. Ils mettent aussi en lumière le fait que ce territoire nordique, par ses caractéristiques intrinsèques, force l’éclatement des frontières nationales, et vient déjouer les schèmes autour desquels se définissent habituellement les lieux de mémoire. L’Histoire nous a appris que les frontières artificielles qui ont divisé ces îles – ligne de changement de date ou mur de glace – sont en contradiction avec la liberté de mouvement des peuples avant la colonisation européenne ; ainsi, l’idée – le rêve ! – d’une réunification vient abattre tous ces murs invisibles qui ont séparé ces deux minuscules territoires au fil du temps. Enfin, ce que tous ces discours, récits, légendes et projets sur ce lieu mettent en évidence, ce sont les multiples façons possibles de concevoir et d’habiter le Nord, qu’il soit vu comme un espace géographique ou un espace mental ; ils montrent également à quel point le potentiel imaginaire des îles Diomède est infini, indice qu’elles ne sont pas près de sombrer dans l’oubli.


    1 Louis-Edmond Hamelin, Discours du Nord, Québec, GÉTIC, coll. « Recherche », no 35, 2002, p. 18-23.

    2 Daniel Chartier, « Couleurs, lumières, vacuité et autres éléments discursifs. La couleur blanche, signe du Nord », Daniel Chartier et Maria Walecka-Garbalinska (dir.), Couleurs et lumières du Nord. Actes du colloque international en littérature, cinéma, arts plastiques et visuels, 20-23 avril 2006, Stockholm, Acta Universitatis Stockholmiensis, 2008, p. 23.

    3 Encyclopædia Britannica. Online Academic Edition, « Diomede Islands », http://www.britannica.com/EBchecked/topic/164172/Diomede-Islands (site consulté le 25 septembre 2013).

    4 Les Tchouktches forment un peuple qui habite la région autonome tchouktche ou Tchoukotka, tandis que les Yupiks habitent principalement l’Ouest de l’Alaska : « les peuples esquimaux/yupik n’étaient pas isolés des populations environnantes. Ils étaient en contact constant avec leurs différents voisins, qui leur transmirent de nombreux éléments culturels venus d’ailleurs en Sibérie et en Asie, ainsi qu’avec les Inupiat et les Yupiit de l’Alaska. La population esquimaude d’Asie était historiquement très diversifiée, parlant plusieurs langues et dialectes distincts. » Yvon Csonka, « Le peuple yupik et ses voisins en Tchoukotka : huit décennies de changements accélérés », Études/Inuit/Studies, vol. 31, nos 1-2, 2007, p. 12.

    5 Lyn Gualtieri et Julie Brigham Grette, « The Age and Origin of the Little Diomede Island Upland Surface », Arctic, vol. 54, no 1, mars 2001, p. 12-21.

    6 Eva Menadelook, « Growing Up in the Shadow of the Ice Curtain », Susan B. Andrews et John Creed (dir.), Authentic Alaska. Voices of its Native Writers, Lincoln, University of Nebraska Press, 1998, p. 131.

    7 Peter Lauridsen, Vitus Bering : The Discoverer of the Bering Strait, Chicago, S. C. Griggs and Company, 1889, p. 13.

    8 Ibid., p. 33.

    9 Selon les sources, la graphie du toponyme diffère. Dans la langue tchouktche, elle s’écrirait plutôt « Imetlin/Imeglin ». Voir Alexander B. Dolitsky, Fairy Tales and Myths of the Bering Strait Chukchi, 2e édition, Juneau, Alaska-Siberia Research Center, 1997, p. 119.

    10 Dans la langue tchouktche, elle se nomme « Inetlin ». Voir Youri Rytkhèou, The Chukchi Bible, New York, Archipelago Books, 2011, p. 7.

    11 Cyril Hofstein, « Ahurissante Saint-Sylvestre aux îles Diomède », Le Figaro, 24 décembre 1999, p. 1.

    12 Arthur Eide, Drums of Diomede. The Transformation of the Alaska Eskimo, Hollywood, House-Warven, 1952, p. 112.

    13 Ibid.

    14 Alexander B. Dolitsky, « The Formation of [Bering] Strait », Fairy Tales and Myths of the Bering Strait Chukchi, op. cit., p. 13-14.

    15 Youri Rytkhèou, La bible tchouktche ou le dernier chaman d’Ouelen, Arles, Actes Sud, 2003, p. 19.

    16 Arthur Eide, op. cit., p. 143. Dans son récit, Eide relate entre autres une fête au cours de laquelle les Yupiks de l’Alaska, de la Sibérie et de Grande Diomède se réunissent pour célébrer la fin de la saison de la chasse aux phoques et à la baleine.

    17 Ibid., p. 113.

    18 Youri Rytkhèou, La bible tchouktche ou le dernier chaman d’Ouelen, op. cit., p. 199.

    19 Ibid., p. 307.

    20 Eva Menadelook, op. cit.

    21 André Coutin, Le passage de l’homme. Le détroit de Béring, porte de l’humanité, Paris, Rocher, 2005, p. 123.

    22 Ibid., p. 124.

    23 Ibid., p. 50.

    24 Ibid., p. 52.

    25 Yvon Csonka, op. cit., p. 13. Voir Michael Krauss, « Crossroads ? A Twentieth Century History of Contacts accross the Bering Strait », William W. Fitzhugh et Valérie Chaussonet (dir.), Anthropology of the North Pacific Rim, Washington, Smithsonian Institution, 1994, p. 365-379.

    26 Jean Malaurie, L’allée des baleines, Paris, Mille et une nuits, 2003, 158 p. 

    27 Jean Malaurie, Hummocks, Tchoukotka sibérienne, Paris, Plon, coll. « Terre humaine », 1999, p. 402.

    28 André Coutin, op. cit., p. 149.

    29 Jean Malaurie, Hummocks, Tchoukotka sibérienne, op. cit., p. 416.

    30 André Coutin, op. cit., p. 160.

    31 Ibid., p. 177.

    32 http://www.bering-competition.org (site consulté le 25 septembre 2013).

    33 « […] une élimination de toutes les barrières spatiales, telles que les frontières entre les nations, ou les barrières temporelles entre aujourd’hui et demain pour enfin se projeter vers un avenir marqué par la paix et la prospérité pour toute l’humanité » [je traduis]. http://www.bering-competition.org/introduction/background.asp (site consulté le 25 septembre 2013).

    34 http://europaconcorsi.com/projects/101448-Diomede-Archipelago (site consulté le 25 sep-tembre 2013).

    Yakoutsk, lieu de mémoire sibérien interculturel vu par deux voyageurs anglophones contemporains : Colin Thubron et Jeffrey Tayler

    Jan Borm Université de Versailles–Saint-Quentin-en-Yvelines (France)

    Résumé – Cette contribution est consacrée aux récits de voyage In Siberia (1999) de Colin Thubron et River of No Reprieve (2007) de Jeffrey Tayler, deux œuvres dans lesquelles Yakoutsk apparaît comme un lieu de mémoire sibérien certes évocateur quant à l’histoire de la déportation, mais dont l’épaisseur historique pluriculturelle n’est traitée que partiellement par les deux auteurs. Alors que le propos du premier ne manque pas de nuances, le second reprend des schémas bipolaires peu aptes à rendre compte du pluriculturalisme yakoute. Ils parviennent néanmoins à ancrer Yakoutsk de manière plus affirmée dans l’imaginaire du Nord.

    Les représentations du Nord apparaissent au xxe siècle comme « un fascinant discours pluriculturel alimenté de manière unique par différentes strates issues des cultures anciennes, repris par les cultures européennes, alimenté par les cultures du Nord et mis en jeu par les cultures autochtones », observe Daniel Chartier. Et de préciser : « Déterminé comme un système discursif et non plus comme une description, le Nord se déploie dans son épaisseur historique et, lorsqu’il est analysé dans les œuvres littéraires, dans ses fonc-tions narratives¹. » La présente contribution propose de porter le regard sur Yakoutsk, capitale de la République de Sakha ou de la Yakoutie (Fédération de Russie), la plus grande ville du nord-est sibérien, en tant que lieu de mémoire multiculturel dont l’épaisseur historique révèle également des perspectives interculturelles peut-être moins souvent remarquées. Des récits de Colin Thubron et de Jeffrey Tayler, deux voyageurs anglophones contemporains², nous serviront de références principales afin aborder cette question cruciale de la mémoire par rapport à l’espace sibérien, que l’on associe en Occident depuis le xixe siècle au moins avec l’idée de déportation et d’exil, mais qui fonctionne comme le pendant de la notion de frontière aux États-Unis à la même époque tout en étant le berceau d’une richesse culturelle extra­ordinaire trop peu connue encore, quand elle ne reste à découvrir à l’Ouest. Pour ce faire, nous tâcherons de nous inspirer de ces paroles du narrateur de Marcel Proust dans le cinquième volume de À la recherche du temps perdu, intitulé, rappelons-le, La Prisonnière : « Le seul véritable voyage, le seul bain de Jouvence, ce ne serait pas d’aller vers de nouveaux paysages, mais d’avoir d’autres yeux, de voir l’univers avec les yeux d’un autre, de cent autres, de voir les cent univers que chacun d’eux voit, que chacun d’eux est […]³. » Mais regardons d’abord la Yakoutie de

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