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L'oeuvre de Marie-Andrée Gill: Décoloniser par l'intime
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L'oeuvre de Marie-Andrée Gill: Décoloniser par l'intime
Livre électronique213 pages2 heures

L'oeuvre de Marie-Andrée Gill: Décoloniser par l'intime

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À propos de ce livre électronique

Ce livre d’Elizabeth Caron, le premier essai littéraire entièrement consacré à un seul auteur ou à une seule autrice autochtone du Québec, permet de mettre en lumière la dimension intimiste et personnelle, ainsi que la puissante portée décoloniale de la poésie de l’autrice ilnue Marie-Andrée Gill, l’une des voix les plus complexes parmi les littératures des Premières Nations en langue française. Les trois recueils de Gill – Béante (2012), Frayer (2015) et Chauffer le dehors (2019) – sont contemporains et profondément touchants. Dans cet essai, Elizabeth Caron propose une interprétation de l’œuvre de Gill en étudiant les répercussions possibles de l’imaginaire sur le social sous l’angle des notions de résistance et de guérison. En s’appuyant sur de nombreuses sources critiques autochtones, elle défend la possibilité d’une identité moderne, multiple et non déterminée par l’histoire coloniale.
LangueFrançais
Date de sortie8 nov. 2023
ISBN9782760559493
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    Aperçu du livre

    L'oeuvre de Marie-Andrée Gill - Elizabeth Caron

    Introduction

    L’œuvre de Marie-Andrée Gill

    dans le cadre des littératures

    autochtones au Québec

    Depuis la publication de Je suis une maudite Sauvagesse / Eukuan nin matshimanitu innu-iskueu¹ d’An Antane Kapesh en 1976, de nombreuses œuvres écrites en français par des auteurs membres des Premières Nations ont été publiées au Québec. Jusqu’au début des années 2000, la majorité de ces textes traitaient principalement d’enjeux collectifs comme les injustices historiques et politiques ou la culture traditionnelle. D’ailleurs, les critiques des littératures des Premières Nations s’intéressaient davantage à l’authenticité de « l’indianité » de ces textes qu’à leurs qualités littéraires, comme le fait remarquer Maurizio Gatti dans un des premiers ouvrages théoriques consacrés aux littératures des Premières Nations au Québec², publié en 2006.

    Cette situation n’est pas exclusive aux littératures autochtones. Comme l’avancent Gilles Deleuze et Félix Guattari, toutes les littératures « mineures » auraient un caractère politique. Une littérature serait mineure dès lors que l’origine linguistique initiale de son auteur est différente de celle des auteurs de la littérature nationale ; il s’agit donc d’une littérature « qu’une minorité fait dans une langue majeure³ ». Puisque la désignation des littératures mineures relève d’une situation de domination culturelle, les conditions d’existence de telles littératures seraient nécessairement révolutionnaires, ce qui leur donnerait un caractère subversif. Autrement dit, l’exclusion du corpus des littératures nationales, en faisant des littératures mineures des espaces exigus, ferait en sorte que les enjeux individuels y seraient par défaut associés à des enjeux collectifs, ce qui rendrait les œuvres politiques.

    Un nouveau paradigme

    Dans son essai Le territoire dans les veines publié en 2017, Jean-François Létourneau remarque que les plus récentes publications du corpus des littératures des Premières Nations au Québec font intervenir des formes et des thématiques nouvelles⁴. Selon ses observations, il y aurait un changement de paradigme entre les auteurs pionniers des littératures des Premières Nations au Québec et ceux de la nouvelle génération : les œuvres plus récentes exprimeraient davantage l’individualité, tout en affichant une continuité avec leurs prédécesseures en demeurant le lieu d’une « poétique du territoire⁵ ». Létourneau souligne ainsi comment certains auteurs de la nouvelle génération abordent leurs préoccupations sur un plan personnel plutôt qu’en se concentrant sur l’histoire collective comme le faisaient les pionniers :

    [L’]écriture des nouveaux poètes s’enracine dans le territoire de leur peuple, mais transcende ce dernier en transformant sa reconquête en une aventure intérieure. Dans leurs écrits, la lutte pour la survie des leurs et des territoires qui fondent l’identité des Premières Nations passe par l’intimité⁶.

    L’auteur constate que ces nouveaux poètes expriment une identité décomplexée, que leur écriture se situe à la frontière entre le collectif et l’intime et qu’ils rejettent l’héritage colonial. Dans un article publié dans la revue Temps zéro en 2013, Jonathan Lamy Beaupré mettait déjà en lumière les prémices de ce mouvement vers l’intime. Il relevait les traces d’une insistance sur l’individualité dans des textes de l’auteur huron-wendat Louis-Karl Picard-Sioui et des écrivaines innues Marie-Andrée Gill et Natasha Kanapé Fontaine, textes dans lesquels ces derniers exprimaient le refus d’incarner des stéréotypes. À cette époque, ces exemples représentaient des exceptions. Selon Lamy Beaupré, Picard-Sioui serait le premier écrivain autochtone ayant effectué un recentrement sur l’individu dans son écriture au Québec. Dans la préface de son recueil de poésie Au pied de mon orgueil, Picard-Sioui explique son choix de s’exprimer dans un registre intime :

    Bien sûr, en tant qu’auteur aborigène originaire de Wendake, cela aurait sûrement été plus rentable de jouer le jeu, de me présenter comme un chaman de la poésie, d’invoquer le ciel, la terre et leurs habitants. Oui, j’aurais pu sortir mes bouts de papier vert et bleu. Être là où on m’attend. […] J’aurais aussi pu choisir mes bouts de papier noir et rouge, ceux de la revendication et de la lutte anticoloniale. […] Et je le ferai un jour, assurément, quoique pas aujourd’hui, pas ici. Parce que ce n’est pas ce que je devais faire. Parce qu’avant de parler au nom du ciel et de la terre, des ancêtres et de la nation, je devais m’inscrire dans ma propre histoire, là où se joue la plus grande lutte, celle de notre propre individualité⁷.

    Dans ce passage, Picard-Sioui présente la revendication de sa propre individualité comme une lutte. Ces propos rappellent qu’encore aujourd’hui, la culture populaire véhicule de nombreuses représentations stéréotypées des Autochtones. Dans son essai, Létourneau affirme d’ailleurs que l’« existence des personnes [des Premiers Peuples] se confond trop souvent avec des statistiques, des stéréotypes, qui nient leur singularité⁸ ». Au Québec, on retrouve peu d’ouvrages théoriques portant sur l’enjeu de la représentation des identités écrits par des auteurs autochtones. Afin de privilégier la parole des membres des Premières Nations⁹, je m’appuierai dans cet essai sur des études provenant d’autres provinces canadiennes, publiées en anglais.

    En 1993, l’autrice okanagan Jeannette Armstrong publiait Looking at the Words of Our People, un recueil rassemblant des analyses littéraires écrites par des auteurs des Premières Nations dans un effort décolonisateur d’intégration de leurs littératures au corpus canadien-anglais¹⁰. Dans cet ouvrage, plusieurs écrivains affirment que les auteurs autochtones ont le devoir d’offrir une juste représentation des identités autochtones, notamment afin de déconstruire les stéréotypes véhiculés par la culture populaire et le discours social. Par exemple, l’autrice anichinabée-métisse Janice Acoose analyse le roman Halfbreed (1973) de l’écrivaine métisse Maria Campbell, et explique que cette dernière aurait effectué un travail d’investigation sur elle-même durant l’écriture de son roman autobiographique, dans le but d’offrir à ses lecteurs une représentation honnête de son identité plutôt qu’une reproduction du discours populaire¹¹. Dans un autre chapitre du recueil, l’autrice ojibwée Kateri Akiwenzie-Damm insiste sur l’importance de dégager les identités autochtones des stéréotypes :

    By freeing ourselves of the constricting bounds of stereotypes and imposed labels of identity, we empower ourselves and our communities and break free of the yoke of colonial power that has not only controlled what we do and where we live but who we are. In this way, Indigenous literatures will shape themselves on their own terms¹².

    Ces propos font de la résistance aux stéréotypes un enjeu lié à la décolonisation. L’autrice crie-métisse Kim Anderson accorde également une place importante à la déconstruction des stéréotypes dans son ouvrage A Recognition of Being ; celleci serait la première étape pour éradiquer les violences envers les femmes autochtones¹³. Emma LaRocque, écrivaine criemétisse, analyse dans When the Other Is Me les discours de résistance dans les littératures des Premières Nations ; elle estime que l’opposition aux stéréotypes exprimée dans ces œuvres permettrait une réappropriation identitaire aux membres de ces peuples¹⁴.

    Les images de l’« Indien »

    Les professeures de littérature Ruth Amossy (Université de Tel-Aviv) et Anne Herschberg Pierrot (Université Paris 8) offrent dans Stéréotypes et clichés un survol théorique des phénomènes de stéréotypie : les stéréotypes, les idées reçues, les clichés, les lieux communs et les préjugés y sont définis en fonction des principales disciplines qui s’y intéressent, soit les sciences sociales, la littérature et la linguistique¹⁵.

    Le terme stéréotypie aurait une origine typographique. Il a été emprunté au domaine de l’imprimerie, où il désignait à l’aube du 19e siècle un nouveau procédé de reproduction en masse d’un modèle fixe, qui remplaçait la composition par caractères mobiles¹⁶. Par métaphore, le participe passé du verbe stéréotyper aurait acquis un sens figuré exprimant l’idée de fixité. Au 20e siècle, le mot aurait perdu sa référence à la typographie et, dès les années 1920, serait devenu un centre d’intérêt pour les sciences sociales en tant que schème figé. Walter Lippmann, publiciste américain, serait le premier à avoir introduit cette notion, qui désignait alors les représentations préexistantes qui médiatiseraient le rapport au réel¹⁷. Le stéréotype a d’abord été étudié en psychologie sociale dans le but d’analyser les images qu’un groupe se fait de luimême et des autres. À l’époque actuelle, en sciences sociales, le stéréotype correspond toujours à une représentation collective figée, ayant généralement pour objet un groupe de personnes.

    Les stéréotypes qui représentent les membres des Premières Nations sont nombreux. Dans cet essai, je me concentrerai sur trois figures qui rassemblent à elles seules une multitude de caractéristiques attribuées aux membres des Premières Nations : celles de l’« Indien authentique », de la « princesse indienne » et de la « squaw¹⁸ ».

    Selon LaRocque, l’« Indien authentique » serait la version contemporaine du stéréotype du sauvage. Dans un ouvrage consacré à l’étude des origines de ce stéréotype, François-Marc Gagnon, un historien de l’art, avance que le préjugé accordant aux membres des Premières Nations des caractéristiques de la sauvagerie remonterait à l’époque des premiers contacts avec les Européens¹⁹. Dans les textes des explorateurs, notamment ceux de Samuel de Champlain et de missionnaires jésuites, Gagnon trouve de nombreuses occurrences du terme sauvage. Selon l’auteur, la rencontre avec les Premières Nations aurait amené les Français à conclure que ces individus correspondaient approximativement au stéréotype de l’homme sauvage de l’époque médiévale – un homme hirsute, vivant dans la forêt, sans culture, sans civilisation et parfois menaçant²⁰. Le stéréotype du sauvage aurait donc précédé la rencontre entre les Européens et les Autochtones. Or, Amossy et Herschberg Pierrot expliquent que les stéréotypes peuvent modifier la perception qu’un individu a d’autrui : « Le stéréotype peut […] déterminer la vision de l’Autre au point de modeler le témoignage des sens et de la mémoire ; il produit des effets flagrants de perception sélective²¹. » Ainsi, comme Gagnon le souligne en conclusion de son ouvrage, les textes des explorateurs ne peuvent pas être considérés comme des comptes rendus objectifs ; ils seraient plutôt le fruit d’observations biaisées par une représentation imaginaire préexistante. Le stéréotype du sauvage n’aurait donc probablement pas son origine dans la réalité, mais plutôt dans l’imaginaire.

    Cette figure du sauvage peut paraitre éloignée des représentations des membres des Premières Nations à l’époque contemporaine. En réalité, la figure aurait évolué grâce à une série de déclinaisons à partir de l’opposition initiale Blanc/sauvage, et aurait ainsi perduré à travers les siècles. Dans une étude où il soutient que la construction imaginaire de l’Autochtone appuierait la politique territoriale des réserves²², Jean-Jacques Simard affirme qu’au 18e siècle, Hobbes et Rousseau auraient reconnu en l’« Indien » un exemple de leur thèse respective sur la différence entre l’état naturel et l’état civilisé de l’humain. Ces auteurs réitéraient ainsi l’idée selon laquelle les Autochtones seraient sauvages, et non civilisés :

    D’un côté, le défi du changement, la maîtrise du destin, la domination de la nature, l’individualisme, l’hétérogénéité socioculturelle, la désintégration créatrice, la culture de masse et l’universalisme, les projets de société et le dépassement ; de l’autre, la menace du changement, le destin donné par l’héritage, l’harmonie avec la nature, le communautarisme, l’homogénéité et les particularismes, la conservation d’une essence ethnique et la fidélité aux traditions²³.

    Les caractéristiques listées par Simard, issues de l’opposition imaginaire entre l’état sauvage et l’état civilisé, sont abondantes, portent sur différentes facettes de l’identité et se prêtent toutes à une évolution en fonction des époques.

    De plus, Gagnon souligne que de nouvelles rencontres entre colons et Autochtones, comme celles survenues dans le contexte de la conquête de l’Ouest du 19e siècle, auraient également contribué à faire évoluer les stéréotypes au sujet des Premières Nations par l’intermédiaire d’objets de la culture populaire : par exemple, les coiffes faites de plumes s’ajoutent alors aux images de l’« Indien ». Amossy et Herschberg Pierrot expliquent que certains évènements marquants pour une communauté, tels des conflits armés ou des bouleversements économiques, peuvent modifier les représentations collectives.

    Comme l’avance LaRocque, la figure du sauvage aurait donc graduellement cédé sa place à celle de l’« Indien authentique », qui se définit notamment par le respect d’un mode de vie et de traditions ancestrales, une relation de proximité avec la nature et une forte spiritualité (on reconnait là plusieurs éléments tirés de l’opposition initiale Blanc/sauvage). Selon Simard, le mythe de cette « authenticité » aurait été construit à partir des premiers documents à tendance anthropologique dans lesquels les premiers explorateurs ont décrit les Premières Nations qu’ils rencontraient. Or, en plus d’être biaisées par le stéréotype préexistant du sauvage médiéval, les observations des explorateurs montrent les Premières Nations dans l’état où elles se trouvaient avant la colonisation. À l’époque actuelle, le mythe de l’authenticité donnerait donc une image biaisée et passéiste des identités autochtones, en faisant fi des répercussions de l’histoire coloniale sur les Premières Nations.

    Les femmes des Premières Nations font l’objet de stéréotypes qui peuvent être rassemblés en deux catégories : la « princesse indienne » et la « squaw ». Selon Anderson, l’histoire coloniale serait aussi celle de l’importation du sexisme européen, qui ferait en sorte qu’encore aujourd’hui, les femmes des Premières Nations souffriraient d’une double discrimination, basée à la fois sur leur origine ethnique et sur leur genre. Anderson s’intéresse au lien entre le sexisme et la colonisation, afin de comprendre l’origine des stéréotypes : son étude expose en quoi la représentation négative des femmes des Premières Nations aurait soutenu la colonisation. Par exemple, la liberté qui caractérisait traditionnellement la sexualité de ces femmes aurait été vue comme un signe de basse vertu, ce qui aurait servi d’excuse au viol, l’acte étant « justifié » par le fait que ces femmes auraient corrompu des hommes autrement vertueux. Leur mode de vie en pleine nature, impliquant peu de possessions matérielles, aurait été considéré comme négligé, ce qui serait devenu un prétexte pour mettre en question leurs compétences parentales et, plus tard, confier leurs enfants à l’État²⁴. Selon Anderson, le sexisme

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