La coarticulation en français et en chinois : étude expérimentale et modélisation: Thèse
Par Liang Ma
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À propos de ce livre électronique
Comme d’autres mouvements humains, les gestes de la parole sont vraisemblablement planifiés selon des stratégies optimales. Cependant, il est probable que la planification de ces gestes soit aussi contrainte par des critères de nature linguistique. De telles contraintes pourraient porter notamment sur la structure phonologique et la longueur des séquences prises en compte dans la planification. Le but de ce travail a été d’approfondir cette hypothèse à partir de l’analyse de données expérimentales et de simulations avec un modèle.
Un outil à l'usage de tous les professionnels et étudiants en phonologie.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Liang Ma est maître de conférence dans le département de Chinese Littératures and Linguistics à l’université de Fudan en Chine. Elle a obtenu un diplôme de doctorat en science du langage à l’université d’Aix-Marseille I, et un diplôme de DEA en traitement du signal à l’Institut National Polytechnique de Grenoble. Ses domaines de recherches principaux sont la production de la parole, la phonétique expérimentale, ainsi que la modélisation du contrôle moteur de la parole.
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La coarticulation en français et en chinois - Liang Ma
Introduction
La coarticulation est un phénomène qui traduit le fait que les caractéristiques de la production de la parole associées à un phonème donné varient de manière importante en fonction des phonèmes adjacents. Elle est la conséquence de deux facteurs principaux : (1) la stratégie de planification régissant les gestes articulatoires de la parole, et (2) les caractéristiques du système physique de production mis en jeu lors de l’exécution des gestes de la parole. Comme d’autres mouvements humains, les mouvements de la parole sont planifiés selon des stratégies optimales de commandes motrices, en minimisant les « efforts » du locuteur dans le système moteur, tout en atteignant les objets de la tâche. Cependant, sur le niveau supérieur de ces mécanismes généraux de contrôle, la planification de la parole pourrait être contrainte par les facteurs phonologiques de la langue, qui pourraient influencer la longueur des séquences sur lesquelles les principes d’optimisation s’appliquent.
Nous avons pour objectif d’étudier l’influence linguistique potentielle sur la planification de la coarticulation dans des séquences de type VCV. Pour cela, nous proposons un corpus en français et en chinois pour une analyse expérimentale. Le français et le chinois ont été considérés comme ayant un statut de la syllabe différent dans leur langue. Pour le chinois, la syllabe est l’unité la plus fondamentale de la structure phonologique, tandis que la force de la syllabe semble être moins forte pour le français. Notre but est de parvenir à différencier les propriétés spécifiques de stratégie liées à la langue dans la coarticulation d’anticipation. Nous cherchons également à tester quantitativement différentes hypothèses de planification et d’exécution du mouvement pour les séquences VCV en exploitant une modélisation du contrôle moteur, dont le comportement sera comparé aux données expérimentales.
Dans un premier temps, des données articulatoires ont été recueillies pour trois sujets français et trois sujets chinois au moyen d’un système électromagnétique (EMMA). Le corpus est composé de 15 phrases VCV où les voyelles utilisées étaient /a i u/ et les consonnes étaient la vélaire /k/ et l’alvéolaire /t/. Nous avons effectué des étiquetages acoustiques et des étiquetages articulatoires sur les données. La coarticulation d’anticipation de voyelle V2 sur la voyelle V1 et de voyelle V2 sur la consonne C, dans les séquences de V1CV2, a été analysée sur les positionnements des articulateurs de la langue (pour quatre capteurs placés sur la langue, à partir de l’apex, notés T1, T2, T3 et T4.). Des analyses ANOVA (Mesures Répétées) et des tests de post-hoc ont été effectués pour chaque sujet. Nous avons ensuite comparé les comportements d’anticipation des locuteurs dans les deux groupes de langues.
Dans un deuxième temps, nous avons élaboré un modèle de contrôle optimal de la planification que nous avons appliqué à un modèle biomécanique de la langue (Payan et Perrier, 1997, Perrier, 2003). La modélisation du contrôle moteur passe par une première phase consistant à élaborer un modèle direct qui décrit des relations entre les commandes motrices et les caractéristiques spectrales du signal de la parole, que nous qualifierons de « modèle interne ». Ce modèle sera ensuite exploité, dans une seconde phase, afin d’exploiter les synergies et les antagonismes musculaires lors de la planification gestuelle d’une séquence de la parole. Cette phase consiste à inverser les commandes motrices associées à la génération des caractéristiques spectrales cibles souhaitées. Mais la relation entre les commandes motrices et les caractéristiques spectrales n’est pas biunivoque, car pour une cible donnée il existe plusieurs commandes motrices qui lui sont associées. Pour faire une telle inversion, nous avons choisi d’optimiser certains critères sur l’ensemble de la séquence qui intègrent des contraintes orientées vers le locuteur et des contraintes orientées vers l’auditeur. Nous avons proposé trois hypothèses de planification : (1) l’hypothèse de voisinage : une planification globale pour les séquences V1CV2. (2) l’hypothèse syllabique qui donne un statut spécifique à la syllabe CV2. (3) l’hypothèse inspirée du modèle d’Öhman qui donne un statut spécifique à la transition vocalique V1V2. Une fois les cibles planifiées, il est intéressant de savoir comment générer les mouvements entre les cibles planifiées. Nous proposons de tester également deux modèles d’exécution du mouvement, l’exécution séquentielle et l’exécution selon Öhman.
Première partie :
Fondements théoriques
Chapitre 1 : La coarticulation, quelques généralités
Introduction
La coarticulation montre la complexité de la relation entre le concept de segments phonologiques et sa manifestation dans la production de la parole. La parole met en jeu un processus qui prend en entrée des segments discrets et dont la sortie est un continuum articulatoire et acoustique. La question que nous posons ici est de savoir comment les segments phonologiques s’influencent les uns les autres dans leur réalisation.
La production de la parole passe par le contrôle de tâches motrices permettant l’émission de l’onde sonore, vecteur physique du message linguistique à destination des articulateurs. Selon FOWLER et al. (1980), il existerait deux niveaux de contrôle en production de la parole : le premier niveau sélectionne des entités abstraites correspondant aux unités phonologiques. Il constitue le niveau supérieur, responsable de tout ce qui est structuration des objectifs liés à la chaîne phonologique. Un deuxième niveau exécute la tâche motrice pour réaliser ces entités. C’est le niveau inférieur, responsable de tout ce qui est articulation. Ces propositions peuvent être mises en regard de celles de Whalen (1990) qui considère que la parole est planifiée. La planification de la parole correspondrait alors au niveau supérieur de contrôle. Dans cette étape de planification, une représentation sous forme d’unités discrètes constitue l’entrée du mécanisme du système de production de la parole. Le deuxième niveau serait celui de l’exécution des tâches planifiées par le système moteur.
Dans cette perspective, la coarticulation serait la conséquence de deux facteurs principaux : (1) une stratégie de planification au niveau supérieur, (Whalen, 1990 ; Vatikiotis-Bateson et al. 1994 ; Dang et al. 2006) et (2) les caractéristiques du système physique de production mis en jeu lors de l’exécution des gestes de la parole, tels que le couplage mécanique intrinsèque entre articulateurs ou propriétés dynamiques des articulateurs (raideur et inertie) (Browman et Goldstein, 1989 ; Lindblom, 1963 ; Perrier et al. 1996). Les caractéristiques articulatoires et acoustiques associées à la production d’un phonème donné peuvent alors varier de manière importante en fonction des phonèmes environnants.
Traditionnellement on considère en phonétique deux types de coarticulation (1) la coarticulation dite « de gauche à droite » ou « carryover » en anglais qui rend compte de l’influence des phonèmes précédents, (2) la coarticulation « de droite à gauche » ou anticipation ou coarticulation progressive qui traduit l’influence des phonèmes suivants. L’anticipation et le carryover sont considérés comme les résultats de processus différents. Le carryover serait plutôt vu comme une conséquence de la physique du système de production, le point de départ pour chaque phonème étant les positions atteintes par les articulateurs dans les phonèmes précédents. Dans ce cas, la configuration articulatoire atteinte pour le deuxième phonème est différente selon la configuration articulatoire atteinte lors du premier phonème. Par contre, l’anticipation a lieu seulement si le locuteur peut prévoir et anticiper les phonèmes à venir. Elle est donc vue comme le résultat de la stratégie de planification au niveau supérieur.
Ainsi, une bonne connaissance de l’anticipation dans une langue donnée aide à comprendre le contrôle moteur de la parole dans cette langue. Le but de notre étude est de parvenir à différencier les propriétés spécifiques des stratégies de planification liées à une langue donnée dans la coarticulation. Pour cela, dans cette thèse, nous nous concentrerons sur la mesure des effets de l’anticipation. Dans ce chapitre, quelques points théoriques relatifs à la coarticulation sont abordés dans la première partie à travers la présentation des données caractéristiques de la littérature ; ensuite des exploitations de ces points théoriques de la coarticulation, et enfin quelques modèles de contrôle dans la production de la parole seront décrits.
1.1 Les idées princeps des modèles de la coarticulation
1.1.1 La prédominance syllabique
Kozhevnikov et Chistovich (1965) observent que l’articulation de la voyelle dans une syllabe CV commence dès le début de celle-ci si elle ne requiert pas pour sa réalisation de mouvements contradictoires avec ceux nécessaires pour la production de la consonne. L’exécution de la consonne initiale et celle de la voyelle d’une syllabe CV seraient ainsi initiées simultanément par le locuteur. La syllabe est ainsi considérée par ces deux auteurs comme l’unité de base de l’articulation.
« All the movements of a vowel which are not contradictory to the articulation of the consonant begin with the beginning of the syllable. » (P122)
Leurs expériences sur le geste d’arrondissement labial en russe pour la voyelle arrondie leur ont permis de caractériser le domaine d’extension de la coarticulation. Ce résultat est cohérent avec l’hypothèse de la syllabe articulatoire. Les auteurs observent en effet que la coarticulation ne s’étend pas au-delà des frontières de la syllabe CV.
Wood (1991) a confirmé l’hypothèse syllabique de Kozhevnikov et Chistovich dans son interprétation de la variabilité des mouvements de la langue. Il a étudié les données cinéradiographiques d’un locuteur suédois prononçant les séquences /ˈɛbe/ /ˈʃi :se/ /ˈç :sar/ et /iˈsu :da, ʃu/. Les mesures montrent que pour chaque syllabe ce locuteur initie le geste vers la consonne dans la dernière moitié du segment précédent. Quand il n’y a pas d’antagonisme entre les gestes de la consonne et de la voyelle dans une syllabe, la voyelle de la nouvelle syllabe commence aussi dans cette portion de la séquence. Ainsi, la voyelle /e/ est lancée avec la consonne /b/ simultanément. Si la langue est contrainte différemment pour la voyelle et la consonne, le locuteur retarde le début du geste vers la voyelle. Ainsi, dans la syllabe /ʃi :/ de /ˈʃi :se/, l’initiation du geste de la langue pour la voyelle /i :/ commence un peu plus tard que celui de la consonne initiale, parce que la langue est encore occupée avec le geste palatovélaire de la consonne /ʃ/. Ces observations confirment l’hypothèse selon laquelle la syllabe serait un élément fondamental d’organisation des stratégies de la coarticulation anticipatoire : les gestes vers la consonne ne commencent que juste avant la réalisation de cette consonne et, dans certains cas, la voyelle suivante est initiée au même moment dans la parole.
1.1.2 La différenciation entre base vocalique et consonne (Öhman, 1966,1967)
Öhman (1966,1967) a étudié la coarticulation dans les séquences V1CV2 pour le suédois et l’anglais, dans un corpus où trois consonnes occlusives voisées /b d g/ ont été utilisées. Il a montré que les transitions des formants de V1C dépendent de la voyelle suivante V2. De façon similaire, les transitions des formants de CV2 sont influencées par la voyelle précédente V1. Il a ainsi trouvé que les effets de coarticulation peuvent se faire sentir au-delà des limites de la syllabe CV. Un modèle de coarticulation pour la séquence VCV a été proposé à partir de ces observations. Dans ce modèle, l’effet de la coarticulation dans la séquence VCV est interprété comme la conséquence d’un statut particulier des transitions de voyelle à voyelle, les consonnes étant considérées alors comme des perturbations, localisées dans le temps, de cette base vocalique.
« The data suggest a physiological model in terms of which the VCV articulations are represented by a basic diphthongal gesture with an independent stop-consonant gesture superimposed on its transitional portion. » (P151)
Selon l’hypothèse d’Öhman, les systèmes articulatoires mis en jeu dans les productions des voyelles devraient se distinguer de ceux des consonnes. Öhman a alors noté que la forme du conduit vocal n’est pas pertinente dans sa totalité pendant la tenue d’une occlusive. Le geste articulatoire de la voyelle peut ainsi être exécuté par la langue pendant la production de la consonne. Cette observation l’a amené à suggérer de dissocier dans la langue l’activité de trois ensembles de muscles, qui auraient des représentations séparées dans le Système Nerveux Central du locuteur. Les commandes articulatoires pourraient être alors transmises par trois canaux indépendamment les uns des autres. Ainsi trois régions séparées de la langue pourraient être indépendamment contrôlées : le corps de la langue (utilisé pour la production des voyelles), une région de l’apex de la langue (utilisée pour la production des consonnes alvéolaires), et la région dorsale (utilisée pour la production des consonnes vélaires).
« …the production of vowel-stop-vowel utterance of certain languages seemed to involve two simulations gestures, a diphthongal gesture of tongue body articulator and a superimposed constrictory gesture of the apical or dorsal articulators. » (1966, p310)
Perkell (1969) confirme l’hypothèse d’Öhman d’un point de vue biomécanique et physiologique sur la base des analyses des images cinéradiographiques. Sur cette base expérimentale, il a proposé un modèle physiologique dans lequel il sépare les actions générées pour la production de la voyelle et celles qui sont liées à la production des consonnes. La plus grande partie du conduit vocal est affectée à la fois par la production des voyelles et celle des consonnes, mais en général les mêmes organes semblent se comporter différemment sous l’influence des deux différentes classes. Les articulations des consonnes par la langue et les lèvres sont généralement plus rapides et plus complexes que les articulations des voyelles. Perkell a constaté aussi que, dans une certaine mesure, il y a une division anatomique. Par exemple, l’apex de la langue est plus impliqué dans l’articulation des consonnes, tandis que le corps de la langue est en activité dans les articulateurs des consonnes et des voyelles. Les différences générales dans la vitesse, la complexité, la précision du mouvement suggèrent que différents types de muscles pourraient être responsables pour la production des consonnes et des voyelles. Il semblerait que l’articulation des voyelles soit accomplie principalement par la grande, et plus lente, musculature extrinsèque de la langue. Les consonnes utiliseraient une musculature intrinsèque, plus courte et plus rapide. La coarticulation semble être le résultat de l’interaction de deux systèmes neuromusculaires spécifiques.
« It is probable that articulation of vowels is accomplished principally by the large, slower extrinsic tongue musculature which controls tongue position. On the other hand, consonant articulation requires the addition of the precise, more complex, and faster function of the smaller, intrinsic tongue musculature. » (P61)
1.1.3 La propagation de traits : Modèle « look-ahead » (Henke, 1966)
Cette hypothèse repose d’abord sur une conception purement phonologique de la production de la parole inspirée par les travaux de Chomsky et Halle (1968) selon laquelle la production de la parole consisterait