Images du jour et de la nuit
Par Ligaran et Gustave Geffroy
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Aperçu du livre
Images du jour et de la nuit - Ligaran
EAN : 9782335077261
©Ligaran 2015
Le jour et la nuit
C’est un recueil d’images, les unes surannées, les autres nouvelles : des aspects de foules ; des silhouettes d’individus, portraits en pied ou expressions de visages ; des apparitions de femmes, au théâtre, dans le promenoir d’un music-hall, dans la rue, des réalités et des rêves ; un défilé d’ecclésiastiques d’hier et d’aujourd’hui ; des essais de divination des mystères qui passent ; des drames entrevus ou déchiffrés ; des comédies sociales qui se jouent sur le pas des portes et dans le décor des boutiques ; des scènes où les animaux ont leurs rôles de malice instinctive et d’inconscience rusée ; des descriptions d’objets qui participent à notre vie comme des petits personnages insensibles, aveugles, muets, et pourtant si éloquents, si frémissants de notre sensibilité ; des fleurs, des fruits, qui nous donnent leur parfum, leur couleur, leur poésie.
Et comme fond à tant d’êtres et de choses, l’immense chaos des éléments auquel sont liés les destins de tous les êtres.
Tout cela m’est apparu à toutes les heures, de l’aube au crépuscule, et du soir au matin, dans le mirage du soleil et le clair-obscur de l’ombre, dans l’éclat doré du jour et l’ombre bleuie et noire de la nuit.
Premier aspect de la rue
Le premier spectacle offert aux yeux et à l’esprit par la rue de Paris, après quelque absence, est un spectacle de misère et de désolation.
On a encore dans la mémoire les images des routes presque solitaires, des silhouettes espacées, de la vie animale en contact avec la nature, du travail suffisant à nourrir les pauvres. On revoit les chevaux des prairies, libres et forts derrière les haies, la crinière éparse, hennissant dans le vent. On évoque la bergère sous sa cape, la ramasseuse d’épis oubliés, la pêcheuse aux jambes nues, qui s’en va à travers le flot montant, tous ceux qui vivent des résidus de la terre et de la mer. Les paysages parcourus se déploient dans l’espace lumineux.
C’est le décor de l’illusion, la fausse apparence de la paix. La rue de Paris, retrouvée, va redire la perpétuelle bataille.
À la sortie de la gare, au milieu de la nuit, des chevaux-squelettes meurent de faim, tombent de sommeil, entre les brancards. Le fiacre parti en grinçant, le premier regard qui scrute la brume nocturne aperçoit le troupeau dispersé et errant des prostituées, la lente promenade des pierreuses, la tache livide d’un jupon blanc, un visage couleur de brique apparu un instant dans la lumière, puis réenseveli dans l’ombre.
Tel est le premier aspect de la rue, aux heures de nuit. La souffrance animale et la souffrance humaine, c’est la révélation faite tout d’abord par la ville merveilleuse qui élabora tant d’idées, se donna de tant d’ardeur à l’action. Malgré cela, et contre cela, les mêmes forces sont toujours en elle pour continuer l’œuvre commencée, l’œuvre du temps.
Les toits
À Paris, d’un sixième étage, un paysage étrange apparaît à travers le rideau de mousseline et la vitre. En plein ciel, une plantation de cheminées, de tuyaux, dessine des allées capricieuses et des massifs irréguliers, toute une dure forêt sans feuilles, en brique et en métal.
C’est une seconde ville superposée à la première, le couvercle mis sur l’agitation humaine. L’espace jusqu’à l’horizon est envahi de matériaux aux formes irrégulières dans leur géométrie de lignes droites, de lignes brisées, de cubes, de cônes tronqués, de figures imprévues de plans et de combinaisons. À peine une silhouette de couvreur, le jour, le bondissement d’un chat électrique, le soir, au clair de lune, animent-ils ce désert pétré, hérissé de découpures de zinc.
Au-dessous, c’est le grondement de la ville, et c’est aussi, parfois, le silence, le silence que l’on sent peuplé de toutes les embuscades, de toutes les attentes, de tous les sentiments, de toutes les passions, de tous les amours, de toutes les haines. Et le bouillonnement, la fermentation de ce monde en travail, en décomposition, en stupeur et en fureur, ne se traduit que par l’envolement des fumées légères.
Au soleil d’automne
Au soleil d’automne, devant les feuillages rougis, des vieux et des vieilles sont assis sus la rangée de bancs du jardin public.
Ils ne regardent pas le dernier ciel bleu d’octobre, où errent de beaux et massifs nuages, pareils à des blocs de marbre, blancs et fauves. Leur contemplation non plus ne va pas à l’étang où voguent les cygnes de neige et les canards de velours noir et d’émeraude, ni vers la pelouse brûlée où de grandes fleurs se convulsent pour mourir.
Tant que le soleil est haut, ils sont là, en espalier devant la muraille, non pour voir, mais pour se chauffer, immobiles, les yeux mi-clos, comme des chats devant l’âtre.
Ils sont bien cinquante, serrés les uns contre les autres. Les vieux, emmitouflés, vêtus de gros drap, la tête enfouie dans une casquette à oreillettes, des galoches aux pieds, les mains dans les manches, ou appuyées, avec le menton, sur de grosses cannes. Les vieilles, empaquetées dans des jupons, des châles entrecroisés, des fichus, des capelines, le visage encadré d’un serre-tête noir : quelques-unes tricotent, on voit aller et venir leur index gris hors de leurs mitaines noires.
Ce sont les petits rentiers du quartier. Ils ont un air « entre eux » qui ne trompe pas, ils marquent par leur attitude sérieuse qu’ils ont pris possession de la rangée de bancs pour toutes les après-midi de soleil. Dans la vie, ils ont été des commerçants adroits au gain, des petits patrons énergiquement économes. Quelques-uns sont des employés ayant réussi à vivre jusqu’à l’âge de la retraite.
C’est peu, pour tout un quartier, ces quelques existences économisées. D’autres vieux et vieilles sont à l’hôpital, à l’asile. D’autres se dissolvent tristement dans d’abominables chambres. Il n’y a pas un seul ouvrier d’industrie assis sur ces bancs. On se récrie au récit des mœurs de certaines peuplades sauvages qui tuent et mangent leurs vieillards. Les civilisés ne mangent pas leurs ancêtres, mais ils les laissent mourir, ils les tuent par abandon, ils n’ont pas trouvé le moyen, encore, de garantir à tous le repos final dans la lumière et la chaleur du soleil d’automne.
Les boutiques
Au long des rues, une ou deux, quelquefois trois par maison, les boutiques offrent leurs vitrines, leurs éventaires aux regards. L’habitude peut nous les faire trouver banales. Nous passons si souvent devant elles, préoccupés, distraits, ou bien nous n’en avons le souci que par la nécessité de la vie, et l’idée qu’elles éveillent en nous est le plus souvent l’idée de la rançon qui nous sera demandée par l’industriel inquiet, le commerçant rusé, embusqué derrière son comptoir.
Mais si nous y réfléchissons, les boutiques, toutes les boutiques, sont des merveilles.
Chacune d’elles présente par son résumé un magnifique spectacle de nature, une prodigieuse histoire de travail. Chacune peut faire songer au long effort tramé par l’humanité depuis les temps que nous apercevons à peine éclairés, sur l’horizon en arrière de nous. Chacune peut nous donner à vivre des sensations d’espace, d’étendue, le sol terrestre, la nuit des mines, la masse d’eau et le fond de l’océan, le paysage fluide de l’air.
Entrons dans n’importe laquelle, la plus humble, la plus pauvre : ce sera toujours un chapitre touchant du récit sans fin du labeur de l’homme, un raccourci imprévu de l’immense univers.
Le pain
Le premier rôle de la rue est à la boutique du boulanger, à son étalage de pains dorés mis en vitrine, en avant des rangées de pains de quatre livres. Regardez la femme du peuple rentrant chez elle avec son pain dans les bras, qu’elle emporte comme un enfant. C’est l’objet sacré entre tous. Les pommes de terre, les petits pois, les crêpes, les beignets, ne peuvent le suppléer. Le tabac même, que les fumeurs proclament le bien suprême, ne produit pas un mirage de fumée suffisant pour faire oublier la miche, humble et expressif symbole de l’existence. Nul n’est insensible aux souvenirs évoqués par l’aspect et l’odeur du pain. L’homme de la campagne venu à Paris ne saurait oublier le champ et la moisson, le moulin et la farine, le four et la huche. Pour l’homme de Paris, né à Paris, travaillant à Paris, s’il s’arrête et réfléchit devant la boutique du boulanger, l’histoire du grain de blé lui apparaît. C’est pour obtenir ce produit de nature, cette pousse du champ, cette miette de substance faite de la terre, de la sève, de la pluie, du soleil, qu’il a enfermé sa liberté entre les quatre murs d’une chambre, d’un bureau, d’un atelier.
Pour avoir à lui, tous les jours, et pour partager aux siens ce morceau de pain, que d’ennuis, que d’efforts, quel labeur toujours recommencé ! Quelle encre, toi, il te faut user, et combien de journées sans