L'Ame et l'ombre d'un navire: Tome II
Par Ligaran et Gabriel de La Landelle
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L'Ame et l'ombre d'un navire - Ligaran
XII
Volontés dernières
Dans la case Hauban, la vieille Ismérie se mourait avec la résignation d’une chrétienne et la fermeté d’une femme de marin.
À plusieurs reprises, elle exprima fortement sa volonté dernière :
– Jusqu’à ce que Gal, dit-elle, soit à son tour patron de la Roseville et que Jeanne soit en âge d’épouser quelque brave marin, laissez-la au château, je vous en prie tous.
Pierre Hauban ne fit pas d’objections, mais hocha la tête.
– Je te prive, mon homme, reprit la mourante ; tu seras bien seul à terre ; mais, croyez-moi, ce que je demande est pour le bien…
Le vieux pilote, quoique à regret, promit de se conformer au désir suprême d’Ismérie qui bénit son fils et sa fille, remercia son mari de l’avoir toujours vaillamment aimée, essaya de consoler ceux qui pleuraient, fit pour les assistants une fervente et dernière prière, sourit et mourut.
Le comte et la comtesse de Roseville, le curé de la paroisse, dame Genièvre l’hôtesse de Rochetout, et quelques voisins, gens mer du quartier, virent Jeanne et Galhauban soutenir leur vieux père qui sanglotait. Ils baignaient de larmes ses cheveux blancs et ses mains tremblantes.
De trois jours entiers le pilote ne monta sa barque.
Il ne pouvait s’éloigner de la tombe d’Ismérie, qui reposait à cent pieds au-dessous de la croix de fer de la falaise, dans une gorge sablonneuse dont les gens du hameau ont fait leur cimetière.
Le quatrième jour, un coup de vent éclata.
Un navire en péril fut signalé. Le vieux sauveteur alors prit le large avec son fils Galhauban.
Et le navire fut conduit à bon port au Havre, son lieu de destination.
Pendant la manœuvre, l’époux d’Ismérie dut plusieurs fois prendre pour amer ou point de remarque la croix même qui domine le cimetière.
Il ne sourcilla point ; nul ne vit de larmes dans ses yeux ; – il pilotait.
Les gens du bord ignoraient son deuil ; son héroïque fermeté passa inaperçue.
Jeanne était repartie pour le château de Roseville.
Galhauban, qui remplissait à bord de la chaloupe les fonctions d’aspirant-pilote, faisait la consolation de son vieux père. Mais, par malheur, il n’avait pas entièrement acquitté sa dette envers le service de l’État. Le décret de 1806, qui exempte les pilotes des levées de l’inscription maritime, ne lui était pas encore applicable ; il reçut l’ordre de se rendre au port de Cherbourg où il fut embarqué sur la frégate l’Hermione.
Le vieux pilote, demeuré seul, ne séjournait plus dans sa case.
Son activité maritime redoubla.
Nuit et jour, il tenait la mer.
On ne saurait compter les bâtiments qu’il préserva du naufrage.
Il bravait les plus affreux périls avec la témérité d’un jeune homme au désespoir. Les braves gens de Rochetout ne s’y trompèrent pas :
– Le bonhomme est trop seul, disaient-ils. N’ayant plus goût à sa vie, il est content de la risquer pour sauver celle des autres.
Sur le littoral de la Manche, le renom de Pierre Hauban grandit : – il fut comblé d’éloges et de récompenses ; il reçut plusieurs décorations étrangères et de nouvelles médailles d’or ; on lui donna le prix Monthon : – qu’importait à l’infortuné pilote ?
Le commissaire de la marine vint en personne le féliciter au nom du ministre et du roi, en lui demandant ce qu’il désirait.
– Le retour de mon fils, pas autre chose ! répondit-il avec mélancolie.
– L’Hermione revient en France ; dès qu’elle aura mouillé à Cherbourg, vous en serez instruit immédiatement.
– Merci ! Monsieur le commissaire, vous êtes bien bon.
Le commissaire tint parole.
Avant même que Galhauban eût eu le temps d’écrire à son père qu’après deux ans de campagne il était enfin de retour à bon port, la nouvelle officielle en fut portée, par les ordres du préfet maritime de Cherbourg, au vénérable doyen des sauveteurs.
Alors, enfin, le front du vieillard rayonna de joie.
Revêtu de son plus beau costume, sa croix d’honneur, ses médailles et ses décorations sur la poitrine, il prit le chemin du haut pays.
Sur son passage, hommes et femmes saluaient avec respect. Les vieux soldats l’admiraient comme un héros ; les paysans le regardaient comme un saint ; les marins étaient tentés de se mettre à genoux. Leurs cœurs battaient d’enthousiasme ; ils avaient des larmes dans les yeux.
– C’est Pierre Hauban, le grand sauveteur.
Les enfants, ébahis, questionnaient leurs mères :
– C’est lui qui, depuis trente ans passés, est toujours debout à rencontre du naufrage ; il a sauvé plus de cent navires de tous pays ; il a empêché plus de mille pauvres mères de pleurer leurs fils ou leurs filles.
– Et des mères, en a-t-il sauvées aussi ?
– Oui, mes enfants, et de deux manières, de la mort quand elles étaient passagères, elles, de la douleur quand leurs enfants étaient à bord des bâtiments en péril.
– Vive Pierre Hauban, le grand sauveteur !…
Le modeste triomphateur passait appuyé sur son bâton, – les pieds couverts de poussière ; – ses longs cheveux blancs flottaient au gré de la brise des hautes terres, où il s’étonnait d’être si connu.
Chacun voulait l’arrêter pour lui faire fête.
– Merci, merci ! disait-il. Mon fils Galhauban est à Cherbourg, il sera bientôt pilote et patron de notre chaloupe. Je vais au château de Roseville y réclamer ma fille Jeanne, en âge maintenant d’épouser quelque brave marin, comme a dit la bonne femme au lit de la mort.
XIII
Le typhon
Au nord des îles de Sonde, c’est-à-dire dans les parages où l’Esprit-des-Eaux devait entreprendre ses principales opérai fions, il fut accueilli par une des formidables tempêtes des mers de Chine.
Au sortir de Batavia, son dernier point de relâche, Maurice Grandfort comptait sur la fin de la mousson du sud pour se rendre à Sambas, petite ville hollandaise de la côte occidentale de Bornéo, ou, à proprement parler, de Kalémantan.
Ses projets étaient sages et calculés avec la connaissance parfaite des vents périodiques. Mais, contrairement à toute vraisemblance, par un phénomène exceptionnel et presque sans exemple, le renversement de la mousson eut lieu plus d’un mois avant l’époque ordinaire.
Le coup de vent qui éclate presque toujours, lors de la grande révolution atmosphérique, le jeta dans l’est avec une violence effroyable.
– Ah çà ! dit Brassinet à maître Requin, il est temps, nous y sommes.
– Doucement ! fit le vieux pirate, le coup de vent commence à peine ; laissons M. l’Esprit-des-Eaux se débrouiller.
– Au bout de six mois, attendre encore ! dit Biflard avec humeur. Je suis d’avis, moi, de faire notre affaire tout de suite.
– Merci ! pour que l’équipage s’en prenne à nous, si nous faisons des avaries, et pour que nous ne trouvions pas de bon endroit pour nous réparer.
– Requin, qui ne parlait que du sultan de Holo et de l’émir Bahar, brasse à culer maintenant, fit Riflard.
– Les réparations au compte de l’armateur, c’est plus sûr et moins cher, dit maître Requin. Ne me parlez pas d’entrer en brindezingue dans les ports libres. Par ici, les loups se mangent entre eux, comprenez-vous ?
– Requin a raison, s’écria Brassinet. Quelques jours de plus ou de moins ne sont pas une histoire.
À la majorité de deux voix sur trois, le guet-apens fut ajourné.
Affalé sur une côte sauvage hérissée d’écueils, drossé par des courants peu connus, entouré de brisants qui surgissent de toutes parts, l’Esprit-des-Eaux est bientôt dans une position désespérée.
Un marin médiocre eût perdu son bâtiment, mais Maurice Grandfort est à la hauteur de son rôle.
Énergie, vigilance, présence d’esprit, sang-froid, hardiesse, savoir, il déploie toutes les qualités d’un homme de mer accompli.
La sonde à la main, la carte sous les yeux, il lutte de corps et d’âme.
Il manœuvre, observe et calcule en même temps avec une prévision qu’aucun accident de mer ne peut mettre en défaut.
Dix fois il a failli se briser, d’abord sur les écueils Klein-Enkhuysen, puis sur les côtes méridionales de Bornéo, puis enfin sur les innombrables récifs qui hérissent l’issue méridionale du détroit de Macassar. – Mais, toujours prêt à mouiller, si par instant il jette l’ancre, c’est pour parer un danger dont il est souvent le seul qui ait pressenti l’approche.
Ses voiles sont appareillées à l’instant même ; il recommence à tenir tête aux vents, tantôt en chargeant de toile à faire frissonner les intrépides bandits qui lui obéissent et admirent son audace, tantôt en se tenant à la cape sans crainte, parce que ses observations astronomiques lui prouvent que les courants portent au large des brisants.
Entre eux, les matelots se disaient :
– Tonnerre ! le capitaine est un crâne, tout de même.
– Quel aplomb ! comme il manœuvre !
– Voilà ce qui s’appelle manier une barque !
– Dis donc, toi, crois-tu que Brassinet et les autres soient matelots de même ?
– Je n’en sais rien. Ah ! si le capitaine était pour la flibuste !…
– Quel dommage !
La flibuste, la piraterie, était donc l’aspiration secrète de tous les gens du bord. Leurs sinistres desseins commençaient pourtant à être ébranlés par les talents de marin dont Maurice ne cessait de leur donner des preuves.
On faisait route vers les possessions hollandaises de l’île Célèbes. Le vent, passant au sud-est, avait brusquement poussé le navire dans le Pater-Noster ou détroit de Macassar, dont le nom, tombé en désuétude, mais qui figure encore sur la carte réduite de 1797, dit assez combien les premiers navigateurs chrétiens le trouvèrent dangereux.
Maurice s’y trouva engagé malgré lui.
Cédant à la nécessité, sans trop de regret, il était bien résolu, s’il le fallait absolument, à se laisser porter jusqu’aux Philippines.
Les courants, les tourbillons et l’ouragan malaisien ne devaient point tarder à le forcer encore de modifier ses projets.
Les tornades se succèdent, Maurice en profite.
Ces saules de vent