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La passerelle du djihad
La passerelle du djihad
La passerelle du djihad
Livre électronique345 pages4 heures

La passerelle du djihad

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À propos de ce livre électronique

Novembre 2015. Debbie Miller, agente du FBI, est envoyée à Amman par la Division antiterroriste pour enquêter sur la tuerie qui a fait cinq morts, dont deux Américains. En Jordanie, elle découvre que son pays s'est rangé du côté des forces obscures.

Rachelle Penny, une journaliste indépendante, se réfugie dans la capitale jordanienne pour échapper aux griffes d'un tueur qui veut l'empêcher d'enquêter sur les liens qu'ont tissés les services de renseignement de la Turquie avec des groupes djihadistes, dont l'État islamique.

En arrière-scène, Sazan, une combattante peshmerga membre des Unités de défense populaires du Kurdistan, assure la protection de Debbie et de Rachelle contre ceux qui leur veulent du mal.

Les trois femmes croiseront le fer avec Frances Witkowski, chef d'antenne de la CIA à Amman, qui tient à ce que tous les secrets sur l'implication des États-Unis dans le conflit restent enfouis sous le sable du désert.

La passerelle du djihad, c'est la rencontre de quatre femmes d'exception dans une ville, Amman, où se mêlent complots, corruption, trafic d'armes et autres vices cachés de la géopolitique mondiale.

LangueFrançais
ÉditeurEric Pilon
Date de sortie28 avr. 2020
ISBN9780463292396
La passerelle du djihad
Auteur

Eric Pilon

Diplômé des sciences politiques, Eric Pilon a plus d'une corde à son arc.Auteur depuis quelques années, Eric a écrit trois livres : Qui a tué, premier tome de la série Les complots imaginaires, Le crime du siècle, un succès depuis sa parution sur la boutique Kindle, et Le zoo, son deuxième et dernier roman. Amateur d'espionnage, de mystères et fin connaisseur du crime organisé, Eric puise ses influences entre autres dans le cinéma français et américain. Il est aujourd'hui reconnu comme l'un des auteurs indépendants francophones les plus populaires d'Amazon.Amoureux de la langue française, il partage sa passion en offrant des articles sur des conseils en matière d'écriture sur son site d'auteur, disponible à l'adresse suivante : www.ericpilon.com.Eric se consacre à l'écriture d'un troisième roman, La passerelle du Jihad, qu'il compte publier cet automne.

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    Aperçu du livre

    La passerelle du djihad - Eric Pilon

    Du même auteur :

    Le crime du siècle, roman, 2013

    Le zoo, roman, 2015

    Tous droits réservés. Aucune partie de ce livre ne peut être reproduite, transmise ou utilisée sous aucune forme ou par quelque procédé que ce soit, électronique ou mécanique, sans la permission écrite de l’auteur.

    La passerelle du djihad

    Copyright © 2020, Eric Pilon

    Pour contacter l’auteur :

    www.ericpilon.com

    Couverture et mise en page : Carmen St-Louis

    Édition : avril 2020

    « Si le public américain avait accès au flux de renseignements que nous avons transmis quotidiennement [à Washington], au niveau le plus sensible, il exploserait de rage ».

    Michael Flynn, ex-directeur de la Defense Intelligence Agency (DIA)

    Précisions de l’auteur

    Bien que les récits rattachés à chacun des personnages de ce roman soient de la pure fiction, une bonne partie de la toile de fond qui en façonne l'histoire est fondée sur des fait avérés. Toutes les informations concernant les actes et décisions politiques proviennent de sources crédibles. À l’exception de certaines entreprises (signalées dans le texte), les organisations et institutions qui y sont décrites sont réelles.

    59

    Lundi 23 novembre 2015, siège du FBI, Washington

    Je suis prête à vous avouer mes crimes, si on peut les décrire ainsi, mais ne me demandez pas de sacrifier mon honneur.

    Debbie croise les bras en observant le panel : trois technocrates au sourire triomphant qui se préparent en prévision de l’interrogatoire. Un spectacle accablant, où les vedettes ont ceci de particulier qu’elles ont passé leur vie à surestimer leur intelligence. La grande et unique Debbie Miller, l’une des agentes les plus en vue de la Division antiterroriste du FBI, devra répondre de ses actes pour la deuxième fois depuis qu’elle a mis les pieds dans le Bureau. Rebelle, autoritaire, rigoureuse et inflexible, parfois même excessive, Debbie entretient un rapport conflictuel avec la subordination et néglige souvent les règles. Assise en face du panel, elle s’impatiente en se demandant pour quelles raisons ces têtes grises, dont pas une seule n’est allée sur le terrain, en sont venues à accumuler autant de pouvoir. En étudiant leurs gestes, elle remarque toute la fierté hautaine dissimulée dans chacun d’eux. Ils sont là, ces faux jetons, s’attribuant le droit de signer l’arrêt de mort d’une carrière fructueuse. Chaque jour, Debbie doit affronter le mal. Du sang, elle en a vu beaucoup. Des morts aussi. Chaque nouvelle expérience bouleverse sa compréhension du monde. Son mépris pour les institutions et leurs travers n’est pas lié qu’à sa personnalité ; il puise également sa source dans la culture qui prédomine au sein du Bureau. Si vous n’avez jamais porté une arme, comment pouvez-vous prétendre avoir une idée de ce qui se déroule dans la tête de celui ou de celle qui en porte une ? Debbie sait qu’elle a causé du tort, mais qui n’en cause jamais ? Ce qui s’est produit en Jordanie et en Syrie n’aurait pu se produire autrement. Tout était déterminé d’avance, en quelque sorte. Debbie a toujours été déterministe. Pour elle, tout événement, tout acte et tout phénomène ne sont pas le fruit du hasard. Le monde dans son ensemble, l’existence humaine en particulier, suit une marche inéluctable, où chaque acte de la vie est défini par le rapport de l’homme avec la nature. Il n’est pas de Dieu qui fixe d’avance le destin, mais une nécessité naturelle, ou encore des lois qui gouvernent l’univers. Pour Debbie, sa mésaventure au Proche-Orient ne devrait figurer que dans une note de bas de page du livre d’histoire du FBI. On l’a réclamée pour un travail d’enquête à l’étranger et elle est revenue au pays avec des résultats qui dépassent les attentes. Le fait qu’elle ait joué dans les platebandes de la CIA lui a certes valu une tache dans son dossier, mais les deux agences rivales ont toujours été à couteaux tirés, de toute façon. Debbie avait choisi Quantico, pas la Ferme¹. Et c’est au FBI qu’elle a prêté allégeance, pas à la CIA. Elle regarde sa montre en soupirant puis revient au panel en maintenant les bras croisés, une manière de montrer qu’elle exècre cet exercice fastidieux et qu’elle perd vite son calme quand on la fait attendre. Elle voudrait bien envoyer paître ces trois imbéciles heureux à l’expression béate, mais elle aggraverait son cas. Regardez-moi ce Stanton, ce grand commis de l’État obnubilé par la perspective d’une retraite financée à même les poches des contribuables. Adrian Stanton, le président du comité disciplinaire, lui lance un regard amusé, comme s’il avait lu dans ses pensées. Dans la boîte, on l’appelle le « vieux con ». Cet ultraconservateur à tête chauve n’a jamais accepté qu’une femme tienne une arme. La présence féminine dans les rangs du FBI a pourtant fait son bonheur. Combien de fois a-t-il invité de jeunes recrues à prendre un verre à la maison quand sa femme était absente ? Il s’éclaircit la gorge. Le supplice peut commencer.

    — Vous allez bien, Madame Miller ?

    — Probablement autant que vous, Monsieur Stanton.

    — Comme vous le savez, moi et mes collègues vous avons convoqué pour que vous puissiez vous expliquer sur vos agissements à Amman, en Jordanie, et à Deraa, en Syrie, lors d’une enquête qui vous avait été confiée par la Division antiterroriste du FBI. Cet interrogatoire nous est nécessaire pour mieux comprendre ce qui s’est passé là-bas, et si nous jugeons que nous avons besoin de plus de précisions, nous devrons vous convoquer de nouveau. Donc, pour résumer le tout…

    Stanton enfile ses lunettes et pose ses yeux sur une feuille.

    — … on vous accuse d’avoir été impliquée dans un assaut à Deraa, en Syrie ; d’avoir battu un commerçant jordanien, qui est précisément mort dans l’assaut de Deraa, où vous l’avez d’ailleurs emmené contre son gré ; d’avoir menacé un officier supérieur de l’armée américaine et deux agents de la police jordanienne ; d’avoir été complice dans une tentative d’assassinat à l’endroit de la chef d’antenne de la CIA à Amman ; d’avoir subtilisé une voiture taxi à l’aide de laquelle vous avez, selon des témoins, volontairement provoqué un accident avec une ambulance ; et enfin, de vous être évadée du poste de détention de la police jordanienne en blessant un garde jordanien alors que vous étiez en état d’arrestation pour ces actes que je viens de décrire.

    Il ôte ses lunettes et porte son attention sur Debbie.

    — Pourriez-vous nous éclairer sur ces événements, Madame Miller ?

    — C’est une longue histoire.

    — N’ayez crainte, nous avons tout notre temps.

    — Vous peut-être, mais pas moi.

    Stanton se donne un air plus sérieux.

    — Êtes-vous en train de nous dire que votre temps est plus précieux que le nôtre ?

    — C’est effectivement ce que j’ai sous-entendu, car je considère cette séance comme parfaitement inutile. Vous savez, au FBI, notre travail consiste à arrêter les meurtriers et à sauver des vies. Je dirais même que nous tentons de protéger l’Amérique contre la décadence. Si nous prenons ces faits en considération, alors oui, nous pourrions dire que mon temps est plus précieux que le vôtre. Mon intention n’est pas de vous insulter, mais voyez-vous, ce que j’ai vu à Amman et à Deraa a ébranlé mes convictions politiques. La réalité que nous décrivent les politiciens et les médias n’est qu’un tissu de mensonges. De la pure foutaise. Si je n’avais qu’une chose à vous dire, Monsieur Stanton, ce serait que je ne regrette rien, absolument rien.

    — Madame Miller, dois-je vous rappeler que cette audience n’a pas pour but de vous permettre d’exprimer vos opinions politiques, mais de vous expliquer sur votre comportement, disons, atypique.

    — Mon comportement atypique, vous dites ? Dans les circonstances qui prévalaient là où je suis allée, mon comportement atypique m’a permis de me sortir du pétrin. Savez-vous comment il peut être éprouvant pour une femme d’enquêter dans cette fosse à purin que constituent le Proche et le Moyen-Orient, Monsieur Stanton ?

    — Bien sûr, mais il ne vous est pas venu à l’esprit que certaines situations exigent que l’on mette de côté la méthode forte ?

    — En ce qui me concerne, la méthode forte, avec le métier que je fais, est mon alliée naturelle. Je ne saurais m’en départir. Désolée de vous décevoir.

    Le vieux se gratte la tête.

    — Vous ne vous aidez pas beaucoup, Madame Miller.

    — Au contraire, cela me fait du bien de dire ce que je pense.

    — Et si on allait droit au but ?

    Debbie ne peut cacher son exaspération. Elle prend une pause, avant de se lever en trombe.

    — Tout bien réfléchi, mon but, je l’ai déjà atteint. Vous pouvez garder mon insigne, Monsieur Stanton, je n’en aurai plus besoin. Je crois plus que jamais qu’il m’est nécessaire de changer d’air.

    — Et que comptez-vous faire ?

    — Écrire une biographie, pourquoi pas ? J’en aurais long à raconter.

    Stanton lui fait signe de se rasseoir.

    — Je vous en prie, Madame Miller, nous sommes tout disposés à vous écouter. Votre histoire nous intéresse. Votre biographie peut bien attendre, non ?

    Debbie hésite un instant. Elle n’en peut déjà plus de cet entretien qui ne sert qu’à la placer sur le banc des accusés. Elle finit néanmoins par se rasseoir.

    — Bon, d’accord. Seulement, je ne sais pas par où commencer, dit-elle. J’ai tant de choses à dire.

    — C’est pourtant simple, Madame Miller : commencez par le début…


    1. Quantico est une ville de l’État de la Virginie où se situe le centre d’entraînement des recrues du FBI. La Ferme est le nom donné au Camp Peary, près de Williamsburg, également en Virginie, où sont formées les recrues de la CIA.

    Prologue

    Juillet 2011, Doha, Qatar

    Son physique s’harmoniserait bien avec le décor d’un salon funéraire. Front large, chevelure noire et éparse, panse généreuse, visage rond aussi blafard que déconfit, l’homme est d’apparence grossière ; n’empêche, il occupe le prestigieux poste de ministre d’État aux Affaires étrangères du Qatar. Khaled bin Mohammed al-Attiyah n’est pas le personnage le plus réputé du petit royaume, mais on le tient en estime. Ex-pilote de l’armée de l’air, il a passé quelques années à la tête du Comité national des droits de l’homme, une anomalie dans un pays dont le dossier en cette matière est loin d’être reluisant. Peut-être cette nomination avait-elle été le fruit d’un habile calcul, l’esprit bonnard du personnage n’ayant pas échappé aux nominateurs. Quand on ne veut pas trop faire de tapage, on s’en remet à des figures discrètes.

    Khaled vient d’une famille aisée de la tribu Bani Tamim, à laquelle appartient également la famille régnante du Qatar, la maison al-Thani. Frères et cousins, proches comme lointains, ont tous obtenu des postes clés dans le gouvernement ou le secteur privé, postes qu’ils doivent à la fidélité dont ils ont toujours fait preuve à l’endroit des al-Thani. Cette toile de fond serait quasi parfaite si ce n’était d’une personnalité errante : Abdul Aziz bin Khalifa al-Attiyah, un cousin qui aime se montrer parfois généreux, entre autres avec le Front Al-Nosra, la branche syrienne d’Al-Qaida. Le principal défaut d’Abdul Aziz est qu’il n’a pas hérité de la discrétion de Khaled. Ses messages sur les réseaux sociaux évoquent très bien cette problématique, laquelle illustre la complexité des relations entre deux mondes diamétralement opposés, l’Orient et l’Occident. Des relations difficiles, diront les uns, carrément conflictuelles, déclareront les autres. Abdul Aziz a eu l’idée saugrenue de publier des images d’Oussama bin Laden sur son compte Twitter en appelant Dieu à « avoir pitié de notre cheikh, Abou Abdallah », un des nombreux surnoms attribués à bin Laden par ses admirateurs. Il a aussi publié une vidéo destinée à promouvoir une collecte de fonds dont les dons ont en grande partie été détournés pour acheter des armes pour le compte des djihadistes en Syrie. Une figure obscure, cet Abdul Aziz, dont le dossier très étoffé jette une ombre sur la famille de Khaled, lui-même très préoccupé par cette histoire. Assis à son bureau, il réfléchit tandis qu’il examine des dossiers. À tous les représentants occidentaux qu’il rencontre, il répète le même message : non, le Qatar ne finance pas le terrorisme, malgré les apparences. Les Saoudiens aussi avaient dû se démener au lendemain du 11-Septembre pour expliquer aux Américains et aux Européens qu’ils n’étaient pas la source du terrorisme international. Mais avec les Saoud, c’est différent. Quand ton sol crache dix millions de barils de pétrole chaque jour, tu peux te permettre d’être insolent. Le Qatar, lui, avec ses sept cent mille barils, n’a qu’à serrer les rangs. Bien qu’il exporte du gaz naturel en grande quantité, il n’exercera jamais autant d’influence que sa voisine wahhabite sur la région du Golfe persique. L’importance du gaz est moindre que l’or noir sur la scène de la géopolitique, quoi qu’on en dise. Puis il y a ce Printemps arabe ; le Yémen, la Libye, la Tunisie, même le Bahreïn n’y échappe pas. Le Qatar sera-t-il le prochain sur la liste ?

    On frappe à la porte. Amir Ali entre sans même attendre l’autorisation de Khaled. Le conseiller du ministre semble animé d’un sentiment d’urgence, quoiqu’avec lui on ne puisse jamais savoir de quoi il retourne avec ce tempérament nerveux qu’il traîne depuis son enfance. Khaled ne tourne la tête qu’une fraction de seconde avant de replonger dans ses dossiers.

    — Vous avez une bonne nouvelle pour moi, Amir ?

    — Ce ne sera pas pour aujourd’hui, j’en ai bien peur.

    Cette fois, le ministre fait montre de beaucoup d’intérêt pour la suite des choses ; il tourne la tête une fois de plus.

    — Que se passe-t-il donc ?

    — C’est la Syrie, Monsieur le Ministre. Bachar el-Assad vient d’accepter l’offre de l’Iran sur le tracé du gazoduc avec l’Irak. Donc, sans le dire clairement, il rejette notre partenariat.

    — Savez-vous si son Excellence est au courant ?

    Amir fait signe que oui.

    — Très bien. Mettez-moi en communication avec le ministre des Affaires étrangères turc. Je crois que nous allons avoir une bonne conversation.

    1

    Début de soirée du dimanche 15 novembre 2015, Antioche, Turquie

    Ce petit hôtel que Rachelle a découvert se révèle une pure merveille. Le Çiçekli Konak est un trésor caché dans l’immensité turque. Son principal atout est sa terrasse intérieure — ou semi-intérieure puisqu’à ciel ouvert — tout ce qu’il y a de plus naturel, flanquée de quatre murs de pierres qui la rendent chaleureuse. Et il y a cette table, que Rachelle choisit toujours parce qu’elle ne lui plaît pour aucune autre raison qu’elle est installée dans un coin, un peu en retrait. Chez elle, une telle disposition est symbolique d’une attitude particulière, un peu égoïste même, qui l’isole des autres clients, du moins pour ce laps de temps où elle se réunit avec sa seule conscience. Au centre d’une salle, on s’expose au voisinage immédiat, parfois turbulent, trop souvent volubile. À l’extrême droite comme à l’extrême gauche, on montre à ces « autres » que l’idée d’ouverture n’est pas forcément universelle. Et Rachelle s’assoit à cette table chaque fois qu’elle le peut pour prendre le petit-déjeuner, le déjeuner et même le dîner, comme ce soir. Peut-être ce choix est-il dû à une certaine déception à l’égard de l’humanité, qui sait — je suis ce que je suis, foutez-moi la paix.

    Pendant un bref moment, l’odeur du pain chaud ramène Rachelle Penny à un monde antérieur, celui qu’elle a quitté temporairement pour sa carrière ; celui du libéralisme et de la démocratie, deux concepts égarés en Occident, mais surtout difficiles à exporter dans cette partie du monde, la Turquie. Par chance, à Antioche, les égouts de l’islam salafiste ne se déversent qu’au compte-gouttes. Ici, le Livre n’a laissé que très peu d’empreintes sur la foule, du moins en surface. Car il faut se rappeler que sous les roches se faufilent de nombreuses anguilles ; mais Rachelle se fout bien de ce qu’elle ne voit pas. Seul ce qui lui occupe couramment l’esprit peut à terme l’inquiéter. Le reste est sans importance. Elle se réjouit de penser qu’un jour elle finira par rentrer aux États-Unis. Tôt ou tard, elle y trouvera bien une niche. C’est son pays, après tout, celui qui l’a vue naître, celui de tous les rêves et de tous les espoirs, si espoirs il y a encore. Des espoirs ravivés par une paix intérieure, elle-même nourrie de liberté. Une denrée rare, alors autant en profiter.

    Son portable se met à sonner. Elle sourit lorsqu’elle regarde le numéro qui s’y affiche.

    — Ça doit faire un siècle que tu ne m’as pas appelée, John Reed. T’as besoin d’un peu de chaleur humaine ? Ne me dis pas : les Jordaniennes se couchent trop tôt ?

    — Elles se couchent à la même heure que les Américaines, sauf quand l’une d’elles est en ma compagnie. Alors ? Tu cherches encore à meubler tes soirées ?

    — Évidemment, mais c’est plutôt tranquille, ces temps-ci. Comme tu le sais déjà, une femme de ma trempe ne s’estime satisfaite que si elle met la main sur des joueurs de haut calibre.

    — C’est vrai, tu es certainement la femme la plus irrésistible que la terre ait portée, toutes catégories confondues.

    — Catégories ?

    — Jeunes, âge moyen, âgées ; tu figures évidemment dans la catégorie des femmes plus âgées, mais tu es plus séduisante que même Miss Ohio. C’est tout en ton honneur.

    — Vaut mieux être vieille et belle que jeune et laide ; si l’on considère, évidemment, que 37 ans est un âge antique. Et si tu m’expliquais le but de ton appel, petit escroc ?

    — Je viens de prendre connaissance d’un dossier qui devrait t’intéresser.

    — On parle de quelque chose ou de quelqu’un ? Dis-moi au moins qu’il est beau et costaud comme toi.

    — Désolé de te décevoir, mais il est plutôt question d’une femme.

    — Rien de plus ennuyant.

    — Absolument pas. Il s’agit d’une enquête sur la mort d’une journaliste américaine. Son nom est Serena Shim. Elle était reporter pour Press-TV et elle est morte dans un accident de voiture alors qu’elle retournait à son hôtel à Suruç, en Turquie. Le problème est que sa famille et ses amis ne croient pas à la thèse de l’accident. Je ne sais pas ce que tu en penses, mais il se peut que ce soit un bon filon.

    — Reporter pour Press-TV, le crachoir de l’Iran ; pas surprenant qu’elle soit morte. De toute façon, pour tout t’avouer, je ne sais plus trop où j’en suis. La Turquie ne me va plus très bien avec ce fou d’Erdogan. Je te parie que d’ici cinq ans il va réussir à implanter sa dictature islamiste, cet enfoiré.

    — Et alors ? Tu as l’intention de retourner aux États-Unis travailler pour Fake News CNN ? Voyons, Rachelle, tu es une femme intelligente. Russia Today a déjà fait une entrevue avec la frangine de Serena. Très intéressant. À mon avis, tu dois saisir ta chance. Aucun journaliste n’a vraiment scruté le dossier à fond.

    — C’est un fait divers ; pas certaine que je vais me taper un prix de haute distinction avec ce récit.

    — Attends, je ne t’ai pas tout raconté. Lors de son dernier reportage, Serena avait déclaré qu’elle se savait en danger. Un roussin du MIT la surveillait². Tu comprends maintenant pourquoi des rumeurs sur sa mort ont commencé à circuler ?

    — Que lui voulait-il, le MIT ?

    — Semble-t-il que Serena avait mis son nez où il ne fallait pas. Elle avait découvert que les Turcs passaient des mercenaires de l’autre côté de la frontière pour qu’ils aillent rejoindre le front.

    — Pour qui ?

    — Al-Nosra, Ahrar al-Cham et même l’État islamique.

    — Mais le gouvernement turc a déclaré la guerre à l’État islamique, non ?

    — Officiellement, oui. Mais il en a besoin pour combattre les Kurdes. Écoute-moi bien, Rachelle : si tu décides de faire le saut, tu dois t’attendre à ce que ce ne soit pas de tout repos. Tu t’exposes à certains risques.

    — Si c’est ce qu’il faut pour que je puisse me régaler un peu, alors…

    — Je veux que tu m’appelles tous les jours, OK ? Si jamais tu te retrouves à deux mètres de la potence, tu me fais signe et je prends le premier avion pour la Turquie, t’as compris ? Ne joue surtout pas au soldat.

    — Je vois que tu tiens encore à moi ; c’est de bon augure. Et on se voit quand, au fait ?

    — Quand tous les astres seront alignés.

    — Ça risque de prendre une éternité.

    — Je vais t’envoyer des informations sur le dossier Shim par texto, entre autres le lien vers l’entrevue de Russia Today. Pour le reste, tu trouveras tout ce que tu veux à son sujet sur Google.

    — D’accord. Je vais regarder ça de plus près. Merci, John, je t’en suis très reconnaissante.

    — Tout le plaisir est pour moi… jeune dame.


    2. MIT : Millî İstihbarat Teşkilatı (Organisation nationale du renseignement), les services secrets turcs.

    2

    Début de soirée du dimanche 15 novembre 2015, Amman, Jordanie

    Debbie s’attendait à étouffer sous la chaleur d’Amman, mais à 20 degrés Celsius, l’atmosphère est plutôt confortable. Ce n’est rien en comparaison de ce qu’elle a connu aux États-Unis. Des souvenirs remontent à la surface. Un week-end à Phœnix, en Arizona, en plein juillet : 43 degrés Celsius. Puis à Fort Lauderdale, avec cet homme dont elle ne se rappelle plus le nom — un vendeur d’assurances, ennuyeux comme il se doit — et qui l’avait amenée sur son yacht durant l’une de ces périodes caniculaires où l’humidité vous fait sortir toute l’eau du corps dès que vous vous pointez le nez à l’extérieur. Rien de tel pour le moment à Amman, ville mythique où le moderne s’efface derrière les monuments de l’Histoire. À Amman, on a parfois l’impression que le temps s’est arrêté pour une bonne partie de la population. Très peu de résidents, ici, semblent être en voie d’atteindre le statut de privilégiés. Et si les appartements s’empilent sur chaque rue, les maisons se font plutôt rares, peut-être parce que le Jordanien moyen n’a jamais même pu se permettre ne serait-ce que de rêver d’en posséder une. Pour une femme de Boston qui bosse à New York, le choc des cultures se ressent jusque dans les entrailles. Ce choc n’est pas tant provoqué par la lointaine distance de la patrie que par le paysage charcuté de cet environnement hostile. La surface de Mars doit ressembler un peu à ça. Un ciel bleu, bien sûr, mais un sol rocailleux, rougeâtre et aride, sans vie, sans éclat. Si c’était le visage d’un homme, on dirait de lui qu’il est rude, sévère, et peut-être même taciturne. Où sont les roses, les champs de lavande, les doux parfums des montagnes humides ? Il est vrai que Debbie n’a pas beaucoup voyagé. Son travail au sein de la Division antiterroriste du FBI la confine principalement au territoire américain. Sinon, pour ses fréquentations touristiques, l’Occident était son seul point d’ancrage jusqu’à aujourd’hui. Elle est allée quelques fois au Canada et en France ; une fois à Berlin, une autre fois au Royaume-Uni, à Londres ; mais jamais à Birmingham, la ville aux cent mosquées.

    La voiture taxi fait son entrée dans le King Abdullah II Special Operations Training Center (KASOTC)³, une base de formation antiterroriste située un peu en retrait d’Amman. Le complexe couvre 2 500 hectares de terrains entourés de tours de garde. C’est une ancienne carrière de roche qui sert de protection naturelle et de contre-appui pour les exercices de tir. Beaucoup de brutes gonflées à la testostérone s’y entraînent. L’armée américaine y envoie des membres des forces spéciales, et des employés de compagnies de sécurité privées s’y distraient comme les acteurs de films de guerre des années 80. Une semaine typique de formation peut coûter jusqu’à 250 000 dollars par équipe, ce qui inclut la nourriture, l’hébergement et les munitions. Une compétition annuelle axée sur le combat y a lieu depuis 2009, l’année où la construction du centre s’est achevée. Voici donc l’antre du machisme. Debbie sait qu’elle s’y sentira aussi à l’aise qu’une souris dans une cage à lions. La voiture poursuit sa route à l’intérieur de la base. De nombreux bâtiments défilent, tous d’un beige aussi fade que le sable du désert. Pourquoi n’a-t-on pas pensé mettre un peu de couleur dans ce paysage aride ? Le chauffeur freine devant l’un des bâtiments.

    — C’est ici le bureau de l’administration, Madame, lance-t-il.

    — Très bien, merci.

    Debbie paye la course et descend de la voiture. Deux hommes se pointent au même moment.

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