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Le zoo
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Livre électronique313 pages3 heures

Le zoo

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À propos de ce livre électronique

La vie de Philippe Legrand bascule le jour où Mary-Ann, sa femme, lui avoue avoir commis un vol à main armée. Au même moment, son frère Antoine lui apprend qu'il a subtilisé cinq millions de dollars à un motard des Death Legions. Pour couronner le tout, son autre frère, Max, va commettre un geste qui pourrait l'envoyer derrière les barreaux pour le reste de sa vie.

Trois événements traumatiques auxquels s'ajoutent une folle course au trésor et l'entrée en scène d'un officier de la Brigade criminelle de Paris, à la recherche des trois frères pour une histoire qui a mal tourné.

Amour, haine, fric, violence; Le zoo est un récit passionnant où s'entrecroisent des héros atypiques à l'instinct bestial hérité d'un dogme absolu : la liberté.

LangueFrançais
ÉditeurEric Pilon
Date de sortie8 mars 2015
ISBN9781311266781
Le zoo
Auteur

Eric Pilon

Diplômé des sciences politiques, Eric Pilon a plus d'une corde à son arc.Auteur depuis quelques années, Eric a écrit trois livres : Qui a tué, premier tome de la série Les complots imaginaires, Le crime du siècle, un succès depuis sa parution sur la boutique Kindle, et Le zoo, son deuxième et dernier roman. Amateur d'espionnage, de mystères et fin connaisseur du crime organisé, Eric puise ses influences entre autres dans le cinéma français et américain. Il est aujourd'hui reconnu comme l'un des auteurs indépendants francophones les plus populaires d'Amazon.Amoureux de la langue française, il partage sa passion en offrant des articles sur des conseils en matière d'écriture sur son site d'auteur, disponible à l'adresse suivante : www.ericpilon.com.Eric se consacre à l'écriture d'un troisième roman, La passerelle du Jihad, qu'il compte publier cet automne.

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    Aperçu du livre

    Le zoo - Eric Pilon

    PROLOGUE

    « C'est bien que tu sois là, car j'ai une histoire à te raconter. Tu verras, elle te plaira. Elle s'articule autour d'un concept fondamental et que tu connais très peu : la liberté. Mais elle a vite déraillé, et j'en ai perdu le contrôle. Remarque que c'est plutôt marrant parce que je la trouve cent fois plus passionnante. À tel point qu'il est probable qu'elle te conduise à une réflexion sérieuse sur le sort de l'humanité. Mais tu penseras à tout ça plus tard. En attendant, si tu le veux bien, abordons de front le sujet, mais laisse-moi d'abord te poser une question : as-tu remarqué comment on traite les hommes durs de nos jours? On ne les respecte plus. On les condamne dès qu'ils ouvrent la bouche; on les stigmatise quand ils s'énervent un peu et on les traîne dans la boue lorsqu'ils pètent les plombs. Jadis, ils furent héros légendaires et protecteurs des opprimés; puis on les chassa du trône pour les enrôler dans la légion des rois déchus. Voilà où nous en sommes, dans cette société quasi totalitaire, où, pour un homme, affirmer sa virilité est vu comme un affront impardonnable à l'évolution des moeurs d'une utopie égalitariste. Dans cette mare de faiblesse et de complaisance, le genre masculin nage dans la confusion et ne sait plus ce qu'il lui est advenu. On lui ordonne de se conduire avec sagesse, lui impose l'obéissance au pouvoir impérial, lui prescrit une abstinence de tout plaisir coupable et lui demande de combattre le vice capital ».

    « Ils veulent tous qu'on soit réglo, hommes comme femmes. Mais je m'y oppose, car être réglo dans cet espace juridique, c'est accepter sans broncher de se faire enculer. Les anciens fourbissaient leurs armes à la moindre menace; nous, on se met à genoux. Alors je refuse. Je refuse que mon âme et ma conscience soient asservies, car je ne suis pas et ne serai jamais un esprit malléable, comme je ne suis pas et ne serai jamais un souverain vaincu ».

    « Aux Léviathan, je leur dis : pardonnez-moi si je me soulève contre votre autorité, mais cela m'est nécessaire, car il ne serait question que vous usurpiez mon identité ».

    « Il y a en effet une passion mâle et légitime pour

    l’égalité qui excite les hommes à vouloir être tous

    forts et estimés. Cette passion tend à élever les petits

    au rang des grands; mais il se rencontre aussi dans

    le cœur humain un goût dépravé pour l’égalité, qui

    porte les faibles à vouloir attirer les forts à leur

    niveau, et qui réduit les hommes à préférer l’égalité

    dans la servitude à l’inégalité dans la liberté. »

    Alexis de Tocqueville - De la démocratie en

    Amérique, T. I, première partie, chap. III

    « There is a hell of excitement in this part of the country »

    Jesse James

    PREMIÈRE PARTIE

    1.

    Montréal

    Soirée du lundi 5 mai 2014

    — Est-ce que vous savez où on peut trouver Donnie Ryan?

    Les deux hommes qui venaient d'entrer au Kilkenny Pub n'étaient pas des clients de l'endroit. S'ils paraissaient aussi calmes et tranquilles qu'un bureaucrate habitué à travailler à cadence réduite, ils arboraient pourtant un visage de marbre dont les contours avaient été érodés par les rigueurs d'une vie hostile. C'était des visages qui acceptaient rarement de loger un sourire, ne serait-ce que pour mettre un peu de baume sur une existence précaire. Ils avaient marché en direction du bar le corps droit comme un cierge, jetant de brefs regards ici et là, sans grand intérêt pour tout ce que leurs yeux balayaient au passage. La question que l'un d'eux venait de poser au barman avait déclenché un mouvement de tête du seul homme assis au bar. Cheveux rasés, la panse gonflée, Ronnie Trépanier grignotait des arachides entre deux gorgées d'une bière si foncée qu'elle ressemblait à de la melasse. Son blouson de cuir dépourvu de manches et sa barbichette argentée lui infligeaient une gueule de motard, bien qu'il ne portait aucun emblème, ou « patch », dans le jargon du milieu. Il se leva, et l'image de ce dur à cuire planté debout devant les deux mastards était saisissante. De sa main gauche, il pigea dans le plat d'arachides avant de s'adresser aux deux visiteurs.

    — Vous lui voulez quoi, à Donnie Ryan?

    Cette question, provenant d'une bouche pleine et à l'accent grave, résonnait comme une musique acide et discordante. L'un des deux étrangers, dont l'expérience lui avait attribué un grade plus élevé, répondit avec une pointe d'ironie dans la voix.

    — Lui parler, qu'est-ce que vous en pensez?

    Tous deux portaient un pardessus sombre, ce qui les faisait ressembler au « Cigarette-Smoking Man » de la série X-Files. Trépanier, qui en avait vu d'autres, n'était pas impressionné.

    — Il est occupé. Donnez-moi vos noms et le numéro où on peut vous joindre pis...

    — On veut le voir tout de suite. C'est urgent.

    Le regard chargé de mépris, Trépanier continua de fixer les « hommes en noir » avant de se diriger, sans mot dire, vers l'arrière du club et de disparaître derrière un mur décrépit pour en revenir une minute plus tard accompagné d'un homme plus petit mais surtout beaucoup plus mince que lui. Avec ses yeux sombres, sa chevelure brune, courte et bien fournie, il avait cet air de « Billy the Kid » qui lui donnait un charme particulier. Trentenaire, il n'était pas bâti sur une solide charpente, mais ses allures de voyou irlandais pouvaient dissuader quiconque serait tenté d'en découdre avec lui. Il fit un léger signe de tête en s'approchant des deux hommes.

    — Qu'est-ce que je peux faire pour vous? demanda-t-il.

    — On aimerait vous parler en privé, Monsieur Ryan.

    Sans attendre, l'Irlandais, de sa main droite, leur montra une table à quelques mètres. Il s'y dirigea, suivi des deux autres, qui remarquèrent qu'un type hagard était assis au fond de la salle. Ils n'y accordèrent que très peu d'attention et prirent une chaise avant de s'asseoir, sous le regard attentif de Ronnie Trépanier. Ryan, qui s'était également assis, renifla avant de poursuivre.

    — Alors?

    Celui qui avait pris la parole plus tôt attendit quelques secondes avant de répondre, déposant ses coudes sur la table. Les traits émaciés, il ne se départissait jamais de son flegme. Il amorça la conversation.

    — Vous savez pourquoi on est ici?

    — J'sais pas... parce qu'on a fait tomber un de vos gars l'an dernier, peut-être? C'est une vieille histoire, pourtant. J'avais parlé à Mazzotti; il m'avait dit de ne plus m'en faire avec ça.

    Le type hocha la tête à plusieurs reprises.

    — Rassurez-vous, c'est pas pour cette anecdote insignifiante qu'on est venu vous rendre visite.

    Il mit la main dans l'une des poches de son pardessus et en sortit un petit sac de poudre blanche qu'il laissa tomber sur la table.

    —Voyez-vous, il y a actuellement assez de coke dans les rues de Montréal pour fournir toute la Côte Est américaine pendant les deux prochaines années, mais curieusement, cette avalanche de poudre nous est passée sous le nez sans qu'on puisse y soutirer une cenne. Et on sait qu'elle vient directement de vous.

    Il prit une courte pause. Sa physionomie austère exprimait une impassibilité glaciale.

    — Le Québec est un très grand territoire, mais ça ne vous permet pas d'y prendre toute la place.

    Les yeux de Ryan se plissèrent. Il avait une confiance inébranlable en ses moyens, une attitude qui le forçait à se montrer catégorique avec ses pairs. Mais par-dessus tout, il pouvait facilement converser dans la langue de Molière, malgré ses racines irlandaises, ce qui, dans toute discussion, le mettait sur un pied d’égalité avec les francophones.

    — C'est quoi cette histoire? Y a pas un kilo de coke de mon gang qui circule en ce moment même à Montréal ou ailleurs au Québec. Vos informateurs vous ont mis sur une mauvaise piste.

    — Vous en êtes certain?

    — Pour être honnête avec vous, de la coke, j'en vends à la tonne, mais ça fait un bail que j'en ai pas distribué à mes gars. De toute façon, jusqu'à preuve du contraire, mes affaires sont mes affaires.

    — Vous savez très bien que vous devez traiter avec nous pour toute cargaison en provenance du Mexique.

    — Depuis quand j'ai besoin de l'autorisation des Italiens pour aller pisser?

    Le regard du « Billy the Kid » version vingt et unième siècle se durcit.

    — Ça m'intéresse pas d'avoir des colporteurs dans ma chaîne de ravitaillement. Alors si je passe de la dope au-dessus de vos têtes, c'est pas vos oignons. J'ai toujours agi seul, sans intermédiaire entre moi et les fournisseurs. C'était comme ça avec les Colombiens et rien n'a changé avec les Mexicains. J'vois vraiment pas pourquoi vous me faites chier avec ça aujourd'hui.

    — Comprenez-moi bien, Monsieur Ryan, notre but n'est pas de vous faire chier, comme vous dites, mais de nous assurer que vous saisissiez bien les nouvelles règles.

    Ryan se mit à rire de façon grossière.

    — Les règles? Quelles règles? Pour moi, y a que le profit qui compte. That's it. Maintenant, allez dire à tonton Mario que les Italiens ne feront partie d'aucun deal qui ne concerne que moi et les Mexicains, all right?

    — Monsieur Ryan... soyez bien conscient que...

    L'Irlandais frappa du poing sur la table.

    — I've had it! [1]

    Il se leva promptement et s'adressa au mangeur d'arachides.

    — Ronnie, sors les vidanges.

    Trépanier se leva à son tour. Les deux hommes, constatant qu'il n'y avait plus rien à faire, firent de même, non sans jeter un dernier regard sur leur hôte, qui leur avait maintenant tourné le dos. Puis ils se dirigèrent vers la porte, lentement et en silence. Lorsqu'ils furent sortis, Trépanier traîna sa carcasse jusqu'à son patron.

    — Les Calabrais?

    La mine perplexe, Ryan hocha la tête de haut en bas, fixant son regard sur l'extérieur.

    — Celui qui parlait, c'est Alexandre Legault, un ex-lieutenant du clan Rizzuto passé du côté des Calabrais de Toronto quand le parrain s'est fait mettre en prison. C'est un ostie d'enfant d'putain.

    — Qu'est-ce qu'on fait?

    — Laisse-moi y penser.

    Ryan retourna dans l'arrière-boutique pendant que Trépanier reprit sa place au bar, où il se remit à grignoter des arachides. À part lui, le barman, Ryan et le type égaré au fond de la salle, il n'y avait personne d'autre dans le club. Le Kilkenny Pub, situé sur la rue Shevchenko à ville LaSalle, à quelques kilomètres à l'ouest du centre-ville de Montréal, attire très peu de clients les jours de semaine. Seuls quelques siroteurs de whisky viennent à l'occasion y faire un tour pour trinquer et jouer au billard. Les week-ends, une poignée de jeunes s'ajoutent aux quelques habitués. Mais en ce lundi soir, le Pub, malgré la musique rock qui grondait en arrière-plan, était aussi paisible que sombre.

    Trépanier reprit sa place au bar et avala une gorgée de bière, ce qui provoqua un rot dont la puissance était proportionnelle à sa corpulence. Cet exercice de haute voltige fut suivi par l'entrée en trombe de deux hommes de race noire, qui auraient eu l'air de deux clients venus boire un verre si ce n'avait été des M-16 qu'ils tenaient des deux mains. Le roteur n'eut pas le temps de bouger que les deux hitmen vidèrent leurs chargeurs sur le bar. Une soixantaine de cartouches firent gicler le sang de Ronnie Trépanier et du barman, de même qu'elles firent éclater les bouteilles en mille morceaux, déclenchant une coulée de whisky, de rhum et de tout ce que peut contenir un comptoir en liquide alcoolisé. Soixante cartouches qui changèrent radicalement le cours de l'histoire du gang de l'Ouest et de son chef charismatique : Donnie Ryan.

    ***

    Antoine s'était félicité d'avoir acheté un appartement de luxe au coeur du Vieux-Montréal, un quartier emblématique qui lui rappelait sa « vieille Europe ». En revanche, il aurait aimé pouvoir compter sur un ascenseur plus fonctionnel. Sa vie se déroulait à cadence accélérée, mais cet ascenseur, trop lent, ne suivait pas le rythme. À croire qu'il avait été conçu pour accueillir des personnes âgées. Il n'y avait pourtant que des yuppies dans l'immeuble, de jeunes professionnels fringants qui faisaient plus de fric en une année que leurs pères en avaient fait durant toute leur carrière. S'il pouvait revenir dans le temps, il s'offrirait un appartement au niveau inférieur. Un plongeon de neuf étages avec cet antique monte-charge était un exercice qui épuisait la patience. Il appuya une seconde fois sur le bouton de commande, comme si l'appareil allait répondre à ce sursaut d'humeur. Il consulta sa montre : 21 h 31. Il aurait dû passer la journée au bureau, lui qui devait remettre un rapport sur les vingt titres à plus fort potentiel du Standard & Poor’s. Mais il ne l'avait pas fait. Ou plutôt, il n'avait pu le faire.

    Antoine était un homme fier. Fier, à un si jeune âge, d'avoir déniché un emploi de prestige pour la First Commonwealth Investments, l'une des firmes les plus en vue du Montréal financier. Il avait su, dès la première fois qu'il vit Wall Street avec Charlie Sheen et Michael Douglas, sur DVD, que c'était dans ce type d'entreprise qu'il voulait travailler. Cinq visionnements plus tard, il était toujours convaincu que les principaux personnages de ce film culte étaient représentatifs de ce que doit être le parfait courtier en valeurs mobilières : fougueux, brillants, vifs d'esprit, analytiques et, surtout, égocentriques. L'investisseur ne doit jamais perdre de vue sa finalité naturelle qui consiste à faire de l'argent, pas à jouer le rôle de bailleur de fonds pour des organismes de charité.

    L'ascenseur arriva enfin à sa hauteur. Il s'y engouffra et appuya sur le bouton qui commande l'arrêt au stationnement intérieur, espérant qu'il n'y ait aucune « escale ». Il pensa de nouveau à son travail. Il était heureux de sa réussite dans le monde très compétitif de la finance, surtout qu'il l'avait célébrée en territoire étranger. Que se serait-il passé s'il était resté à Paris? Il avait toujours eu la certitude qu'il n'aurait jamais connu un tel succès. Montréal s'était avéré un bon choix dans les circonstances. Même si le capitalisme québécois s'apparente à celui de la France avec son système fondé sur le keynésianisme rétrograde, il y a quand même, ce côté-ci de l'Atlantique, un je-ne-sais-quoi de très yankee. L'Amérique du Nord devait son dynamisme aux grands espaces, et c'est ce qui plaisait à Antoine. Le Canada, comme les États-Unis, regorge de ressources naturelles, et la propriété privée y est dominante parce que l'espace y est presque illimité. Au Japon et en France, le pilier économique repose en partie sur la main-d'oeuvre, non sur la propriété — sauf pour quelques vignobles dans l'Hexagone. À l'heure où la communauté virtuelle permet à l'homme de s'affranchir de plus en plus des territoires, Antoine, malgré tout, ne croyait pas, comme certains pseudo-gourous du futurisme, que l'espace n'avait plus aucune importance. Il préférait toujours les biens tangibles, et c'est pourquoi il observait avec grand intérêt le secteur immobilier.

    L'ascenseur finit par s'arrêter à l'étage du stationnement intérieur. Antoine marcha jusqu'à son VUS, pur symbole de la vitalité industrielle de l'Amérique, un mastodonte de cinquante-quatre mille dollars. Il ouvrit la portière, lança une épaisse enveloppe sur le siège du passager et monta à bord, avant de démarrer le moteur, dont le bruit se répercuta comme un écho sur les quatre murs de béton. Il appuya légèrement sur l'accélérateur et fit rouler la voiture jusqu'à la grande porte, qui s'éleva automatiquement grâce à un capteur d'ondes. Il fit rouler le VUS de quelques mètres vers l'extérieur, mais dut l'immobiliser dès sa sortie, car une voiture s'avançait dans le sens inverse. Celle-ci se gara à environ une quinzaine de mètres du VUS, y bloquant le passage, ce qui mit Antoine hors de lui. Il baissa la vitre pour invectiver les responsables de cette perturbation.

    — Mais qu'est-ce que vous foutez, bordel? Déplacez-moi cette caisse avant que je vous botte le cul!

    Bien mal lui en prit, car deux hommes sortirent de la voiture et pointèrent leurs revolvers sur lui. Une seconde à peine suffit pour qu'une bonne dizaine de balles sifflent de tous côtés. C'était une scène comme on en voyait du temps d'Al Capone. Or, cela se passait non pas à Chicago dans les années 20, mais à Montréal en 2014. Par chance, aucun projectile n'atteignit Antoine, qui s'était protégé en se penchant sur le siège du passager. Les deux hommes continuèrent à regarder en direction du VUS pendant une fraction de seconde, mais, trop nerveux, ils décidèrent de ne pas s'attarder et remontèrent à toute vitesse dans la voiture, qui disparut en empruntant la rue de la Commune. Antoine resta couché sur la banquette, n'osant pas relever la tête. Abasourdi, totalement désemparé, il saisit son portable et appela l'une des seules personnes en qui il avait confiance. À l'aide de ses doigts tremblants, il composa le numéro. Sa vie, encore une fois, venait de basculer.

    2.

    Montréal

    Fin mars 2014

    Encore une journée harassante pour Philippe Legrand. Une journée comme les autres, à dire vrai. À s'ennuyer dans un bureau mal ventilé, auprès de collègues qui se surpassent par leur redoutable imbécillité. À cette habituelle désolation s'ajoute une réunion avec son supérieur; une occasion propice pour sortir de ses gonds. Il se rappelait à tout moment cette phrase que ce « tavernier » lui martelait inlassablement : « Tu ne pourras jamais être à la hauteur de mes espérances, Philippe, parce que nous avons des personnalités trop divergentes ». C'était vrai quant aux divergences, mais, se disait Philippe, elles seraient moins apparentes s'il était moins con. Il n'était pourtant pas différent des autres, celui-là. Inaptes sur le plan des relations humaines, ces grognards aiment se forger une image de gestionnaires avisés, faisant peu de cas des émotions que peuvent ressentir ces têtes blasées qui n'en peuvent plus de répéter les mêmes gestes dans le même lieu pour les mêmes personnes, et ce, chaque jour, chaque semaine, chaque mois et durant toutes ces misérables années où l'homme perd sa dignité en se faisant dépouiller de sa singularité. Mais lui, Philippe, que pouvait-il faire d'autre? Il avait déjà vendu de la drogue, mais ce terrain était miné, et il s'était juré, depuis lors, de mener une vie rangée. Apporter sa mince contribution à une société qui ne peut plus se passer d'esclaves, c'était là son pain quotidien. Si, pour être heureux, il fallait suivre le troupeau sans demander son dû, alors Philippe Legrand était heureux. Heureux d'un bonheur léger, un tant soit peu artificiel, mais heureux quand même.

    Il frappa à la porte du bureau du superviseur, qui lui dit d'entrer. Philippe n'était pas du genre que l'on intimide, ce qui ne plaisait guère à Bernard Langlois. Trapu, irascible et rustique, Langlois n'acceptait aucune faille dans son service. Aucune place à l'erreur, aucune baisse de régime n'étaient permises. Avec lui, tout était limpide et relevait de la dialectique : travail, production, récolte; c'est-à-dire que l'employé « modèle » devait travailler très fort en vue de produire en série, cet effort devant déboucher sur une récolte, à savoir, dans le langage des hommes de la trempe de Langlois, des profits. Ce dernier fit signe à Philippe de s'asseoir, ne prenant pas la peine de lui dire bonjour.

    — Philippe, je vais être bien franc avec toi : ton rendement est médiocre. Les chiffres le confirment, t'as perdu l'nord.

    Il fixa une feuille sur son bureau.

    — Des ventes de vingt et un mille neuf cent trente-deux dollars en janvier, de dix-neuf mille quatre cent trente-quatre en février.

    Il releva la tête.

    — Tu es nettement en deçà des vingt-cinq mille dollars, le seuil de tolérance. Avec de tels chiffres, que penses-tu que je devrais faire de toi?

    — Je n'en ai pas la moindre idée, mais je sens que je vais obtenir une réponse assassine et fortement argumentée dans les secondes qui suivent.

    — C'est exact. En fait, je songe à te rétrograder là où j'aurais dû te caser au départ : au service à la clientèle.

    Philippe haussa les épaules.

    — C'est au second étage le service à la clientèle, non? Ça te permettrait de te débarrasser de moi une fois pour toutes; de balancer le dernier des samurais, le seul qui refuse de ployer sous ton regard cupide et dédaigneux.

    — Ton discours de victime ne m'émeut pas du tout. Je suis peut-être cupide comme tu dis, mais je ne suis pas aussi mauvais que tu le penses. C'est pourquoi je t'accorde un sursis de deux semaines pour me prouver que j'ai pas manqué de jugeote en t'embauchant. Deux semaines, c'est tout ce que je peux faire. Tu connais bien notre entreprise? Dois-je te rappeler que nous vendons des assurances pour de grandes compagnies, pas des bonbons de magasins à une piastre! Mets-toi à ma place, crisse!

    — Tu sais très bien qu'il n'y a rien de plus avilissant que de bosser pour le service à la clientèle. J'ai la trempe d'un vendeur, Bernard, pas d'un bouffon de seconde classe qui porte un ridicule casque d'écoute à longueur de journée. Tout le monde, un jour ou l'autre, traverse des périodes difficiles. C'est mon cas, et alors? Qu'est-ce que ça peut bien foutre que je sois en deçà des vingt-cinq mille

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