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L’héritière des mondes
L’héritière des mondes
L’héritière des mondes
Livre électronique783 pages12 heures

L’héritière des mondes

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À propos de ce livre électronique

La nation des Plaines, autrefois prospère et pacifique, n’est plus que l’ombre d’elle-même. Ses grandes cités sont réduites en cendres et ses habitants vivent dans la terreur, prisonniers sous le joug de la nation du Désert et de son impitoyable armée. Un espoir demeure cependant. L’Enfant des cinq mondes a réussi l’impossible: former une armée rassemblant les nations des Plaines, des Montagnes, de la Forêt et de la Mer, toutes prêtes à mettre leurs différences de côté pour lutter ensemble contre leur ennemi commun.

À présent, les dés sont jetés. Les cinq nations sont réunies sur un même terrain,
prêtes à s’affronter dans la première guerre des nations. D’un côté, l’armée du Désert, avec à sa tête le terrible général de Tek-Mar. De l’autre, l’armée de l’Alliance, menée par l’Enfant des cinq mondes : Kaïsha.

La vie entière de Kaïsha semblait l’avoir mené vers ce moment.

Elle n’avait pas réussi à empêcher cette guerre de se produire. Mais aujourd’hui, elle allait y mettre fin.
LangueFrançais
Date de sortie12 janv. 2018
ISBN9782897862503
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    Aperçu du livre

    L’héritière des mondes - Élisabeth Camirand

    Copyright © 2017 Élisabeth Camirand

    Copyright © 2017 Éditions AdA Inc.

    Tous droits réservés. Aucune partie de ce livre ne peut être reproduite sous quelque forme que ce soit sans la permission écrite de l’éditeur, sauf dans le cas d’une critique littéraire.

    Éditeur : François Doucet

    Révision linguistique : Isabelle Veillette

    Correction d’épreuves : Nancy Coulombe, Émilie Leroux

    Illustration de la couverture : Daniel Kordek

    Conception de la couverture : Mathieu C. Dandurand

    Mise en pages : Sébastien Michaud

    ISBN papier 978-2-89786-248-0

    ISBN PDF numérique 978-2-89786-249-7

    ISBN ePub 978-2-89786-250-3

    Première impression : 2017

    Dépôt légal : 2017

    Bibliothèque et Archives nationales du Québec

    Bibliothèque Nationale du Canada

    Éditions AdA Inc.

    1385, boul. Lionel-Boulet

    Varennes, Québec, Canada, J3X 1P7

    Téléphone : 450-929-0296

    Télécopieur : 450-929-0220

    www.ada-inc.com

    info@ada-inc.com

    Diffusion

    Canada : Éditions AdA Inc.

    France : D.G. Diffusion

    Z.I. des Bogues

    31750 Escalquens — France

    Téléphone : 05.61.00.09.99

    Suisse : Transat — 23.42.77.40

    Belgique : D.G. Diffusion — 05.61.00.09.99

    Imprimé au Canada

    Participation de la SODEC.

    Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada (FLC)

    pour nos activités d’édition.

    Gouvernement du Québec — Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres — Gestion SODEC.

    Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque

    et Archives Canada

    Camirand, Élisabeth, 1992-

    Kaïsha

    Sommaire : t. 4. L’héritière des cinq mondes.

    Pour les jeunes de 13 ans et plus.

    ISBN 978-2-89786-248-0 (vol. 4)

    I. Camirand, Élisabeth, 1992- . Héritière des cinq mondes. II. Titre.

    PS8605.A524K34 2015 jC843’.6 C2015-940557-2

    PS9605.A524K34 2015

    Conversion au format ePub par:

    www.laburbain.com

    Chers lecteurs, chères lectrices,

    Mon voyage avec Kaïsha s’arrête ici, mais le vôtre ne

    fait que commencer. Je suis extrêmement heureuse, fière et émue

    de vous laisser entre les mains la conclusion de son histoire.

    Merci pour cette aventure,

    Élisabeth Camirand

    1

    Au cœur de la nuit, l’obscurité enveloppait l’immensité de l’océan, tel un manteau noir. Peu importe où le regard tombait, les eaux sombres s’étiraient jusqu’à l’horizon, à peine visibles sous la faible lumière bleue de la lune. D’aucuns auraient pu croire avoir atteint ici un purgatoire, enveloppé par les bras du néant.

    Pourtant, quelque part dans cet univers isolé, une multitude de points lumineux brisaient l’emprise de l’obscurité et brillaient sur l’océan telles des étoiles sur la voûte céleste. Il s’agissait d’une flotte de navires, titanesques et pourtant plus rapides que n’importe quelle autre embarcation navale fabriquée par l’homme. À leurs mâts étaient fixés des drapeaux aux armoiries du royaume de la Mer, qui flottaient fièrement dans le vent. Cette impressionnante escadre naviguait depuis près de deux mois en direction d’une nation en guerre qui attendait anxieusement son arrivée.

    Près d’un an s’était écoulé depuis que Tiam-Tuh IV, l’ambitieux empereur du Désert, avait lancé son armée contre la pacifique nation des Plaines, conquérant la grande majorité de ses terres en moins d’une demi-année. Depuis, une alliance, formée par les survivants des Plaines et le peuple des Montagnes, s’efforçait de maintenir les derniers remparts nordiques du territoire à l’abri des soldats du Désert et luttait pour reprendre les terres perdues. Cependant, l’armée de l’empereur était puissante, ses soldats, redoutablement entraînés, et, plus que tout, ils avaient entamé une guerre dans un monde où ce seul terme était jusqu’alors inconnu. Ces avantages les avaient bien servis dans leur conquête jusqu’à présent et ils avaient mené une nation entière près de l’anéantissement.

    Mais à présent, l’heure de la riposte avait sonné.

    La nation du Désert planifiait son sombre projet depuis de longues années, à l’insu de toutes les nations. Ce qu’ils n’avaient jamais prévu, toutefois, était que leurs plans tombent par le plus grand des hasards dans l’oreille d’une petite esclave. Une enfant de deux mondes, une fillette née pour être méprisée qui, aussi impuissante qu’elle ait pu leur paraître à l’époque, s’avérerait être la plus redoutable menace à leur ambition.

    Cette jeune fille s’appelait Kaïsha.

    Après avoir découvert le sombre destin que l’empereur et ses conseillers réservaient à sa nation natale et au reste du monde, Kaïsha avait réussi à briser ses chaînes d’esclave et à fuir le Désert, accompagnée par deux personnes qui allaient devenir ses plus fidèles et aimés compagnons. La première, Ko-Bu-Tsu, était la fille maudite du général To-Be-Keh, l’homme qui avait personnellement mené l’armée de l’empereur dans les Plaines pour y répandre la mort et l’oppression. Elle était mieux placée que quiconque pour comprendre la cruauté de cette nation et de ceux qui la dirigeaient. Le second, Zuo, était un enfant des Montagnes mis en esclavage au même titre que Kaïsha. Guidé par sa nature bienveillante, il avait juré de suivre Kaïsha dans la mission qu’elle s’était donnée : avertir les nations de la menace qui les attendait et tenter de les unir pour combattre ensemble leur ennemi commun.

    Ensemble, les trois amis avaient parcouru le monde entier et, au prix de nombreuses luttes et de grands sacrifices, ils avaient réussi l’impossible : ils avaient convaincu les nations des Plaines, des Montagnes, de la Forêt et de la Mer de former la première Alliance des nations, vouée à protéger ce monde qu’ils partageaient.

    À présent, tous les acteurs étaient réunis sur le continent est pour entamer la reconquête de la nation des Plaines et mettre fin aux sombres desseins de l’empereur Tiam-Tuh. Il ne manquait plus que les combattants de la Mer, qui traversaient l’océan Libre avec la force de 100 navires et plus de 10 000 soldats prêts à se battre. À leur tête se trouvait le Matahi, mené par le commandant de la flotte royale Inatoa’Loa, et le Nasseyama, dirigé par le capitaine Ijymé’Hamoh.

    C’était à bord de ce dernier vaisseau que se trouvait Kaïsha, l’Enfant des cinq mondes et représentante de l’Alliance. Elle attendait avec impatience le moment où ils annonceraient que la terre était en vue, le moment où elle serait enfin de retour chez elle et qu’elle pourrait retrouver Ko-Bu-Tsu et Zuo. Trop de mois s’étaient écoulés depuis qu’elle avait dû se séparer de ses meilleurs amis, lorsque ces derniers s’étaient portés volontaires pour mener des combattants vers le continent est cependant qu’elle-même était partie convaincre le roi de la Mer de lui octroyer des troupes. Cette décision avait été l’une des plus difficiles que Kaïsha avait dû prendre dans sa vie. Elle doutait qu’elle aurait pu s’y résoudre si elle n’avait pas eu à ses côtés un certain jeune homme de la Forêt, aussi malicieux que courageux, qui avait tout laissé derrière pour la suivre et qui, encore aujourd’hui, se trouvait avec elle pour l’épauler dans son combat. Naaron Syonack était son compagnon, son amant, son ancre, et Kaïsha remerciait silencieusement la Grande Mère d’avoir placé cet homme singulier sur son chemin.

    Alors que le ciel commençait à peine à se teinter de gris à l’est, signe que la nuit tirait à sa fin et que l’aurore ferait bientôt son apparition, peu de gens étaient éveillés à bord du Nasseyama. À l’exception du second à la barre, de la vigie et de quelques matelots sur le pont, tous dormaient à poings fermés dans le dortoir ou dans les cabines. Seule l’une de ces dernières trahissait quelqu’un d’éveillé par la lumière des chandelles, perceptible sous la porte. Cette cabine était celle occupée par Kaïsha et Naaron, qui n’avaient eu d’autres choix que d’accepter cette marque de distinction malgré leur insistance qu’ils pouvaient dormir avec le reste de l’équipage. Il semblait qu’être l’Enfant des cinq mondes présentait des avantages que Kaïsha n’avait pas la liberté de refuser.

    Allongée sur leur couchette, Kaïsha relisait les dernières missives qu’ils avaient reçues de Valanis’Asham. Le maître de la guilde des marchands de la zone commerciale neutre était devenu, depuis quelque temps, le point de relais entre le continent ouest et la flotte navale de la Mer. Recevant les missives de tous les chefs de tribu de la Forêt, qui ne savaient comment communiquer autrement avec l’Enfant des cinq mondes, il avait fait parvenir par faucon des rapports détaillés des mouvements de troupes des guerriers de la Forêt, qui avaient à présent tous atteint le continent est, incluant (au grand plaisir de Kaïsha) les réticents Cultivateurs du Sud.

    Malgré ces comptes-rendus, de cruciales informations leur manquaient toujours : à cet instant, alors que les forces de la Mer approchaient elles-mêmes du continent en guerre, nul ne savait quel était l’état de la situation là-bas. Le commandant Inatoa avait catégoriquement refusé d’envoyer des faucons aux principales volières postales des Plaines, de crainte que ces dernières se trouvent sous l’emprise du Désert. En outre, leurs lettres envoyées dans les Montagnes étaient jusqu’à présent demeurées sans réponse. Ce silence était cependant peu surprenant, compte tenu de la distance à parcourir avant qu’un quelconque oiseau puisse faire l’aller-retour entre une Commune des Montagnes et leur escadre.

    Ainsi tenus dans l’obscurité, ils ignoraient si les cités résistantes des Plaines étaient encore sous la protection de l’Alliance ou si les soldats du Désert avaient finalement réussi à mettre la main dessus. Ils ne savaient pas non plus combien de morts s’étaient ajoutés à la liste déjà sanglante de l’empereur. De son côté, Kaïsha n’avait aucun moyen de savoir qui se trouvait au nombre des victimes, si elle finirait par retrouver un être aimé parmi les cadavres. Cette impuissance l’enserrait de griffes noires et glacées, qui s’infiltraient dans son ventre comme des poignards.

    Avançant ainsi en aveugle, la flotte de la Mer n’avait eu d’autres choix que de suivre un plan préétabli et s’était séparée à mi-parcours. D’un côté, le commandant Inatoa avait pris la direction du sud, suivi par la grande majorité de la flotte, avec pour objectif d’atteindre la mer Turquoise. Cette étendue séparait le Désert des Plaines et il y avait fort à parier que le gros des troupes navales de l’empereur s’y trouvait encore. Inatoa avait ainsi pour tâche de les en décimer et de priver le Désert de toute force maritime. Pendant ce temps, de leur côté, Ijymé’Hamoh et Kaïsha avaient continué vers le nord en compagnie du reste de l’escadre, dans le but d’atteindre les Cités-États des Jumelles, ce qui devait arriver d’un jour à l’autre à présent. Selon les dernières informations qu’ils avaient reçues, ces cités étaient encore sous la direction de l’Alliance, et c’était là qu’ils allaient débarquer.

    Kaïsha était encore perdue dans ces réflexions lorsqu’elle en fut soudain tirée par la chaleur du baiser que Naaron posa sur son épaule. Elle se tourna vers lui et tenta de lui sourire avec nonchalance, mais ce dernier n’était pas dupe. Avec douceur, il lui caressa le dos du bout des doigts, jusqu’à ce que ces derniers touchent la cicatrice blanchâtre qui formait un cercle serti d’un triangle.

    — As-tu peur de cet homme ? demanda pensivement le jeune homme, observant la marque d’esclave qui était gravée à jamais dans la chair de Kaïsha.

    — Le général To-Be-Keh ? s’étonna cette dernière en glissant un regard vers son épaule, vers le sceau du général de Tek-Mar qu’elle ne pouvait voir.

    Elle n’était pas certaine d’avoir une réponse à cette question. Avait-elle peur du général ? Elle avait encore un souvenir vivide de cet homme dur, au regard froid comme le métal, qui pouvait se montrer aussi clément que cruel, guidé par son honneur, ses valeurs inébranlables et la confiance qu’il avait en sa propre droiture et en son propre jugement. Il était un homme aussi terrible qu’impressionnant et il pouvait dicter autant la terreur que l’admiration. Mais effrayait-il Kaïsha ?

    — Non…, finit-elle par répondre lentement. Je n’ai pas peur de lui. Mais je crains ce qu’il est capable de faire. Il a déjà réussi à conquérir presque une nation entière à lui seul. Il détient des connaissances et des moyens que je redoute plus que tout. Mais lui, en tant qu’homme ? Il ne m’a jamais effrayée.

    Ce qu’elle n’osait pas ajouter était le fait que, bien qu’elle avait le général en aversion, elle ne pouvait nier l’étrange respect qu’elle vouait à cet homme de principes. Après tout, il partageait plusieurs traits de caractère avec Ko-Bu-Tsu, bien que cette dernière ne voudrait jamais admettre cette ressemblance à son père. À l’opposé, celui qui devait se différencier le plus du général était sans doute son propre fils. Kaïsha retint un frisson à cette simple pensée, elle qui avait depuis longtemps rejeté le souvenir du jeune homme au plus profond de sa mémoire. Avec son père au combat dans les Plaines, Ko-Bu-Ko devait se réjouir de le remplacer comme seigneur de Tek-Mar et d’agir en maître unique dans sa demeure. Kaïsha ferma les yeux un instant, essayant de ne pas imaginer quel sort il pouvait réserver aux pauvres hères obligés de le servir, lui qui était libre de la présence autoritaire de son père, avec sans doute pour seule surveillance le regard approbateur de sa mère. Kaïsha se demanda fugitivement si la maturité avait calmé ses pulsions cruelles, ou si ces dernières étaient devenues plus virulentes encore. Elle-même avait bien failli en être victime et n’y avait échappé que de justesse, laissant dans son sillage une cicatrice profonde sur le visage du répugnant jeune homme. Kaïsha secoua la tête et s’obligea à repousser ces cauchemars dans un coin de son esprit.

    — Peu importe quel homme est le général, réfléchit-elle à voix haute. Lorsque je le rencontrerai sur le champ de bataille, je mettrai enfin fin à son avancée et je priverai l’empereur de son armée.

    Naaron laissa alors échapper un rire.

    — Je te reconnais bien là, Belle Tigresse, commenta-t-il en se penchant vers elle, prenant ses lèvres entre les siennes pour y poser un baiser.

    Kaïsha l’accueillit et y répondit avec avidité. La chaleur de Naaron était l’une des rares échappatoires qu’elle avait pour oublier, ne fût-ce que pour un instant, le chaos de sa vie et l’obscurité du chemin sur lequel elle avançait inéluctablement. Il lui semblait qu’elle ne pourrait jamais être rassasiée de cette soif qu’elle avait de ce réconfort qu’il lui offrait.

    Alors qu’elle glissait une main sous sa chemise, ils furent soudain interrompus par trois coups pressés frappés à leur porte.

    — Enfant des cinq mondes ! appela une voix excitée de l’autre côté.

    — Entrez, répondit Kaïsha en se relevant en hâte sur la couchette et replaçant le col de sa tunique sur son épaule.

    Un matelot apparut alors sur le seuil de la porte et s’inclina rapidement devant elle et Naaron avant de s’exclamer :

    — Pardonnez-moi de vous déranger à cette heure, mais la vigie vient d’annoncer terre à l’horizon !

    Aussitôt, Kaïsha et Naaron furent debout et suivirent le matelot à la course vers le pont. Ils y furent rapidement rejoints par l’ensemble de l’équipage, qui avait été réveillé pour venir voir le fameux continent est. En jetant un coup d’œil à la flotte de navires qui les escortait, Kaïsha aperçut une excitation similaire agiter tous les vaisseaux, tout un chacun voulant être prêt pour leur arrivée tant attendue.

    — Je ne vois rien du tout, il fait trop sombre ! se plaignit soudain une voix familière provenant de la balustrade.

    Hissé sur sa pointe de ses pieds, un garçon fouillait furieusement la mer du regard, à la recherche de la terre annoncée. Il s’agissait d’Uluweh’Iwa, le plus jeune matelot du Nasseyama du haut de ses 10 ans, et officieusement le fils adoptif du capitaine Hamoh. S’approchant de lui, Kaïsha constata qu’il avait raison : le ciel était encore bien trop obscur pour qu’ils puissent distinguer quoi que ce soit à l’horizon, et la lumière diffusée par leurs propres lanternes n’aidait en rien.

    — Je crains que tu doives prendre ton mal en patience, Ulu, remarqua-t-elle en arrivant à sa hauteur.

    Ce dernier tourna un visage rayonnant vers elle.

    — J’ai tellement hâte de voir ta nation, Kaïsha ! s’exclama-

    t-il, comme s’ils étaient en voyage de plaisance, et non en mission de guerre. Je n’en peux plus d’être en mer, je veux retrouver la terre ferme.

    Kaïsha rit.

    — Il y a deux félins ici qui seraient bien d’accord avec toi. Si Nix passe encore une semaine enfermé dans la cale, je pense qu’il va se creuser un trou dans la coque pour s’échapper.

    — Ce ne sont pas des êtres faits pour la vie en mer, commenta soudain une voix derrière eux.

    Kaïsha, Naaron et Ulu se tournèrent alors pour découvrir le capitaine Hamoh, qui venait à leur rencontre.

    — Ce qui est étonnant, ajouta-t-il à l’adresse de Kaïsha, c’est que vous ne le soyez pas non plus.

    Kaïsha haussa les épaules et soupira.

    — Il y a trop de Forêt en moi, je suppose. Dussé-je traverser l’océan 100 fois, je pense que je ne m’y habituerai jamais.

    Reportant son regard sur l’horizon masqué dans la pénombre, elle ajouta :

    — C’est aussi pour cette raison qu’il me tarde de mettre pied à terre.

    Le capitaine acquiesça.

    — Nous allons ralentir notre approche afin de montrer nos intentions pacifiques aux tenants du port. Sitôt que nous aurons accosté, 1 000 soldats seront mis à votre disposition et seront prêts à vous accompagner jusqu’au centre de commandement des Plaines. Pendant ce temps, le reste de la flotte demeurera ici le temps que nous ravitaillions nos vivres, et nous amorcerons ensuite notre descente vers le sud afin d’aller à l’encontre de tous les navires du Désert qui ont une emprise sur la côte. Nous devrions ainsi libérer les cités portuaires avant de rejoindre le commandant Inatoa dans la mer Turquoise.

    Il posa alors sur Kaïsha un regard amical, puis conclut :

    — Ma mission d’escorte tire donc à sa fin, Enfant des cinq mondes. Vous êtes enfin chez vous.

    Kaïsha perçut une certaine tendresse dans ces paroles, et devina ce qu’elles pouvaient signifier pour le capitaine. Nul ne le savait, mais Ijymé’Hamoh était bien plus que le chef de l’escorte de Kaïsha. Comme ils l’avaient découvert quelques mois plus tôt, il était également l’oncle de Sham’Hamoh, le père naturel de Kaïsha, et de ce fait, le capitaine était lié à la jeune femme par le sang. D’apprendre qu’il avait pour petite-nièce une enfant de deux mondes avait été un grand choc pour le vieil homme, mais il avait depuis pris sur lui de la traiter comme un membre de sa famille, et il était allé jusqu’à écrire à son neveu, dans un effort ultime pour réunir le père et la fille avant que ces derniers soient séparés (peut-être pour toujours) par la guerre. Bien que son entreprise avait finalement échoué, Kaïsha était demeurée extrêmement reconnaissante au capitaine pour la générosité dont il avait fait preuve. À présent qu’ils allaient se séparer à leur tour, elle sentait sa gorge se serrer douloureusement.

    Elle reporta son regard sur la mer, alors qu’une lueur rosée commençait à poindre à l’est et que l’obscurité faisait lentement place à un brouillard matinal. Son cœur fit un bond lorsqu’elle distingua une mince bande noire à l’horizon, presque invisible, qui devint de plus en plus perceptible alors qu’ils approchaient et que les premiers rayons du soleil s’étiraient dans le ciel.

    — Les Plaines…, murmura-t-elle.

    Kaïsha sentit l’excitation gagner l’équipage autour d’elle et sur les bateaux voisins alors que tous apercevaient les uns après les autres la bande de terre qui commençait à se préciser. À présent, ils pouvaient même distinguer la silhouette des cités Jumelles, perchées sur leur falaise et découpées contre le ciel rose et orange. À leurs pieds, le port dominait la baie du Nord.

    En se penchant légèrement sur la balustrade, Kaïsha eut la réflexion qu’un grand nombre de navires devaient y être amarrés, car il semblait que plusieurs d’entre eux débordaient jusqu’à l’extérieur de la baie, ancrés en bordure des falaises. Elle s’enthousiasma à l’idée de tous ces vaisseaux de la Forêt, des Plaines et des Montagnes qui devaient avoir trouvé refuge dans ces eaux pour laisser leurs guerriers prendre la route du combat.

    Son optimisme se teinta toutefois de perplexité à mesure qu’ils approchaient et qu’ils pouvaient mieux distinguer les navires longeant la falaise. Kaïsha constata que ces derniers se trouvaient à bonne distance de la côte, trop loin pour que quiconque puisse rejoindre terre à bord de canots. Pourquoi s’être amarrés aussi loin ?

    Ayant apparemment la même réflexion qu’elle, Naaron se pencha à son tour vers la balustrade et plissa les yeux.

    — C’est étrange…, commenta-t-il, perplexe.

    Assez près à présent, Kaïsha reconnu soudain la forme particulière des vaisseaux et elle ouvrit les yeux grands d’horreur.

    — CAPITAINE ! s’écria-t-elle en faisant volte-face, mais il était trop tard.

    Un étrange bruit, rappelant le bourdonnement d’un essaim de guêpes, résonna au loin, porté par la mer. Surpris, tous levèrent les yeux et virent, d’abord avec incompréhension, un nuage se former au-dessus des navires stationnés près de la côte. Pendant un instant, Kaïsha crut qu’il s’agissait d’une nuée d’oiseaux en vol groupé, mais la terreur s’empara d’elle lorsqu’elle vit cette nuée s’élever dans leur direction, atteignant une hauteur vertigineuse avant de décrire une courbe et commencer une chute mortelle vers la flotte.

    — ON NOUS ATTAQUE ! hurla quelqu’un non loin d’elle. TOUS AUX ABRIS !

    Kaïsha ne prit pas le temps de réfléchir. Elle agrippa Uluweh d’une main, elle-même tirée par Naaron, et les trois plongèrent d’un même mouvement contre la balustrade au moment où un torrent de flèches s’abattait sur le Nasseyama et les navires qui l’escortaient. Tous ses sens en alerte, Kaïsha serra Uluweh contre elle et protégea sa tête de ses bras alors que la mort pleuvait sur le pont. Osant ouvrir les yeux, elle vit que la grande majorité des matelots avaient réussi à se mettre à l’abri, mais elle sentit ses tripes se contracter lorsqu’elle aperçut les corps de plusieurs d’entre eux joncher le plancher, leur silhouette sans vie ressemblant à des pantins dont on aurait coupé les cordes, leur sang rougissant lentement le bois humide.

    C’était La Belcoque à nouveau. La respiration de Kaïsha s’accéléra, ses pensées s’embrouillèrent et la panique trouva malicieusement son chemin vers sa poitrine, l’empoisonnant de son venin glacé. Elle ne voulait pas croire ce qu’elle voyait, elle ne voulait pas accepter ce que ses sens percevaient. Ces hommes et ces femmes qui venaient de périr, elle les connaissait. Elle avait passé les derniers mois en leur compagnie, elle avait partagé ses repas avec eux. Elle les avait vus sourire, se décourager, travailler sur le pont et rire aux blagues d’Uluweh. Comment pouvaient-ils être morts ? C’était beaucoup trop soudain, beaucoup trop inexplicable, leur disparition défiait l’entendement !

    La dernière fois que Kaïsha avait été témoin d’une telle horreur, elle avait été plongée dans les abîmes de son propre désespoir et s’était coupée de la réalité. La peur qui engourdissait à présent ses membres témoignait de la facilité avec laquelle elle pourrait retourner dans cet abysse.

    Sauf qu’elle n’était plus cette fillette sans défense, et ce navire n’était pas La Belcoque.

    Les sens de Kaïsha lui revinrent aussi vite qu’ils l’avaient quittée. Elle plaqua aussitôt sa main contre les yeux d’Uluweh avant que celui-ci ait pu relever la tête pour constater l’horreur de la situation.

    — Ne regarde pas, lui ordonna-t-elle en se relevant elle-même pour voir si une autre pluie de flèches les menaçait.

    — Le champ est libre ! s’exclama Naaron, qui avait eu le même réflexe. Vite, nous devons prendre nos armes !

    Ayant laissé leurs dagues et épées dans leur cabine, ils bondirent aussitôt sur leurs pieds. Sans qu’ils aient besoin de se consulter, Naaron prit Uluweh dans ses bras et lui intima de garder les yeux fermés.

    — Qu’est-ce qui se passe ? demanda le garçon, terrifié.

    — Nous sommes attaqués, répondit Naaron sans détour.

    — Ce sont des navires du Désert qui encerclent le port, continua Kaïsha, cherchant plus à comprendre elle-même la situation qu’à l’expliquer à Uluweh. Les informations que nous avions étaient fausses, ou elles le sont devenues. Le port des Jumelles n’est pas sécurisé !

    Ils traversèrent à la course le pont plongé dans le chaos pour se diriger vers le pont inférieur, croisant les matelots qui accouraient à leur poste pour armer le vaisseau. Malgré la cacophonie, le capitaine Ijymé se tenait à la barre et criait ses ordres avec autorité et expertise, imité par les capitaines de toute la flotte. Aussitôt, les navires de la Mer commencèrent à se distancer pour avancer vers leur ennemi en un large barrage. Dans l’aurore, les vaisseaux résonnaient des pas de course et des cris des guerriers tandis qu’ils pointaient leurs lance-harpons vers l’armada du Désert. Ces armes servaient normalement à la pêche en haute mer, mais dans les circonstances, elles offriraient une offensive appropriée.

    Alors que les navires de la Mer s’approchaient à grande vitesse de la côte, les vaisseaux du Désert se mirent également en mouvement pour venir à leur rencontre, leurs larges voiles gonflées par le vent, la proue de leurs navires aussi menaçante que des lances.

    Kaïsha ne perdit pas de temps. Sitôt qu’ils atteignirent leur cabine, ils revêtirent en hâte leurs armes, Naaron enfilant ses dagues à sa ceinture et Kaïsha attachant son épée en bandoulière sur son dos. Se tournant vers Uluweh, elle s’informa en hâte :

    — Ulu, as-tu une arme ?

    Le garçon était en état de choc. Il leva des yeux hébétés vers Kaïsha, ne comprenant visiblement pas ce qui se passait, pourquoi tout le monde criait et pourquoi ils avaient laissé des traces de pas rougeâtres derrière eux. Kaïsha sentit sa poitrine se serrer douloureusement en voyant cet enfant vivre une horreur qu’il n’aurait jamais dû connaître. Cependant, ils n’avaient pas le temps de s’arrêter pour réfléchir.

    — Ulu ! tonna-t-elle en prenant ses épaules, forçant son attention. As-tu une arme ?

    Cette fois, il sembla que le garçon reprit ses esprits. Retrouvant son regard déterminé, il hocha la tête.

    — Oui, j’en ai une ici, confirma-t-il en dégageant un pan de sa veste, révélant une petite dague attachée à sa ceinture.

    — Très bien, dit Kaïsha. Écoute-moi bien à présent. Tu dois rester ici et te cacher. Nous viendrons te chercher lorsque nous serons sûrs qu’il n’y a plus de danger.

    Kaïsha voulut se mordre les lèvres en remarquant qu’elle répétait les promesses vides de sens que le capitaine Sixfois lui avait faites autrefois, mais elle ne pouvait penser à d’autres paroles qui pussent rassurer le gamin.

    À sa surprise, ce dernier secoua aussitôt la tête.

    — Non ! je dois me battre avec vous ! s’exclama-t-il, aussi assuré que terrifié.

    — Ulu, tu ne peux pas…, commença Kaïsha.

    Elle n’eut pas le temps de terminer sa phrase. Des hurlements retentirent au-dessus de sa tête, suivis d’une avalanche de claquements secs. Ils devinèrent aussitôt qu’une nouvelle salve de flèches s’était abattue sur le pont. Kaïsha et Naaron s’élancèrent immédiatement hors de la cabine, suivis par Uluweh, qu’ils ne purent retenir, et découvrirent l’enfer lorsqu’ils émergèrent au-dehors.

    La première chose que Kaïsha sentit fut la vague de chaleur qui lui fouetta le visage, contrastant si singulièrement avec la fraîcheur matinale. Les navires du Désert avaient projeté sur eux des flèches de feu et à présent, des flammes avaient envahi le pont, léchant les voiles, les cordages, les caisses et même le mât principal. L’odeur de la cendre mêlée à celle des corps laissés sur le plancher prit Kaïsha à la gorge, cependant qu’une épaisse fumée noire commençait à se disperser et rendait l’air opaque et étouffant. Partout, les matelots couraient, tentaient d’éteindre les feux tandis que d’autres tiraient des harpons en direction des navires ennemis, espérant percer leur coque avec leurs puissants projectiles.

    Kaïsha s’élança aussitôt, Naaron et Ulu à sa suite, et donna un coup de main aux marins affairés à éteindre le feu qui rongeait le mât. Si ce dernier tombait, ils étaient perdus. Alors qu’ils étouffaient les braises avec de larges toiles, la fumée aux alentours ne cessa de croître, rendant leur respiration de plus en plus difficile. Au loin, ils entendaient les cris des guerriers et le claquement répétitif des lance-harpons qui s’activaient, mais il devenait presque impossible de voir quoi que ce soit.

    Soudain, un immense fracas retentit non loin d’eux, et Kaïsha n’eut pas besoin de regarder pour deviner ce qu’il signifiait : deux navires venaient de se percuter. Il s’agissait maintenant de déterminer lesquels.

    Elle le sut dès l’instant où elle entendit les cris de rage et d’innombrables claquements métalliques résonner dans l’air. C’était le son distinctif des épées qui se rencontraient. Des soldats du Désert avaient lancé l’abordage.

    Kaïsha et Naaron n’échangèrent qu’un regard.

    — Ulu, continue d’éteindre les feux ! ordonna Kaïsha avant de s’éloigner du mât avec Naaron, cherchant la source des combats et comment s’y rendre.

    — Kaïsha ! vociféra soudain la voix du capitaine tout près d’eux.

    Ce dernier, épée sortie et pupilles flamboyantes, les rejoignit en deux enjambées. Il était peut-être un vieil homme, mais à cet instant, il était un guerrier terrifiant de détermination.

    — Kaïsha, vous devez fuir immédiatement ! commanda le capitaine d’une voix implacable. Prenez vos félins et partez

    d’ici !

    Kaïsha le fixa, abasourdie.

    — Avez-vous perdu la raison ? s’exclama-t-elle. Nous allons nous battre ! C’est pour cette raison que nous sommes ici !

    Exactement comme elle l’avait fait avec Uluweh quelques minutes plus tôt, le capitaine Hamoh empoigna Kaïsha par l’épaule.

    — Non, vous êtes ici pour gagner la guerre, pas cette bataille ! Nous sommes en désavantage, ils nous ont eus par surprise. Nous prendrons peut-être le dessus, mais je ne risquerai pas de perdre l’Enfant des cinq mondes avant même qu’elle ait touché terre ! L’Histoire ne me le pardonnerait pas !

    Comme s’il devinait la réticence de Kaïsha, le capitaine planta alors son regard dans celui de la jeune femme.

    — Fuyez ! Nagez jusqu’à la terre et rejoignez vos troupes ! Et par pitié…

    La voix du capitaine trahit sa véritable peur lorsqu’il termina :

    — … emmenez Uluweh.

    Kaïsha se figea l’espace d’un battement de cœur, troublée par les paroles du capitaine. Déchirée entre la raison et la rage, elle hocha finalement la tête et promit :

    — Très bien, mais nous n’allons pas partir sans faire de dégâts.

    Elle vit le soulagement dans les yeux du capitaine avant de faire volte-face pour courir vers le pont inférieur, entraînant Naaron derrière elle. Ils se frayèrent un chemin parmi les matelots qui couraient dans toutes les directions et ils dégringolèrent les escaliers jusqu’à la cale. Les grognements et rugissements qui s’en élevaient déjà témoignaient de la nervosité des redoutables prédateurs qu’elle abritait, alors qu’ils cherchaient furieusement à s’échapper de leur prison de bois. Kaïsha et Naaron ouvrirent les trappes d’un geste brusque et aussitôt, deux titanesques félins en bondirent, toutes griffes dehors, sentant le danger autour d’eux. Le premier était un cougar au pelage crème répondant au nom de Taku et le second était Nix, un tigre des glaces à la fourrure blanche zébrée de noir et aux yeux d’un bleu glacé. Ce dernier se tourna aussitôt vers Kaïsha et, comme s’il savait déjà ce qu’elle attendait de lui, il se pencha pour la laisser prendre place sur la selle spécialement conçue pour elle.

    Kaïsha ne perdit pas une seconde et l’enfourcha tandis que Naaron en faisait de même sur Taku. De la fumée commençait à s’infiltrer par les lattes de bois du plafond et une odeur de roussi avait envahi le navire tandis qu’au-dehors retentissait l’écho de la panique et des pas de course.

    Kaïsha avait envie de hurler. À nouveau, on lui demandait de fuir le combat, alors qu’il était cette fois si près ! Il n’était pas question qu’elle se sauve comme une voleuse en laissant les enfants de la Mer derrière elle. C’était elle qui les avait convaincus de la suivre et de se battre. Elle n’allait pas les laisser lutter seuls si elle pouvait y faire quelque chose.

    Dans ses veines, son sang bouillait d’une colère noire, d’une soif de sang qui aurait effrayé Saï. Que ce dernier lui pardonne, Kaïsha ne retiendrait pas son bras aujourd’hui.

    Se tournant vers Naaron, elle commanda :

    — Nous en arrêtons autant que nous pouvons.

    Le jeune homme n’eut pas besoin qu’elle précise sa pensée. Tenant solidement l’encolure de Taku d’une main, il sortit une dague de l’autre et la tint prête, le regard flamboyant.

    — Allons-y ! s’écria alors Kaïsha, et Nix bondit vers les escaliers avec une force vertigineuse.

    Ils furent sur le pont un instant plus tard, et la situation avait encore empiré. Les vaisseaux de la Mer et du Désert étaient à présent tous plaqués les uns contre les autres dans un ensemble confus de toiles, de corsages et de grappins lancés pour faciliter un abordage. Les enfants de la Mer étaient de redoutables guerriers, et le combat entre eux et les soldats du Désert s’était à présent étendu à tous les navires, tandis que le brasier ne cessait de s’étendre, dévorant des mâts qui s’écrasaient dans un grand fracas sur les ponts et grugeant les planchers qui cédaient sous les pieds de pauvres malheureux.

    Malgré sa peur, la colère rendait Kaïsha terriblement consciente et à l’affût, et elle ne mit qu’un instant à évaluer leurs possibilités. Elle repéra immédiatement Uluweh, qui continuait d’étouffer les feux qui rongeaient le pont, le visage livide mais l’expression déterminée. Tout juste à côté de lui, le capitaine donnait ses ordres à ses matelots sans cesser de jeter des coups d’œil au garçon, comme s’il cherchait à s’imprégner de sa présence une dernière fois. Il leva les yeux vers Kaïsha sitôt qu’il la vit apparaître sur le pont chevauchant son tigre, et il hocha imperceptiblement la tête, comme en remerciement. Kaïsha sentit sa poitrine se contracter et elle se maudit de la douleur qu’elle s’apprêtait à causer. Elle ravala toutefois ses remords. Elle n’avait plus le luxe d’hésiter. Elle claqua ses chevilles contre les côtes de Nix et commanda :

    — Fonce !

    Nix s’élança à ses ordres en direction du capitaine et d’Uluweh. Ce dernier leva un visage surpris vers eux lorsqu’il vit le tigre foncer sur lui, et sa stupéfaction se mua en incompréhension lorsque Kaïsha l’attrapa par le bras et le tira sur Nix d’un geste vif, le forçant à s’asseoir devant elle.

    — Qu’est-ce que tu fais ? s’écria le garçon, à la fois confus et effrayé par le félin.

    — Je tiens ma promesse envers ton père et je t’emmène loin d’ici, répondit Kaïsha en donnant un nouveau claquement à Nix, qui s’élança aussitôt vers la balustrade du navire, suivi par Naaron et Taku.

    Uluweh ouvrit des yeux grands d’abasourdissement, et il n’eut que le temps de voir le regard chaleureux du capitaine lui dire adieu avant que ce dernier disparaisse dans un nuage de fumée. Uluweh poussa un hurlement en appelant son père adoptif cependant que Kaïsha le maintenait fermement contre elle.

    Au moment où Nix posa ses pattes sur la balustrade, Kaïsha avait déjà le regard rivé sur leur cible : le navire de la Mer qui se trouvait tout près du leur, séparé par seulement quelques mètres d’un vide abyssal.

    — Nix, saute ! cria Kaïsha alors que le tigre avait déjà compris ses intentions et se propulsait avec puissance par-dessus bord en poussant un rugissement terrible.

    Kaïsha cessa de respirer au moment où ils se trouvèrent suspendus entre ciel et mer, l’océan noir sous leurs pieds semblant vouloir les aspirer vers lui et le pont du navire voisin apparaissant soudain beaucoup trop loin. Cet instant sembla durer des heures pour elle, mais en un clignement d’œil, Nix atterrissait avec souplesse sur le pont de bois et Kaïsha lui ordonnait de foncer vers l’avant.

    Le combat faisait rage ici, enfants de la Mer contre enfants du Désert, ces derniers semblant surpris de la riposte qu’ils devaient affronter, eux qui devaient s’être attendus à une victoire aisée. Leur armure dorée brillait sous la lumière des feux qu’ils avaient provoqués, le soleil gravé sur leur poitrail semblant luire d’un éclat moqueur. Kaïsha serra les poings et se pencha sur Uluweh.

    — Ulu, je sais ce que tu ressens en ce moment, mais j’ai besoin que tu m’obéisses pour les prochaines minutes. Reste couché contre Nix et surtout, tiens son encolure le plus fort que tu le peux, compris ?

    Ulu tourna vers elle un visage déformé par le chagrin et la colère, mais il hocha la tête sans émettre le moindre commentaire et se pencha aussitôt sur la selle. Kaïsha serra les dents pour empêcher les émotions de l’atteindre, et elle dégaina son épée. À côté d’elle, Naaron se tenait prêt.

    Ils n’échangèrent qu’un regard.

    Puis, ils foncèrent.

    Dans le labyrinthe de feu et de sang qu’étaient devenus les vaisseaux entremêlés du Désert et de la Mer, Kaïsha et Naaron s’élancèrent avec la vitesse des démons, épées et dagues brandies. Ils se frayèrent un chemin en direction de la côte en laissant une trace sanglante derrière eux, ne retenant pas leurs coups. Pour la première fois, l’épée de Kaïsha goûta réellement le sang. Sitôt que ses yeux tombaient sur une armure dorée, elle perçait les corps et tranchait la chair, aussi précise qu’un orfèvre et plus redoutable que le prédateur qu’elle chevauchait. Ce dernier poussait des rugissements terrifiants, qui figeaient tous ceux qu’ils croisaient, enfants de la Mer et du Désert sans distinction. La seule retenue à laquelle Kaïsha s’obligea fut celle de préserver la vie. Elle ne visait que les membres auxquels elle savait qu’elle ne pouvait infliger que des blessures non mortelles, mais elle se souciait peu du sort qui attendait celui ou celle dont elle avait scindé les ligaments, et qui se retrouvait ensuite à la merci des combattants de la Mer.

    — KAÏSHA ! DEVANT ! hurla soudain Ulu, les yeux levés vers le ciel.

    Kaïsha tira sur l’encolure de Nix par réflexe et leva la tête, juste à temps pour voir un immense mât embrasé par les flammes tomber lourdement devant eux, passant à un cheveu de la tête de Nix. Ce dernier, effrayé, se cambra dangereusement vers l’arrière et Kaïsha tint fermement son encolure, se plaquant contre Uluweh pour l’empêcher de tomber.

    — Par ici ! entendit-elle Naaron lui crier sur sa gauche, cependant que sa vision était brouillée par les braises et la fumée qui la faisait suffoquer.

    Plissant les yeux pour se protéger de la cendre qui tourbillonnait tout autour, Kaïsha tourna Nix en direction de la voix de Naaron et le tigre reprit sa course à travers les décombres.

    Sautant sur un nouveau bateau du Désert, approchant l’extrémité de ce champ de bataille navale, ils tombèrent au milieu d’un groupe de soldats qui recula d’abord de frayeur en voyant les deux félins, jusqu’à ce que l’un d’eux s’exclame avec surexcitation :

    — La femme sur le tigre blanc ! C’est l’Enfant des cinq mondes !

    Kaïsha sursauta. Les soldats du Désert savaient qui elle était ! Sans doute aurait-elle dû s’y attendre, car les rumeurs la concernant ne devaient pas s’être limitées aux nations de l’Alliance, mais elle fut néanmoins surprise. Sitôt qu’ils l’eurent reconnue, les soldats accoururent vers elle, épées au poing, mais Kaïsha ne se laissa pas impressionner.

    — Nix, ils sont pour toi, dit-elle simplement.

    Aussitôt, le tigre poussa un grognement guttural et s’élança sur l’un des hommes, broyant d’un seul coup de mâchoire l’un de ses bras. Le soldat poussa un hurlement de douleur tandis que Nix l’envoyait par-dessus bord sans ménagement. Naaron donna le même ordre à Taku, qui assomma deux soldats d’un coup de patte tandis que son cavalier en neutralisait un troisième d’un coup de dague sans pitié.

    — Filons avant que d’autres nous reconnaissent ! cria-t-il en s’élançant à nouveau vers l’avant, Kaïsha à ses trousses.

    Ils sautèrent d’un navire à l’autre comme des bourrasques, semant le chaos et l’incompréhension sur leur passage. Ils ne traversaient plus à présent que des navires du Désert, et les soldats qui s’y trouvaient poussèrent des exclamations ahuries en reconnaissant l’Enfant des cinq mondes. Cependant, aucun ne fut assez rapide pour les rattraper alors qu’ils fonçaient droit devant en direction de la côte.

    Lorsqu’ils atterrirent sur le dernier navire, une bonne distance les séparait encore de la terre. Sous le jour naissant, les cités des Jumelles étaient encore enveloppées de brume. Aucune lumière ne brillait aux fenêtres et sur les remparts, et Kaïsha se demanda fugitivement s’ils ne se dirigeaient pas dans une ville fantôme. Elle n’avait pourtant pas le choix. Serrant son épée et agrippant solidement Uluweh, elle cria :

    — Nous plongeons ! Ulu, prends une grande inspiration !

    De concert, Nix et Taku bondirent de la dernière balustrade qui les séparait de l’océan. Kaïsha se coucha contre Uluweh et Nix, serrant l’encolure du félin de toutes ses forces, et n’eut que le temps de prendre une goulée d’air avant qu’ils percutent les eaux glacées dans un grand éclaboussement. Kaïsha fut si assommée qu’elle faillit lâcher prise, mais elle réussit à garder ses doigts solidement accrochés à la selle cependant qu’elle absorbait le choc du froid qui perçait sa peau comme des milliers de couteaux. L’eau salée lui brûlait les yeux et malgré tout, il était impossible de voir quoi que ce soit, le paysage marin autour d’eux étant noir comme l’encre. Pourtant, Nix semblait savoir où se diriger et parcourut dans son élan une prodigieuse distance sous la surface, imité par Taku, les rendant complètement invisibles aux soldats qui les auraient vus sauter. Ce fut Kaïsha qui l’obligea à remonter alors qu’Ulu et elle commençaient à s’asphyxier et que leurs poumons brûlaient.

    — Aaah ! s’exclama Ulu en inspirant avidement sitôt que leurs têtes entrèrent en contact avec l’air.

    Kaïsha et Naaron reprirent leur souffle avec autant de soulagement, tous deux hors d’haleine, puis tournèrent aussitôt la tête d’un même mouvement vers les navires.

    Ils se trouvaient à présent à bonne distance et le spectacle sous leurs yeux était cauchemardesque. Les navires de la Mer et du Désert étaient enchevêtrés comme un monstrueux monstre marin, dévoré par les flammes, résonnant des hurlements et des coups d’épée. Des débris jonchaient l’eau jusqu’à eux, portés par la marée et tapissant la mer d’un macabre cimetière.

    Tous les sens de Kaïsha étaient en alerte, son souffle haché et son cœur tambourinant contre sa poitrine, prête à affronter la prochaine menace. Cependant, à présent qu’elle se trouvait loin du combat, toute l’horreur de la situation commença lentement à s’insinuer jusqu’à son esprit.

    C’était donc ainsi qu’elle retournait dans les Plaines, dans le feu, le sang et la mort. Avait-elle devant les yeux un aperçu de ce qui l’attendrait sur la terre ferme ? Était-ce vers un tel massacre qu’elle se dirigeait avec autant d’ardeur ?

    Si c’était son avenir qu’elle voyait devant elle, il était effroyable.

    Kaïsha se secoua. Ce n’était absolument pas le moment de laisser la panique l’envahir. Il leur restait encore une bonne distance à parcourir avant d’atteindre la côte.

    — Je ne veux pas prendre le risque d’aller vers le port, souligna-t-elle à Naaron. Je crains qu’il soit sous l’emprise du Désert.

    — Essayons de longer les falaises, proposa-t-il. Il doit y avoir une plage qui le borde.

    Kaïsha acquiesça et baissa la tête vers Uluweh. Le garçon avait le regard fixé vers les navires, l’air perdu et misérable. Kaïsha savait ce qu’il ressentait à cet instant, et elle l’enveloppa d’un bras, le serrant contre elle tandis qu’elle faisait signe à Nix de se mettre en route. Il y avait bien des choses qu’elle aurait voulu dire au garçon et un lourd sentiment de culpabilité lui pesait sur le cœur, mais ils n’avaient pas le temps de s’arrêter pour s’expliquer. Pour l’heure, leur seule priorité était de s’éloigner le plus loin possible des navires en combat, car si quelqu’un arrivait à les atteindre dans leur position, ils étaient réellement sans défense.

    Ils progressèrent dans les eaux glacées et Kaïsha usa de toute sa concentration pour garder sa poigne sur l’encolure de Nix et un bras autour de la taille d’Uluweh alors que ses membres commençaient à s’engourdir de froid. Il leur fallut un bon moment, mais ils atteignirent finalement la côte des Plaines. Naaron avait vu juste, une petite plage bordait les hautes falaises, et ils s’y échouèrent lourdement, les félins rompus par la nage et les humains épuisés et transis par le froid. Haletante, Kaïsha se laissa tomber sur le sable, sans forces, Ulu et Naaron à ses côtés. À quelques pas d’eux, Nix et Taku s’ébrouaient pour chasser l’eau de leur pelage, visiblement tous deux fourbus, et avec raison. Au loin, les échos du combat qui faisait encore rage s’élevaient dans les airs et l’odeur du bois carbonisé était présente même à cette distance. Kaïsha ferma les yeux et d’amertume, elle frappa le sol de son poing et se redressa, enragée d’avoir dû fuir de nouveau, se sentant lâche et honteuse.

    Elle aperçut alors Ulu, qui s’était lui aussi relevé, son petit corps grelottant de froid. L’air hébété, il fixait les navires avec incompréhension, comme s’il était prisonnier d’un terrible cauchemar.

    — Je suis désolée, Ulu, s’excusa alors Kaïsha, sincère. Je comprendrais que tu m’en veuilles. Tout ceci est ma responsabilité.

    Le garçon ne lui répondit pas immédiatement, continuant d’observer le champ de bataille. Après un long moment, il demanda d’une voix blanche :

    — C’est le capitaine qui t’a demandé de m’emmener ?

    — Oui, confirma Kaïsha. J’étais d’accord avec lui.

    Uluweh hocha la tête de compréhension, silencieux. Quelques instants passèrent avant qu’il déclare, la voix résolue :

    — Ils vont gagner. Les enfants de la Mer sont les meilleurs guerriers sur l’eau. Personne ne peut les battre.

    — Je sais, renchérit Kaïsha en prenant le ton le plus assuré possible. De plus, ils sont dirigés par le meilleur capitaine. Ils vont s’en sortir, j’en suis persuadée.

    Ces paroles sonnèrent à ses oreilles comme une prière lancée à la Grande Mère, mais Kaïsha s’obligea à y croire elle-même, parce que l’autre possibilité était inenvisageable.

    Soudain, ils furent alertés par les grognements de Nix et Taku, les deux félins s’étant tournés de concert vers le port, fixant un même point invisible. Aussitôt, Kaïsha, Naaron et Uluweh bondirent sur leurs pieds et brandirent leurs armes, prêts à affronter la nouvelle menace.

    Ils aperçurent alors une petite silhouette accourir vers eux, longeant la falaise. Alors qu’elle s’approchait, ils réalisèrent qu’il s’agissait d’un jeune homme qui ne devait pas avoir plus de 15 ans. Ses cheveux bruns et bouclés tombaient en désordre jusqu’à ses épaules, ses vêtements avaient vu de meilleurs jours et sa peau était marquée de plusieurs ecchymoses, mais ses yeux marron brillaient d’un éclat flamboyant alors qu’il arrivait à leur hauteur. Haletant, il ralentit son pas et leva les mains devant lui, cherchant visiblement à ne pas les effrayer. Son regard passa rapidement de Nix aux trois étrangers, et son expression migra entre l’excitation et la prudence. Sitôt que ses yeux se posèrent sur Kaïsha, il vérifia :

    — Vous êtes l’Enfant des cinq mondes, n’est-ce pas ?

    Surprise, Kaïsha hésita un moment à lui répondre, perplexe. Cependant, elle finit par admettre prudemment :

    — Oui, c’est moi.

    Aussitôt, le visage du jeune homme s’illumina d’un sourire radieux tandis que l’inquiétude disparaissait de ses traits.

    — Que la Mère Nourricière soit louée ! s’exclama-t-il avec un profond soulagement. Nous vous attendions depuis si longtemps !

    Kaïsha fixa le jeune homme un instant, stupéfiée, puis balbutia malgré elle :

    — Tu es… un enfant des Plaines ?

    Le jeune homme hocha la tête avec fierté.

    — Je m’appelle Pas-de-Renard, mais tout le monde m’appelle Ren, répondit-il avec fierté. Je fais partie de la Résistance

    du Nord.

    Il était un enfant des Plaines. Le premier enfant des Plaines que Kaïsha revoyait dans sa nation depuis le début de la guerre. Ce jeune homme avait été témoin de la destruction de son foyer, du massacre de son peuple. Il avait vécu l’horreur que tant de gens avaient fuie et il se tenait devant elle, souriant, débordant de joie à l’idée de la voir, elle. Comment pouvait-il se réjouir de sa présence alors que c’était lui, l’être extraordinaire ?

    — Ren…, répéta Kaïsha, la gorge serrée. Je suis heureuse de te rencontrer.

    Ce dernier lui rendit un sourire éclatant avant de retrouver son sérieux en lançant un coup d’œil aux navires en combat.

    — Nous ne devons pas rester ici. Si des renforts du Désert arrivent, nous serons rapidement repérés. Suivez-moi !

    Il fit aussitôt demi-tour et repartit au pas de course en direction du port. Kaïsha et Naaron échangèrent un regard, et décidèrent d’un même accord de faire confiance au garçon des Plaines. Malgré leur fatigue et leurs grelottements, Kaïsha appela Nix et fit monter Uluweh sur son dos, le pauvre garçon étant complètement épuisé, physiquement et émotionnellement. Pour préserver l’énergie des félins qui avaient aussi grand besoin de repos, Kaïsha et Naaron coururent à leurs côtés pour rejoindre Ren, qui les attendait au détour de la falaise.

    — Le port n’est pas occupé par le Désert ? demanda Kaïsha alors qu’elle arrivait à la hauteur du jeune homme.

    — Oh non ! rit ce dernier. Ils ont essayé, mais ils n’ont jamais réussi !

    Alors qu’ils pénétraient dans la baie, ils découvrirent ce qui restait du port des Jumelles. D’innombrables navires avaient été amarrés les uns contre les autres pour former une immense palissade de bois, cachant le port et ses habitations de la vue. Des quais avaient été détruits pour renforcer les installations et bloquer toutes les ouvertures, transformant la baie en titanesque rempart, empêchant quiconque d’entrer ou de sortir du port.

    — Nous les tenons à distance depuis des mois, expliqua Ren tandis qu’ils longeaient la falaise vers la bordure de la palissade. Nous avons perdu pas mal de monde lorsqu’ils sont arrivés la première fois, mais maintenant, les navires alliés qui arrivent passent par un autre port clandestin, un peu au sud d’ici. Les soldats du Désert pensent qu’ils dirigent tous nos accès maritimes, alors ils restent stationnés ici pour intercepter tous ceux qui voudraient s’approcher. Vous avez été vraiment malchanceux.

    Kaïsha n’avait aucune idée de toutes ces informations, et se sentit complètement incapable d’avoir mené des troupes directement dans ce piège.

    — Comment se fait-il que les soldats n’aient pas réussi à prendre le port au complet ? questionna-t-elle.

    — Regardez autour de vous, Enfant de cinq mondes, répondit Ren avec un sourire fier. La baie est ceinturée de deux grandes cités. Dès le moment où les navires du Désert se sont approchés trop près, nous les avons accueillis avec des pluies de projectiles, et nous avions l’avantage du terrain. Avec les machines que les Montagnes nous ont données, ils n’avaient pas la moindre chance de poser pied à terre.

    — Cela veut dire que les cités sont encore habitées ? s’exclama Kaïsha.

    — Bien sûr ! confirma Ren. Enfin, il y a pas mal moins de gens qu’avant, beaucoup ont fui vers le continent ouest quand tout a commencé, et maintenant, il y en a plusieurs qui sont partis vers le centre de commandement pour se joindre aux troupes de l’Alliance. Mais sinon, nous sommes encore beaucoup à tenir le siège ici.

    — Si vous tenez le siège, pourquoi ne pas nous avoir envoyé de signal quand vous nous avez vus arriver ? questionna alors Naaron, perplexe. Vous avez bien dû voir nos vaisseaux approcher, pourquoi ne pas nous avoir envoyé un quelconque signe que des navires du Désert étaient postés droit devant nous ?

    Ren tourna alors son visage vers Naaron, l’air désolé.

    — Je ne suis pas la vigie de nuit, mais je devine que c’est parce qu’on vous a pris pour des renforts du Désert. Je vous l’ai expliqué, nos vaisseaux alliés passent depuis quelques mois par un autre chemin pour rejoindre la terre. Dans la nuit, impossible de distinguer l’appartenance de vos vaisseaux. Je suis vraiment désolé. Nous n’avons pas de navires disponibles pour venir leur prêter main-forte, mais nous accueillerons tous les rescapés et nous nous occuperons d’eux, vous avez ma parole.

    Kaïsha hocha lentement la tête, grave. Soudain, la voix d’Uluweh s’éleva derrière elle, incertaine.

    — Vous prendrez soin d’eux… même s’ils viennent de la Mer ?

    Surpris, Ren se tourna vers lui, comme s’il venait seulement de remarquer la présence du garçon. Durant un court instant, il détailla Uluweh, sa peau dorée, ses yeux bleus et son épaisse chevelure noire, si exotiques aux yeux d’un enfant des Plaines. Finalement, Ren hocha la tête.

    — Qu’ils viennent de la Mer, des Montagnes ou de la Forêt. Nous les accueillons tous comme les nôtres, s’ils viennent en ami.

    Pour la première fois depuis leur fuite, un maigre sourire apparut sur les lèvres d’Ulu.

    — Merci, murmura-t-il.

    L’expression grave, Ren hocha la tête, comme s’il venait de déclarer un serment. Kaïsha l’observa et pensa fugitivement que le monde devait réellement avoir été renversé pour qu’un enfant pur d’une nation comme Ren puisse considérer aussi aisément d’ouvrir les portes de son foyer à des étrangers. La nouvelle aurait pu être extraordinaire, si les circonstances n’avaient été aussi funestes.

    Ils arrivèrent finalement à la barricade de bois, et Ren leur indiqua un étroit passage qui traversait le rempart, dissimulé entre plusieurs planches de bois, invisible à qui ne savait pas où le chercher. Il fallut un peu d’imagination pour permettre à Nix et Taku de s’y faufiler, mais bientôt, ils se trouvèrent de l’autre côté et se dirigèrent vers l’entrée du port, d’un pas moins pressé à présent qu’ils se savaient en sécurité.

    — Dis-moi, Ren, l’interrogea alors Kaïsha. Si vous ne pouviez pas distinguer nos navires, comment as-tu réussi à nous apercevoir, nous ?

    Ren tourna vers elle un regard brillant de fierté.

    — Nous avons toujours une sentinelle postée au port, pour s’assurer que des soldats ne profitent pas de la nuit pour rejoindre la côte et s’infiltrer dans la baie. Cette nuit, c’était moi. J’ai tout vu depuis mon poste et je vous ai aperçus lorsque vous avez sauté à l’eau ! Je dois vous avouer que j’ai presque cru avoir rêvé, mais lorsque que vous ai vus réapparaître sur la plage, j’ai tout de suite reconnu votre tigre et j’ai su que c’était vous. On ne pensait pas que vous arriveriez par ici, mais nous étions prêts au cas où ! Quand ils vont vous voir…

    — Ils ? répéta Kaïsha, déboussolée.

    Le sourire que Ren lui envoya était radieux.

    — Tout le monde !

    j j j

    Ils rejoignirent finalement le port, et Kaïsha eut un sentiment d’irréalité. Toutes les maisons étaient abandonnées, plusieurs d’entre elles n’étaient plus que ruines, et les rues étaient couvertes d’une fine couche de cendre, grise et funèbre. C’était une ville fantôme qu’ils traversèrent en vitesse avant de rejoindre la route montant vers la Jumelle du Sud. Kaïsha se rappela avoir fait ce même chemin des années auparavant, avec Ko-Bu-Tsu, ce jour même où elle avait envoyé sa lettre d’avertissement au Sénat des Plaines pour les prévenir des intentions du Désert. À présent, elle gravissait à nouveau cette route dans le jour naissant, à travers les ruines de ce qui avait autrefois été l’un des plus grands ports de sa nation. À l’ouest résonnaient encore les échos du combat et une odeur de brûlé flottait jusqu’à eux, portée par le vent du large. Kaïsha serra les poings et recommanda à Uluweh de ne pas regarder vers la côte. Ce dernier ne s’y opposa pas. De toute manière, le concert des épées qu’ils pouvaient tous entendre, même à cette distance, était amplement suffisant pour qu’il se fasse une idée précise du combat qui faisait encore rage.

    Ils atteignirent finalement les portes de la cité et Kaïsha remarqua immédiatement les gardes discrètement postés en haut des remparts, presque invisibles, mais manifestement à l’affût. Cependant, lorsque Ren leur envoya un salut de la main, les gardes firent aussitôt ouvrir les portes de la ville.

    Kaïsha passa le portail, tenant l’encolure de Nix de la main, et lorsqu’elle pénétra dans la cité, plusieurs gardes pointèrent le tigre du doigt, tournèrent un regard ahuri vers Kaïsha, et posèrent aussitôt un genou à terre, s’inclinant profondément devant elle. Seul l’un d’eux demeura debout et fit volte-face pour s’éloigner au pas de course dans la cité, certainement pour annoncer l’arrivée de l’Enfant des cinq mondes. Kaïsha se sentit mal à l’aise devant une telle démonstration, mais elle ne dit rien et suivit Ren tandis qu’il les guidait jusqu’au cœur de la ville.

    La Jumelle du Sud avait été visiblement plus épargnée que le port et la plupart des bâtiments étaient encore intacts, mais elle n’avait pas échappé non plus aux affres de la guerre. Les maisons gardaient leurs fenêtres closes et leurs rideaux tirés. Les rues, qui commençaient normalement à frémir d’activité dès le matin, étaient complètement désertes. De nombreux détritus s’accumulaient contre les murs et dans les ruelles, nul n’ayant le temps de débarrasser les déchets alors qu’ils luttaient déjà au quotidien pour assurer la survie de leur cité. Kaïsha avait sous les yeux l’un des nombreux visages de la guerre, et le goût amer qu’il lui laissa dans la bouche vint alimenter le venin qui brûlait déjà dans ses veines.

    Alors qu’ils traversaient la ville jusqu’à son centre, Kaïsha aperçut de nombreux visages apparaître aux fenêtres, tirant un pan de rideau ou entrouvrant un volet pour voir qui étaient les étrangers entrés dans la cité. Elle put sentir l’excitation gagner les demeures lorsqu’elle entendait des voix exclamatives identifier Nix, puis elle-même, qui se faisaient suivre de cris enthousiastes dans les demeures. Sur leur passage, des portes commencèrent à s’ouvrir et des habitants se massèrent sur le seuil de leur demeure, osant encore à peine sortir de leur abri, mais observant l’Enfant des cinq mondes s’éloigner d’eux avec un bonheur non dissimulé.

    — Je vous l’avais dit, remarqua Ren avec entrain, alors qu’ils atteignaient la place du marché, où trônait le palais du représentant. Tout le monde vous attend depuis tellement longtemps !

    Kaïsha dut se rendre à l’évidence qu’il avait raison. Lorsqu’ils arrivèrent devant le palais du représentant, ils furent accueillis par une vieille femme aux traits fatigués, mais au regard flamboyant de lucidité. Entourée de sa garde, elle vint à Kaïsha et s’arrêta à quelques pas d’elle, la jaugeant rapidement d’un regard perçant. Plantant son regard dans celui de la jeune femme, elle lui demanda d’une voix sévère :

    — Vous êtes l’Enfant des cinq mondes ?

    Kaïsha soutint le regard de la dame. Malgré son malaise par rapport aux gardes, qui s’étaient agenouillés à leur tour devant elle, elle garda la tête haute et annonça avec assurance :

    — C’est bien moi. Je suis désolée d’avoir autant tardé.

    À sa surprise, le visage de la vieille dame s’adoucit alors d’un sourire de soulagement et cette dernière prit la main de Kaïsha pour y poser un baiser.

    — Nous vous attendions avec une grande impatience, souffla la dame avec un sourire. Bienvenue dans les Plaines.

    Ces paroles pleines de bonté agrippèrent Kaïsha à la gorge et les mots passèrent difficilement ses lèvres lorsqu’elle murmura :

    — Je suis heureuse d’être de retour.

    La vieille dame lui répondit d’un sourire et, mue d’une énergie nouvelle, elle se tourna vers ses gardes.

    — L’Enfant des cinq mondes est officiellement arrivée dans les Plaines ! Envoyez les faucons !

    Aussitôt, des gardes envoyèrent un signal vers la volière postale, qui se trouvait de l’autre côté du marché, et moins d’une minute plus tard, Kaïsha, Naaron et Uluweh virent avec ahurissement une nuée d’oiseaux s’envoler par toutes les fenêtres de la volière, comme si cette dernière se vidait de tous ses résidents en un seul coup, dans un concert de battement d’ailes qui fit frémir la place. Les gardes, Ren, et tous les habitants qui s’étaient aventurés hors de leur maison accueillirent ce spectacle par des applaudissements et des cris de joie tandis que les oiseaux montaient vers le ciel en vol serré avant de se séparer dans toutes les directions, couvrant le ciel nuageux d’une toile irréelle.

    — Chaque ville résistante se tenait prête à annoncer votre arrivée sitôt que vous mettriez un pied sur

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