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L’enfant des trois mondes
L’enfant des trois mondes
L’enfant des trois mondes
Livre électronique508 pages7 heures

L’enfant des trois mondes

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À propos de ce livre électronique

Kaïsha n’a que 13 ans lorsqu’elle apprend qu’elle est une enfant des deux mondes. Née d’un amour interdit, elle est condamnée à être rejetée et méprisée par tous. Résolue à découvrir la vérité sur ses origines, elle s’embarque dans un voyage qui la mènera jusqu’aux confins de la Terre. Un voyage qui changera son destin, mais aussi celui du monde.
LangueFrançais
Date de sortie26 juin 2015
ISBN9782897526450
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    Aperçu du livre

    L’enfant des trois mondes - Élisabeth Camirand

    Prologue

    A rc en main, Kaïley observait sa proie en silence. Le cerf avait senti une présence, sa tête était haut perchée et ses oreilles balayaient frénétiquement l’air à la recherche d’un indice sur la position de son assaillant. Mais la jeune femme n’avait aucune crainte. Le vent soufflait vers elle, entraînant dans son sillage son parfum, la rendant ainsi invisible au superbe animal. Ce dernier semblait de plus en plus nerveux et frappait énergiquement ses sabots au sol. Kaïley n’attendit pas une seconde de plus. À la vitesse de l’éclair, elle tendit son arc devant elle, la flèche déjà encochée, et visa la bête. Sitôt relâchée, la flèche fendit l’air dans un sifflement aigu avant de percer profondément la chair du cerf. Celui-ci poussa un cri rauque et déchirant, puis tenta de s’enfuir, mais la flèche avait été bien tirée, et le sang rouge et épais laissait derrière la bête sa trace mortelle. Bientôt, l’animal perdit pied et tomba lourdement sur le sol.

    Un poignard à la main, Kaïley s’approcha alors de la bête mourante et, d’un geste précis et sûr, elle abrégea ses souffrances en lui enfonçant la lame dans la gorge. Les dernières forces du cerf le quittèrent et sa tête devint lourde sur le bras de la jeune femme. Elle caressa doucement le pelage rugueux de l’animal et remercia les dieux pour cette belle prise. L’hiver approchait et la bête fournirait assez de cuir pour se tailler plusieurs vêtements chauds et assez de viande pour se nourrir.

    Elle glissa le poignard dans son fourreau, bien serré par une lanière autour de sa cuisse, et siffla trois fois entre ses doigts.

    Presque aussitôt, une panthère énorme, de quatre mètres de long, apparut entre les branchages. Elle portait autour du cou une encolure munie d’une corde en forme de lasso. L’odeur du cerf mort lui fit frémir les narines et un grognement guttural sortit des tréfonds de sa gorge. Sa maîtresse lui parla avec douceur et assurance en caressant son énorme museau. Sans qu’elle eût à le lui demander, le félin s’approcha du cerf et, avec l’aide de sa maîtresse, le hissa sur son dos musculeux. À l’aide de cordages, Kaïley attacha solidement le cervidé contre la panthère, puis se hissa avec facilité sur sa monture, adossée sur sa prise. Elle passa autour de sa propre taille la corde en forme de lasso qu’elle serra fermement et, d’un petit coup de talon sur les côtes de la panthère, ordonna à celle-ci de s’élancer. La bête déploya toute la force de ses muscles et bondit de près de dix mètres en avant, évitant les branchages et les ravins, sillonnant entre les arbres comme un serpent. Kaïley, couchée sur son dos, appréciait toute la puissance de la bête, aussi puissante, fière et libre qu’elle.

    Bientôt se dessina la palissade de bois entourant son village. À l’entrée, un jeune homme montait la garde.

    — Koarou, salua la jeune femme.

    L’interpellé opina d’un air neutre et lui rendit son salut :

    — Kaïley.

    — Nos hommes sont-ils de retour ?

    Koarou secoua la tête.

    — Non, mais les nouvelles sont bonnes. Les Frères de l’ours reculent vers la côte. Ils sont faibles et nous avons espoir qu’ils capituleront avant la prochaine montée de la lune.

    — Ce sont de bonnes nouvelles, approuva Kaïley.

    Elle laissa le garçon à sa vigie et entra dans le village. C’était une petite cité toute de bois et de feuillage, à peine distinguable dans la forêt qui l’encerclait. Les maisons étaient rondes, les murs et le toit, composés de piliers de bois sombres. Seuls les trous aménagés au milieu des toits trahissaient une présence humaine aux alentours, car ils laissaient régulièrement échapper d’épaisses volutes de fumée. Kaïley descendit de Qii, sa panthère, et aussitôt deux femmes apparurent pour délester la bête du cerf encore attaché. À deux, elles traînèrent l’animal sur le sol jusqu’à une petite maison où elles entreprendraient de retirer sa peau, de la tanner, de la tendre et de l’assouplir pour en faire un bon cuir. Elles saigneraient aussi la bête avant de découper la viande, d’en saler une partie pour la conservation et de joindre le reste au repas du jour. Enfin, elles conserveraient les os dont on pourrait toujours se servir plus tard, soit pour en faire des outils ou pour servir de soutien à un toit.

    Dans la cité des Tueurs de loups, chaque personne avait son rôle, attitré par ses pairs depuis son passage de l’enfance à l’âge adulte. Certains, comme ces femmes que Kaïley regardait tirer le cervidé de toutes leurs forces, étaient des ouvriers, responsables du bon fonctionnement interne de la cité. D’autres, seulement des femmes, étaient des éleveuses, chargées de l’éducation primaire de tous les enfants jusqu’à ce que ces derniers soient en âge d’être initiés. La plupart des hommes étaient des guerriers, courageux, fiers et maîtrisant l’art de la mort dans ses moindres détails. Ils devaient être prêts à donner leur vie pour protéger leur cité et ses habitants. Enfin, il y avait les chasseurs.

    Les chasseurs étaient respectés et traités avec révérence, car c’était grâce à eux que la cité pouvait survivre. Ils chassaient le gibier en assez grande quantité pour assurer que tous puissent passer l’hiver et lorsque, malgré tout, la famine menaçait, ils étaient prêts à vivre plusieurs jours, voire des semaines, dans la forêt sauvage, faisant vœu de ne revenir à leur demeure que lorsqu’ils auraient une proie de choix à rapporter. Enfin, ils protégeaient leur peuple des créatures immondes et carnassières qui vivaient dans les bois, et ce, au péril de leur propre vie. Kaïley était une chasseuse initiée depuis près de deux ans, et elle n’avait jamais failli à ses devoirs. Dans ce monde cruel et dangereux, il fallait faire preuve de force pour espérer survivre, et le courage était la première qualité que chaque homme de la Forêt se devait de cultiver.

    * * *

    Les semaines passèrent, mais la capitulation des Frères de l’ours ne vint pas. Au grand désarroi des Tueurs de loups, les guerriers tardaient à rentrer et même certains chasseurs avaient pris la route de l’est afin de leur prêter assistance. Ceux qui demeuraient à la cité redoublaient d’efforts pour ramener de la viande en quantité suffisante pour tous. Il arrivait que Kaïley passât plusieurs jours de suite dans la forêt, laissant à Qii le soin de porter à la cité le produit de sa chasse. Les nuits étaient les plus dures, froides et humides, glaçant la jeune femme jusqu’au creux des os. Mais elle était forte, elle pouvait résister plus longtemps que les autres chasseuses, et elle ferait honneur à son peuple.

    Elle se réveilla un matin en émergeant de sa fosse creusée parmi les racines d’un arbre centenaire dans l’intention de chasser plus au sud, près d’une rivière que les gens de son peuple appelaient la rivière aux Milles reflets, car ses eaux étaient étrangement teintées de rouge et d’or. Kaïley savait que ce petit cours d’eau était un lieu de rassemblement pour beaucoup de bêtes et ce serait pour elle un excellent terrain de chasse.

    Or, ce ne fut pas un animal que Kaïley trouva ce matin-là au bord de la rivière.

    Alors qu’elle s’approchait silencieusement d’un épais bosquet d’où elle pourrait observer ses proies sans être vue, elle entendit des pas sur le sol. Aussitôt, elle s’accroupit et sortit de son carquois une flèche qu’elle encocha, prête à réagir à la moindre occasion. Elle avança encore un peu plus, pour voir la source du bruit, et ouvrit des yeux ronds de surprise.

    Sur le bord de la rivière se tenait un homme, mais il ne ressemblait pas aux hommes que Kaïley connaissait. Il avait la peau sombre, comme une galette qui aurait doré au soleil. Ses cheveux étaient épais, noirs comme une nuit sans lune, et lui tombaient sur les épaules. Jamais Kaïley n’avait vu une aussi longue chevelure, puisque chez elle tout le monde gardait ses cheveux presque au ras du crâne, par mesure d’hygiène et pour empêcher qu’ils ne se prissent dans les branches. Kaïley passa par réflexe sa main sur sa propre chevelure châtaine, courte et aux pointes drues, en se demandant quel effet cela faisait de sentir des cheveux sur sa nuque.

    En regardant plus attentivement, elle s’aperçut que sous ses haillons, la peau marbrée de l’étranger était étrangement zébrée, comme si des veines trop apparentes lui striaient la peau. Elle se rendit alors compte qu’il s’agissait d’une multitude de petits dessins, formant des courbes et de curieux symboles, convergeant tous vers son nombril, auréolé d’une sorte d’anneau gravé dans sa chair. Alors qu’elle-même était habituée à la douleur physique que peuvent infliger des animaux mourants ou enragés, Kaïley se demandait si ces étranges dessins avaient fait souffrir l’homme lors de leur application.

    Mais qui était donc cet homme ? Il ne pouvait appartenir à l’une des tribus du Nord. Kaïley les connaissait toutes et aucun de ces peuples ne portait de tels tatouages, ni n’avait la peau si foncée. Se pouvait-il qu’il vînt d’une tribu du sud ?

    Soudain, sortis de nulle part, trois hommes armés de lances et de couteaux se précipitèrent sur l’homme que Kaïley observait, en criant entre eux qu’ils « l’avaient retrouvé ». Aussitôt, l’étranger à la peau dorée se saisit d’une lourde pierre à ses pieds et, avec une étonnante vigueur pour un homme qui semblait si faible, la lança sur ses assaillants. Avec une précision parfaite, le projectile atteignit le premier homme à la tempe et ce dernier s’effondra avec un bruit mat, causant la stupéfaction chez ses compères qui, après une courte hésitation, hurlèrent de plus belle en injuriant leur adversaire. En deux pas, ils furent sur lui et se mirent à le rouer de coups. L’étranger se défendit au mieux, mais sa faiblesse apparente commençait à avoir raison de lui.

    De sa cachette, Kaïley hésitait sur l’action à prendre. Elle ne voulait pas risquer sa propre peau pour quelqu’un qui n’était pas de son peuple, même si un étrange instinct lui dictait de se porter au secours de l’homme. Pourtant, peut-être méritait-il son sort ? Et s’il s’agissait d’un voleur ou d’un tueur en fuite ? Ne serait-il pas plus sage de laisser ces gens régler leurs affaires entre eux ? Kaïley esquissa un mouvement de recul lorsqu’une image la frappa. L’un des assaillants venait de dégainer sa dague, sur laquelle on pouvait voir, clairement gravé sur le manche en os, un ours levé sur ses pattes arrière et grondant férocement.

    Le cœur de Kaïley fit un bond. « Les Frères de l’ours ! » se rendit-elle compte avec fureur. Ces hommes appartenaient à la tribu que son peuple haïssait. C’était à cause d’eux que ses frères n’étaient pas encore rentrés rejoindre les leurs et perdaient encore leur sang sur les champs de bataille !

    Kaïley bondit alors de sa cachette, prenant du coup les trois hommes par surprise, et décocha une flèche en plein dans l’œil de l’un des Frères, dont le corps tomba dans la rivière avant même que son compagnon ne se fût rendu compte de ce qui venait de se produire. Kaïley profita de ce moment pour tirer une autre flèche de son carquois. Malheureusement, la distance entre elle et le dernier Frère de l’ours était courte et ce dernier, ayant repris ses esprits, amorça une course pour lui sauter dessus, dague à la main.

    Kaïley eut un bref moment de panique, craignant de ne pas avoir le temps de positionner sa flèche et de tirer, mais au moment où le Frère de l’ours enjambait le corps de l’homme à la peau dorée, étendu sur le sol humide et poisseux de sang, celui-ci se releva d’un bond et plaça ses bras autour des jambes de l’assaillant. Son corps massif s’étala sur le sol et Kaïley tira.

    L’homme eut un dernier spasme avant que son corps calât dans la vase.

    Haletante, le front couvert de sueurs froides, Kaïley prit le temps de s’agenouiller auprès du mort et remercia les dieux pour cette occasion unique qu’ils lui avaient offerte d’aider son peuple en éliminant trois ennemis. En retour, elle laisserait leurs corps en pâture aux habitants de la forêt, qu’ils pussent se repaître du sang des indignes.

    Ce fut seulement lorsqu’elle eut fini que Kaïley leva les yeux vers l’homme à la peau dorée. Elle fut surprise de constater qu’il la fixait déjà avec une déplaisante intensité.

    — Merci, étrangère, dit-il d’une voix grave et chaude comme un rayon de soleil. Tu m’as sauvé la vie.

    À sa grande honte, Kaïley se sentit rougir. D’un autre côté, elle trouvait bizarre de se faire appeler « étrangère » sur son propre territoire.

    — Merci à toi, répondit-elle avec dignité. Sans ton aide, je n’aurais peut-être pas pu décocher ma dernière flèche.

    Elle appuya sur le « peut-être », tenant à ne pas dénigrer ses talents d’archère. L’homme hocha la tête. Ce fut seulement à ce moment-là que Kaïley remarqua un détail frappant qui lui avait jusqu’alors échappé : l’homme devant elle avait des yeux d’un bleu intense, aussi clair qu’un ciel sans nuage. De toute sa vie, c’était la première fois que Kaïley voyait cette couleur d’iris si inhabituelle dont elle avait entendu parler par les nomades de passage.

    Et un seul peuple était connu pour avoir de tels yeux…

    L’étranger croisa le regard inquisiteur de Kaïley et sembla deviner ses pensées, mais ne dit rien. Ils se jaugèrent durant un long moment avant que Kaïley prît la parole :

    — Pourquoi ces hommes te pourchassaient-ils ? demanda-t-elle en le fixant intensément.

    — Ils m’ont enlevé pour faire de moi leur esclave, il y a trois mois de cela. Avec leur guerre, ils sont moins vigilants quant à la surveillance de leurs prisonniers, et j’en ai profité pour m’échapper. Je ne pensais pas qu’ils me rattraperaient aussi vite.

    Kaïley hocha la tête avec compréhension. Il était connu que les Frères de l’ours, à l’instar de quelques autres tribus, pratiquaient l’esclavage. Chez les Tueurs de loups, cette pratique était défendue et très mal vue, entre autres parce que son peuple retirait une certaine fierté à pouvoir subvenir à ses besoins sans aucune aide extérieure et en étant tous des hommes et des femmes libres. Mais ceux qui, comme les Frères de l’ours, possédaient des esclaves prenaient leurs victimes soit chez des prisonniers de guerre (Kaïley frissonna à l’idée qu’on pût réduire un Tueur de loups au rang d’esclave), soit chez des voyageurs malchanceux.

    Or, l’homme que Kaïley avait devant elle n’était pas un Tueur de loups.

    — D’où viens-tu ? À quelle tribu appartiens-tu ? questionna-t-elle en sachant dans son for intérieur qu’elle connaissait la réponse.

    L’étranger la regarda un moment en silence, comme s’il avait lu dans ses pensées, avant de répondre lentement, prudemment :

    — Je ne viens d’aucune tribu. Je suis un enfant de la Mer.

    Un silence pesant tomba sur eux. Kaïley était très mal à l’aise. Jamais elle n’avait rencontré quelqu’un appartenant à un autre monde auparavant. Tout ce qu’elle savait des autres nations, c’était qu’il y en avait cinq, incluant les Forêts, et que les seuls qui franchissaient les frontières étaient les marchands et les voyageurs en quête d’aventure. Règle générale, les différentes nations n’aimaient pas se rencontrer et tout le monde était heureux ainsi.

    Étrangement, Kaïley s’étonnait presque du fait que l’homme devant elle, bien que différent sous certains aspects physiques, ressemblait somme toute à la plupart des hommes de la Forêt. Bien qu’elle n’y eût jamais réellement songé, quelque part au fond d’elle, Kaïley avait toujours supposé que les gens des différents mondes devaient être radicalement différents les uns des autres. Elle reporta son attention vers l’homme de la Mer.

    — Quel est ton nom ?

    — Sham’Hamoh, répondit celui-ci. Mais mon prénom est Sham.

    — Sham’Hamoh, répéta Kaïley pour s’habituer à la sonorité nouvelle. Et que faisait un homme de la Mer sur le territoire de la Forêt ?

    Sham’Hamoh prit une bouffée d’air humide et s’installa plus confortablement avant de raconter, de sa voix chantante :

    — Comme beaucoup de gens de mon peuple, j’ai traversé la mer avec mon père pour venir vendre le produit de notre pêche et nos œuvres sur le territoire commercial au sud du continent.

    — Comment faites-vous pour traverser la mer ? l’interrompit Kaïley, fascinée par un tel exploit. Elle est si vaste !

    — Nous avons de très grands bateaux, répondit Sham en esquissant un sourire amusé.

    Kaïley eut honte de son comportement enfantin et reprit un visage impassible en invitant son interlocuteur à continuer.

    — Je me suis fait enlever par des truands peu après notre arrivée. Ils m’ont pris dès la tombée du jour, alors que j’allais regagner notre navire. Ils m’ont fait marcher des semaines… peut-être des mois, je ne sais plus, en essayant de me vendre aux différentes tribus du sud, puis de la côte est. J’ai finalement été acheté par les Frères de l’ours, conclut-il sur une note grinçante.

    Juste à la haine dans sa voix, Kaïley éprouva un peu plus de sympathie pour cet homme d’un autre monde. Pourtant, elle demeurait incertaine quant à son sort. Elle ne pouvait manifestement pas ramener un étranger dans la cité (surtout un qui ne soit pas un homme de la Forêt !) ; son peuple réagirait très mal, s’il ne le tuait pas tout simplement. D’un autre côté, elle ne pouvait se résoudre à le laisser seul. Était-ce sa gentillesse, sa voix de soleil qui savait raconter les histoires comme on chante une chanson ? Ou peut-être était-ce juste par curiosité que Kaïley ne pouvait détacher son regard de l’homme ? Peu importait la raison, elle s’était résolue (à sa propre surprise) à l’aider. L’esclavage l’avait gravement affaibli et il ne pourrait certainement pas entreprendre un voyage de retour vers le sud dans son état.

    Elle lui proposa de l’aider à se remettre sur pied, et dès qu’il serait assez en forme pour voyager, elle le laisserait retourner d’où il venait. Sham accepta son offre avec gratitude. Elle appela Qii (Sham faillit mourir de peur en voyant l’immense bête) et aida Sham à se hisser sur la panthère. Ils parcoururent ainsi les bois jusqu’à ce que Kaïley repérât la grotte où, encore enfant, elle aimait se cacher lorsqu’elle désirait rester seule. Dans ce secteur, elle était à peu près sûre d’être la seule à connaître cette petite caverne. Sham et elle s’y installèrent et, des jours durant, la chasseuse pansa ses plaies, appliqua de la pommade sur ses ecchymoses, veilla à ce que le malade ne manquât ni de nourriture, ni d’eau, ni de chaleur. Elle le veilla nuit et jour lorsqu’il dormait d’un sommeil réparateur et, lorsqu’il était réveillé et apte à se défendre, elle descendait la colline et allait chasser du gibier qu’elle envoyait à sa tribu grâce à Qii. S’ils recevaient régulièrement ses proies, personne ne se questionnerait sur son absence prolongée.

    Les jours se muèrent en semaines et, inévitablement, une complicité, ainsi qu’une intimité, naquit entre les deux jeunes gens. Ils se mirent bientôt à dormir l’un contre l’autre et, un soir où le vent soufflait des bourrasques glacées et puissantes, leur recherche de chaleur commune se mua en jeux de plaisirs. Kaïley avait déjà connu un homme, un garçon de sa tribu dont leur initiation commune passait par une découverte des plaisirs de la chair. Kaïley avait aimé cette étreinte, quoique douloureuse au début, mais n’avait pas particulièrement recherché à renouveler l’expérience, n’ayant jamais désiré d’homme à ce point, auparavant du moins. Dans les bras musculeux de Sham, elle découvrit une nouvelle sorte de plaisir, plus lente, plus langoureuse. Elle inhalait à pleins poumons l’odeur de sel que dégageait sa peau, se promettant de ne jamais oublier ce parfum, le parfum de sa nuit d’amour avec un homme de la Mer. Cette pensée, de se mélanger ainsi avec quelqu’un d’un autre monde, la dégoûtait presque, ce qui rendait l’expérience plus excitante encore. Elle eut une furtive pensée pour les conséquences catastrophiques que de tels gestes pourraient engendrer, mais la repoussa au fond de son esprit en même temps qu’une nouvelle vague de plaisir la submergeait.

    * * *

    Sham fut prêt à reprendre sa route lorsque les premières feuilles commencèrent à rougir. Kaïley ne savait pas si elle désirait qu’il restât ou non, et n’eut jamais la réponse, car elle partit la première, lorsqu’elle fut sûre qu’il était totalement guéri. Au fond d’elle-même, elle savait que rester avec un homme d’un autre monde était contre nature, et que leurs univers étaient trop différents pour espérer être réunis. Elle le quitta donc, sans un salut, sans un baiser, de la même manière qu’elle l’avait rencontré.

    Elle revint à la grotte quelques jours plus tard, en cachette, mais n’y trouva personne. Sham était donc parti lui aussi, et c’était pour le mieux.

    Ce que Kaïley ignorait, mais qu’elle ne tarderait pas à découvrir, c’était que Sham avait, sans le savoir, laissé une partie de lui dans cette grotte, un souvenir de son passage qui fleurissait à présent au creux du ventre de Kaïley.

    Premier monde :

    Les Plaines

    1

    O n l’appelait la Cueilleuse d’enfants. Nichée sur une petite colline nue en amont du village des Lavandes, sa maison de pierre, usée par les tempêtes et les bourrasques féroces qui s’abattaient sur elle sans ménagement, surplombait les autres maisonnettes du village, comme un petit phare. Les villageois, bien qu’ils aimassent la jeune femme et les enfants qui y habitaient, n’avaient pas pour habitude de monter jusqu’à sa demeure. Ils préféraient la laisser tranquille, elle et les petits abandonnés qu’elle avait adoptés.

    Son nom était Espérance. Les gens du village pensaient qu’elle avait sacrifié sa vie pour élever ceux dont les autres ne voulaient pas se soucier, mais de son point de vue à elle, elle s’était simplement bâti une très grande famille, la plus heureuse qui soit. Sa petite maison, si terne de l’extérieur, était chaleureuse à l’intérieur et regorgeait de vie et d’amour, bien qu’ils fussent serrés les uns contre les autres et qu’ils dussent vivre frugalement.

    Espérance avait à peine vingt-cinq ans, mais elle avait la débrouillardise et l’expérience d’une femme mûre. Sa maisonnée comptait à présent quatre beaux enfants, tous orphelins, tous différents, mais tous aussi unis que s’ils provenaient du même ventre : celui de la Cueilleuse d’enfants. Sa plus vieille, âgée de neuf ans, se prénommait Chant-d’Oiseau. Elle portait un autre nom lorsque sa mère, une femme de joie au regard vide et au visage usé par la vie, était venue porter sa fille, qui avait alors un peu moins de cinq ans. À cette époque, Espérance vivait une période particulièrement sombre. Mais de voir cette femme, perdue, hagarde, la supplier de s’occuper de son enfant puisqu’elle-même ne pouvait le faire, avait fait percer la lumière entre les noirs nuages qui occupaient son esprit. Espérance avait pris l’enfant, sans vraiment y réfléchir, et l’avait élevée comme sa propre fille. Puis, cet amour qu’elle lui donnait, elle eut envie de le donner à d’autres. La rumeur avait vite circulé qu’une jeune femme accueillait les abandonnés sous son toit et moins d’une année plus tard, Espérance reçut la visite de deux hommes. Ils étaient commerçants maritimes et l’un de leurs meilleurs matelots, dont l’épouse avait tout récemment été emportée par la maladie, avait lui aussi perdu la vie en laissant seuls ses deux enfants, un garçon de quatre ans et une fillette d’à peine deux ans. Espérance accueillit les petits orphelins sous son toit, et sa famille s’élargit encore. Ils vécurent ainsi, une mère pour trois enfants, leur amour mutuel se fortifiant de jour en jour, durant deux années.

    Puis arriva Furtif. Espérance ne connut jamais l’identité de celui ou de celle qui lui avait porté l’enfant, encore bébé, car elle avait découvert le panier contenant le garçon seulement au petit matin, sans voir personne aux alentours. Tout ce qui venait avec l’enfant était un pendentif qui semblait contenir une émeraude, retenu par un cordon de cuir, ainsi qu’une lettre, demandant à ce que l’enfant porte le nom de Furtif. Espérance s’était vaguement demandé si ce nom appartenait à l’un de ses parents, mais accéda à la prière contenue dans la lettre, même s’il était peu habituel de donner si tôt un prénom à un bébé. D’ordinaire, on attendait qu’il eût démontré quelques traits de personnalité pour mieux choisir le nom qui lui conviendrait. Qu’importait, après tout. S’il le désirait, Furtif pourrait toujours se choisir un autre nom plus tard.

    C’était l’année dernière. Aujourd’hui, sous un ciel bas et gris, Espérance sortit de sa maison en resserrant autour de ses épaules un épais châle de laine qui la protégeait du vent frisquet. Le printemps touchait à son terme et pourtant, la chaleur tardait à venir. Espérance laissa son regard vaguer sur les collines avoisinantes, sur les champs et les prés qui s’étalaient à perte de vue. Un peu plus à l’est, elle pouvait voir le commencement d’une petite forêt, éloignée de toute habitation. « Aujourd’hui est un jour spécial », se dit-elle. Elle désirait graver dans sa mémoire et dans son cœur tous les éléments qui composaient cette journée, comme elle l’avait fait chaque fois qu’un de ses enfants était entré dans sa vie.

    La différence était que cette fois, elle avait été prévenue de l’arrivée imminente d’un nouveau petit protégé. Le même marchand qui était venu trois ans plus tôt avec son associé lui demander de prendre sous sa tutelle les orphelins du matelot avait à nouveau frappé à sa porte.

    Installé à la table de bois toute proche du feu qui ronflait dans le foyer, le marchand s’était mis à raconter l’étrange requête qu’une de ses passagères lui avait faite.

    — Voyez-vous, lui avait-il expliqué, lorsque nous allons sur le continent ouest pour faire affaire avec les… les gens de là-bas… il arrive que certains d’entre eux nous demandent d’embarquer, soit des jeunes en quête d’aventure, soit des commerçants qui veulent tâter de notre marché.

    Mais la jeune femme qu’il avait embarquée un mois auparavant n’était ni en quête d’aventure ni ne souhaitait faire des affaires. Il s’agissait d’une drôle de fille aux cheveux très courts et au regard sauvage, dont la grossesse apparente arrivait certainement à son terme. Le marchand lui avait poliment fait remarquer qu’il n’était pas prudent de s’embarquer pour un long voyage en mer dans son état. Qu’elle ferait mieux d’accoucher avant de partir. Mais la jeune femme avait refusé. La seule explication qu’elle avait daigné fournir était que « ce serait un sacrilège de libérer son fardeau sur la terre de ses ancêtres ». Le marchand n’avait pas cherché à en savoir plus et l’étrangère payait bien, alors il l’avait prise à son bord.

    — Vous avez traversé l’océan avec une femme à terme ? s’était exclamée Espérance, scandalisée.

    Le marchand avait haussé les épaules.

    — Elle insistait énormément. Je crois qu’il n’y avait rien de plus urgent pour elle que de quitter sa nation.

    Toujours réprobatrice, Espérance l’avait tout de même invité à finir son histoire.

    Le voyage s’était somme toute très bien passé, mais lorsqu’ils étaient à quelques jours de la côte, la femme enceinte s’était mise à s’agiter de plus en plus, l’air angoissée. Un soir, elle était entrée dans la cabine du marchand et lui avait demandé de but en blanc si elle connaissait une famille assez bonne et charitable pour prendre la charge d’un enfant qui ne serait pas le leur. La requête était unique et même scandaleuse. Quelle bonne famille des Plaines accepterait d’élever un enfant qui était d’une autre nation ?

    — Mais, avait dit le marchand humblement, j’ai pensé à vous. Je me suis dit que si une seule personne accepterait d’élever… cet enfant… ce serait la Cueilleuse.

    Et voilà où Espérance en était, une semaine après cette entrevue, en ce froid matin de printemps, à attendre que le marchand vienne la retrouver. Depuis l’arrivée du navire, il logeait la jeune étrangère chez lui et devait maintenant l’amener à Espérance.

    Chant-d’Oiseau sortit discrètement, comme à son habitude, et vint se poster à côté de sa mère.

    — Elle arrive aujourd’hui ? La dame de la Forêt ? demanda-t-elle avec toute la candeur et la curiosité de l’enfance.

    — Oui, lui répondit Espérance en souriant.

    Chant-d’Oiseau garda le silence, mais Espérance vit qu’elle se tortillait les mains, signe qu’elle voulait dire quelque chose, mais qu’elle ne savait pas comment le formuler. Espérance attendit qu’elle fût prête.

    — Dis…, finit-elle par demander, hésitante. Les gens de la Forêt… est-ce qu’ils sont comme nous ?

    Espérance regarda encore une fois les collines avant de lui répondre. Comment expliquer clairement à un enfant les complexes relations qu’entretenaient les différentes nations les unes avec les autres ? Comment lui faire comprendre que tous les hommes, peu importe leur monde, étaient semblables même dans leurs différences ?

    — Physiquement, ils sont comme nous, commença-t-elle, Chant-d’Oiseau pendue à ses lèvres. Tu le verras lorsque le marchand arrivera. Notre invitée n’est pas plus différente de moi que la boulangère ne l’est.

    — Sauf que la boulangère n’attend pas de bébé, elle est juste grosse, continua Chant-d’Oiseau comme si c’était un point à bien distinguer.

    — Ne dis pas de telles choses, la gronda Espérance. Il y a des mots qui blessent et qu’il faut taire si on ne veut pas rendre les autres malheureux.

    — Oui, admit Chant-d’Oiseau, un peu honteuse.

    — Pour ce qui est des hommes de la Forêt, leurs différences résident dans ce qu’ils sont. Leur culture est très différente de la nôtre. Ils pensent différemment, ils vivent différemment. Ils ne cultivent pas la terre comme nous le faisons, ils n’élèvent pas le bétail comme nous.

    — Comment font-ils pour manger ? interrogea la fillette.

    — Ils chassent, je crois. Tu sais, les nations sont toutes très différentes les unes des autres, c’est pour cela que nous préférons ne pas nous mélanger… Je ne suis pas sûre d’être d’accord. Nous ne devrions pas rester chacun dans notre coin du monde, comme des animaux effarouchés… Mais j’admets que je ressens toujours une certaine peur lorsque l’on me parle des étrangers… Je ne sais pas si je pourrais un jour les comprendre.

    Espérance détacha son regard de l’horizon pour se tourner vers son aînée. Chant-d’Oiseau avait les sourcils froncés, l’air concentrée. Espérance avait conscience d’avoir dit des choses que son jeune esprit n’était peut-être pas encore en mesure de comprendre. Mais elle grandissait vite. Un jour, elle comprendrait.

    — Ce que tu dois retenir, lui dit-elle en s’agenouillant pour la regarder en face, c’est que nous sommes tous des humains, peu importe de quel monde nous venons. Ne cultive jamais la haine de celui que tu ne connais pas.

    Chant-d’Oiseau lui sourit. Elle n’avait peut-être pas tout saisi, mais elle avait l’esprit vif.

    — Je ferai comme toi, déclara-t-elle. Je les accueillerai à bras ouverts.

    Et elle repartit vers la maisonnette, car elle avait entendu l’un de ses frères l’appeler.

    Espérance sourit, touchée. « Au moins, je suis sûre de lui avoir enseigné quelque chose. »

    En se redressant, Espérance vit enfin ce qu’elle attendait. Là-bas, entre deux collines aussi nues que la sienne, une charrette tirée par deux solides bœufs venait de faire son apparition, s’approchant du petit village qui s’éveillait tranquillement dans ce matin humide et nuageux. L’esprit plus libre, Espérance rentra dans la maison. Il fallut une demi-heure encore avant que la charrette atteignît le haut de la colline, donnant le temps à Espérance de faire chauffer l’eau dans la bouilloire sur le feu et de préparer trois infusions. Elle sortit juste à temps pour accueillir le marchand qui descendait de son banc de conducteur.

    — Je vous salue, Espérance, dit-il. Comment se porte votre maison ?

    — Elle se porte au mieux, je vous remercie. Comment se porte la vôtre ?

    — Je ne peux pas me plaindre, répondit-il. Espérance, j’aimerais vous présenter ma passagère. Ma dame ? ajouta-t-il à l’intention de la jeune femme qui descendait de la charrette où elle était restée couchée jusqu’alors.

    Espérance fut saisie par la beauté de la jeune femme. Bien qu’elle portait le poids de sa grossesse à terme et que la fatigue de son long voyage avait creusé de larges cernes sous ses yeux marron, elle avait au fond du regard une détermination féroce, une vitalité qui redonnait à son corps meurtri un regain de vigueur. Elle portait une étrange combinaison, faite d’une seule pièce qui commençait à son cou pour se terminer à ses cuisses, laissant voir ses jambes musclées. Le vêtement se composait de divers morceaux de cuir cousus les uns aux autres. Là où son énorme ventre trônait, on voyait les marques de coutures et l’ajout un peu grossier d’autres morceaux pour agrandir le vêtement à mesure que le ventre enflait. Aux poignets, elle portait une multitude de bracelets qui semblaient être constitués (Espérance eut un haut-le-cœur) d’os gravés de petits caractères. Enfin, son regard fut guidé par une étincelle de lumière qui se reflétait dans de minuscules boucles d’oreilles représentant chacune une tête de loup.

    Espérance porta son regard sur le visage de l’étrangère et vit que cette dernière la fixait également dans un mélange de défi et de crainte. Elle était indéniablement belle, avec ses yeux félins et perçants, son visage mince et ses cheveux ! Jamais Espérance n’avait vu de femme les porter aussi court. Dans les Plaines, les femmes préféraient porter leurs cheveux longs, parfois tressés ou remontés en chignon. Ceux de la femme de la Forêt dépassaient à peine ses oreilles et étaient raides, d’une couleur variant entre le châtain et le blond d’orge.

    Ce fut l’étrangère qui brisa la glace.

    — Vous êtes la Cueilleuse d’enfants ?

    — C’est le nom que l’on me donne, mais je me prénomme Espérance.

    La jeune femme la détailla des pieds à la tête de ses yeux perçants. Espérance la laissa faire sans broncher, mal à l’aise, mais sachant qu’elle devait se comporter avec dignité. Enfin, les yeux brillants de l’étrangère revinrent vis-à-vis de ceux d’Espérance et cette dernière eut l’impression d’avoir passé un test et de l’avoir réussi. Son intuition se confirma lorsque l’étrangère hocha la tête imperceptiblement et dit :

    — Femme des Plaines, je me nomme Kaïley et je désire te confier mon enfant à naître.

    Espérance approuva. Une part d’elle-même était touchée de la confiance que venait de lui témoigner Kaïley, une autre mourait d’envie de lui poser mille et une questions. Elle se retint toutefois et offrit poliment :

    — Puis-je vous offrir une infusion ?

    Kaïley ne semblait pas savoir de quoi elle parlait, mais le marchand, qui était resté en retrait, accepta volontiers. Ils entrèrent donc tous trois dans le cottage où attendaient, curieux, les enfants. Kaïley sembla surprise de les découvrir là, qui la fixaient tous du même regard fasciné. Espérance se retint de rire.

    — Kaïley, laissez-moi vous présenter mes enfants. Voici mon aînée, Chant-d’Oiseau (cette dernière salua Kaïley avec une grande conscience de ses gestes, voulant prouver qu’elle connaissait ses manières), Marin, Rouquine (elle montra respectivement un garçon et une fillette ayant la même chevelure flamboyante) et Furtif (ce dernier, à peine capable de marcher, se contentait de fixer les adultes de ses grands yeux noisette, l’air tout surpris).

    Kaïley salua chacun des enfants, même le bébé. Espérance demanda ensuite aux enfants d’aller jouer dehors pendant que les adultes parleraient. Ils obéirent, mais prirent le plus de temps possible à mettre leurs châles et leurs capes, fixant toujours la belle étrangère de leurs yeux tout étonnés, comme si chacun tentait de graver dans sa tête les détails de son apparence peu coutumière. Chant-d’Oiseau prit Furtif dans ses bras et quitta la dernière en fermant la porte derrière elle.

    — Asseyez-vous, je vous en prie, les invita Espérance en servant à chacun une infusion.

    Le marchand la remercia avant de prendre une gorgée, mais Kaïley, elle, fixait la boisson avec scepticisme.

    — Il s’agit d’eau chaude avec de l’essence de lavande et de pomme, une spécialité locale, lui expliqua Espérance.

    Kaïley prit une gorgée prudemment, mais éloigna aussitôt la tasse de ses lèvres en grimaçant. Espérance ne s’en offusqua aucunement.

    — Donc, commença le marchand en reposant sa tasse, parlons de choses plus sérieuses. Espérance, vous vous engagez à prendre cette femme sous votre toit jusqu’à ce qu’elle soit délivrée de son enfant ?

    — Bien sûr, confirma Espérance en hochant la tête. Il serait idiot de laisser cette pauvre femme accoucher en ville, sous le regard et le jugement des habitants. La sage-femme du village est efficace et discrète. Elle ne posera pas de questions ni ne bavardera.

    — Bien, approuva Kaïley en fixant le bois de la table, le regard soucieux. Suis-je obligée de rester lorsque l’enfant sera venu ou vous pourrez le nourrir autrement que par mon sein ?

    Espérance ressentit un pincement au cœur en entendant ces paroles. Elle se demanda si toutes les femmes de la Forêt étaient aussi distantes et froides envers leurs enfants. Elle répondit toutefois :

    — Le lait maternel serait meilleur, mais nous avons des chèvres qui fournissent du bon lait. Nous pourrons nous débrouiller si vous ne souhaitez pas rester…

    Ses derniers mots se coincèrent dans sa gorge.

    Bientôt, le marchand prit congé et les deux femmes restèrent seules. Espérance ne savait pas si elle devait ou non se permettre de poser des questions à Kaïley sur ses raisons pour abandonner son enfant. C’était la première fois qu’elle rencontrait la mère de l’enfant qu’elle adoptait, mise à part celle de Chant-d’Oiseau, mais cette dernière n’était pas en état de partager quoi que ce fût ; elle n’avait fait que déposer l’enfant et s’en était allée. De plus, c’était la première fois qu’elle rencontrait en chair et en os quelqu’un d’une autre nation et même si cela avait quelque chose d’intrigant, elle ressentait surtout un malaise. Il semblait qu’elle le partageait avec la femme de la Forêt. Un silence pesant commençait à s’installer entre elles et, n’y tenant plus, Espérance laissa tomber la question qui lui brûlait les lèvres :

    — Pourquoi abandonnez-vous votre bébé ?

    Kaïley releva la tête si brusquement que, l’espace d’un moment, Espérance eut peur qu’elle se fût tordu le cou. L’étrangère la fixait avec une surprise mêlée à une sorte de dégoût. Elle semblait mettre Espérance au défi de la juger. Néanmoins, elle accepta de répondre, les yeux rivés sur les flammes dansant dans l’âtre.

    — Je ne peux pas le garder. Mon peuple ne l’accepterait pas.

    — Pourquoi ? se risqua Espérance.

    — Parce que…, hésita Kaïley. Parce que c’est contre nature, c’est… ça n’aurait jamais dû arriver.

    Espérance s’approcha un peu plus de la jeune étrangère, compatissante.

    — Ce n’est pas l’enfant de votre mari ?

    Kaïley la regarda sans comprendre.

    — Qu’est-ce qu’un « mari » ?

    Cette fois, ce fut Espérance qui la fixa avec étonnement.

    — Eh bien… l’homme que vous avez épousé, votre compagnon, votre partenaire de vie, à qui vous avez juré fidélité…

    Kaïley eut un rire bref et sans joie, qui désarçonna Espérance.

    — Mon peuple ne connaît pas cette tradition absurde d’union entre deux enfants de la Forêt. Nous sommes tous libres, nous aimons qui nous voulons, pour le temps qui nous plaît. Nous ne sommes pas enchaînés à une seule personne pour toute notre existence.

    Espérance la trouvait bien dure envers le mariage, mais ne répliqua pas. Elle la relança plutôt :

    — N’aurait-il pas été plus sage de laisser cet enfant aux soins d’une famille de votre nation ? Vous savez aussi bien

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