Découvrez des millions d'e-books, de livres audio et bien plus encore avec un essai gratuit

Seulement $11.99/mois après la période d'essai. Annulez à tout moment.

La bataille de la citadelle
La bataille de la citadelle
La bataille de la citadelle
Livre électronique597 pages8 heures

La bataille de la citadelle

Évaluation : 0 sur 5 étoiles

()

Lire l'aperçu

À propos de ce livre électronique

Déchirés, Malek et Kalessyn ont dû laisser Éli, Tilka et Eldébäne derrière eux afin d’aider les rebelles à escorter la famille royale loin de la cité d’Yrka. Dans les marais, la paix règne de nouveau entre les soldats et les chasseresses, qui comptent tous trouver le meilleur moyen de rejoindre l’archimage Arkiel. La ville de Tabem étant maintenant hors de danger, Dulciens et Ébrêmiens marchent aussi vers la citadelle. Sur son navire, le ténébryss sourit. Tout se déroule comme il l’avait espéré. Enfin, son peuple sera vengé.
LangueFrançais
Date de sortie21 avr. 2015
ISBN9782897523732
La bataille de la citadelle

En savoir plus sur Claude Jutras

Auteurs associés

Lié à La bataille de la citadelle

Titres dans cette série (7)

Voir plus

Livres électroniques liés

Fantasy et magie pour enfants pour vous

Voir plus

Articles associés

Catégories liées

Avis sur La bataille de la citadelle

Évaluation : 0 sur 5 étoiles
0 évaluation

0 notation0 avis

Qu'avez-vous pensé ?

Appuyer pour évaluer

L'avis doit comporter au moins 10 mots

    Aperçu du livre

    La bataille de la citadelle - Claude Jutras

    Résumé des tomes précédents

    L es sabots des chevaux martelaient durement la route, soulevant le sable en un nuage quasi opaque qui piquait les yeux des cavaliers. Le pâle éclat de la demi-lune éclairait les sombres visages. Les versants des montagnes qui longeaient leur route n’étaient que des murs noirs qui se perdaient dans le ciel étoilé.

    Kaito se tourna vers Malek qui chevauchait à sa droite. La bouche et le nez protégés du sable par un foulard, seuls ses yeux apparaissaient sous ses cheveux bruns secoués par leur cavalcade. Faute de le discerner, l’Arkéïrite y devinait tout le chagrin et la colère qui brûlaient dans le cœur de son ami.

    Après être allés secourir les parents de Mylène, que le ténébryss avait faits prisonniers, Éli, Tilka et Eldébäne s’étaient fait attaquer par les pirates et le sorcier. Lorsque les soldats avaient réussi à éteindre les flammes magiques, il n’y avait plus que des cadavres. Le sergent Johan Montbleau avait fouillé les recoins du donjon sans retrouver leurs traces.

    Le prince Laurent, qu’Éli venait d’informer de la réelle situation dans les marais, avait tenté de retourner au château. Or, Malek s’était interposé. Si la chasseresse ne se manifestait pas, c’est qu’elle ne voulait pas qu’il la recherche. Pas encore. Ils avaient donc forcé le prince à partir avec sa famille, que les hommes du général Larss Geoffroi et du capitaine Franx Remph venaient d’enlever. Une idée d’Éli.

    Une fois assez éloignés, Malek, Éric, Johan et quelques soldats avaient rebroussé chemin afin de retourner dans les cachots. Kaito les avait accompagnés même s’il savait qu’ils n’y découvriraient rien. Lui seul aurait pu changer le cours des événements, mais il n’en avait pas le droit.

    Comme Johan avant eux, ils avaient fouillé chaque cellule jusqu’à remonter au château, qu’ils avaient trouvé en pleine effervescence. Suivi des rebelles dissimulés sous leur cape, Johan avait interrogé bon nombre de nobles qui n’avaient remarqué aucun sorcier ni aucune femme étrange. Bredouilles et s’étant déjà beaucoup trop éternisés au milieu des gardes du premier conseiller Krilin Lelkar qui se préparaient à se lancer à la poursuite de la famille royale, ils étaient ressortis par le passage secret des hommes du prince. Ils avaient alors récupéré leurs chevaux et étaient partis retrouver leurs compagnons.

    Même si Éli restait introuvable, ils avaient appris que les habitants de Tabem s’étaient révoltés contre le général Dubourvois et ses troupes, que l’on disait majoritairement composées de pirates à la solde de Krilin. Aidés de soldats ébrêmiens, ils avaient repoussé l’assaut. Une armée marchait en ce moment vers la citadelle, où était toujours confiné l’archimage. Ils devaient donc se hâter s’ils ne voulaient pas que la milice et l’armée s’affrontent.

    Pour commencer, ils devaient rejoindre Eldérick et les rebelles, qui avaient dû quitter le repaire de l’aigle à la suite de l’attaque de monstres ailés. C’étaient les plus récentes nouvelles que Myral avait d’eux.

    En ce qui concernait les marais, personne ne savait comment s’accordaient les trois rois du désert, Ferral, les chasseresses et les rawghs. À leur pensée, les images qui habitaient Kaito avaient été pendant un moment auréolées d’un noir orageux, mais les humeurs s’étaient apparemment calmées puisqu’il ne percevait plus rien à part l’impression qu’ils se dirigeraient tous bientôt vers eux.

    Les pensées de Kaito revinrent à Éli, mais comme pour les heures précédentes, tout était noir. Il n’y avait plus rien. En dehors de sa certitude qu’ils ne la retrouveraient pas au château, il ne voyait rien du tout, comme si ses visions lui avaient été retirées. Était-ce parce que, maintenant, il n’aurait pas réussi à garder ses impressions sous silence ? Qu’il aurait été tenté pour la première fois de sa vie de changer le cours des événements au lieu de marcher simplement vers eux ? Pour ses amis ? Pour les sauver ? Mais il était trop tard. Il avait raté sa chance, des jours auparavant, dans le boisé, alors qu’il savait qu’Éli ne ressortirait pas avec eux d’Yrka. Or, à ce moment, il en avait ignoré la raison ni même ce qu’elle avait eu l’intention de faire.

    Kaito se concentra afin d’essayer de la voir, de trouver l’endroit où elle était. Après de longues minutes, l’apparition des soldats et des rebelles le ramena à son entourage et il suivit ses compagnons jusqu’à l’avant du cortège. Quelque chose approchait. Quelque chose qui le bouleverserait, lui, profondément. Et, étrangement, la seule image qui lui venait à l’esprit était celle de la pierre de la guerre qu’avait dérobée Éli des mois auparavant : la raison pour laquelle ils s’étaient tous lancés dans cette aventure.

    Chapitre 1

    Le corbeau

    L es montagnes grises défilaient à vive allure loin au-­ ­dessous de Kalessyn. Sous sa forme de corbeau, il filait vers le sud dans le ciel étoilé. La demi-lune brillait légèrement derrière la fine couche de nuage, éclairant à peine le paysage déjà sombre des monts Mézarès. À cette heure avancée de la nuit, aucune lumière n’indiquait la présence des villages. Seule la ville d’Yrka, à l’est, brillait entre les versants.

    Kalessyn se surprit à ralentir. Le tunnel qu’avaient emprunté les ravisseurs d’Éli devait déboucher dans les environs. Toutefois, il se doutait que le ténébryss l’avait déjà amenée bien au-delà. Traversé par une pointe de douleur, si l’oiseau qu’il incarnait avait eu la capacité de verser des larmes, elles auraient coulé à torrents.

    Éli, Tilka et Eldébäne s’étaient fait capturer par le sorcier et le pirate, Tchérok. Sa maîtresse l’avait empêché d’intervenir, de peur que le ténébryss l’enlève également. Ils avaient alors appris que des hommes de l’autre continent se préparaient à attaquer les rebelles ainsi que les soldats qui escortaient la famille royale. Éli l’avait envoyé en reconnaissance en lui interdisant de contacter Malek. Elle ne voulait pas que le rebelle parte à leur rescousse. Ses compagnons l’auraient accompagné, suivis du prince et de ses soldats. Ainsi séparés, ils auraient été beaucoup plus vulnérables à l’attaque des hommes de l’autre continent. Sans compter qu’Éli se doutait qu’ils n’auraient pas les moyens de les poursuivre sur l’océan, là où les amenait apparemment le ténébryss.

    Après être sorti du passage secret, Kalessyn avait survolé les montagnes sans réussir à retrouver la trace des pirates. Comme Éli restait mentalement silencieuse, il n’arrivait même pas à la localiser. Le petit dragon aurait voulu fouiller chaque recoin, mais il ne pouvait pas désobéir à sa maîtresse. C’était dans sa nature. Sa tâche restait de trouver où se cachaient les hommes de l’autre continent.

    Une brusque colère le submergea. Pas contre sa maîtresse qui ne voulait que les protéger, mais contre lui-même. Lui, un dragon. À la vue de ses ailes faites de plumes noires qui le portaient sur le vent, sa colère se fit plus forte. Il avait également des ailes sous sa véritable forme, mais elles ne lui servaient à rien.

    Plusieurs fois, durant le voyage, il avait repris sa forme de dragon pour entraîner ses membres dorsaux sans aucun résultat. Il savait bien que les livres mentionnaient qu’il ne pourrait pas voler avant plusieurs années, mais il espérait toujours que leurs auteurs se soient trompés. Cependant, son incapacité à voler n’était qu’une petite frustration comparée à celle de ne pas avoir pu aider ses amis. N’était-il pas censé être la bête la plus puissante de la Création ?

    Kalessyn effectua une descente vers les montagnes pour mieux voir la route. Où pouvaient bien se cacher les monstres du ténébryss ? Il n’avait pas encore aperçu Malek, ce qui signifiait qu’ils étaient probablement déjà en route vers la citadelle. Éli…

    Il aurait dû avoir la capacité de les sauver, mais il avait hésité. Son feu était destructeur. Depuis cette boule incandescente qu’il avait envoyée dans le camp des eldéïrs, il n’avait plus osé en créer. Sous sa forme de dragon, loin des regards, Kalessyn y avait souvent songé, mais à la seule pensée du désastre qu’il pouvait causer, il abandonnait. Il s’était donc retrouvé impuissant devant le sorcier. Lancer une boule de feu aurait risqué de blesser ses amis. Bien sûr, il lui restait ses griffes. Toujours lors de ses séances d’entraînement secrètes, il avait mis en copeaux de bois plusieurs arbres. Néanmoins, un problème majeur se posait. Qu’arriverait-il s’il tentait de reprendre sa forme de dragon dans un espace aussi restreint ? Personne ne l’avait vu depuis un long moment, mais il devenait de plus en plus gros. Il aurait occupé une bonne partie de la pièce, au risque d’écraser un ami. Or, s’il avait su qu’un destin bien pire les attendait, il aurait agi sans se perdre en réflexions.

    Le corbeau poussa un croassement furieux alors qu’il scrutait les chemins sombres. Où était cette autre personnalité qui avait guidé Éli plus tôt dans leur quête ? Ce Kalessyn qui savait tout et semblait même connaître l’avenir ? Pourquoi n’était-il pas apparu pour lui dire quoi faire pour les sauver ? Pourquoi n’apparaissait-il pas maintenant pour lui montrer la voie à suivre ? Mais peut-être que la voie à suivre était justement d’abandonner Éli, de protéger la famille royale afin d’éviter une guerre entre les soldats et les magiciens de la citadelle ?

    Éli ! Kalessyn se rappela les paroles du ténébryss disant que ce qui l’attendait était pire que tout. Qu’allait-il lui faire ? Probablement tenterait-il de se servir d’elle pour l’appâter. Mais Éli ne l’appellerait pas. Elle souffrirait jusqu’à la mort, Kalessyn en avait la certitude. Toutefois, il la trouverait avant. Cette fois-ci, il ne resterait pas impuissant devant le sorcier. Comme Éli n’était plus là pour lui ordonner de rester caché, il avait bien l’intention de s’entraîner à utiliser le souffle brûlant qui bouillait en lui pour décimer leur ennemi. Kalessyn ne pouvait désobéir à sa maîtresse ; il devait localiser les hommes de l’autre continent. Cependant, lorsque ce serait fait, il comptait bien repérer le navire et secourir ses amis.

    Quelque peu soulagé par cette idée, il descendit davantage vers le chemin qui longeait les montagnes bordant l’océan. Son oreille intérieure sondant les alentours, il perçut finalement des bruits de sabots. Par la suite apparut une troupe de plusieurs centaines de soldats galopant à bride abattue. Il devina aussitôt que c’étaient les hommes que le premier conseiller Krilin avait envoyés à la poursuite des supposés traîtres. Franx et Myral avaient enlevé la famille royale afin de les protéger. Toutefois, seuls les soldats alliés au prince Laurent connaissaient la situation.

    Kalessyn devait se dépêcher, car le groupe de Malek ne devait plus être loin devant. Il y avait à peine quelques heures qu’il avait été séparé d’Éli. Donc, comme les carrosses ne pouvaient avancer très rapidement sur le chemin, c’était une question de temps avant que les soldats ne rejoignent les rebelles et les troupes de Laurent.

    Les ailes déployées au-dessus du chemin, Kalessyn fonçait à en rendre le paysage indéfinissable. Il parcourut ainsi une distance d’environ trente minutes à dos de cheval. Puis, il aperçut les rebelles qui fermaient la marche des cavaliers. Le défilé, qui comptait plusieurs centaines d’hommes, s’étendait à perte de vue. Kalessyn prit de l’altitude afin que Malek ne l’aperçoive pas et se dirigea vers le premier carrosse. Malgré la noirceur, ses yeux perçants discernaient les motifs luxueusement ouvragés des contours. Le carrosse faisait des soubresauts sur les bosses du chemin de terre alors que le garde qui le guidait poussait les chevaux à leur maximum.

    Kalessyn continua plus loin, jusqu’à ce qu’un éclat de voix l’attire vers un groupe de cavaliers qui galopait parmi les soldats et les rebelles.

    — Bon sang, général ! s’emportait le prince Laurent. Mettez votre orgueil de côté un peu et réagissez logique­ment. Croyez-vous réellement que je veuille du mal à ma famille, à mon royaume ? Si j’avais voulu prendre la place de mon père sur le trône, il y a longtemps que je l’aurais prise par succession !

    — Altesse, calmez-vous, le tempéra Franx.

    Les deux hommes chevauchaient à droite d’Orel. Sous leur cape battant au vent, les rayons de lune faisaient briller les parties or de leur armure. Escorté par deux rebelles, le général Orel Magrow se trouvait sur un cheval, les mains attachées derrière le dos. À sa gauche se trouvait le général Larss Geoffroi et Myral. Juste derrière, avançaient Malek, Éric, Kaito et le sergent Johan Montbleau.

    — Écoute, Orel, déclara Larss d’un ton qui sembla à Kalessyn extrêmement las, nous n’avions pas le choix d’agir ainsi, le temps manquait pour les explications. Tu dois absolument empêcher tes hommes de nous attaquer. Cela ne pourrait que servir notre ennemi et…

    — Bien sûr que je vais les en empêcher ! le coupa Orel. Je ne suis pas aveugle à la situation, mais…

    — Il n’y a pas de « mais » ! l’interrompit sèchement Laurent. Et, oui, vous êtes aveugle à la situation, vous l’avez tous été, et ça, depuis des années ! Il a fallu que des gens viennent se sacrifier pour nous.

    Un doigt pointé vers Myral, il ajouta presque en hurlant pour couvrir le bruit des sabots :

    — Des gens qui ont souffert de nos lois et des gens qui ne sont même pas d’ici ! Et vous, général, vous vous permettez de discuter mes ordres ! Peut-être seriez-vous plus enclin à obéir à Krilin ? demanda-t-il avec sarcasme.

    — Laurent, tenta de l’interrompre Franx, mais le prince l’ignora.

    — En ce moment même, la personne qui nous a tous sauvés est on ne sait où, peut-être aux mains de l’ennemi. On m’a empêché d’aller à sa recherche, car si nous nous séparons, nous serons trop vulnérables. Maintenant, vos soldats se dirigent vers nous en croyant que nous avons enlevé le roi avec de mauvaises intentions, alors si vous croyez que je vais prendre le temps de me perdre en explications, donnant ainsi la chance à ce damné sorcier de nous attaquer, vous vous trompez. Restez donc attaché sur votre cheval, je vais aller m’occuper de vos hommes. Myral.

    — Oui, altesse, répondit le grand rebelle.

    — Pouvez-vous vous occuper de surveiller le groupe ? Mes troupes et moi allons protéger nos arrières.

    — Avec plaisir, altesse, mes hommes surveillent déjà la montagne et ils ne laisseront personne approcher.

    Sur un sec hochement de tête, Laurent fit ralentir sa monture, puis, dans un cabrement, il la fit tourner pour partir vers l’arrière de la file. Par l’expression tourmentée du jeune prince, Kalessyn devina qu’il était aussi bouleversé que lui par la disparition d’Éli.

    — Altesse ! s’exclamèrent en chœur Franx et Dorian en ralentissant également pour effectuer un demi-tour.

    Orel se tordit le cou pour les regarder s’éloigner. Sans les cordes qui le retenaient au cheval, il serait tombé sur le chemin de terre. Kalessyn les quitta pour suivre le prince. Celui-ci avait déjà hélé les soldats afin de former une troupe assez nombreuse pour se mesurer à leurs confrères qui approchaient. Franx et Dorian le suivaient de près.

    — Altesse ! Laurent ! s’écria Franx en amenant sa monture à sa hauteur. Vous ne pouvez pas faire affronter les deux groupes.

    — Ce n’est pas dans mes intentions, Franx, rétorqua Laurent en atteignant la fin de la file.

    S’arrêtant brusquement, il tourna la tête pour évaluer leur nombre. Satisfait, Laurent reporta son attention sur le chemin qui disparaissait dans le noir. Loin derrière eux, les carrosses s’éloignaient vers le sud, entourés par les rebelles.

    — Je ne leur laisserai nul autre choix que celui de m’obéir. Que le général Magrow aille au diable, je suis le prince héritier, bon sang ! La guerrière avait raison, il est temps que je sorte de l’ombre.

    À sa mention, Laurent se tut, une expression affligée sur les traits. Le silence tomba sur eux tandis qu’ils restaient immobiles à attendre. Kalessyn reprit de l’altitude pour surveiller les alentours, mais il ne voyait que le groupe de soldats qui arrivait du nord. Pourtant, le ténébryss avait bien mentionné que des hommes de l’autre continent se dirigeaient vers eux. Comme il se doutait fort qu’il n’y aurait pas d’affrontement entre les deux groupes de soldats, Kalessyn reprit son exploration des montagnes. N’y localisant aucune âme, le corbeau fit demi-tour afin d’aller survoler l’océan. Plus noire que la nuit, l’eau était vierge de toute embarcation. L’idée d’apercevoir le navire sur lequel le ténébryss avait amené Éli lui vint à l’esprit, mais, même s’il le trouvait, que ferait-il de plus que dans la cave ? Comme il n’avait pas encore trouvé les hommes de l’autre continent, Éli lui interdirait de venir à son secours. À moins qu’il n’agisse avant qu’elle n’ait le temps de communiquer avec lui.

    Les plumes caressées par le vent salin, Kalessyn revint vers la côte afin de retrouver les soldats. Soudain, une lumière lointaine attira son regard. Le temps qu’il se tourne dans sa direction, elle avait disparu. Or, il était certain d’avoir bien vu. Vivement, il fila vers l’endroit, le cœur gonflé par l’espoir d’avoir trouvé le navire du ténébryss.

    Il se passa quelques minutes pendant lesquelles Kalessyn tenta de se faire un plan de rescousse de ses amis. Sous lui, les vagues de l’océan se fracassaient sur les parois rocailleuses dans un bruit de tonnerre qui allait tout à fait avec son humeur. Il montrerait à ce ténébryss ce dont était capable la bête la plus puissante de la Création. Kalessyn lui ferait regretter d’avoir eu envie de posséder un dragon en mettant tous ces pirates en lambeaux. À cette pensée, il fut soudain pris d’un vif désir d’aller jusqu’à les dévorer. Non. Éli ne serait pas fière de lui. Après ce qu’elle venait de vivre, ce n’était vraiment pas le moment de la décevoir.

    À une bonne distance de la côte, la masse sombre d’un navire se dessina sur le fond tout aussi sombre de l’océan. Kalessyn piqua vers lui. Sur le pont, les pirates s’apprêtaient à repartir. Il alla se poser sur une des vergues, puis les regarda remonter des embarcations vides. Aucun des hommes ne faisait partie du groupe qui avait enlevé Éli. Les barques ramenées sur le pont, des marins les attachèrent tandis que d’autres allaient lever l’ancre. Même s’il doutait que le ténébryss soit présent sur ce navire, Kalessyn pouvait toujours se changer en souris afin d’aller vérifier la cale. Toutefois, il y avait ces embarcations vides qui avaient manifestement conduit des gens sur la côte. Non ! Pas des gens.

    Étendant ses ailes, Kalessyn reprit brusquement les airs pour filer vers le continent à l’est. Ce bâtiment n’avait pas été destiné à transporter les prisonniers. Des quais apparurent sous la clarté de la lune, suivis de petites maisons formant un village de pêcheurs. Celles-ci avaient sûrement été vidées par Myral au cours des jours précédents, puisqu’il ne semblait y avoir aucun signe de vie. Kalessyn descendit plus bas jusqu’à apercevoir des traces de pas laissées récemment par des êtres d’un poids considérable et se dirigeant vers le début du cortège.

    Bien sûr, le ténébryss n’avait pas lancé ses troupes à partir d’Yrka. Il avait prévu que les soldats du général Magrow et ceux du prince se rencontreraient au nord de la file. Ils formeraient alors un lourd obstacle à traverser avant d’atteindre la famille royale. Les hommes de l’autre continent attaqueraient donc par le sud, occupé seulement par les rebelles.

    Aussi rapidement que ses ailes de corbeau le lui permettaient, Kalessyn arriva au-dessus des guerriers aux armures gris foncé. Leur large épée accrochée dans le dos, ceux-ci couraient sur le chemin de terre. Il en dénombrait plus d’une centaine. Kalessyn les dépassa tout en reprenant de l’altitude. Beaucoup trop près, il aperçut les rebelles, mais ne s’arrêta pas pour les avertir ; il avait une autre idée. Éli n’aurait pas été d’accord ; cependant, jamais il n’avait été plus déterminé.

    Chapitre 2

    L’enfant rebelle

    L ieutenant, vous resterez derrière avec vos hommes, ordonna Orel en pointant un groupe de soldats. Les autres entoureront les deux carrosses, et ce, en tout temps.

    Le général Magrow avait été libéré après que Laurent eut fait son discours aux soldats qui arrivaient et les avait rejoints à la fin du défilé. Près de lui, le prince attendait qu’il ait terminé de placer ses troupes. Le feu provoqué par l’intensité de ses propos brûlait encore au fond des yeux de Laurent. Plusieurs hommes le considéraient avec un étonnement vite remplacé par le respect. Franx et Dorian restaient derrière leur dauphin afin de laisser toute la place au prince et faire clairement comprendre au général Magrow qu’il faisait maintenant affaire avec lui. Même si Laurent n’avait jamais participé à une guerre, il était temps qu’il mette en application ce qu’ils lui apprenaient depuis tant d’années.

    — Altesse, appela Orel en se tournant vers lui, vos hommes sont…

    — Laurent ! Je veux dire, altesse ! s’écria une voix enfantine venant des montagnes. Altesse !

    Tous les regards convergèrent vers l’enfant qui apparut dans un bond sur le chemin. Complètement nu, sa peau pâle semblait briller sous la clarté de la lune. Il courut jusqu’à eux, ses petits pieds nus n’émettant aucun bruit.

    — Altesse ! répéta-t-il sans sembler perturbé par sa course. Vous devez retourner en avant de la file ! Les hommes de l’autre continent s’en viennent, ils ont débarqué d’un bateau plus au sud. Vite !

    Le garçon agrippa les rênes de la monture du prince, puis la fit tourner sous les regards abasourdis des soldats. Certains avaient dégainé en entendant les cris, mais aucun ne savait comment réagir devant l’enfant.

    — Mais qui es-tu ? s’étonna Laurent d’une voix douce en se penchant sur sa selle.

    Orel fit signe à un groupe de soldats de partir vers le sud. Kalessyn leva ses yeux aux iris violet argenté qui brillèrent dans la nuit.

    — Éli vous a dit qu’elle ne pouvait pas vous révéler son secret, car cela mettrait quelqu’un qu’elle aime beaucoup en danger, expliqua le garçon alors que l’expression de Laurent se décomposait. Je suis cette personne. Oui. J’étais là lorsque vous avez discuté dans la chambre de l’auberge. Habituellement, continua-t-il en reculant vers le bord du chemin, je suis cons­tamment avec Éli, mais elle m’a envoyé vous aider. J’ai vu les hommes de l’autre continent au sud. Ils vont atteindre Myral d’une minute à l’autre. Aucun ennemi n’arrivera du nord, j’ai vérifié jusqu’à Yrka. Vous devez y aller. Nous nous reverrons là-bas.

    Kalessyn disparut d’un bond agile derrière les rochers. Quelques secondes plus tard, un corbeau s’envola et vint passer au-dessus d’eux en croassant pour ensuite filer vers le sud.

    — Le corbeau du magicien, murmurèrent les soldats qui avaient participé au combat pour sortir les femmes d’un repaire des hommes de l’autre continent avec Éli, Tilka, Malek et Eldébäne.

    Toujours abasourdi par les propos de l’enfant, Laurent dut secouer la tête avant d’ordonner :

    — Tous à l’avant ! Ne laissez qu’une troupe à l’arrière !

    Il partit aussitôt au galop, suivi des officiers et de ses troupes. Kalessyn savait que les soldats le suivaient, mais en atteignant le groupe de rebelles qui précédait la file, il sut qu’ils arriveraient trop tard. Myral, Malek, Éric et Kaito observaient gravement les hommes de l’autre continent qui venaient d’apparaître à peine à cent mètres devant eux. Larss et Johan avaient réuni les soldats restants autour des carrosses qu’ils avaient probablement immobilisés dès que les éclaireurs les avaient avisés de l’approche de l’ennemi. Les armes sorties, ils étaient prêts, mais jamais assez nombreux pour recevoir l’assaut de ces monstres.

    — Désolé, Éli, pensa Kalessyn en atterrissant au bord du chemin derrière un gros rocher, mais je suis certain que tu ne m’en voudras pas. Puis, après tout, n’es-tu pas toi-même la reine des initiatives personnelles ?

    Malek considérait leurs adversaires avec la mauvaise impression qu’ils allaient se faire écraser par cette horde de monstres. Du coin de l’œil, il vit Éric serrer la poignée de sa large épée des deux mains. Habituellement, le guerrier blond maniait sa lame d’une seule main. Or, lui aussi sentait que le combat serait très ardu. Une résolution farouche apparaissait sur le visage des rebelles qui les entouraient, même s’ils espéraient tous que les soldats reviendraient rapidement. Ça ne les sauverait pas, mais ils pourraient épargner leurs protégés.

    Les hommes de l’autre continent étaient maintenant à soixante mètres, leur épée gigantesque entre les mains. Silencieux, ils couraient d’un seul pas. Rien ne semblait pouvoir les arrêter.

    — Ça va faire mal, marmonna un rebelle près d’eux.

    — Je vais regretter ces paroles, lança Éric, mais j’aimerais vraiment que ces deux petites démones soient avec nous en ce moment.

    — Et moi donc, appuya Malek, qui comprenait pour la première fois la terreur que ces êtres implacables avaient dû répandre sur les territoires avant que les chasseresses n’utilisent leurs méthodes barbares.

    Cet assaut n’avait strictement rien à voir avec les deux batailles qu’ils avaient menées dans la forêt. Il aurait aimé qu’un cri strident de douleur vienne briser l’impassibilité de leurs rangs.

    — Nous… commença Myral, mais un soudain roulement de rochers l’interrompit.

    À une vingtaine de mètres devant eux, une masse sombre sauta sur le chemin, entraînant l’éboulement avec elle. Plus haute qu’un cheval, l’ombre occupait près de la moitié de l’espace.

    — Ah non ! s’exclama Éric. Pas une de ces terribles bestioles en plus !

    Tourné vers Malek, il se figea en voyant l’expression étonnée de son frère qui avait baissé son épée.

    — Je dis ça comme ça, Malek, mais je ne crois pas que ce soit le moment de baisser les armes.

    — Tais-toi et regarde, lui ordonna Kaito. La bête ne nous fait pas face.

    Le rebelle blond reporta son regard sur l’énorme animal qui avait surgi des montagnes. Devant lui, les hommes de l’autre continent s’arrêtèrent brusquement. Leur heaume cachait leur visage, mais ils étaient manifestement terrifiés. Tout aussi effrayés, les rebelles tentaient de comprendre l’aspect du nouveau venu, qui semblait être un animal.

    — Éli, supposa Myral avec une pointe d’espoir.

    — Kalessyn, rétorqua Malek d’une voix à peine audible.

    Avant que ses compagnons aient le temps de le questionner, la bête poussa un rugissement dont l’écho se répercuta comme un long roulement de tonnerre dans les montagnes. Pétrifiés d’effroi, les hommes reculèrent, qu’ils soient ennemis ou alliés. Certains rebelles tombèrent même assis sur le chemin de terre, alors que les cris des femmes, restées silencieuses jusqu’à présent, s’élevaient derrière eux. Tout en se cabrant, les chevaux poussèrent des hennissements de terreur. Plusieurs cavaliers durent même les abandonner.

    Lorsque le rugissement se tut, la bête prit une profonde inspiration qui la fit se dresser sur ses pattes postérieures. Dans son dos, deux membres se déplièrent pour s’étendre de chaque côté en des ailes impressionnantes qui leur bloquèrent la vue.

    — Bon Dieu, jura un rebelle. Mais qu’est-ce…

    D’autres exclamations de stupeur s’élevèrent autour d’eux, puis se turent lorsque la bête cessa d’inspirer. Un lourd silence tomba, puis elle expira en se laissant choir sur ses pattes antérieures. De sa bouche sortit alors le même grondement terrible, accompagné, cette fois-ci, d’un torrent de flammes jaune orangé, lesquelles s’enroulèrent autour des hommes de l’autre continent hurlant.

    Criant aussi, les rebelles reculèrent davantage. Seul Malek restait derrière cet allié inattendu, profondément impressionné, mais nullement terrifié.

    — Kalessyn, répéta-t-il.

    Le dragon promena son souffle incandescent d’un côté à l’autre des rangs de l’ennemi jusqu’à ce qu’il soit tari. Dans un autre rugissement, il se propulsa parmi eux et les frappa de ses pattes aux griffes acérées. Les hommes de l’autre continent épargnés par les flammes destructrices tentèrent aussitôt de riposter en attaquant le dragon par les flancs.

    — Kal ! rugit Malek, puis il ajouta à l’attention de ses confrères. Il faut aider le dragon !

    Sans attendre, il se précipita près de son compagnon à écailles pour protéger son côté droit. Le fait de nommer la bête par son nom sortit certains hommes de leur torpeur, mais ils étaient encore trop étonnés pour réagir. Parmi eux, après un regard entendu, Éric et Kaito s’élancèrent en hurlant dans la masse d’ennemis qui tentaient de contourner le dragon par la gauche.

    Grondant et rugissant, Kalessyn agrippait les êtres et les lançait littéralement dans la montagne. Malek réussit à repousser les hommes de l’autre continent jusqu’à sa tête. Leur petit compagnon avait considérablement changé. Plus large, son nez allongé avait transformé ses yeux autrefois ronds et enfantins en deux fentes surmontées d’arcades sourcilières proéminentes. L’iris argenté brillait comme une étoile parmi les écailles vert foncé du dragon. Kalessyn ouvrit une gueule impressionnante où apparaissaient des crocs qui dépassaient déjà de taille ceux de n’importe quel autre prédateur de la Création.

    Malek sentit le souffle brûlant que dégageait la gorge du dragon. Du bras, il dut se protéger le visage en grognant de douleur. Il sentit la patte de Kalessyn le repousser doucement, mais fermement, vers l’arrière, puis son feu se répandit de nouveau sur l’ennemi. Aussitôt éteint, il lâcha le guerrier pour avancer de nouveau dans la masse d’êtres tout en les fauchant de ses pattes.

    Malek se remit à défendre son flanc, aidé de plusieurs rebelles. Tout en prenant soin de ne pas trop l’approcher, ceux-ci attaquaient les hommes de l’autre continent qui tentaient de contourner le dragon. Derrière, les soldats arrivaient au galop. Kalessyn continuait d’envoyer les êtres contre les rochers, et les soldats veillaient à ce que ceux-ci y restent couchés. Les hommes s’efforçaient d’ignorer la bête légendaire apparue sur le chemin pour se concentrer sur le combat. Malgré la présence de Kalessyn, leurs ennemis restaient de dangereux adversaires. Ceux qui échappaient au dragon tentaient de repousser les hommes pour se diriger vers les carrosses.

    — Ils veulent le roi ! vociféra Larss. Protégez la famille royale !

    Les êtres essayaient effectivement de contourner les combattants ou de les écarter pour atteindre le carrosse. Les soldats se regroupèrent devant en formation de demi-lune. Les deux généraux se battaient parmi eux. Ce combat étant le deuxième opposant les troupes du général Geoffroi aux hommes de l’autre continent, ils se montraient plus habiles que leurs confrères. Franx et Dorian entourèrent le prince Laurent, qui avait refusé catégoriquement de rester en retrait. Le jeune homme maniait sa lame avec fougue. Comme Myral l’avait dit, il était doué. Malek ressentit un vif malaise en se disant que c’était pour la sécurité de ce jeune prince qu’Éli ne les avait pas contactés. Il se joignit donc aux deux officiers pour protéger les arrières du dauphin. Trop plongé dans la bataille, Laurent ne s’apercevait pas qu’il était surveillé de toutes parts. Franx lui lança un bref regard de remerciement auquel Malek ne répondit pas. Même s’il se battait pour le prince, ses pensées se portaient vers une tout autre personne.

    La bataille dura plus d’une heure. Puis de moins en moins d’ennemis se rendirent jusqu’à eux. Les soldats portèrent aussitôt leur attention sur le dragon qui terminait le travail, plus loin au sud. Devant eux, les rebelles reculèrent vivement pour s’éloigner de la bête. Perdu dans son combat, Kalessyn continua de déchiqueter les hommes de l’autre continent et de cogner avec des rugissements de rage sur ce qui semblait n’être plus que des cadavres.

    Malek se fraya un chemin parmi les soldats et les rebelles qui reculaient toujours de plus en plus, se bousculant presque. Rengainant sa lame, il marcha lentement vers le dragon qui frappait, sans grande force maintenant, les restes des corps gisants à ses pieds. Malek entendit des hommes le suivre, qu’il devina être ses compagnons. Après avoir enjambé les nombreux corps ennemis, il atteignit Kalessyn. Ce dernier lâcha le cadavre qu’il tenait.

    La tête basse, il s’assit, puis fixa ses pattes ensanglantées qu’il tourna devant ses yeux. Ses arcades sourcilières soulevées sur un regard où se lisait une profonde tristesse, le dragon n’avait plus rien de la bête sauvage qu’il avait été un instant plus tôt. Ses yeux en amande violets aux éclats argentés se tournèrent vers Malek pour revenir à ses griffes couvertes de chairs et de sang. Ses pattes arrière étaient maintenant plus grosses que celles de devant, qui étaient, quant à elles, aussi définies qu’une main humaine, écailles et griffes en plus. Les membranes qui se trouvaient de chaque côté de sa large tête s’aplatirent vers l’arrière, tandis que ses ailes se dépliaient et se repliaient en frémissant dans un geste purement nerveux.

    — C’est la première fois que je tue, lâcha Kalessyn d’une voix profonde aussi différente de celle des souvenirs de Malek que son apparence.

    Pourtant, elle gardait le ton enfantin du petit dragon.

    — Je suis drôlement fort, hein, Malek ? émit-il avec une pointe de fierté.

    Incapable de prononcer un mot, le guerrier s’approcha, les yeux rivés sur les marques rouges qui apparaissaient sur les pattes et le cou du dragon. Sans sembler souffrir de ses blessures, celui-ci continuait de détailler ses griffes.

    — Oui, drôlement fort, répéta Kalessyn à sa place.

    Ses griffes se fermèrent en un poing, alors qu’il baissait davantage la tête. Il lâcha dans un murmure :

    — Mais je n’ai pas su quoi faire pour les retenir. Je ne savais pas comment battre le sorcier, et Éli ne m’a pas permis d’essayer. Elle ne voulait pas qu’il m’arrive quelque chose, je le sais. Tu le sais aussi, hein, elle ne veut pas qu’il arrive quoi que ce soit à l’un de nous. Mais peut-être que si… si j’avais tout de même… peut-être que…

    Malek posa une main réconfortante sur la tête de Kalessyn, qui porta ses yeux violet argenté éperdus sur lui. Le guerrier caressa les écailles étrangement souples et douces du dragon.

    — Tu l’as dit toi-même, Kal, elle ne t’aurait pas laissé faire. Éli est ta maîtresse et tu ne peux pas aller contre sa volonté. J’imagine que tu ignores où elle est maintenant ?

    Le dragon émit un petit gémissement.

    — Je l’ignore, et elle ne me le fera pas savoir.

    Baissant la tête pour cacher sa propre douleur, Malek continua de promener sa main sur les écailles.

    — Je suis désolé, gémit Kalessyn.

    — Non, tu n’as pas à être désolé. C’est moi qui aurais dû savoir. J’aurais dû deviner ce qu’elle avait l’intention de faire. Mais il est trop tard, maintenant. Notre devoir est désormais de protéger et de mener ces gens à la citadelle des magiciens. Si tu l’entends ou réussis à avoir un indice de l’endroit où elle se trouve, nous agirons.

    Sans paraître plus consolé, Kalessyn approuva.

    — Tu es blessé, constata Malek en examinant les entailles faites dans les écailles.

    Avec une grimace, le dragon s’étira en examinant ses pattes.

    — Je ne crois pas que ce soit très grave. Néanmoins, je ne pourrai pas me transformer avant un moment.

    Les sourcils froncés, Malek retira sa main.

    — Pour une raison que j’ignore, mes pouvoirs ne semblent pas agir sur toi, mais nous pourrons te panser. Puis, ajouta-t-il en avisant les gens qui les fixaient toujours avec stupéfaction, transformé ou pas, nous aurons des explications à fournir.

    — Je ne veux faire peur à personne, souffla Kalessyn, soudain replié sur lui-même.

    Malek lui fit un sourire rassurant.

    — Je crois qu’ils ont tous vu que tu nous as sauvé la vie. Puis, comme je te connais, je suis certain que personne ne te craindra très longtemps. Allez, tourne-toi afin que je fasse les présentations.

    Alors que Kalessyn se redressait pour faire lentement demi-tour, le guerrier admira sa puissante musculature. Ses membres postérieurs et antérieurs allongés lui permettaient de faire des mouvements plus fluides. Sur ses tempes, des rangées de cornes se terminaient par deux particulièrement grosses sur le dessus de sa tête. Quelque part en lui, Malek savait qu’il aurait dû ressentir une certaine peur face au dragon, mais il connaissait trop bien la lueur qui brillait au fond des yeux en forme d’amande. Peu importe leur forme ou leur grosseur, le regard restait celui du Kalessyn qui les avait suivis sous tant de formes. Pour l’instant, il était aussi vulnérable que le petit garçon qu’il avait incarné. Ses ailes s’agitèrent de nouveau nerveusement sur son dos. À la vue des expressions des hommes et des femmes qui allaient de la crainte révérencielle à la pure terreur, ses iris violet argenté jetèrent un coup d’œil anxieux vers son ami.

    Les rebelles qui avaient suivi Malek reculèrent aussitôt tout en dévisageant leur compagnon si familier avec la bête légendaire. Une main sur le cou de Kalessyn, le jeune homme déclara :

    — Pour ceux qui connaissent Eisynn, je vous le pré­­sente sous sa véritable forme. Pour les autres, je vous présente Kalessyn, un ami qui nous suit depuis les marais. Même si vous ignoriez tous sa présence, il connaît chacun d’entre vous. Toutefois, vous comprenez, j’espère, pourquoi il ne s’est pas présenté à vous avant.

    Laurent fit un pas vers eux en dévisageant le dragon. Comme il venait pour parler, Malek continua :

    — Je comprends que vous ayez des questions, mais il serait préférable pour les dames d’y répondre lorsque nous serons loin des restes de ces monstres.

    Il fallut quelques minutes avant que les hommes se ressaisissent. Franx approuva :

    — Il a raison, partons d’ici. Sergent Montbleau, assurez-vous que les femmes ferment les rideaux des portières pour ne pas voir les cadavres. Dorian, quelles sont les pertes ?

    Le sergent Mussely répondit sans retirer son regard de la bête :

    — Quelques blessés seulement.

    — Amenez-les-moi, je m’occuperai d’eux, dit Malek. Kal, ça ira ?

    Le dragon hocha la tête, puis s’écarta du chemin. Après avoir renvoyé ses rebelles dans les montagnes, Myral récupéra sa monture. Il s’approcha d’eux pour observer l’animal légendaire. Celui-ci se cachait derrière Malek, bien qu’il fût près de dix fois sa grosseur.

    — Eisynn, prononça-t-il avec un léger sourire. Eh bien ! Cela explique l’histoire de la viande crue et de cet appétit titanesque.

    Éric apparut près de lui, son regard changeant de furieux vers Malek à quasi-adorateur vers Kalessyn.

    — Plus tard, répéta le jeune homme. Pour l’instant, laissez-le se remettre du combat.

    — Malek, dit Kalessyn par-dessus son épaule, je vais aider à dégager le chemin. Lorsque vous vous serez éloignés, je brûlerai les cadavres.

    Avec un hochement de tête, le guerrier repoussa ses compagnons vers le reste du groupe. Avant qu’Éric n’ait le temps de l’assaillir à coups de reproches et de questions, Malek se dirigea vers les blessés. Myral attrapa son neveu par le collet pour le tirer vers les officiers et le prince qui dirigeaient les soldats. La joie de revoir Kalessyn avait légèrement repoussé sa tristesse ; néanmoins, celle-ci reprit aussitôt ses droits sur le cœur de Malek lorsqu’il s’éloigna pour soigner les blessés. Les paroles du dragon lui revinrent : « Je n’ai pas pu les retenir. » Alors, il avait eu raison ; Éli avait fait en sorte que personne ne puisse risquer sa vie pour elle, pas même Kalessyn. Mais elle ne s’en tirerait pas comme cela ! Maintenant qu’ils étaient réunis, ils la chercheraient et la trouveraient, qu’elle le veuille ou non.

    — Tu m’entends, Éli, appela-t-il comme il le faisait depuis qu’ils étaient partis, je te retrouverai, que tu le veuilles ou non.

    Chapitre 3

    Une prière contre le désespoir

    L oin à l’ouest, au cœur d’un navire profondément engagé sur l’océan, Éli remua, puis appela dans un murmure presque inaudible :

    — Malek…

    Réveillée par sa propre voix, elle sursauta pour s’immobiliser aussitôt. Le souvenir des événements de la cave du duc Delongpré lui revint brutalement, lui rappelant la mauvaise situation dans laquelle elle les avait tous mis. Sans ouvrir les yeux, elle prit conscience de sa position. Ses poignets étaient maintenus au mur par des bracelets de métal légèrement au-dessus des épaules. Elle portait toujours ses vêtements de cuir et d’écailles, mais on avait retiré ses bottes.

    Éli fut soulagée que Tchérok ne lui ait pas retiré tous ses vêtements comme il avait l’habitude de le faire avec ses prisonnières. Toutefois, elle se doutait que son soulagement ne durerait pas. Soulevant à peine les paupières, elle examina l’endroit où ils l’avaient enfermée. La pièce n’était que faiblement éclairée par une petite ouverture munie de barreaux dans la porte d’où provenait une lueur. Le reste de la pièce étant sombre, elle ne percevait qu’une longue forme plus foncée étendue le long du mur face à elle.

    Éli la fixa avec le mauvais pressentiment de savoir de qui il s’agissait. En temps normal, Tchérok ne les aurait jamais enfermées ensemble, mais Tilka était dans un sale état la dernière fois qu’elle l’avait vue. Éli hésita tout de même à l’appeler ; plus par crainte de ne recevoir aucune réponse que d’attirer l’attention. À cette pensée, son cœur se serra au point qu’elle dut refouler un haut-le-cœur. Sans le vouloir, la chasseresse émit un petit gémissement ; son qu’elle espéra que Tchérok n’ait pas entendu. Comme si elle devinait ses pensées, la personne qui partageait sa cellule prononça d’une voix que l’épuisement empêchait de s’élever plus haut qu’un murmure :

    — Fais-moi plaisir et n’émets jamais plus une telle plainte. Ce sale pilleur des océans n’en serait que trop heureux.

    — Tilka, chuchota Éli avec soulagement. Depuis quand es-tu consciente ?

    — Depuis qu’ils nous ont embarqués sur ce bateau, celui de Tchérok, en passant. Mais, je ne saurais dire les heures qui se sont écoulées, une, deux, peut-être plus. Je n’ai plus vraiment conscience du temps.

    — Que t’ont-ils fait ? s’enquit Éli avec colère.

    — Rien de plus. Le sorcier a ordonné aux pirates de me déposer ici. Tchérok ne voulait pas, disant que même si j’étais à moitié morte, ensemble, nous réussirions à leur causer des problèmes, mais c’est apparemment le sorcier qui dirige. Il m’a fait boire une potion en disant qu’elle atténuerait ma souffrance et a ajouté, pour rassurer le pirate, qu’elle diminuerait mes mouvements. Je n’en voulais pas, bien sûr, mais, sans bras, il est un peu difficile de se défendre.

    Un silence tomba sur les deux chasseresses à la mention des blessures de Tilka. Les sachant très graves, Éli n’osa la questionner sur celles-ci. Elle avait l’impression que tant qu’elles n’en parleraient pas, la situation ne pourrait s’aggraver. Après un moment, devinant la cause du malaise de sa sœur, Tilka déclara d’une voix où apparaissait une calme résignation :

    — Il m’a dit qu’il ne me restait pas beaucoup de temps et cela fait déjà plus d’une heure, j’en suis certaine.

    Même si Éli se retint d’émettre un son, sa respiration saccadée la trahit.

    — Ne pleure pas, Éli. Le sorcier ne veut pas que Tchérok te touche, alors il se satisfera de tous les moyens possibles. Je ne veux pas être un de ces moyens.

    — Ce ne sera pas facile, lâcha sa sœur dans un souffle. Je ne suis pas dans mes meilleures dispositions en ce moment.

    — Si tu ne peux pas rester impassible, rétorqua Tilka, sois furieuse, alors. Ce sera déjà mieux.

    Elles redevinrent silencieuses, chacune se demandant ce qu’elle voulait dire à sa sœur en sachant qu’elles échangeaient leurs dernières paroles. Anxieuses de voir les minutes s’écouler, elles commencèrent en même temps :

    — Tu es… Je voulais…

    Imitée de sa sœur, Éli ricana.

    — En fait, dit Tilka, il n’y a pas grand-chose à dire. Nous nous sommes déjà tout dit à un moment ou à un autre. Ce ne sont pas les premiers adieux que nous nous faisons, quoique cette fois-ci, c’est vrai. Il n’y aura pas de miracle. C’est bien la première fois que j’aimerais que ce foutu balafré soit avec nous. Au moins, dis-toi ça, je ne serai pas là pour t’empêcher de gâcher tes talents en fondant une famille avec lui.

    Éli rit tout bas.

    — Une famille, répondit-elle avec amertume, c’est assez difficile à imaginer dans ma position actuelle.

    Penser à Malek lui rappela soudain leur autre compagnon que l’inévitable mort de Tilka avait dissimulé.

    — Où est Eldébäne ?

    — Ils l’ont amené ailleurs. Je ne peux pas dire dans quelle direction par rapport à nous. Il était toujours inconscient, à ma connaissance. Ça ne doit pas être fait fort, un magicien.

    Avec un soupir, Tilka ajouta :

    — Tu lui diras adieu de ma part, n’est-ce pas ?

    Constatant que la voix de Tilka s’affaiblissait, Éli se força à respirer normalement avant de répondre :

    — C’est sûr.

    — Ça s’en vient, annonça Tilka. J’ai froid. Et, habituellement, ça ne trompe pas. Si ça ne te dérange pas, je continuerai à parler. Toi, frustre-toi contre ce sale pirate et ce sorcier. Tu peux même commencer tout de suite à inventer un de tes plans. J’ignore ce qu’ils veulent, mais ils ne l’auront pas de toi, promets-le-moi. Et tu dois aussi secourir Eldébäne. Eldébäne, je l’aime bien, même s’il est un homme des royaumes. Oui, je l’aime bien. Et tu diras à Krog de passer sa colère sur Ester. Sinon, cette pute ne sera que trop contente que son pirate ait finalement réussi à m’avoir. Il me manquera, ce grand rawgh. Et n’oublie pas Malika, Adéleylka et toutes nos autres sœurs. Je crois que c’est ce qui est le plus difficile, imaginer la peine qu’on fait lorsqu’on meurt. Promets-moi d’être forte, ne pleure pas devant le pirate, c’est important. Tu pleureras plus tard. Et prévient le balafré, ce n’est pas parce que je ne serai plus là physiquement que je ne l’aurai pas à l’œil tout de même. S’il réussit à faire de toi une femme

    Vous aimez cet aperçu ?
    Page 1 sur 1