Découvrez des millions d'e-books, de livres audio et bien plus encore avec un essai gratuit

Seulement $11.99/mois après la période d'essai. Annulez à tout moment.

Le néant comme prison
Le néant comme prison
Le néant comme prison
Livre électronique358 pages5 heures

Le néant comme prison

Évaluation : 0 sur 5 étoiles

()

Lire l'aperçu

À propos de ce livre électronique

La médiumnité; certains la considèrent comme un don, mais pour Jeanne, c’est une malédiction qui la suit depuis l’enfance. Une malédiction qui a fini par l’isoler même si, en fait, elle n’est jamais vraiment seule. Sans voir ces présences qui l’entourent, elle perçoit leur peine, leur désespoir, leur colère et parfois leurs souvenirs. Alors que tant de gens craignent ce qu’ils risquent de croiser dans l’obscurité, Jeanne est seulement effrayée par le spectre de la folie.

Et voilà que se présente une occasion d’enfin pouvoir s’en libérer et ainsi vivre une vie normale. Un inconnu la lance sur la piste d’une mystérieuse entité. Déterminée et faisant fi des avertissements de ses proches autant vivants que morts, Jeanne y dirige ses pas. Or, il y a de ces secrets qui ne devraient jamais être découverts, et la médium comprendra vite qu’il y a bien plus à craindre pour elle que la folie.
LangueFrançais
Date de sortie14 sept. 2019
ISBN9782898032998
Le néant comme prison

En savoir plus sur Claude Jutras

Auteurs associés

Lié à Le néant comme prison

Livres électroniques liés

Fantasy et magie pour enfants pour vous

Voir plus

Articles associés

Catégories liées

Avis sur Le néant comme prison

Évaluation : 0 sur 5 étoiles
0 évaluation

0 notation0 avis

Qu'avez-vous pensé ?

Appuyer pour évaluer

L'avis doit comporter au moins 10 mots

    Aperçu du livre

    Le néant comme prison - Claude Jutras

    Prologue

    Les doigts flânant au-dessus du clavier d’ordinateur, la sombre silhouette hésitait à appuyer sur le fatidique bouton d’envoi. Pourtant, c’était la meilleure solution, la dernière chose qui lui restait à faire. Cela engendrerait-il un désastre ou une libération ? Le risque en valait-il la peine ?

    La silhouette immobilisa son doigt au-dessus de la flèche. Or, si son index ne pressait pas cette touche, qui d’autre interviendrait ? Qui d’autre pourrait la libérer ? Plus le temps s’écoulait, plus elle s’isolait. Quelqu’un devait mettre un terme à sa folie avant qu’il soit trop tard.

    Ses yeux fixaient les lignes qui semblaient onduler sur l’écran. Chaque phrase, même chaque mot, était méticuleusement réfléchi. Jeanne ne pourrait l’ignorer. Après cela, elle ne serait plus seule. Finalement, d’un geste décidé, son doigt claqua la touche et le message partit.

    Voilà ! C’était fait. Maintenant, il ne lui restait qu’à attendre et à observer la suite.

    Chapitre 1

    Rupture

    La poignée de porte de la salle de bain se mit à tourner violemment, comme si elle refusait d’obéir à l’occupant qui tentait désespérément d’en sortir. Jeanne se leva, mais n’eut pas le temps de faire un pas que le battant cédait enfin. Le jeune homme émergea alors si vivement de la pièce qu’il en tomba presque au sol. Ses cheveux bruns encadraient un beau visage dont les traits virils étaient altérés par un teint blême et un regard frôlant la terreur. Sa compagne fit un pas vers lui. Avant qu’elle n’ait ouvert la bouche, il lança d’un ton haletant :

    — Jeanne, tu es vraiment une fille super, mais ça… Ça, je ne peux pas… Je… Je ne peux vraiment pas.

    — Damien, attends ! Ce n’est…

    Mais le jeune homme se dirigeait déjà vers l’entrée du logement.

    — Je suis désolé, Jeanne, émit-il sans cesser de marcher et en lançant un regard apeuré vers la salle de bain, dont l’intérieur se perdait dans l’obscurité. Mais ça, répéta-t-il, ça…

    Il secoua la tête comme s’il n’arrivait toujours pas à accepter ce qui venait de se produire. Ses lèvres remuèrent sans qu’il réussisse à poursuivre. Avec un dernier regard navré, il ouvrit et referma la porte du logement avec tant d’empressement que le souffle du vent fit frémir les cheveux blonds de la jeune femme restée derrière. Dans un soupir, Jeanne s’appuya au mur du vestibule menant à la sortie. Devait-elle tenter de rattraper Damien ? Se reprenant, elle ouvrit la porte et s’élança dans le couloir de l’immeuble, mais la porte de la cage d’escalier se fermait déjà. Les pas de course du jeune homme résonnaient sur les marches qu’il dévalait. Damien s’entraînait depuis des années : inutile d’espérer pouvoir le rattraper. Les épaules tombantes, Jeanne revint vers son logement.

    — Tu aurais au moins pu me dire ce que tu as vu, marmonna-t-elle, ce qu’il a encore fait.

    Elle s’immobilisa devant son voisin, qui la fixait d’un œil suspicieux depuis l’embrasure de son appartement.

    — Un autre ? lança le vieil homme d’une voix grinçante et accusatrice. Que leur faites-vous à ces pauvres gamins ?

    Ne répondant que par un froncement de sourcils, Jeanne marcha agressivement vers lui. Avec un couinement, son voisin disparut derrière le battant, qu’il ferma dans un claquement. Puis, il actionna au moins trois verrous. Pourtant, la jeune femme de 24 ans faisait un mètre cinquante et sa frêle silhouette, que laissait paraître sa robe bleu marine bordée de dentelle, n’avait rien d’intimidant.

    Jeanne passa l’encoignure du couloir et attendit un moment devant sa propre porte. Malheureusement, elle dut admettre que Damien ne reviendrait pas pour s’expliquer. Alors, avant que son voisin ne réapparaisse afin de lui cracher son venin, la jeune femme réintégra son logement pour tourner le verrou à son tour.

    — Et encore un de parti, gronda-t-elle pour émettre plus fortement en franchissant le vestibule. Tu es content ?

    Certes, aucune réponse ne vint et elle entra dans la salle de bain, la première pièce du logement. Ses yeux restèrent accrochés à l’ampoule qui la narguait de sa lumière inexplicablement rallumée. Inutile de chercher à comprendre ; Jeanne ne sentait rien. Il n’y avait plus âme qui vive dans l’étroit espace.

    La jeune femme n’insista pas et sortit pour se retrouver rapidement dans la cuisinette. Constituée que de quelques armoires et tiroirs encadrant un lavabo auquel la rouille s’était définitivement accrochée, la pièce contenait une cuisinière et un petit réfrigérateur dans lequel Jeanne devait constamment jouer à Tetris. À sa droite, au-delà du muret séparant la salle à manger de la cuisinette, se trouvaient quatre chaises entourant une table ronde. La mine sombre, la jeune femme se laissa choir sur l’une d’elles. Sur la table reposaient toujours les deux assiettes vides laissant croire que, du moins, le repas avait été apprécié. Jeanne porta son regard vers le salon, la seconde partie du logement, où un téléviseur trônait devant deux divans au tissu élimé. Cependant, ceux-ci étaient si confortables qu’elle ne se convainquait pas de les remplacer. Plus loin, le mur était troué d’une porte-fenêtre d’où Jeanne voyait le couvert verdoyant des arbres du parc Lafontaine, une des plus vastes oasis de la ville de Montréal.

    Dans une pièce adjacente reposait un lit recouvert d’une courtepointe affichant des dessins de diverses formes et couleurs. À l’instar des divans, elle lui venait de sa grand-mère. Comme aucune porte ne fermait l’arche menant à la chambre, la jeune femme avait toujours droit à un regard intrigué ou tout bonnement à un commentaire taquin de la part de ses visiteurs. Or, l’opinion des autres lui importait peu, car Jeanne n’avait que faire des apparences. Au contraire, elle aimait faire fi des normes. Elle s’en faisait même un point d’honneur. D’ailleurs, Damien, le gars qui venait de partir en trombe, semblait bien apprécier ce trait de caractère.

    De nouveau, Jeanne poussa un profond soupir avant de s’emparer des deux assiettes qu’elle alla poser dans l’évier. Le bruit du jet d’eau interrompit le lourd silence, le temps qu’elle nettoie les couverts. Elle les rangea ensuite avec des gestes nonchalants.

    Même si ce n’était pas la première situation de ce genre qui survenait, cette fois-ci, la colère était si forte qu’elle lui nouait l’estomac. Jeanne aimait réellement Damien. Il était cultivé, déluré et tellement costaud. Cette dernière qualité n’était pas ce qui l’attirait le plus chez un garçon, mais elle ne pouvait non plus nier la chaleur qui l’envahissait lorsqu’il refermait ses bras musclés autour d’elle pour l’embrasser. Elle laissa échapper une exclamation furieuse en frappant le mur.

    — Tu as dépassé les bornes, cracha Jeanne entre ses dents.

    Maintenant, comment pouvait-elle se venger d’un être qui n’était physiquement pas présent ? La jeune femme déambula nerveusement à travers son logement, ce qui signifiait seulement une quinzaine d’allers-retours. Ayant l’impression d’être une lionne en cage, Jeanne s’immobilisa et ses yeux tombèrent sur son ordinateur portable, lequel reposait sur le bureau dans le coin du salon. Un rictus étira alors la commissure de ses lèvres.

    — Tu sais quoi ? lança-t-elle sans se préoccuper du fait que son vieux voisin risquait de l’entendre. Je vais accepter ce contrat !

    Comme toutes les fois précédentes, il ne mit pas longtemps à manifester son désaccord. La température chuta drastiquement et un livre tomba de la bibliothèque. Toutefois, à la suite de sa provocation, la jeune femme ne ressentit pas la colère qui suivait d’ordinaire, seulement de la culpabilité.

    — Trop tard ! s’exclama-t-elle. Tu veux ruiner mon existence ? Bien, c’est à mon tour. Il me plaisait, celui-là ! Tu l’as fait fuir, alors fais-le revenir et, s’il ne revient pas, je prends ce contrat. Est-ce clair ?

    La seule réponse fut des coups frappés à la porte. D’un pas brusque, Jeanne marcha vers l’entrée. Un bref espoir que Damien soit déjà de retour réchauffa son cœur, vite refroidi par l’apparition d’une grande jeune femme dont les cheveux noirs aux boucles serrées tombaient sur les épaules. Sa robe à bretelles blanches et aux motifs d’arabesques mauves semblait rayonner sur sa peau brune, moulant une silhouette élancée.

    — Moi aussi, je suis heureuse de te voir, lança Naomi, un large sourire aux lèvres, nullement démontée par l’air profondément déçu de Jeanne. Je comprends que j’interromps une dispute à sens unique, ce qui est une excellente chose avant que la police vienne te chercher pour t’interner.

    En guise de salutation, Jeanne s’effaça de l’entrée afin de laisser son amie passer. Sans attendre d’invitation, Naomi entra et prit deux bières dans le réfrigérateur. Elle rattrapa de justesse un paquet de viande hachée et un plat de carottes qu’elle enfonça sur l’étagère pour vivement refermer la porte. Elle marcha ensuite jusqu’au salon, où elle s’installa sur le divan faisant face à la porte-fenêtre. Après avoir refermé, Jeanne la rejoignit sur le divan en s’emparant de la bouteille que son amie lui tendait.

    Tandis qu’elle tenait sa bière sans intention immédiate d’en prendre une gorgée, Naomi observa les alentours, s’attardant aux vitres protégeant les quelques photos des faits marquants de la vie de son amie. Ce n’était pas tant la famille posée sur une montagne, une plage ou les différentes remises de diplôme de Jeanne qui l’intéressait, plutôt ce que le reflet pourrait lui laisser percevoir. Toutefois, elle ne distingua rien de particulier : aucun mouvement discret ou ombre inexpliquée.

    — Est-il là ? demanda-t-elle finalement.

    Jeanne haussa les épaules en portant finalement sa bière à ses lèvres.

    — Damien n’a pas voulu me dire ce qu’il a vu, poursuivit Naomi.

    Son amie riva sur elle un regard inquisiteur.

    — J’attendais à l’entrée de ton immeuble.

    Silencieuse, Jeanne fronça les sourcils.

    — Je sais que ça fait obsédée, mais je ne serais pas venue vous interrompre, franchement. Depuis le temps que tu me dis que tu ne veux pas inviter de gars chez toi, car ton parasite spectral les fait fuir. En apprenant que tu avais enfin accepté que Damien vienne souper, j’espérais voir de mes yeux le résultat. Ce n’est pas que je crois que tu mens, tu le sais bien. C’est juste que… que… peut-être que tu exagérais. Ou que c’était plus parce que tu avais conté à ces gars quelque chose qui les avait effrayés. Ce serait ton genre.

    Lui faisant face en repliant une jambe sur le divan, Naomi fixa son amie avec fébrilité.

    — C’est fou ! Il était blanc comme un drap ! Il avait l’air terrorisé ! Comme s’il… s’il avait…

    — Vu un fantôme, termina Jeanne avant de boire une seconde gorgée.

    — Bon sang ! éructa Naomi. C’est tellement injuste ! Je voudrais tant avoir une preuve ! Pouvoir te croire sans aucun doute ! Pourquoi ne se manifeste-t-il jamais avec moi ? La prochaine fois, je me cache sous le lit.

    — Oui, rétorqua Jeanne entre ses dents, et, cette fois-là, le gars ne s’enfuira pas parce qu’il a vu quelque chose, mais parce qu’il va nous prendre pour des folles.

    — Et si on couchait ensemble alors ? lança Naomi d’un air un peu trop sérieux au goût de son amie. Apparemment, ce qui l’énerve, c’est que tu aies quelqu’un dans ta vie.

    Jeanne lui répondit par un second regard ennuyé Avant qu’elle puisse répliquer, Naomi continua :

    — Qu’a-t-il pu faire pour autant effrayer ce gars-là ? Ce n’est pas la virilité qui lui manquait.

    — Non, effectivement, confirma Jeanne avec un sourire rêveur avant de soupirer. Mais les muscles ne peuvent rien contre l’invisible et la virilité n’est pas un gage de bravoure.

    Un court silence s’ensuivit.

    — Et alors ? s’impatienta Naomi. Qu’a-t-il fait ?

    — Je ne sais pas. Il semble chaque fois changer de tactique. De toute façon, comment est-ce que je peux prévenir ça ?

    Elle feignit une discussion avec un possible visiteur :

    — Oh ! Attention ! En passant, tu risques d’apercevoir des trucs étranges dans mon logement, mais ne t’inquiète pas. C’est normal et sans danger.

    Jeanne conclut en revenant à son amie :

    — Puis, comme je te l’ai dit, je ne sais même pas ce que mes invités voient exactement. Ils déguerpissent toujours avant que je puisse les interroger. Dire que j’avais bien avisé Damien. Il ne m’a pas jugée, non, ce n’était pas son genre. Il disait en riant qu’il en ferait son affaire de mon fantôme… regarde le résultat.

    Sentant une profonde déception l’envahir, Jeanne prit une longue rasade, tandis que Naomi se mordait les lèvres, manifestement préoccupée. C’était le moment où elle se lançait dans sa tirade sur le fait que les fantômes n’existaient pas, que ce que percevait son amie n’était que le fruit de sa trop grande imagination et qu’elle contaminait ceux qui entraient dans son intimité.

    Naomi ressortait alors des éléments d’étude qu’elle avait dénichés dans des revues scientifiques. Celles-ci démystifiaient le paranormal en déclarant que les capacités des médiums n’étaient que des troubles neurobiologiques. Entre autres, ces revues avançaient que les visions envoyées par le cerveau de Jeanne étaient probablement provoquées par un débalancement de ses neurotransmetteurs.

    Jeanne écoutait son amie discourir sur un domaine qu’elle n’avait apparemment que survolé, en attendant le malaise qui suivait à chaque fois que Naomi s’apprêtait à établir un diagnostic de schizophrénie. Son amie se taisait alors, devinant par le regard noir de Jeanne qu’elle ne voulait toujours rien entendre d’une évaluation psychiatrique.

    Naomi attaquait ensuite le domaine des poltergeists, qui étaient souvent reliés à une personne. Une explication revenait : les coups dans les murs et les objets qui bougent étaient provoqués par cette personne troublée et non par une quelconque entité. Jeanne mettait fin à la discussion en lançant ironiquement que les fantômes n’existeraient donc pas, mais que la psychokinésie, elle, oui. Après avoir bougonné un moment devant la non coopération de son interlocutrice, Naomi partait sur un autre sujet, comme son travail ou celui que Jeanne préférait : les livres.

    Or, aujourd’hui, la tirade ne venait toujours pas. Apparemment, l’habituelle assurance de son amie venait d’être ébranlée par un événement auquel elle n’arrivait pas à trouver de raison logique. Une tierce personne était impliquée. Un type solide et sain d’esprit totalement bouleversé par une situation inexplicable.

    — Ça s’est passé dans la salle de bain pour Damien, déclara Jeanne pour mettre fin à la dure cogitation de Naomi. Je lui avais conseillé de laisser la porte ouverte, mais il a rigolé en disant que nous n’étions pas encore rendus là dans notre relation.

    Son amie ne l’écoutait déjà plus ; elle était debout et se précipitait dans la pièce où une baignoire vétuste se disputait l’espace avec un lavabo et une cuvette de toilette. Lorsqu’elle voulut éteindre la lumière, l’interrupteur refusa de coopérer. Prévoyant ce qu’elle désirait faire, Jeanne lui lança du salon :

    — Je l’ai bloqué avec du ruban adhésif afin que la lumière ne s’éteigne pas toute seule !

    Naomi le retira d’un coup en se retenant de dire à son amie qu’il était impossible qu’un être sans consistance puisse agir sur de la matière solide.

    — Alors, ça s’est produit à la clarté ? supposa-t-elle.

    — Non, il a éteint la lumière. Tout était noir quand Damien est sorti de la salle de bain.

    — Mais, là, elle est allumée.

    — Effectivement.

    La bouche ouverte, Naomi fixa l’ampoule accrochée au mur sans autre artifice.

    — C’est impossible, je le sais, émit Jeanne avant que son amie ne proteste. Alors veux-tu rattraper Damien et lui expliquer que c’est justement impossible, qu’il a tout imaginé et que j’aimerais bien qu’il revienne passer le reste de la soirée avec moi ?

    Naomi ferma la bouche dans un soupir, puis appuya sur l’interrupteur d’un geste sec, jetant un voile noir dans la petite pièce. Comme si de rien n’était, elle dirigea son regard dans les recoins sombres qu’animait maintenant le rideau de douche, puis elle se tourna d’un coup vers le miroir. Déçue, Naomi n’y aperçut que son reflet dans la pénombre. Elle constata, du coup, avec consternation, que ses boucles noires qui tombaient librement sur ses épaules n’étaient plus que des frisottis allant dans tous les sens.

    — Maudite chevelure, marmonna-t-elle en saisissant la brosse de son amie.

    L’objet était posé parallèlement au mur de façon impeccable.

    Cherchant à voir ne serait-ce qu’une silhouette furtive dans la glace, Naomi tenta de discipliner ses mèches rebelles. Après avoir replacé la brosse au même endroit, elle fit un pas hors de la salle de bain pour aussitôt revenir fixer le miroir. Toujours rien. Avec un dernier soupir résigné, elle retrouva Jeanne, qui n’avait pas cessé d’admirer le paysage estival par-delà sa porte-fenêtre. Les mèches blondes de la jeune femme pendaient avec des reflets soyeux jusqu’à ses hanches.

    — Je déteste tellement tes cheveux, lança Naomi avant de se laisser choir dans l’autre divan.

    Un léger sourire passa sur les traits de Jeanne.

    — Et moi, répliqua-t-elle, je déteste tellement tes lèvres.

    Les deux filles échangèrent un regard complice. C’était leur façon de se complimenter. Toutes deux s’enviaient constamment un trait physique ou de caractère. Comme à cet instant, éclairé par le soleil couchant, le teint de Naomi était parfait, d’un brun lisse sans imperfection, alors que Jeanne se savait constellée de taches de rousseur. Sans compter que la moindre émotion lui provoquait des rougeurs qui, insatisfaites de lui manger les joues, allaient parfois de son cou à son front. Dans ces moments, son amie la prévenait de ne surtout pas se couper, car elle risquait de se vider de son sang en quelques secondes. De son côté, Naomi trouvait le brun de ses yeux si ordinaire en comparaison avec les yeux bleu cyan de Jeanne. C’était bien connu : les filles n’étaient jamais satisfaites de leur apparence. Elles avaient donc pris l’habitude de se plaindre en complimentant l’autre.

    Mais le jeu des deux amies ne dura que le temps d’un échange, car Naomi s’était détournée pour fixer d’un air songeur le ciel qui se teintait progressivement d’un rose mêlé d’orange. Malgré l’incongruité de sa présence, Jeanne se réjouissait d’avoir Naomi à ses côtés. Que tirait-elle de la scène à laquelle elle venait, pour la première fois, d’assister ? Cherchait-elle une autre raison logique à la fuite de Damien ? Sans doute. Mais Jeanne la mettait au défi de trouver.

    Si Naomi croyait à une vie après la mort, elle ne croyait pas aux fantômes. Les âmes ne pouvaient pas rester sur terre, et elles pouvaient encore moins interagir avec les vivants. Pourtant, Naomi ne remettait pas en doute les événements que lui rapportait Jeanne. Seulement, elle cherchait sans relâche une explication rationnelle tout en espérant qu’un jour, elle serait elle-même témoin d’un fait inexpliqué. Malheureusement, rien ne se produisait en sa présence. L’entité qui avait fait fuir Damien à toutes jambes ne semblait pas vouloir lui accorder son souhait. Était-ce parce que Jeanne lui avait un jour hurlé que s’il lui faisait perdre sa meilleure amie, elle ne le lui pardonnerait jamais ? Ou simplement parce qu’il s’amusait à voir la jeune femme chercher avec tant de ferveur une manifestation de sa présence ? Savourant sa bière, Jeanne se perdit aussitôt dans la contemplation du coucher de soleil.

    Chapitre 2

    Un persistant ami imaginaire

    Jeanne ne pouvait dire quand, exactement, il était entré dans sa vie. Ses parents lui avaient déjà confirmé qu’elle avait un ami imaginaire depuis qu’elle pouvait parler. Effectivement, de ce qu’elle arrivait à tirer de ses propres souvenirs d’enfance, il avait toujours été là. Un petit garçon aux cheveux bruns mal peignés et vêtu d’une paire de vieux pantalons de toile retenue par des bretelles. La fillette pouvait jouer pendant des heures avec ce copain imaginaire.

    Elle le nommait Lawrence, un nom que ses parents lui avaient dit avoir trouvé particulier pour une enfant si jeune. Tout comme le fait qu’elle s’exprimait souvent dans un mélange de français et d’anglais. Certes, de nombreuses raisons pouvaient expliquer cette connaissance d’une langue seconde : les dessins animés, un ami de la garderie, les livres que sa mère lui lisait dans cette langue… Ses parents préféraient croire qu’elle démontrait une capacité d’apprentissage supérieure à la moyenne plutôt que de croire que ses connaissances étaient innées.

    Jeanne se rappelait peu de ces discussions. Pouvait-elle, à l’époque, communiquer avec lui ou était-ce seulement son imaginaire d’enfant qui créait leurs dialogues ? Cet imaginaire, quel dos large il avait ! Néanmoins, personne n’avait réussi à convaincre la fillette de la non-existence du garçon. Il se révélait tout aussi réel que les autres enfants, au point où son père l’avait fait évaluer par un psychiatre.

    De ces rencontres, Jeanne ne gardait comme souvenir qu’un profond malaise. Toutefois, ce qui avait le plus perturbé la jeune femme restait les disputes entre ses parents concernant ces évaluations psychiatriques. Malgré son jeune âge, elle avait rapidement compris que voir Lawrence était mal. En fait, Jeanne se demandait encore si ce n’était pas lui qui avait guidé ses réponses afin de se débarrasser du psychiatre.

    Finalement, à la grande joie de sa mère, les rencontres avaient pris fin, entraînant du même coup l’arrêt des disputes parentales. Lawrence était donc passé du titre d’ami imaginaire à celui d’ami secret. Le garçon la suivait toujours, mais elle n’en parlait plus.

    Ses parents l’avaient alors incitée à se faire de vrais camarades, ce qui s’était avéré aisé avec les premières années d’école. De peur que son père ne découvre que Lawrence existait toujours, Jeanne garda sous silence l’existence du garçon. Comme Sébastien, son frère aîné, fréquentait la même école qu’elle et que, pour une raison qu’il n’avait jamais voulu expliquer, il avait l’ami imaginaire de sa sœur en horreur, il se serait empressé d’aller rapporter à leurs parents que Jeanne y croyait encore. Tout aurait alors recommencé. Donc, progressivement, Lawrence avait été relégué dans le privé de sa chambre, avec ses vieux toutous. Or, elle ne manquait pas de lui confier, chaque soir, ses expériences de la journée. À l’instar de ses peluches, il était une source de réconfort qui partageait ses petits malheurs d’enfant tout comme ses exploits.

    À quel moment avait-elle réalisé que l’existence de Lawrence n’avait tout simplement aucun sens ? Que la présence d’une autre personne, apparemment de genre masculin, dans sa chambre se révélait des plus troublantes ? Qu’elle avait fini par se convaincre d’avoir réellement tout inventé ? La jeune femme le savait bien, mais elle n’aimait pas y songer, car Lawrence en tirait chaque fois de la satisfaction. La fillette en transition vers l’adolescence avait repoussé son ami secret lorsqu’elle avait réalisé que sa compagnie lui plaisait davantage que celle des autres garçons. Parce que Lawrence vieillissait avec elle.

    Une image lui revint clairement en mémoire. Pressée de revenir à sa chambre après une longue journée d’école, Jeanne avait laissé tomber son sac près de sa table de travail. Quel âge avait-elle déjà, treize ou quatorze ans ? Comme les autres jours, Lawrence l’attendait, assis sur son fauteuil de lecture, ses longues jambes étendues devant lui.

    — So, how was your day ?

    Était-ce un mauvais tour de ses hormones en plein bouleversement ou parce que ses amies et elle avaient discuté de garçons durant toute l’heure du dîner ? Jeanne avait soudain désiré de lui plus qu’une simple question et s’était demandé s’il pouvait la serrer entre ses bras, l’embrasser. Comme il percevait ses songes, elle n’avait pas eu à exprimer son questionnement pour percevoir que son désir était réciproque. En fait, il était bien plus réciproque que ce à quoi elle s’attendait. L’amitié qui animait son compagnon s’était muée en une émotion beaucoup plus intense, même trop intense pour la jeune fille, qui n’osait plus bouger ni penser. Immobile, le garçon semblait tout aussi interdit.

    Lentement, son apparence s’était modifiée pour devenir celle d’un homme. Jeanne se souvint de la peur froide qui avait totalement balayé la chaleur de son désir. Sur le fauteuil, le visage de Lawrence s’était mis à passer rapidement de celui d’un garçon à celui d’un homme, au point de ne plus être qu’un masque défiguré au-dessus d’un corps disproportionné. Son ami secret n’était plus du tout amusant. Il avait voulu s’exprimer, mais Jeanne s’était vivement enfuie de sa chambre.

    Elle avait passé les heures suivantes assise près de son frère et d’un de ses amis avec qui il jouait à un jeu vidéo. Même si Sébastien et elle se disputaient régulièrement, son frère l’avait patiemment tolérée. Il s’était même inquiété à son sujet, jusqu’à lui offrir de partager sa chambre lorsqu’elle avait hésité à dormir dans la sienne. Or, son orgueil avait pris le dessus sur ses craintes et la jeune fille avait réintégré sa chambre, la mâchoire si crispée qu’elle en avait eu mal aux dents toute la nuit.

    Pourtant, Lawrence n’y était plus. Il était également absent le lendemain et le surlendemain. Il était parti. D’abord, Jeanne avait été soulagée, gardant l’image de l’homme en mémoire. Puis, son écoute et ses blagues avaient commencé à lui manquer, sans compter que, sans lui pour veiller sur son sommeil, les coins sombres et les bruits de la nuit lui étaient inquiétants pour la première fois de sa vie. Elle avait donc rappelé Lawrence, en vain. Il demeurait silencieux comme s’il n’avait jamais existé. Il n’était qu’un ami imaginaire plus coriace que ses semblables et la jeune fille l’avait définitivement chassé.

    Afin de faire son deuil de son vieux compagnon, Jeanne s’était alors lancée dans les fêtes avec ses amies et dans les parties de basket-ball, où elle fréquentait des garçons de chair et de sang aux baisers bien réels. Elle devait aussi se dénicher un nouveau confident, qu’elle avait trouvé en la personne de Naomi, une de ses coéquipières.

    À cette époque pas si lointaine, qui lui semblait tout de même à des décennies de sa réalité actuelle, Jeanne avait eu une vie sociale. L’adolescente était la capitaine de son équipe et la centre la plus rapide et la plus précise, alors que Naomi était l’arrière la plus impitoyable. Les fêtes ne manquaient pas et, si Jeanne était plus réservée, son amie avait du verbe pour les deux.

    Vous aimez cet aperçu ?
    Page 1 sur 1