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L’enfant des cinq mondes
L’enfant des cinq mondes
L’enfant des cinq mondes
Livre électronique651 pages9 heures

L’enfant des cinq mondes

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À propos de ce livre électronique

Le temps est désormais compté. La nation du Désert a fermé ses frontières et il n’y a plus de doute possible: la guerre se prépare et les Plaines seront les premières touchées. Pour sauver sa nation et sa famille, Kaïsha doit à présent s’engager dans une course contre la montre pour réaliser l’impossible: convaincre les nations de s’assembler pour lutter ensemble contre l’ambitieux empereur du Désert. Sa quête l’entraînera jusqu’à la dangereuse nation de la Forêt et l’inexploré royaume de la Mer, où elle sera confrontée aux
préjugés, à l’intolérance, et aux démons de son passé. Avec l’aide de ses
meilleurs amis, Ko-Bu-Tsu et Zuo, arrivera-t-elle à compléter sa mission
avant qu’il ne soit trop tard ?
LangueFrançais
Date de sortie3 nov. 2016
ISBN9782897674755
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    Aperçu du livre

    L’enfant des cinq mondes - Élisabeth Camirand

    Calvino

    1

    D ebout au balcon des spectateurs, les mains posées sur la balustrade et l’esprit étonnamment calme, Kaïsha embrassait du regard la chambre du Sénat des Plaines, qui s’étendait sous ses yeux.

    La vaste salle était encore vide à cette heure et le silence qui y régnait rappelait à Kaïsha le lourd calme qui précédait une tempête. Des fauteuils avaient été disposés en deux rangées se faisant face, position symbolique des deux grandes nations qui allaient bientôt y prendre place. D’un moment à l’autre se tiendrait à cet endroit la première rencontre officielle entre les sages des Montagnes et les représentants des Plaines.

    Il avait fallu des mois de correspondances et de négociations pour en arriver enfin à ce jour de printemps. Pour la première fois depuis plus d’un millénaire d’ignorance mutuelle, les dirigeants de deux nations allaient se rencontrer afin de s’allier contre un ennemi commun.

    Il avait été décidé que ce rendez-vous historique aurait lieu à Marseya, Cité-État des Plaines située près de la frontière nordique. L’endroit avait été choisi pour des raisons politiques, mais aussi pratiques. Marseya était plus facile d’accès que les Communes des Montagnes et comptait assez de logements pour accueillir tous les représentants conviés, mais elle possédait en plus l’endroit idéal pour la tenue d’une entrevue d’une telle envergure : le palais du représentant.

    Même si Kaïsha était née et avait grandi dans les Plaines, elle n’avait jamais eu l’occasion d’entrer dans l’un de ces palais. Pourtant, à cet instant, alors qu’elle regardait autour d’elle, tout lui était familier : les moulures des boiseries ; le mauve caractéristique des autorités, qui se retrouvait autant sur les meubles que sur les draperies ; les arches au plafond ; et même le parfum subtil du bois et de la terre lui rappelaient tous la même chose : elle était de retour chez elle.

    * * *

    Près de trois années s’étaient écoulées depuis la dernière fois qu’elle avait foulé le sol des Plaines. Alors, elle était une jeune fille qui redécouvrait la liberté après avoir enduré deux années de calvaire comme prisonnière et esclave. À présent femme, elle y revenait en tant qu’ambassadrice des nations, une responsabilité que le destin avait placée sur son chemin et qu’elle avait choisi d’accepter, malgré le poids que le titre posait maintenant sur ses épaules. En effet, un étrange tour du destin avait fait en sorte que Kaïsha était entrée en possession d’une information qui n’avait jamais franchi la frontière du Désert, à savoir que son empereur avait l’ambition d’envahir les autres nations afin d’y imposer un seul empire : le sien. Et il avait les moyens d’y arriver. Depuis lors, Kaïsha avait eu comme seul but de convaincre les dirigeants de toutes les nations de la menace qui pesait sur eux et de l’urgence qu’ils s’unissent pour l’affronter. La nation des Montagnes avait été la première à la croire et les guides, dirigeants suprêmes et spirituels de la nation, avaient lancé un appel au monde entier pour répandre l’avertissement de Kaïsha et son invitation à faire alliance. Des mois plus tard, les Plaines avaient répondu à l’appel.

    Les guides avaient exceptionnellement accepté de quitter leur demeure pour aller à la rencontre des dirigeants des Plaines. C’était la première fois que des dirigeants quittaient leur nation, et ce geste hautement symbolique avait été fébrilement accueilli par les enfants des Montagnes, qui retenaient à présent leur souffle en attendant de connaître l’issue de cette réunion au sommet. Une imposante escorte comptant plus d’une centaine de personnes (conseillers, sages et gardes) avait accompagné les guides jusqu’à la cité de Marseya. Kaïsha en faisait partie, ainsi que ses meilleurs amis, Ko-Bu-Tsu et Zuo ; les parents de ce dernier, Junn et Cyam ; l’explorateur Mak ; et Saï Majist, son mentor et maître d’épée.

    Ils étaient arrivés dans la Cité-État le jour précédent et avaient été accueillis par une foule dense d’enfants des Plaines aux réactions hautement mitigées, passant de la curiosité et l’enthousiasme à l’incertitude et le dédain. Kaïsha ne connaissait pas Marseya, mais juste à en voir les dimensions, elle avait compris que le nombre de personnes amassées de chaque côté de la route pour les voir arriver dépassait largement la population de la ville. L’annonce de leur venue dans les Plaines avait dû faire le tour de la nation et des milliers de curieux s’étaient déplacés pour voir en personne les étrangers. Kaïsha avait trouvé insolite de voir les gens la pointer du doigt comme si elle était aussi une enfant des Montagnes alors qu’elle se trouvait dans sa propre nation. Ils avaient finalement été accueillis par le représentant de Marseya au centre de la ville, à grand renfort de trompettes et de drapeaux hissés. Devant la population, le représentant avait officiellement souhaité la bienvenue à la délégation des Montagnes au nom de la nation des Plaines avant de les diriger vers leurs logements. Là, à l’abri des regards de la foule, les vraies présentations avaient eu lieu, empreintes de toute la tension qui précédait l’inévitable rencontre entre les guides et le Sénat qui était prévue pour le lendemain.

    * * *

    Et à présent, le moment était venu. D’un instant à l’autre, les portes s’ouvriraient, les dirigeants de deux nations se rencontreraient et une page d’histoire serait écrite. Au balcon, Kaïsha y assisterait aux premières loges, dans l’ombre. C’était ainsi qu’elle l’avait voulu. À l’occasion de cette rencontre unique, le balcon des spectateurs avait été fermé au public. Les lampes étaient éteintes et un lourd rideau était tiré de part et d’autre de la balustrade, masquant le balcon plongé dans la pénombre. Seule une étroite ouverture avait été dégagée par Kaïsha, qui pourrait ainsi observer les échanges sans être vue.

    Soudain, une silhouette blanche la frôla et Ko-Bu-Tsu, sa meilleure amie, vint se placer à côté d’elle. Elle repoussa une mèche de cheveux bouclée, d’un blanc aussi nacré que celui de sa peau, et fixa Kaïsha de ses stupéfiants yeux rouges.

    — Nerveuse ? lui demanda-t-elle simplement.

    Kaïsha haussa les épaules.

    — Étrangement, non, remarqua-t-elle. Je sais que quelque chose d’extraordinaire est sur le point de se produire et au lieu d’en être affolée, je suis anormalement calme. Je sais que rien ne peut plus empêcher ce moment d’arriver, pas même mes angoisses.

    Ko-Bu-Tsu acquiesça. En laissant son regard planer sur la chambre du Sénat, elle soupira.

    — Il me semble que c’était encore hier que nous accostions au port des Jumelles avant de venir à Erwem, dit-elle avec douceur. Je me doutais alors que je reviendrais un jour dans cette nation avec toi, mais je n’aurais jamais pu imaginer que ce serait dans de telles circonstances.

    Kaïsha sourit.

    — Tellement de choses ont changé depuis.

    — Surtout moi, plaisanta alors une voix masculine derrière elles.

    Kaïsha rit à son tour et se tourna vers Zuo. Son ami, presque son frère, vint les rejoindre et s’adossa nonchalamment à la balustrade. Il était vrai que d’eux trois, il était celui qui avait le plus changé depuis la dernière fois qu’ils étaient venus dans les Plaines, en ce qui concernait son apparence du moins. Alors un adorable garçon, il était à présent un jeune homme de 16 ans. Dans la dernière année seulement, il avait dépassé en grandeur Kaïsha, puis Ko-Bu-Tsu. Son visage rond était maintenant plus anguleux, ses épaules étaient plus larges et sa silhouette filiforme était devenue musculeuse. Toutefois, lorsqu’il éclatait de rire ou qu’il ouvrait les yeux ronds de surprise, Kaïsha voyait encore le petit bonhomme qu’elle avait rencontré dans le Désert.

    — Tu fais ton fier parce que tu es plus grand, mais tu ne trompes personne, souligna alors Ko-Bu-Tsu, qui avait elle aussi pris quelques centimètres de plus. Tu es encore notre benjamin !

    Zuo haussa les épaules avec un sourire.

    — Mais je suis tellement plus mature !

    Kaïsha et Ko-Bu-Tsu éclatèrent de rire. Même s’ils se trouvaient tous les trois aux portes de l’histoire, que le monde autour d’eux s’apprêtait à changer et qu’un danger imminent menaçait toujours à l’horizon, il sembla que toutes ces choses avaient soudain peu d’importance, parce qu’ils étaient tous les trois ensemble, et qu’ils étaient encore capables de rire. Kaïsha sentit une légèreté dans sa poitrine, et ce fut seulement à ce moment qu’elle put admettre qu’une angoisse avait quand même eu une emprise sur elle, à présent qu’elle la sentait disparaître.

    Lorsque leurs rires s’évanouirent, Ko-Bu-Tsu se tourna vers Kaïsha.

    — Parlant d’âge…, remarqua-t-elle. Je sais que le moment n’est pas le mieux choisi, mais…

    Kaïsha regarda son amie et sourit. Avec tout ce qui s’était passé dans les dernières semaines, voire dans les derniers mois, et surtout avec ce qui allait se produire aujourd’hui, elle ne pensait pas que quelqu’un se serait souvenu de ce détail anodin.

    — Joyeux anniversaire, Nisha.

    — C’est vrai ! s’exclama Zuo. Dix-huit ans aujourd’hui ! Il faudra préparer quelque chose de spécial pour célébrer !

    — Ce n’est vraiment pas nécessaire, soupira Kaïsha. Vraiment.

    — Mais non, il faut…

    Zuo fut interrompu par le grincement des portes de la chambre du Sénat, qui s’ouvrirent simultanément, poussées par des gardes en livrée. Ces derniers avancèrent alors dans la pièce, un rouleau à la main. Kaïsha tourna aussitôt la tête vers eux, imitée par Zuo et Ko-Bu-Tsu. Bien que la chambre fût en toute apparence vide, les gardes déroulèrent leur parchemin d’un même mouvement et celui sur la droite clama :

    — Le Sénat des Plaines, présidé par Son Honneur, monsieur Constant de Mosca.

    Kaïsha vit alors pour la première fois les membres du Sénat des Plaines. Les 15 représentants, chacun élu à la tête d’une Cité-État, entrèrent dans la chambre et prirent place dans l’un des fauteuils alignés. Le président fit son entrée en dernier et s’assit sur le fauteuil du centre. Kaïsha balaya du regard les représentants et haussa les sourcils de surprise en reconnaissant celui d’Arignon : il s’agissait du jeune homme qui était venu discourir dans son village, des années auparavant, et qui avait alors remporté les élections. Il avait vu son mandat renouvelé, et le temps semblait avoir calmé son air pompeux d’autrefois. À présent, il était un homme calme aux traits creusés, qui attendait comme tout le monde le début de cette rencontre dans une tension palpable. Kaïsha se souvint comme si c’était hier de ce jour si spécial où Espérance les avait emmenés, Furtif et elle, voir le processus de vote dans les Plaines. Elle se rappelait à quel point les habits des soldats l’avaient impressionnée, à quel point elle avait été fascinée par cette minuscule pierre blanche qui détenait tant de pouvoir. Avec un pincement au cœur, elle se remémora ces temps heureux qui s’étaient depuis longtemps évaporés dans la brume, ces temps où l’avenir ne recelait aucun danger, où aucun ennemi ne guettait aux portes. Kaïsha secoua la tête et força ces sombres pensées hors de son esprit. Elle ne pouvait se permettre de les laisser l’envahir.

    Lorsque tous furent installés et qu’un silence pesant fut tombé, le garde à la gauche de la chambre prit alors la parole d’un ton solennel :

    — Les représentants de la nation des Montagnes, dirigés par les honorables guides, premiers enfants des Montagnes, héritiers d’Onoa et d’Ismaé et gardiens du Savoir.

    Le garde se montra hésitant en énonçant ces titres qui lui étaient étrangers, mais nul ne sembla lui en tenir rigueur. À son tour, la délégation des Montagnes fit son entrée, empreinte de dignité. Un silence tendu l’accueillit : la plupart des représentants voyaient des enfants des Montagnes pour la première fois et semblaient plus mal à l’aise qu’intimidés ou rebutés. Junn et Cyam faisaient partie de l’escorte et ils prirent tous deux place dans des fauteuils adjacents. Saï, le maître d’arme de Kaïsha, entra à son tour et s’installa dans le fauteuil le plus reculé qu’il put trouver. Après avoir rapidement balayé la salle de son regard perçant, il leva les yeux vers le balcon et trouva immédiatement la cachette de Kaïsha. Il lui envoya alors un clin d’œil auquel elle répondit par un sourire. La sage de Niverr, Lumeyn, apparut à son tour et prit place avec élégance et maîtrise, digne représentante des Montagnes et peu intimidée par ces hommes et ces femmes des Plaines qui la fixaient avec la même curiosité. Les conseillers et les sages choisis pour participer à l’évènement se succédèrent et, enfin, les guides firent leur entrée. Calmes, sereins, Ilohim et Erenas avancèrent lentement jusqu’au centre de la pièce et s’inclinèrent tous les deux devant le président des Plaines dans un même mouvement.

    — Par tous les anciens, murmura Zuo, la voix tremblant légèrement alors qu’il essayait de voir à travers la fente du rideau. J’ai beau m’y être préparé, je n’arrive pas à y croire.

    Kaïsha partageait son sentiment. Ce moment, ils l’avaient espéré depuis des années. Ils s’étaient battus pour lui, avaient lutté sans relâche contre l’aversion, l’ignorance et le mépris. Tout avait été contre eux, tous croyaient qu’ils échoueraient. Près de quatre années s’étaient écoulées depuis que Kaïsha avait entendu le général To-Be-Keh prédire l’anéantissement des Plaines. Depuis, un compte à rebours s’était enclenché en elle, un décompte fatidique qui menait vers un futur inéluctable. Elle s’était lancée dans cette course pour faire en sorte que, lorsque le général et ses troupes attaqueraient la frontière des Plaines, elle serait en place avec des troupes de l’autre côté. Toutes ses actions avaient été menées dans ce seul but et pour l’atteindre, il lui avait fallu produire un miracle. Ce miracle se déroulait maintenant sous ses yeux.

    Et pourtant, elle observait avec distance, comme si elle n’était que spectatrice des évènements qu’elle avait catalysés. Sans détacher ses yeux de la scène, elle vit le président des Plaines s’incliner à son tour devant les guides.

    — Soyez les bienvenus dans les Plaines, annonça-t-il pour ouvrir l’assemblée. Nous vous remercions d’avoir accepté de vous déplacer pour parler de ce problème épineux auquel nous faisons face.

    — Les agissements du Désert sont notre affaire à tous, répondit Ilohim avec grâce. Nous nous devons de les considérer avec le plus grand sérieux.

    — En effet. Si vous voulez bien prendre place, nous allons commencer cette réunion.

    Les guides s’assirent sur leurs fauteuils et le président en fit de même. Un silence tendu s’installa sans qu’aucun des deux partis ose prendre la parole, chacun se dévisageant sans savoir quoi penser de l’autre. Finalement, ce fut le président qui parla :

    — Nos gardes frontaliers nous rapportent des mouvements dans la zone neutre, déclara-t-il avec gravité. Des troupes semblent s’avancer dans le territoire, mais n’engagent aucune communication et repartent après quelques heures. Toute tentative de nos envoyés pour entrer en contact avec elles ou avec les dirigeants du Désert est demeurée sans réponse. Nous ne savons pas ce qu’ils préparent exactement, mais ils ne semblent pas vouloir émettre d’actions offensives pour le moment.

    — Leur silence était à prévoir, acquiesça Erenas. Nos con­seillers sont venus à la conclusion que le Désert a fermé ses frontières dans le but de nous priver des métaux dont ils sont les premiers exportateurs, nous empêchant ainsi d’usiner des armes ou des défenses. Ils doivent chercher à évaluer dans quelle mesure nos forces sont vulnérables avant de lancer leur première attaque. Nos inquiétudes semblent fondées.

    Un lourd silence suivit ses paroles. Les conseillers des Montagnes connaissaient ce discours depuis un bon moment maintenant, aussi ne montrèrent-ils aucune surprise. Toutefois, ces termes guerriers étaient encore nouveaux aux oreilles des représentants des Plaines et revêtaient toujours pour eux cet aspect mythique, inimaginable. Ils se regardaient entre eux, comme s’ils doutaient encore des paroles des guides.

    — Sommes-nous seulement certains qu’ils pourraient nous attaquer ? avança soudain un jeune représentant, l’air dubitatif.

    — C’est une certitude, répliqua aussitôt Saï en le foudroyant d’un regard perçant, faisant pâlir le jeune homme, qui s’enfonça dans son siège.

    — Mais vous n’avez pas de preuve, rétorqua durement une représentante pour venir à la rescousse de son collègue intimidé. Les agissements du Désert sont suspects, nul n’en doute. Mais de là à prétendre qu’ils auraient les moyens d’envahir nos terres… Sur quoi vous appuyez-vous ?

    — Comme nous vous l’avons mentionné auparavant, nous avons reçu un avertissement de l’Enfant des cinq mondes bien avant que le Désert ferme ses frontières, répondit Ilohim, imperturbable. Nous avons confiance en sa parole.

    — Oui, ce fameux Enfant des cinq mondes, intervint un autre représentant, visiblement peu impressionné par ce titre. Qui est-il au juste ? Qui est cet individu qui peut prétendre détenir un droit de citoyenneté dans toutes les nations ? Et sous quelle autorité sa parole peut-elle être prise au sérieux ?

    Kaïsha serra les lèvres et Ko-Bu-Tsu posa sa main sur celle de son amie. Elle s’attendait à une intervention du genre et elle se préparait au pire.

    À son étonnement, Cyam prit la parole :

    — N’avez-vous pas vous-mêmes reçu un avertissement d’une enfant des Plaines qui avait vu de ses propres yeux les plans du Désert ?

    Le visage du représentant s’empourpra.

    — En effet, mais il s’agit d’une enfant des Plaines, rétorqua-t-il en appuyant sur le nom de sa nation, comme si celle-ci pouvait donner plus de crédibilité à sa source. Elle a été l’esclave d’un grand général du Désert et a eu la chance de s’échapper. C’est ainsi qu’elle a pu nous avertir de ce qu’elle avait vu. Ces plans ne veulent quand même pas dire qu’ils se préparent réellement à une invasion. Toutefois, un enfant des Plaines n’agirait jamais autrement que pour le bien de son peuple. Nous avons donc pris ses avertissements au sérieux et avons immédiatement placé sous haute surveillance les ambassadeurs du Désert résidant dans nos ports.

    Cyam eut alors un sourire en coin, imité par Junn et Saï. Ce dernier commenta :

    — Comme il est commode que votre enfant des Plaines et que notre Enfant des cinq mondes ne soient qu’une seule et même personne.

    Sans quitter les représentants des yeux, il lança d’une voix forte :

    — Kaïsha, je sais que tu souhaitais rester dans l’ombre encore un peu, mais pourrais-tu descendre et éclaircir la situation ? C’est ta nation, après tout.

    Kaïsha soupira, au même moment où toutes les personnes présentes tournaient la tête en la cherchant des yeux dans la salle. Sitôt que quelques-uns la virent finalement, cachée derrière son rideau, une cinquantaine de paires d’yeux se levèrent simultanément vers elle. Zuo et Ko-Bu-Tsu reculèrent dans l’ombre d’un même mouvement tandis que Kaïsha se résolvait à ouvrir le rideau pour s’exposer à l’assemblée. Les représentants des Montagnes furent un peu surpris de la voir, elle qui devait être présentée seulement au dîner officiel plus tard ce soir-là. Les représentants des Plaines furent par contre stupéfaits de la découvrir, cette personne qu’ils ne connaissaient que par les rumeurs, qui les avait observés alors qu’eux ignoraient sa présence. Kaïsha les regarda les uns après les autres. Elle reconnut ces expressions presque familières de curiosité et de scepticisme, de fascination et de mépris, qu’elle déclenchait chez tous ceux qui la voyaient pour la première fois. Elle soutint chacun de leurs regards avant de hocher la tête.

    — Oui, je descends.

    Elle s’éloigna de la balustrade et se dirigea vers l’escalier qui longeait la chambre.

    — Bonne chance, lui murmura Zuo avant qu’elle disparaisse.

    Elle descendit sous les regards perçants de tous les représentants, mais, nullement dérangée, elle longea la chambre et s’arrêta au centre, face aux deux délégations. Elle s’inclina respectueusement devant les guides et le président, qui lui rendirent le même salut.

    — Représentants des Plaines, c’est un honneur que de vous rencontrer, affirma-t-elle. Je m’appelle Kaïsha.

    Ces derniers continuèrent à la fixer, l’air interdit, mais le président l’observa avec un intérêt particulier. Sur son visage marqué par les années, ses yeux brillaient d’un éclat vif. Il scruta Kaïsha de la tête aux pieds avant d’avancer :

    — Vous n’êtes pas une enfant des Plaines.

    — Tout dépend de votre définition, répondit doucement Kaïsha avec un sourire.

    Des murmures outrés accueillirent sa répartie parmi les représentants. Le président ne cilla pourtant pas.

    — Éclairez-moi.

    — Je suis née dans les Plaines, expliqua Kaïsha, imperturbable. J’ai grandi dans le village des Lavandes, sous la juridiction d’Arignon. Je n’ai quitté mon foyer qu’à 13 ans et j’espère y retourner un jour.

    En entendant le nom de l’une de leur Cité-État, les représentants se consultèrent d’un regard surpris. Le représentant d’Arignon fixa Kaïsha avec abasourdissement, comme s’il cherchait à se souvenir d’elle. Kaïsha se tourna alors vers lui.

    — Ma mère se nomme Espérance. On la surnomme la Cueilleuse d’enfants.

    Les yeux du représentant s’agrandirent de stupeur. En voyant sa réaction, tous comprirent qu’il reconnaissait ce nom, que cette femme existait et que Kaïsha disait vrai.

    — La… la Cueilleuse d’enfants élève des gamins abandonnés…, balbutia le représentant, toujours sous le choc.

    Kaïsha acquiesça.

    — C’est ce que j’étais lorsqu’elle m’a adoptée.

    Elle reporta son regard sur le président, qui n’avait pas détaché ses yeux d’elle.

    — Mais mes parents n’étaient pas des enfants des Plaines.

    Le président hocha lentement la tête, comme si Kaïsha lui confirmait ce qu’il avait déjà compris.

    — Et je suppose que vos parents ne provenaient pas de la même nation non plus.

    Kaïsha fut surprise par la perspicacité du vieil homme, mais ne chercha ni à nier ni à se justifier. Elle confirma simplement :

    — En effet. Ma mère vient de la Forêt et mon père est natif de la Mer.

    La plupart des représentants sursautèrent. D’autres semblèrent consternés, sans doute scandalisés qu’une enfant de deux mondes puisse aussi aisément admettre sa nature honnie et clamer avoir vécu en toute impunité sur leurs terres. Mais pas le président. Ce dernier continua à dévisager Kaïsha.

    — Un père de la Mer, une mère de la Forêt, une enfance dans les Plaines, une esclave du Désert et une habitante des Montagnes. Je commence à comprendre. C’est donc vous qui nous avez envoyé cette lettre d’avertissement, il y a quelques années ?

    Kaïsha acquiesça.

    — Et vous vous êtes ensuite rendue dans les Montagnes pour délivrer le même message ? avança le président, perspicace.

    Encore une fois, Kaïsha approuva en silence. Le président la jaugea encore un moment dans un silence tendu avant de se lever lentement de son siège. Devant les représentants des Plaines et des Montagnes rassemblés, il fit la dernière chose à laquelle Kaïsha aurait pu s’attendre : il s’inclina devant elle.

    — Merci, Enfant des cinq mondes. Nous vous devons la sauvegarde de notre nation.

    Kaïsha figea de stupeur, prise de vertige en voyant cet homme, l’homme le plus puissant de son peuple, être ainsi prosterné devant elle. En entendant ce « merci », elle eut la sensation que tout ce qu’elle avait fait depuis les trois dernières années pour sauver sa nation n’avait finalement pas été vain.

    — Vous m’honorez, dit-elle d’une voix qu’elle savait tremblante.

    — Mais l’heure des remerciements n’est pas arrivée, coupa brusquement Saï, attirant tous les regards sur lui. Nous y viendrons lorsque nous aurons la certitude que les nations sont libres et en sécurité. Pour l’heure, nous devons nous préparer à une attaque qui est plus qu’imminente. Si le Désert n’a pas encore fait son premier mouvement, ce n’est qu’une question de temps.

    — Que proposez-vous ? demanda gravement le président.

    Kaïsha lança un regard aux guides. C’était un sujet qui avait longuement été abordé auparavant et ils avaient tous convenu de la meilleure démarche à suivre, seulement Kaïsha se demandait s’il était vraiment son rôle de parler au nom de leur nation. Comme s’il avait lu dans ses pensées, Saï prit sur lui de répondre :

    — La nation des Montagnes est prête à vous fournir guerriers et matériel, commença-t-il. Avec votre accord, des ingénieurs sont déjà disposés à prêter main-forte aux cités du sud afin de fortifier vos défenses. Les Montagnes acceptent également d’héberger vos citoyens à l’intérieur de leurs frontières si les choses venaient à s’envenimer, mais nous espérons que cette situation n’aura pas lieu d’être. Pour l’heure, il est primordial que vos soldats soient entraînés et équipés pour le combat. Ils doivent se tenir prêts.

    — Nous n’avons pas les ressources pour équiper une armée, remarqua une représentante, l’air inquiet. Nos soldats sont formés à arrêter des criminels ou des vagabonds, pas des armées !

    — C’est pourtant ce qu’ils auront à affronter, intervint alors Kaïsha, implacable.

    Elle dévisagea alors l’assemblée. Les représentants la fixaient avec effarement, comme s’ils n’arrivaient toujours pas à admettre la terrible vérité. Un élan de colère s’empara alors d’elle. Faisant de son mieux pour la contenir, elle expliqua :

    — Cette guerre est à nos portes, que nous y soyons préparés ou pas. Nous avons donc deux options : attendre et subir ce que nous savons inévitable, ou nous préparer et nous battre. Il y a maintenant deux ans que j’ai informé les Montagnes de ce qui nous attend tous, et ils ont choisi de se battre. Les Communes ont pris des mesures afin de se préparer à une guerre éventuelle. Des hommes et des femmes ont été formés au combat, les ingénieurs ont mis au point des armes et des outils de défense remarquables. Ces ressources, nous pouvons les mettre en commun, mais de le faire ne sera pas suffisant. Les forces des Plaines doivent se préparer.

    Un lourd silence suivit sa déclaration. Chacun semblait perdu dans ses propres pensées, assimilant avec difficulté la réalité à laquelle Kaïsha les avait confrontés. Même les délégués des Montagnes semblèrent désemparés, comme s’ils prenaient à nouveau conscience du sombre avenir qui se présentait devant eux. Finalement, un représentant brisa le silence :

    — Même en formant nos hommes au mieux, même avec les armes des Montagnes… Nous ne savons pas quels sont les moyens du Désert. Maintenant qu’ils nous refusent l’accès à leurs ressources minières, nous n’avons plus de métaux pour fabriquer des armes et des armures. Et si leurs forces sont aussi impressionnantes que vous nous l’avez décrit dans votre missive, nous ne serons pas en mesure de leur résister longtemps.

    Kaïsha déglutit. Elle le savait depuis longtemps. C’était la principale raison pour laquelle le général To-Be-Keh avait proposé les Plaines comme première cible, des années auparavant.

    — C’est pourquoi nous avons besoin de toutes les nations, répondit-elle avec lenteur, pesant chacun de ses mots. Nous devons faire comprendre à la Forêt et à la Mer que ce combat sera aussi le leur et que si nous tombons, ils tomberont aussi. Si nous nous unissons, nous avons une réelle chance de vaincre.

    Des visages désabusés lui répondirent. Le représentant qui avait parlé soupira.

    — Une telle union est impossible. Les tribus de la Forêt sont déjà en constante guerre entre elles ; il est impensable de toutes les unir sous une seule bannière. Et personne n’a jamais réussi à atteindre la nation de la Mer.

    De nombreuses têtes hochèrent en approbation, et plusieurs personnes des Montagnes baissèrent la tête avec résignation. Eux aussi avaient eu le même raisonnement. Kaïsha ne se laissa pas démonter :

    — Qui ici aurait pu croire, il y a à peine un an, que les dirigeants de deux nations se trouveraient dans une même pièce ?

    Les représentants des Plaines et des Montagnes échangèrent des regards incertains. Les guides et le président, toutefois, gardèrent leurs yeux rivés sur Kaïsha, tout comme Saï. Kaïsha balaya la salle du regard et hocha la tête.

    — C’est bien ce que je pensais. Et qui parmi vous aurait pu imaginer qu’une enfant de deux mondes puisse faire entendre sa voix ?

    Les regards contrits que tous lui rendirent lui confirmèrent ce qu’elle savait déjà.

    — Notre monde peut changer, et les nations aussi, déclara-t-elle avec conviction. La rencontre d’aujourd’hui en est la preuve. Nous pouvons parler aux autres nations, et je suis persuadée que nous pourrons les convaincre de se joindre à nous. Cette tâche ne sera pas aisée, mais elle n’en est pas moins possible.

    Saï hocha la tête avec un léger sourire. Kaïsha croisa son regard. Lui, entre tous, était bien placé pour savoir à quel point un homme pouvait changer ses convictions. Les représentants des Plaines la fixaient encore avec scepticisme, mais plusieurs d’entre eux semblaient soudain la contempler d’un œil nouveau.

    — Je crois que l’Enfant des cinq mondes a raison, dit soudain Erenas avec lenteur, brisant le silence. Des miracles se sont produits ; des changements de visions et de valeurs que les siècles précédents nous avaient appris à craindre et à repousser. Ce sont des défis de taille qui nous attendent, et leur issue est incertaine, mais cette entrave ne devrait pas nous empêcher de tenter de les relever.

    — Et qui le fera ? s’enquit alors le représentant d’Arignon. Qui ira à la rencontre de la Forêt et de la Mer et les convaincra de cette folie ?

    Sans que nul ait à le dire, tous les regards se tournèrent vers Kaïsha.

    — Je crois que la réponse à cette question est limpide, remarqua Saï.

    * * *

    — Ça s’est plutôt bien déroulé, finalement, lança Zuo en se laissant tomber dans un fauteuil.

    Les trois amis, accompagnés de Saï, Junn et Cyam, étaient de retour dans le logement alloué aux Steloj. Ils venaient de traverser une journée mouvementée de négociations entre les Plaines et les Montagnes, qui s’était finalement conclue par un dîner officiel, auquel la population de Marseya avait pu assister. Kaïsha avait passé la soirée à surprendre des regards curieux lancés dans sa direction, et à entendre son nom chuchoté dans la foule. Ayant usé de toute sa volonté pour les ignorer, elle était à présent épuisée.

    — En vérité, je suis un peu surprise qu’une entente se soit conclue en moins d’une journée, remarqua Junn en prenant place près de son fils. Je pensais que nous en aurions pour une bonne semaine encore de discussions avant que les Plaines laissent nos troupes traverser la frontière. La rapidité avec laquelle les termes ont été convenus doit vouloir dire qu’ils craignent réellement une attaque imminente, ce qui m’inquiète.

    — Leur décision n’a pourtant rien de surprenant, répliqua Saï en s’adossant au mur. Ils n’ont aucune armée à proprement parler. Si les forces de l’empereur sont telles que nous les soupçonnons, ils n’ont aucune chance de seulement résister. Ils ont besoin de nous. Et nous avons besoin des autres nations.

    — En tout cas, il n’y a pas eu de surprise, constata Cyam en empoignant une cruche d’eau pour servir un verre à tous. Nous savions qu’ils désigneraient Kaïsha pour aller sur le continent ouest.

    — C’était ce que j’avais prévu de faire de toute manière, si les Montagnes et les Plaines m’avaient ignorée, admit Kaïsha en haussant les épaules. J’y étais préparée.

    — Nous aussi, lancèrent Ko-Bu-Tsu et Zuo d’une même voix avant d’échanger un regard amusé.

    En entendant son fils parler ainsi, Junn lança un regard inquiet à son mari, mais ce dernier lui répondit en secouant la tête et elle baissa les yeux, résignée.

    Kaïsha connaissait bien les sentiments qui l’habitaient. Elle-même avait depuis longtemps cessé d’essayer de convaincre ses amis de la laisser partir seule. Elle avait eu beau plaider qu’ils étaient tous les deux chez eux à Erwem et qu’ils n’avaient pas à quitter leur foyer, Ko-Bu-Tsu et Zuo avaient été catégoriques : si elle quittait les Montagnes, alors ils les quitteraient aussi. Junn connaissait les intentions de son fils et elle s’était jusqu’à présent gardée d’aborder le sujet, ce qui lui semblait plus difficile maintenant que leur départ semblait imminent.

    — Ont-ils au moins prévu une escorte pour vous accom­pagner ? questionna-t-elle soudain. Vous êtes encore bien jeunes…

    — Nul besoin, répliqua Saï. Je les escorterai, Junn, tu n’as pas à t’inquiéter.

    Kaïsha se tourna vers son mentor, surprise.

    — Tu ne m’avais pas parlé de tes intentions.

    Saï lui offrit son sourire en coin, rassurant :

    — Ne t’en fais pas, je ne te laisserai pas partir dans l’inconnu seule. Qui sait les dangers qui nous attendent…

    Kaïsha baissa les yeux sur le verre que Cyam venait de lui donner. Elle savait bien sûr que le chemin sur lequel elle s’engageait était tout sauf sûr. Elle s’était déjà préparée mentalement à affronter les obstacles qui s’élèveraient inévitablement devant elle. Toute aide serait la bienvenue dans la tâche colossale qu’elle s’était vue confier… mais pas celle de Saï.

    — Je ne veux pas que tu nous accompagnes, déclara-t-elle avec franchise.

    Son mentor la regarda avec surprise, imité par tous. Il fronça les sourcils, cherchant à percer l’intention de son apprentie, mais Kaïsha lui simplifia la tâche :

    — J’aimerais que tu restes ici, parce que j’ai une requête à te faire et il n’y a que toi en qui j’ai confiance pour l’accomplir.

    Saï la fixa avec ses yeux interrogateurs, puis l’invita à formuler sa pensée d’un hochement de tête. Kaïsha plongea son regard dans celui de son mentor, espérant qu’il comprendrait toute l’importance de sa demande :

    — J’aimerais que tu retrouves les membres de ma famille et que tu les emmènes en sécurité, au nord. Ils n’ont pas les moyens de fuir seuls et je crains que lorsqu’ils essayeront de le faire, il sera trop tard. J’ai besoin de les savoir en sécurité si je ne peux pas être là pour les protéger.

    Tous la regardèrent, interdits. Bien sûr, ils savaient que sa famille d’adoption vivait dans les Plaines, et ils avaient sans doute tous pensé, même fugitivement, qu’elle se trouverait au cœur du danger si le Désert arrivait à franchir la frontière. Mais entendre Kaïsha formuler sa requête en luttant pour ne pas montrer ses émotions sembla leur faire comprendre toute la gravité de la situation. Junn et Cyam échangèrent un regard, tandis que Ko-Bu-Tsu baissa les yeux et Zuo posa une main sur l’épaule de Kaïsha. Saï, quant à lui, continua à regarder son apprentie sans montrer la moindre trace d’émotion.

    — Tu sauras te débrouiller seule ? demanda-t-il finalement.

    — Je ne serai pas seule. Zuo et Ko-Bu-Tsu seront avec moi.

    — Vous risquerez vos vies dans la Forêt.

    — Et vous la vôtre en restant ici.

    Saï dévisagea Kaïsha encore un moment avant de lentement hocher la tête.

    — C’est entendu. Je retrouverai les membres de ta famille et je les conduirai dans un endroit sûr. Si quelque chose arrive, je pourrai les protéger.

    Kaïsha ignora le serrement qui lui prit à la gorge et s’inclina profondément devant son mentor.

    — Merci.

    En se relevant, elle lui sourit avant de se tourner vers Ko-Bu-Tsu et Zuo.

    — Alors, prêts à partir à l’aventure ?

    2

    D eux semaines après leur arrivée à Marseya, les guides et la majorité de leur escorte reprirent la route des Montagnes. Plusieurs conseillers demeurèrent dans les Plaines afin de travailler main dans la main avec le Sénat et de préparer l’arrivée prochaine des premières troupes des Montagnes. Kaïsha, Ko-Bu-Tsu et Zuo devaient quant à eux retourner à Erwem pour préparer leurs bagages avant leur grand départ, accompagnés de Cyam et Junn, tandis que Saï partait immédiatement vers le sud des Plaines, conformément à sa promesse.

    Le mentor et l’apprentie se dirent au revoir à l’entrée de la ville alors que les autres membres de l’escorte s’installaient déjà sur les aigles qui les ramèneraient chez eux. Kaïsha confia à Saï la dernière lettre qu’elle avait écrite à Espérance, qui lui expliquait tout ce qui s’était décidé récemment et pourquoi elle ne pourrait plus communiquer avec sa fille pendant quelque temps. Saï jura de lui remettre la missive en mains propres.

    — Sois toujours sur tes gardes dans le continent ouest, lui conseilla le maître d’épée avec gravité. Le peuple de la Forêt est fier et impitoyable. Ses gens n’hésiteront pas à s’en prendre à toi s’ils décident que tu n’es pas digne de leur intérêt.

    Kaïsha acquiesça. Elle connaissait cette recommandation par cœur tant on la lui avait répétée. Saï la considéra un moment et lui offrit un sourire confiant.

    — Nous marchons côte à côte depuis un bon moment. Je pourrais me vanter de t’avoir aidée à t’épanouir et à faire de toi une personne forte, si ce n’était que tu as fait bien plus pour moi. Aujourd’hui, nos chemins se séparent, mais je ne suis pas inquiet de te voir partir. Je suis fier de la femme que tu es devenue, Kaïsha. J’ai toutes les raisons de l’être.

    Kaïsha sentit sa poitrine se serrer. Elle voulut trouver les mots pour le remercier, pour lui dire tout ce qu’il représentait pour elle, mais les mots restèrent coincés dans sa gorge lorsque Saï leva la main pour la poser avec douceur contre sa joue. Elle était son apprentie depuis près de trois ans et elle pouvait compter sur les doigts d’une main le nombre de fois qu’il l’avait touchée. Ils gardaient habituellement une distance respectueuse entre eux, la distance propre à un maître envers son élève. Mais en de rares occasions, ils avaient brisé cette règle à cause de la profonde affection qu’ils avaient l’un envers l’autre. Maintenant était l’un de ces moments et Kaïsha fut incapable de répondre autrement qu’en posant sa propre main sur celle de son mentor.

    — Nous nous reverrons bientôt, finit-elle par murmurer.

    Saï lui sourit et retira gentiment sa main.

    — Bien évidemment. Je t’attendrai ici, avec ta famille. Maintenant, va.

    Kaïsha s’éloigna difficilement, prenant conscience à chaque pas qu’elle ne verrait plus le sourire confiant de son maître d’épée, ni n’entendrait ses conseils, avant longtemps. Combien de temps s’écoulerait-il avant qu’ils se revoient ? Elle chassa cette lourde question de son esprit, incapable d’y répondre.

    Elle rejoignit Zuo et Ko-Bu-Tsu, déjà installés sur leurs aigles. Lorsque tous furent fin prêts, le premier écuyer donna l’ordre et les oiseaux se mirent à battre des ailes de concert, sous les regards abasourdis de la foule des Plaines venue assister à leur départ. Au moment où l’aigle de Kaïsha prit son envol, elle baissa les yeux et vit Saï, aux abords de la foule. Celui-ci la regardait déjà et eut un sourire malicieux, avant de crier :

    — Quelle est la plus grande force du guerrier ?

    Prise entre l’envie de pleurer et de rire, Kaïsha lui répondit à pleins poumons sa devise favorite :

    — Savoir quand arrêter son bras !

    * * *

    Durant le voyage de retour, l’escorte des guides se sépara, chaque délégation retournant vers sa propre Commune. Kaïsha, Ko-Bu-Tsu et Zuo furent ainsi de retour à Erwem une semaine après leur départ de Marseya. Les habitants les accueillirent à grand renfort de célébrations et de vivats, tous anxieux et fébriles de connaître les conclusions de leur première rencontre officielle avec les Plaines et ses implications.

    Alors qu’ils venaient à peine de poser un pied à terre, le sage Jobein vint à leur rencontre avec un sourire chaleureux, mais son regard trahissait ses appréhensions.

    — Bon retour dans votre foyer, les accueillit-il.

    Arrivé à la hauteur de Kaïsha, qui se laissa glisser de son aigle pour atterrir en douceur sur le sol, il dit à voix basse :

    — Je suis heureux de vous voir en bonne santé, Kaïsha.

    Cette dernière lui sourit.

    — Je suis heureuse de vous revoir aussi, Jobein.

    — Quelles nouvelles nous apportez-vous ?

    — De bonnes, compte tenu des circonstances. Je laisse le soin aux envoyés de tout vous raconter. Je ne reste moi-même que quelques jours avant de repartir.

    Jobein la dévisagea d’un œil expert.

    — Vous avez donc été nommée ambassadrice ?

    — En êtes-vous surpris ?

    — Pas le moins du monde. Que les anciens vous protègent : votre tâche ne sera pas aisée. Puis-je vous être utile en quoi ce que soit ?

    Kaïsha secoua la tête.

    — Prêtez votre intelligence et votre expertise aux Plaines. Avec ce qui nous attend, nous aurons besoin d’inventeurs. Quant à moi, je saurai me débrouiller. Maintenant, si vous me le permettez, il y a quelqu’un qui m’attend depuis trop longtemps.

    Jobein sourit et se recula en s’inclinant respectueusement devant elle. Un écuyer accourut pour prendre en charge son aigle et, après avoir fait signe à Ko-Bu-Tsu et Zuo, qui ne savaient que trop bien où elle allait, Kaïsha se faufila à travers la foule et pénétra dans la Commune. Elle connaissait bien le labyrinthe d’avenues creusées dans le roc qui sillonnaient la cité souterraine et fila dans les allées les plus tranquilles jusqu’à ce qu’elle atteigne son but : le couloir étroit qui menait à la salle d’entraînement de Saï. Depuis qu’il avait commencé à prendre de nouveaux élèves, des ajustements y avaient été apportés : l’endroit avait été agrandi et de nouvelles installations avaient été ajoutées pour faciliter l’entraînement des apprentis épéistes. La transformation la plus majeure, toutefois, était la large porte aménagée au fond de la pièce, donnant sur la paroi externe de la montagne. Cette trappe s’ouvrait sous une forte poussée et se refermait automatiquement grâce à un ingénieux système de ressorts (généreuse contribution de Jobein) afin d’accommoder les besoins de chasse du résident permanent de la salle d’entraînement, qui bondit vers Kaïsha lorsqu’elle entra dans la pièce.

    — Nix ! s’écria-t-elle avec bonheur alors que l’immense tigre des glaces lui fondait dessus, ronronnant avec force.

    Immense et aussi majestueux que dangereux, le plus grand prédateur des Montagnes se pressa contre elle, manquant de la faire tomber sous son poids. Kaïsha passa ses bras autour de lui et lui caressa le dos et le flanc, enchantée qu’elle était de retrouver son compagnon poilu. Tout excité, Nix se mit à tourner autour d’elle, reniflant chaque parcelle de sa peau et fouettant l’air avec sa queue.

    — Tu m’as manqué aussi, mon gros, chuchota Kaïsha en lui grattant les oreilles.

    Comblé, Nix se laissa tomber sur le sol en roulant sur lui-même, comme il le faisait bébé, et Kaïsha lui caressa le ventre en riant.

    — J’espère que tu es en forme, parce que nous allons partir en voyage, toi et moi ! annonça-t-elle alors qu’il relevait la tête, les oreilles dressées avec attention.

    Kaïsha leva les yeux et explora la salle d’entraînement du regard. C’était un autre endroit auquel il lui fallait à présent dire au revoir, cette pièce où elle avait passé tellement d’heures, où elle s’était blessée plus de fois qu’elle ne pouvait le compter et où elle avait appris les plus importantes leçons sur la valeur de la vie et sur la responsabilité de celui qui détient le pouvoir de l’enlever. L’angoisse lui serra le cœur lorsqu’elle se demanda si elle aurait réellement l’occasion d’y revenir un jour.

    Ses préoccupations furent interrompues lorsqu’elle entendit la porte de la salle s’ouvrir derrière elle. Une silhouette familière apparut sur son seuil.

    — Odel ! lança Kaïsha avec surprise en le découvrant. Que fais-tu ici ?

    Le jeune homme dont elle avait autrefois été amoureuse lui adressa un sourire doux. Depuis près de deux ans qu’il était un élève de Saï, il était devenu, comme sa sœur, Nihiri, un apprenti épéiste de talent. Kaïsha et lui s’étaient souvent entraînés ensemble et ils avaient trouvé chez l’autre un partenaire de confiance.

    — J’ai entendu que la délégation d’Erwem était de retour, et j’étais sûr de te trouver ici, expliqua-t-il avec un sourire. Il s’est lamenté deux jours entiers après ton départ, ajouta-t-il en désignant Nix, qui continuait à se tortiller sur le plancher en ronronnant.

    Kaïsha rit en caressant son gros matou.

    — J’étais presque aussi pathétique que lui, admit-elle avec un sourire coupable. Zuo et Ko-Bu en étaient découragés.

    Ils laissèrent un silence flotter, rompu seulement par le ronronnement heureux de Nix. Finalement, Odel s’avança :

    — Comment était-ce ? La rencontre entre notre nation et les Plaines ?

    — Irréel, répondit Kaïsha. J’y étais, je l’ai vue de mes propres yeux et, pourtant, je peine à admettre que ce soit réellement arrivé.

    — J’ai de la difficulté à simplement l’imaginer, constata Odel.

    Un nouveau silence tomba entre eux. Kaïsha voyait bien qu’Odel était mal à l’aise ; il semblait être sur le point de lui dire quelque chose, mais se retenait à chaque instant où il allait ouvrir la bouche. Kaïsha attendit, prenant des nouvelles de sa famille et de ses études. Odel lui répondit plaisamment, mais son regard trahissait les pensées qui le troublaient. Finalement, Kaïsha se fatigua d’attendre et se leva.

    — Il commence à se faire tard, je vais rentrer, annonça-t-elle sur le ton de la conversation.

    — Bien sûr, acquiesça Odel en libérant le passage de la porte.

    Kaïsha caressa Nix une dernière fois et lui promit de repasser bientôt. L’immense tigre n’avait pas besoin de comprendre ses paroles pour en saisir l’intention, et il pressa sa lourde tête contre ses mains avant de retourner se coucher sur sa paillasse au fond de la pièce. Kaïsha fit volte-face et fixa un instant Odel, lui offrant muettement une dernière chance de dire ce qui semblait tant le tracasser. Ce dernier sembla alors saisir ce qu’elle attendait et soupira, comme s’il était pris en défaut :

    — Est-ce vrai ? demanda-t-il à voix basse. Que tu quittes la Commune ?

    Kaïsha fut surprise. Était-ce ce qui le tracassait ?

    — Oui, répondit-elle sans détour. Je pars avec Ko-Bu-Tsu et Zuo pour le continent ouest. Nous allons essayer d’entrer en contact avec la Forêt et la Mer, et les convaincre de joindre l’Alliance formée par les Montagnes et les Plaines.

    — Pourquoi toi ?

    Kaïsha lui sourit tristement.

    — Tu sais bien pourquoi.

    Odel fronça les sourcils.

    — Ils pourraient envoyer quelqu’un d’autre. Tu mets ta vie en danger.

    — C’est vrai, concéda Kaïsha. Mais ce ne sera pas la première fois.

    — S’ils découvrent ce que tu es…, insista Odel avant de s’arrêter, la mâchoire crispée.

    Kaïsha sourit.

    — Ils savent déjà que je suis une enfant de deux mondes, répondit-elle posément. Certains seront sans doute tentés de remédier à ce problème à leur façon. Mais je sais me défendre, ajouta-t-elle avec un sourire.

    Odel sourit malgré lui alors que son regard glissait sur la fidèle épée que Kaïsha portait toujours en bandoulière sur son dos.

    — Ne t’en fais pas pour moi, dit Kaïsha avec douceur. Rien ne m’arrivera.

    Elle s’avança et posa une main rassurante sur son épaule avant de sortir dans l’allée sombre. Avant qu’elle disparaisse au coin du corridor, la voix d’Odel raisonna une dernière fois derrière elle :

    — Tu vas me manquer, Kaïsha.

    Dans l’obscurité, Kaïsha sourit. Sans s’arrêter ni se retourner, elle répondit :

    — Toi aussi, Odel.

    * * *

    Quelques jours plus tard, Kaïsha, Ko-Bu-Tsu et Zuo furent prêts à prendre leur départ. Leurs affaires étaient en ordre et ils avaient reçu en cadeau, de la part du Conseil, un aigle pour leurs déplacements et un faucon qu’ils pourraient leur envoyer lorsqu’ils auraient eu leur premier contact avec les enfants de la Forêt. Monsieur Fey, le sellier qui avait confectionné la selle unique de Nix, s’était enorgueilli devant Kaïsha d’avoir apporté des correctifs à son invention afin que le tigre des glaces puisse dorénavant porter des charges sans être gêné dans ses mouvements, grâce à des sacoches ingénieusement intégrées aux côtés de la selle. Et puisqu’Erwem n’aurait pas été Erwem si ses habitants ne saisissaient pas chaque occasion de célébrer, une grande cérémonie fut organisée afin de leur souhaiter bon départ et bon succès, et ils y étaient maintenant attendus.

    Debout dans sa chambre, Kaïsha eut un sentiment d’irréalité. Pendant près de trois ans, cet endroit avait été son foyer. Elle connaissait chaque rayure sur le bois des meubles et chaque craquelure sur les murs. Au fil du temps, Ko-Bu-Tsu et elles avaient personnalisé cette pièce qu’elles partageaient. Des livres s’entassaient au pied du lit, tandis que les cartes du monde que Kaïsha avait appris à reproduire et qu’elle connaissait à présent par cœur s’alignaient sur un mur. Des perce-neige, que Ko-Bu-Tsu affectionnait, reposaient dans un vase sur la commode. Tous ces petits riens qu’elles avaient ajoutés pour donner à cette chambre un peu de leur personnalité seraient inutiles là où ils partaient, et les deux amies n’avaient eu d’autre choix que de les laisser derrière elles. Kaïsha ouvrit la commode et sortit l’écrin qui contenait le collier d’Espérance. Elle s’était torturé l’esprit afin de trouver quoi en faire, mais elle avait finalement pris une décision. Délicatement, elle sépara la pochette de cuir durci qui servait de pendentif et la cordelette élimée. Elle glissa précieusement la pochette dans la poche intérieure de sa tunique, abandonnant la cordelette dans l’écrin. Le talisman qui reposait maintenant contre sa peau serait une promesse, un pacte avec le destin : elle redonnerait à Espérance son cadeau et pour y parvenir, il faudrait qu’elle la retrouve un jour. Kaïsha jeta un dernier regard à la petite chambre, puis fit volte-face et ferma la porte sur ses années d’adolescence.

    Elle retrouva Ko-Bu-Tsu et Zuo en bas, tous deux vêtus de leurs habits de voyage et prêts à partir. Devant eux se tenaient Cyam et Junn, silencieux et graves. Kaïsha savait que ces adieux-là ne seraient pas aussi aisés que l’avaient été ceux d’Odel.

    — Ah, Kaïsha, fit Junn en la voyant arriver, un sourire forcé aux lèvres. Nous allons pouvoir y aller, toute la Commune vous attend dans la Grande place de l’est.

    À peine les mots eurent-ils franchi ses lèvres que ces dernières se mirent à trembler et elle baissa la tête, essayant vainement de cacher sa détresse. Zuo s’avança aussitôt vers elle, et Junn lui ouvrit ses bras et le serra contre elle, la tête enfouie dans le cou de son fils, qui la dépassait maintenant d’une tête.

    — Ne t’en fais pas, maman, dit Zuo d’une voix qui se voulait rassurante. Tout ira bien.

    — Excuse-moi, excuse-moi, répéta Junn en essayant tant bien que mal de reprendre le dessus sur elle-même. C’est juste que j’ai peur pour vous ! Ne pourrais-je pas vous accompagner ? Vous êtes tellement jeunes !

    Cyam baissa les yeux. De toute évidence, de pareilles pensées avaient traversé son esprit. Kaïsha fut sur le point de parler, mais Zuo la devança :

    — Vous serez beaucoup plus utiles ici et dans les Plaines, affirma-t-il avec fermeté.

    Junn leva des yeux attristés vers son fils, mais ce dernier ne se laissa pas démonter. Il réussit même à sourire en ajoutant :

    — Et nous savons nous défendre. Les personnes en danger ne seront pas celles que vous pensez.

    Junn laissa échapper un gloussement malgré elle, puis regarda son fils avec tendresse, bien que l’inquiétude ne quittait pas ses traits.

    — J’oublie trop souvent que mon petit garçon est devenu un homme, murmura-t-elle.

    Zuo sourit et serra sa mère une nouvelle fois dans ses bras avant de s’écarter. Indubitablement optimiste, il claironna :

    — Tout ira bien ! Nous ne sommes pas encore totalement partis ! Une escorte va nous accompagner jusqu’à la frontière ! Et ensuite, Kaïsha usera de son charme pour convaincre la Forêt et la Mer de se joindre à

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