Un roman et demi
Par Claude Biao
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À propos de ce livre électronique
Elle regardait les mêmes étagères que moi. « Nous les avons classés. Sous des bannières. C’est plus pratique pour se donner l’illusion de dompter notre Histoire. En la coupant en menus morceaux digestes pour la susceptibilité de chacun, nous souhaitions préserver je ne sais quoi de précieux qu’aujourd’hui nous croyons posséder. Vous me prendrez pour une folle, mais je vis avec ces fragments depuis bientôt vingt ans, et j’ai tout juste pu comprendre qu’ils ne se greffent à rien. Chacun d’eux est une pièce d’un puzzle différent. Et, il ne faut pas vous tromper, trente six mille histoires individuelles ne font pas une Histoire collective. »
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Aperçu du livre
Un roman et demi - Claude Biao
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Disons que je n’ai pas eu le choix. Qu’il s’est imposé à moi… je sais, ce n’est une raison très originale, mais je n’en ai pas d’autre. Comment expliquer sinon, que je me sois dirigée si résolument vers ce rayon, moi qui suis d’un naturel hésitant, que je l’aie tiré sans même être sûr d’en avoir bien saisi le titre, et que j’aie payé, moi, jeté la moitié de mon argent de poche pour un titre, une première de couverture sans ornement si ce n’est cette tâche de peinture bleue – un autre snob qui veut jouer celui qui comprend la nature humaine – …et de lignes fines sur du papier blanc-ivoire. Deux-cent onze pages, dont une préface de treize pages que je ne lirai pas, et un avertissement totalement inutile : « Ceci est une œuvre de fiction… » et blabla, le verbiage typique de l’auteur qui s’apprête à raconter la vie des autres.
Lorsque j’ai payé à la caisse, j’ai regretté aussitôt. Je ne pouvais pas jurer que je lirais ce livre jusqu’au bout, et le seul attrait qu’il pouvait avoir pour moi, ces fines dorures qui entouraient les lettres du titre, se fanait déjà sous la lumière crue de midi. « Le Roman » quelle idée de donner un tel titre à un livre. Autant mettre « Attention, ne lisez pas ! » avec sous-titre « Vous aurez été prévenu, vous ne serez pas remboursé ». Et l’auteur : Anne Roman. Très justement, les chiens n’accouchent pas des souris. C’est donc avec de l’amertume qui me sortait de tous les pores que je traversai l’avenue Steinmetz. Le Roman pendait au bout de mon bras gauche comme une appendicite, et le soleil frappait mon imbécilité de ses rayons les plus virulents. Qu’est-ce que j’en ferais, moi de ce Roman ? Je l’offrirais certainement à un mendiant après en avoir lu les premières lignes pour me donner bonne conscience. Pour m’assurer qu’il était bien comme je l’imaginais, vide et insensé… Le klaxon d’un zémidjan me chassa du brouillard de mes pensées. J’en sortis au pas de course. Il me frôlait déjà presque de sa Bajaj, made in Japan – du même Japan dont la capitale peut très bien être Abuja. Sa main s’élevait et sa voix enrouée vociférait une insulte à mon père.
Une semaine est passée depuis que j’ai acheté Le Roman. Je n’en ai pas lu un mot. Pourtant il faut bien que je m’y résolve si je veux me persuader que j’ai fait une bêtise. Ce sera peut-être aujourd’hui : j’ai rendez-vous avec un conseiller de l’ANPE. Je trouve au livre une place dans mon sac. Je sais que la longue file d’attente sera propice. Lorsque je sors dans la rue, c’est une bourrasque de voix qui me frappe en pleine figure. Cotonou vit. Cotonou grésille comme une immense radio qui tenterait de transmettre à la terre entière un unique message : « nous sommes de la partie ». Personnellement, je ne suis pas très impressionnée. Voici bientôt vingt-cinq ans que j’entends ce grésillement, que je vis dans ce village gigantesque fait de spéculations et de silences plus coupables les uns que les autres. La vie qui s’agglutine par grosses grappes dans les portions de terre ravies aux bas-fonds. Et les gens qui vivent à pleins poumons – à plein régime – en attendant que vienne la mort. Je connais ça.
J’en fais partie.
Ma mère n’a plus jamais quitté cette ville depuis la mort de papa. C’est elle qui le dit, je n’étais pas encore née. Elle croulait encore sous mes deux kilogrammes, à huit mois de grossesse. Papa venait de mourir, m’a-t-on dit, de Cotonou. Il en était mort comme on en vit, avec un feu d’artifice dans l’esprit. C’est une histoire bien singulière que maman a souvent racontée en ma présence, sans jamais sembler s’adresser à moi. Elle était jeune, lui aussi. Vingt ans… ou un peu plus. Il avait des rêves fous, grands comme un stade olympique rempli de supporters et de la clameur de leurs espoirs. Et elle aimait sa toute nouvelle boutique de bijoux nigériens – héritée de sa mère – et ses rêves à lui. Il était footballeur, et maman, cotonoise. Elle y avait toujours vécu, lui venait d’arriver. Elle en connaissait l’ivresse et la boue, et lui était décidé à attraper tous les ballons qui passeraient dans les parages. La nouvelle équipe nationale de football n’était-elle pas venue le chercher jusques dans le creux de sa misère à Parakou ? Ne lui avait-on pas offert une toute nouvelle maison – rez-de-chaussée plus un niveau et jardin en arrière-cour ? N’avait-il pas depuis le CM1 décidé qu’il n’irait plus jamais à l’école ? Voilà ce qui arrive quand Cotonou vous choisit. Et quelques jours avant ma naissance prématurée, il mourait au stade de l’Amitié de Kouhounou en recevant violemment la balle en pleine poitrine : il prenait son métier trop à cœur… du moins c’est la version de maman.
Elle ne m’a jamais donné de date précise.
Maman raconte qu’elle a pleuré son époux une année durant. Qu’elle a failli devenir folle entre moi qui grandissais comme une championne, avec les mêmes yeux et les mêmes doigts que lui ; et ses parents qui la pressaient de se remarier. Elle dit qu’elle leur a résisté tant qu’elle a pu… Mon beau-père est entré dans notre vie alors que j’avais sept ans. Je l’ai vu tenir ma mère par la taille le jour de mon anniversaire. Il m’a offert une bande dessinée, j’ai soufflé sur les bougies, il a passé la nuit chez nous, et il n’est plus jamais rentré chez lui depuis. C’est lui qui m’a mis en contact avec M. Adjalou, le conseiller de l’ANPE : « avec tous ces diplômés sans emploi qui attendent, tu n’iras jamais en stage si tu ne pousses pas quelques pions… Tiens j’ai un ancien camarade de lycée qui y occupe un poste de conseiller. Je vais l’appeler pour qu’il regarde tout ça avec mes propres yeux. »
Je ne sais pas si j’aime mon beau père. Au moins je ne le déteste pas, c’est un fait… en tout cas, à en croire maman, lui m’adore. « As-tu appelé Axelle aujourd’hui ? Sais-tu comment va Axelle ? Es-tu bien sûre qu’Axelle n’a aucun problème ? Je peux l’aider en quelque chose ? » Maman raconte à qui veut l’entendre qu’il ne tarit pas d’attention à mon égard. Qu’il est aussi soucieux de mon avenir que de celui des enfants qu’ils n’ont pas pu avoir – heureuse aspermie. Tout cela explique peut-être pourquoi ils ont voulu m’emmener avec eux lorsqu’ils s’en allaient. Il y a tout juste cinq ans. Je nourrissais encore le vœu pieux de me faire accepter à l’École Nationale d’Administration et de Magistrature, maman voulait être plus près des bijoux qu’elle revendait, et son nouvel époux possédait une maison à Maradi. J’ai même failli partir. Mais l’ENAM m’a acceptée. Alors je suis restée. J’avais la villa de papa pour moi toute seule. Quelques cousins venaient souvent vivre un mois ou deux avec moi le temps de boire aux étincelles de Cotonou, puis repartaient je ne sais où, avec la ville enfermée dans leur besace et le monde ouvert à leurs rêves…
Carrefour Sainte Rita.
L’ANPE est de l’autre côté de la rue. Il faut traverser. Les feux tricolores fonctionnent : l’orange clignote depuis toujours pour dire « passez, mais faites bien attention. » Je dois me débrouiller, c'est-à-dire attendre que le bitume se libère quelque peu, regarder à gauche et à droite, faire quelques pas et des signes de la main qui ne veulent absolument rien dire, avancer encore de quelques mètres, remercier l’homme à la grosse Tundra grise qui ralentit et d’un signe de la tête, m’autorise à survivre ; puis regarder encore à droite cette fois et avaler les derniers mètres d’une traite. Voila. J’y suis. De l’autre côté.
La porte coulissante s’ouvre devant moi. Une enseigne lumineuse – bleu et orange… quel goût ! – m’accueille : « Bienvenue à l’Agence de l’ANPE. » Je lis « Bienv__u_ a _’Agence _e _NPE » : les autres lettres sont éteintes, et l’accent grave du « à » est cassé. Voila cinq semaines que je viens ici tous les jeudis, et cette enseigne édentée m’a toujours fascinée. Je m’amusais à imaginer que chacune des lettres représenterait une ville du pays, celles qui sont éteintes seraient alors les villes en délestage, et l’accent cassé, un poteau électrique abattu en plein vol – alors qu’il acheminait l’énergie électrique d’une ville à l’autre – par la remorque d’un camion en transit vers Niamey. Si j’avais encore douze ans, je me dirais que je ne suis qu’une enfant, insouciante et imaginative. C’est tout à fait inoffensive, une enfant de douze ans, insouciante et imaginative. Mais à vingt-cinq ans et demi, il faut croire que je deviens folle.
« Je vous écoute, mademoiselle, d’autres personnes attendent. » La réceptionniste s’impatiente. Ce n’est jamais la même, sinon elle me reconnaîtrait et devinerait que je viens pour « M. Adjalou s’il vous plaît. J’ai rendez-vous. » C’est la cinquième fois que je viens. La première fois, il était permissionnaire, la tante de son épouse était décédée. On l’avait retrouvée morte dans son lit d’hôpital alors qu’elle y était pour un bilan de santé, la pauvre. Il m’a appelé pour s’excuser. Les deux fois suivantes, il était en réunion, et la quatrième fois c’était son jour de repos et il a omis de m’en informer à l’avance… « Veuillez patienter un instant, M. Adjalou est en réunion, et il demande de l’attendre. » Je me dirige vers l’une des banquettes du hall d’attente. Elle est recouverte d’un tissu duveteux noir. Je m’assieds près d’un jeune homme aux triples lèvres du genre de Louis Armstrong, à la seule différence que pour Armstrong c’est dû, me semble-t-il, à une trompette qu’il avait pris la fâcheuse habitude d’embrasser, alors que pour mon voisin c’est probablement l’effet du cigare cubain qu’il serre négligemment entre son index et son majeur. C’est peut-être ce que me fait changer d’avis : ce cigare. Je me lève. Je veux m’asseoir plus loin à côté de cette fille de mon âge qui triture son téléphone portable, mais une autre fille prend déjà cette place-là. C’était le dernier endroit encore libre. Je me rassois, résignée. Alors que je fouille dans mon sac pour prendre je ne sais pas trop quoi, la reliure froide du Roman se frotte désagréablement à mes doigts. Comme un chien qui veut se faire pardonner.
Je le sors.
« Tu resteras là, m’entends-tu ? Là, jusqu’au lever du jour ! » Hakim tremblait de tous ses os. À genoux sur le seuil de la porte… sur le seuil du supplice, il regardait les gousses de son sang noir qui commençaient à se former sur les tessons de l’assiette qu’il a cassée par maladresse et qui mordaient maintenant sa peau. Na lui avait ordonné de se mettre à genoux dessus pour le punir… »
En plus c’est un chantre de la douleur ! Le genre de roman dans le